Sous-sections


3.3 L'étude du trait

Nous avons, depuis le début de ce mémoire, présenté le dessin comme le point commun, l'invariant à tous les concepteurs, la trace tangible qui permet la construction de leurs idées et supporte en partie le processus de conception créative. Le dessin et les traits qui le composent forment aussi un historique de la démarche qui a conduit à ces idées. Même s'il est certain que la manière de dessiner est propre à chaque concepteur, nous avons voulu déterminer des invariants, hors de toutes considérations stylistiques et culturelles.

Nous avons donc mené une étude sur la façon de dessiner des architectes lors d'un processus de conception créative, une analyse de l'activité de dessin dans ce contexte, à partir du trait et de ses caractéristiques. Ainsi, au lieu d'identifier et de relever directement les comportements et intentions du dessinateur pour comprendre ses actions et caractériser la tâche, nous avons choisis d'étudier les résultats de ces actions pour en extraire les caractéristiques: les traits. Ce choix se justifie par:

  1. L'art, les modes de création, les impacts culturels, les effets de style, etc. sont des paramètres de la conception difficilement maîtrisables et modélisables par un système informatique. C'est pourquoi nous avons jugé important de se limiter à l'étude du dessin.
  2. Les traits produits par l'utilisateur seront les données de base, les entrées que devra traiter notre système de dessin. C'est de ces données que nous voulons extraire le plus d'informations possibles afin de replonger le dessinateur dans un environnement naturel, évitant ainsi les nombreuses perturbations induites par des interactions inadaptées.
  3. Comme nous l'avons vu au début de ce mémoire, nombre d'études ont déjà été faites sur le dessin, la conception (en architecture, ingénierie, art, etc.) et les comportements ou modèles mentaux du dessinateur dans ce cadre. Par exemple, Masaki SUWA, par une étude publiée dans [Suwa et Tversky1997], cherche à cerner les intentions de l'architecte et à comprendre ce qu'il perçoit lorsqu'il utilise le croquis comme support à la création. Nous avons également présenté dans la section 1.2.2 des travaux et études sur l'utilité du dessin dans les processus de conception, ainsi que dans le cadre spécifique de l'architecture (section 1.3.2). Mais il n'a encore jamais été établi, à notre connaissance, de caractérisation de l'activité de dessin par les traits composant ce dessin. Or, c'est de ce lien entre les traits et la tâche dont nous avons besoin pour proposer une interaction adaptée et c'est dans cette optique que s'inscrit donc notre étude.
De l'étude des traits dessinés, données de plus bas niveau, nous avons extrait des caractéristiques spécifiques, des invariants ou des propriétés générales de la phase de dessin.
Cette section présente tout d'abord le protocole expérimental et ensuite les analyses que nous avons effectuées sur les données collectées.

3.3.1 Protocole expérimental

L'étude a été menée sur 26 sujets volontaires. La taille de cet échantillon est certes insuffisante pour obtenir des résultats généraux sur le dessin dans la conception architecturale (un échantillon plus conséquent serait nécessaire). Toutefois, en considérant le trait comme donnée de base et au vu de nos objectifs, la quantité de traits obtenus et analysée fournit des résultats nouveaux et intéressants sur la composition d'un croquis architectural ainsi que des implications sur l'interaction avec un utilisateur.

21 de nos sujets étaient étudiants en architecture à l'École d'Architecture de NANTES. Leur cursus comporte 6 années d'études, le dessin en perspective leur étant enseigné dès la 1ère année. Notre panel d'étudiants était composé de: 2 étudiants en 1ère année, 9 de 2nde année, 2 de 3ème année, 1 de 4ème année et 7 de 5ème année. Les cinq autres sujets étaient des architectes diplômés, doctorants au laboratoire CERMA de l'École d'Architecture de NANTES. Ceux-ci avaient donc mené à bien divers projets et effectués différents stages professionnels durant leur cursus, l'un deux ayant de plus exercé quelques années dans un studio d'architecte avant de commencer un doctorat.

La consigne suivante a été donnée aux participants:

«Vous disposez d'un stylo et d'une feuille de papier A3 fixée à un dispositif de capture numérique. Vous devez dessiner un bâtiment vu de l'extérieur, dans une vue en perspective unique. Vous ne devez utiliser aucun document (images ou photographies) et il est préférable de concevoir un nouveau bâtiment plutôt que d'en dessiner un déjà existant. Enfin, il n'est pas nécessaire de dessiner l'environnement autour du projet (arbres, ciel, oiseaux, etc.)».

Lors de la présentation de cette consigne et durant les courts entretiens préliminaires au passage de chaque sujet, nous avons seulement expliqué brièvement que cette étude portait sur la façon de dessiner d'un architecte, sans introduire la notion de modélisation 3D et d'interaction homme-machine. En effet, leur exposer le but précis de notre étude aurait modifié leur comportement et leur façon de dessiner si ils s'étaient placés de fait dans un contexte de modélisation 3D plutôt que de dessin. Nous avons éludé les questions des sujets trop «intéressés» en leur expliquant que tout leur serait dévoilé en fin de session, lors de la remise de leur rémunération. Inspiré des étude expérimentales en sciences économiques, la rémunération des sujets d'une étude s'est aussi imposée dans les sciences sociales et humaines. Cela contribue à créer un environnement d'expérimentation favorable en intéressant le sujet. Il est ainsi incité à faire de son mieux, surtout lorsque la rémunération dépend de ses résultats (si l'étude le permet). Dans notre cas, la rémunération3.2 remise à la fin du travail est devenue le principal sujet d'intérêt en début de passage de chaque sujet, ce qui nous a permis d'éluder simplement les questions portant sur la finalité de l'étude que nous ne voulions pas dévoiler. Ainsi, ne furent traitées que les questions portant explicitement sur la consigne et sa compréhension («je ne fais qu'un bâtiment ?», «j'ai droit qu'à une feuille ?», ...) ainsi que celles issues de «manques» dans la consigne (« combien de temps j'ai ?», «c'est commencé, là ?», ...).

Au niveau de la disposition physique, les sujets étaient seuls dans une pièce pendant tout le temps de leur travail. Comme le présente la figure 3.1, ils ne pouvaient pas voir l'écran de l'ordinateur qui enregistrait leurs dessins et leurs actions étaient filmées.

Figure 3.1: Dispositif expérimental.
\includegraphics[width=.6\textwidth]{dispo}

D'un point de vue technique, nous avons réalisé une application afin de numériser leurs dessins en temps réel avec une tablette graphique connectée à un PC standard. Les données enregistrées étaient structurées de la manière suivante:

Nous n'avons pas, pour des raisons techniques, enregistré la pression exercée sur le stylet, ni son inclinaison. Les données de la pression auraient sûrement été un apport intéressant à notre étude. Toutefois, les versions papier des dessins permettent d'en avoir un aperçu subjectif. Car en effet, la tablette employée permettait de dessiner avec un stylet à encre sur une feuille de papier normale de manière à ne pas perturber les sujets par l'utilisation de périphériques nouveaux et de ne pas les obliger à regarder l'écran. Dessiner sur une tablette tout en regardant un écran pour avoir un retour visuel demande un certains temps d'adaptation et d'apprentissage. Nos sujets n'étant pas ou peu habitués à un tel environnement, cela aurait introduit un biais conséquent dans nos résultats et nous aurait éloigné de notre but d'analyse de l'activité de dessin au plus proche de son contexte habituel.
Enfin, l'utilisation du stylet à encre ne permettait pas d'utiliser une gomme. Cela ne posait toutefois pas de problème car il n'est pas coutume chez les concepteurs d'effacer des traits (comme nous l'avons vu dans la section 1.3.2 sur le dessin d'architecte, ceux-ci opèrent par révision et repassent ou modifient des traits, mais n'effacent pas). La figure 3.2 présente le dessin d'un des sujets ayant participé à l'étude.

Figure 3.2: Un dessinréalisé au cours de l'étude (d'autres réalisations sont présentées dans l'annexe B).
\includegraphics[width=1.3\textwidth]{oger}

Cette disposition et ce protocole, bien qu'introduisant toujours un biais du fait de la participation à une étude et de l'utilisation d'un outil légèrement différent du traditionnel papier/crayon3.3, a garanti un contexte créatif optimal pour nos sujets. Notons toutefois que ce contexte créatif optimal est celui que nous voulions créer, de manière à pouvoir se détacher au maximum d'éléments extérieurs en plaçant le dessinateur dans un environnement relativement neutre. Ce n'est sûrement pas l'environnement habituel pour un concepteur que de se retrouver à dessiner seul devant une feuille, dans une pièce «blanche», sans bruits, ni repères (dessiner dans son bureau, avec des collègues autour, en écoutant sa musique préférée, dans un parc). Cela nous assurait par contre que nous n'aurions pas à faire intervenir l'environnement dans notre étude, le dessinateur n'ayant que sa feuille pour centre d'attention et son savoir comme source de créativité (pas de « copies» possible d'un bâtiment qu'il voit devant lui, ou d'inspirations diverses). Ces précautions nous on garanti un environnement neutre et identique pour tous les sujets, caution supplémentaire aux résultats de nos analyses.

Une fois les dessins recueillis, il nous a fallu émettre des hypothèses et construire des méthodes et outils d'analyse afin de les infirmer ou les confirmer. Les sections qui suivent présentent ces hypothèses et analyses, en commençant par celles qui nous ont permis de constituer une taxinomie des traits du dessin architectural en perspective.

3.3.2 Une taxinomie des traits architecturaux

Des classifications et des vocabulaires propres au domaine architectural et à ses dessins ont étés établis. Citons par exemple, l'ouvrage de Jean-Marie PÉROUSE DE MONTCLOS [Pérouse de Montclos2000] où sont définis les termes normalisés de l'architecture classique, ou celui de Michel PAULIN [Paulin2003] qui présente le vocabulaire de la construction. De la même manière, les dessins architecturaux respectent, avec toutefois certaines variantes, un code graphique pour la représentation des objets usuels ou de certains éléments architecturaux [Lebahar1983]. Des groupes de traits d'un dessin peuvent ainsi être reconnus comme des symboles ou des éléments architecturaux. Ces classifications, vocabulaires et conventions donnent donc une sémantique de haut-niveau qu'il est possible d'utiliser pour analyser comment ont été dessinés ces divers éléments, et en extraire des relations.

Figure 3.3: Sémantique du trait. Dans la figure (a), Les associations de traits forment des éléments à la sémantique bien définie. La figure (b) présente un élément isolé de ce dessin, la saillie de la façade principale. La sémantique des trait est-elle la même pour chaque trait à l'intérieur de ce groupe et/ou dans le dessin global ? (Où, quand et comment.)
\begin{figure}\setcounter{subfigure}{0}
\subfigure[]{
\includegraphics[width=....
...subfigure[]{
\includegraphics[width=.2\textwidth]{houpertzoom}}
\end{figure}

Par contre, si l'on souhaite analyser un dessin architectural trait par trait dans le but d'en tirer des conclusions globales sur la phase de dessin, il est nécessaire d'établir une définition et une classification précise de ces traits. Dans la figure 3.3(a), nous présentons un dessin de bâtiment. Le vocabulaire et la sémantique architecturale nous permettent d'en extraire des groupes de traits qui forment les éléments composant ce bâtiment (les piliers du bas du bâtiment, la saillie - un avant-corps - de la façade isolée dans la figure 3.3(b)). Par contre, aucune des classifications actuelles ne nous permet d'analyser ce dessin au niveau du trait, pour étudier par exemple l'ordre chronologique des traits, ou leur regroupement dans des phases temporelles plutôt que dans des éléments physiques, et de fait en extraire des liens.

Nous proposons donc une taxinomie permettant de catégoriser et classifier les traits d'un dessin architectural, dont la construction suit l'hypothèse de départ suivante:

Hypothèse 3..1   En observant les dessins réalisés par les sujets de notre étude et par des discussions informelles avec des architectes ou experts en conception architecturale, nous avons émis l'hypothèse que le dessin architectural en perspective est composé de trois différentes «couches » (voir figure 3.4):
  1. une couche technique, composée des traits permettant au dessinateur de se repérer, de construire et de respecter des contraintes techniques et culturelles (voir figure 3.4(a)).
  2. une couche d'intérêt, regroupant les traits du dessin qui composent les objets que veut représenter le dessinateur, le centre d'intérêt du dessin (voir figure 3.4(b)).
  3. une couche artistique, formée par les traits renforçant l'aspect visuel et le style de la couche d'intérêt (voir figure 3.4(c)).

Figure 3.4: Couches structurelles d'un dessin d'architecture.
\begin{figure}\setcounter{subfigure}{0}
\subfigure[Couche \emph{technique}.]{
...
...tistique}.]{
\includegraphics[width=.7\textwidth]{houpertdeco}}
\end{figure}

Il est important de souligner que nous n'affirmons à aucun instant que la démarche de conception créative du dessinateur architecte suive formellement cette structure de couches comme nous la présentons (dans l'ordre et la structure). Cette hypothèse, et donc la notion de couche structurelle, n'est issue que d'une observation a posteriori de dessins terminés, sans considération de temps ni d'ordre de construction. Il est toutefois clair que notre intuition première dans cette démarche est l'idée d'une certaine cohérence temporelle des traits, cohérence liée à la construction de ces couches au cours de la tâche créative.
À partir de cette décomposition, nous avons donc établi la taxinomie suivante:

Proposition 3..1   Taxinomie des traits du dessin architectural en perspective:

Nous concédons que cette taxinomie est orientée et guidée par la nécessité d'isoler la couche que nous avons précédemment appelée couche d'intérêt, pertinente pour l'analyse et le traitement géométrique du dessin. Toutefois, dans un souci d'exhaustivité et pour tenter de couvrir tous les aspects du dessin, nous avons pris en compte dans cette classification tous les traits du dessin. Composée à l'origine des traits de construction, des traits principaux et des traits de décor, les premiers étiquetages de dessins nous ont permis d'observer des différences plus subtiles et donc d'introduire d'autres taxons de granularité plus fine.

Nous avons donc émis l'hypothèse que les dessins récoltés lors de notre étude étaient formés de trois couches structurelles. À partir de ces couches, nous avons définis une taxinomie des traits du dessin architectural en perspective. Dans la suite de cette section, nous allons montrer que des regroupements et des cohérences entre certaines catégories de traits caractérisent ces couches et leur construction dans la chronologie du dessin. Les analyses et résultats qui y sont présentés confirment notre idée première de cohérence structurelle dans le dessin et fournissent les clés pour l'appliquer à un outil de dessin en perspective.


3.3.3 Analyses et résultats

Nous avons développé un outil informatique permettant de «rejouer» chaque dessin chronologiquement, d'en étiqueter les traits selon notre taxinomie et d'appliquer différents outils d'analyse (voir figure 3.5). Des 26 réalisations de nos sujets, seules 24 ont étés retenues pour constituer notre corpus d'étude. En effet, l'un des dessins s'est avéré inexploitable pour des raisons techniques. L'autre dessin a été ignoré car trop éloigné de la consigne: le sujet avait dessiné des parties de bâtiments destructurées et sans rapport les unes avec les autres. Ces 24 dessins forment un corpus de 9858 traits.

Figure 3.5: Logiciel d'analyse des dessins. Cette application permet de naviguer chronologiquement dans la construction des dessins, d'en étiqueter les traits suivant notre taxinomie, de n'afficher que les traits d'un type et d'appliquer des outils d'analyse.
\includegraphics[width=1.3\textwidth]{evalplayer}

Remarque:
Dans la suite, nous emploierons souvent le mot dessin, sans spécifier dessin architectural en perspective dans le cadre de notre étude par souci de simplification. Il est toutefois important de considérer que nos propositions ne visent en aucun cas à généraliser nos résultats à tous types de dessins et aux tâches qui y sont liées.

La première observation est que le temps utilisé pour effectuer le travail demandé varie de 10 à 25 minutes (du moment où le sujet s'installe et reçoit la consigne à celui où il quitte la table), pour un temps de dessin effectif de 2 minutes 30 à 19 minutes 30 (temps passé entre le premier et le dernier trait du dessin). La moyenne de temps de dessin est de 8 minutes, avec un écart type de plus de 4 minutes. Le constat que nous pouvons faire de cette observation est l'irrégularité dans la durée de l'expérience selon les sujet, sans pouvoir en tirer de conclusions. Il est évident que chacun à besoin de plus ou moins de temps pour accomplir cette tâche, selon la complexité de sa création, ses habitudes et ses aptitudes. Toutefois, nous pouvons tout de même considérer que les sujets étaient (plus ou moins) experts dans le domaine du dessin. Cette expertise leur permet, dans une certaine mesure, de se détacher des difficultés techniques et de ne pas être limités par un apprentissage ou des hésitations imputables à l'outil et son utilisation. Ainsi, quel que soit le sujet, nous considérons que le temps passé à dessiner était entièrement consacré à la tâche et que hésitations ou ralentissements s'inscrivaient dans la démarche créative.

Pour ce qui est de la consigne, celle-ci fut en général respectée. Seul le dernier ordre, celui de ne pas dessiner l'environnement extérieur, fut dans la quasi totalité des cas ignoré. Cela nous a naturellement conduit à prendre en compte ces traits dans notre taxinomie lors de l'étiquetage des traits (traits de style/embellissement). Cette dérogation à la consigne peut paraître anodine mais a pourtant été l'une des bases de notre concept de table à dessin virtuelle et d'interface de dessin libre, comme nous le montrerons dans la section 3.4.

3.3.3.1 Pourcentages des différents types de traits

Dans un premier temps, nous avons considéré le pourcentage de chaque type de traits dans tous les dessins du corpus (voir tableau 3.1). Les traits les plus nombreux sont les traits primaires (35%), bien que leur nombre soit de peu supérieur à celui des traits de décor (33%), ce qui va de soi étant donné que la tâche à réaliser était de dessiner un bâtiment. Ces traits (primaires) étant «l'armature» de la réalisation, il semble logique qu'ils soient majoritaires.


Tableau 3.1: Pourcentage des différents types de traits dans le corpus.
Type de trait Pourcentage
Construction 4
Principal
Primaire
Secondaire
22
13
Détail 18
Décor 33
Style 10


Mais le résultat important porte sur les traits de construction. Nous avions émis l'hypothèse que les dessinateurs, et en particulier les architectes, utilisaient souvent des lignes de fuite pour dessiner en perspective. Cette hypothèse est confortée par le fait que cette technique leur est enseignée dans le cadre de leurs cours de dessin. Un tel usage peut, dans le cadre d'un système informatique de dessin, donner lieu à un outil spécifique. Or, il s'avère qu'il n'y a que 4% de traits de construction sur l'ensemble du corpus. Ce résultat remet en cause notre hypothèse d'une utilisation intensive de traits de construction, dans le cas de notre échantillon3.4.
Nous avons tout de même jugé important de caractériser ces traits même s'ils sont peu nombreux. Nous avons observé que les traits de construction utilisés sont en majorité de simples points de repère (un seul point ou des traits relativement courts par rapport aux autres), ou parfois des traits plus longs mais très peu marqués. Nous n'avons pas pu caractériser un niveau de pression sur le stylet caractéristique de ces traits, n'ayant pas enregistré cette donnée. Toutefois, notre observation des dessins papier nous a permis de constater que celui-ci était probablement très significativement inférieur que dans le cas des autres traits. Nous formulons donc la proposition suivante:

Proposition 3..2   Les traits de construction d'un dessin architectural en perspective peuvent être caractérisés par une longueur relativement courte (points) et/ou une pression relativement faible sur le stylet.

3.3.3.2 Distribution temporelle des catégories de traits

Nous avons vu précédemment que la répartition des types de traits sur la totalité du dessin n'était pas d'un grand intérêt, excepté pour les traits de construction. C'est pourquoi nous nous sommes penchés sur leur distribution temporelle pendant le dessin. Le principe est de représenter et d'étudier l'évolution du nombre des traits de chaque type tout au long du temps de création du dessin. Il faut pour cela fixer un temps d'échantillonnage afin de partitionner le temps de dessin en intervalles. Pour chaque intervalle, il suffit alors de comptabiliser le nombre de traits de chaque catégorie qui y débute pour construire une visualisation de l'évolution du nombre de traits (ordonnée) de chaque catégorie (courbes de couleur) en fonction du temps (abscisse), comme le montre la figure 3.6.

Figure 3.6: Distribution temporelle des classes de traits pour un dessin individuel.
\begin{figure}\begin{center}
\includegraphics[width=\textwidth]{distributionhoupert}
\end{center} \end{figure}

Figure 3.7: Distribution temporelle des classes de traits pour le corpus complet (intervalles d'échantillonnage de 4%). Les courbes des traits de construction et des traits principaux primaires identifient une phase constructive dans les 30 premiers pourcents du dessin.
\begin{figure}\begin{center}
\includegraphics[width=\textwidth]{distribution}
\end{center} \end{figure}

Plus les intervalles seront petits, plus l'échantillonnage sera précis, mais les tendances majeures des courbes restent visibles (des intervalles de 1 à 2 secondes, par exemple). L'observation de ces graphiques individuels (figure 3.6), nous a révélé un regroupement des traits principaux en début de dessin. Afin de confirmer et formaliser ce résultat, nous avons appliqué la même analyse sur tout le corpus, dans le but d'établir un invariant dans la distribution temporelle des classes de traits. Pour cela, nous avons normalisé les temps relatifs des traits de chaque dessin en pourcentage de temps global du dessin. Ainsi, nous avons pu construire un graphique unique pour tout le corpus de dessins (voir figure 3.7).

Nous observons sur ce graphique:

  1. que même s'il sont peu nombreux sur l'ensemble des traits, les traits de construction sont en nombre conséquent dans les 10 premiers pourcents du temps total de dessin.
  2. que les traits principaux primaires sont les plus nombreux dans les 30 premiers pourcents du temps total du dessin.
  3. un autre pic de traits principaux primaires aux deux tiers du dessin.
  4. une augmentation constante du nombre de traits principaux secondaires dans le dernier tiers du dessin.

Les deux premières observations permettent d'identifier une phase constructive dans l'activité de dessin en perspective, phase qui situe au début du dessin la création de la plus grosse part des couches précédemment nommées technique et d'intérêt. La position temporelle de cette phase de traits principaux primaire va dans le sens d'une observation empirique de Pierre LECLERCQ sur une esquisse descriptive [Leclercq1996]. Il constatait que la structure fonctionnelle et le partitionnement des espaces d'un appartement dessiné étaient présents après environ 40 pourcents des étapes du dessin. Ce résultat n'a pas été généralisé par d'autres observations, mais nous pouvons tout de même dresser un parallèle avec notre observation du dessin en perspective. La phase constructive que nous situons donc dans les 30 premiers pourcents du dessin architectural en perspective, correspond à la création du volume du bâtiment par le dessin de ses contours (les traits primaires de notre taxinomie). Ainsi, comme lors d'une esquisse descriptive (dessin en 2D) un architecte s'attache d'abord à fixer, poser les bases fonctionnelles et spatiales, lors d'un dessin de bâtiment en perspective il va d'abord se concentrer sur la création du volume. Nous pouvons alors parler de contexte constructif.

Proposition 3..3   Une phase constructive, correspondant à la création du volume du bâtiment, s'observe dans les 30 premiers pourcents du temps d'un dessin architectural en perspective.

Nous ne pouvons pas tirer de conclusions aussi franches des deux dernières observations, sur le second pic de traits principaux primaires et l'augmentation du nombre de trait principaux secondaires en fin de dessin. En effet, le second pic de traits principaux primaires est tout de même largement absorbé par la quantité constante des autres types de traits. Toutefois, cela nous permet de considérer le fait que même si la plus grande partie de l'enveloppe du bâtiment dessiné est présente en début de dessin, des retouches ou des ajouts sur cette enveloppe sont présents en fin de dessin.


3.3.3.3 Transitions entre les différentes catégories de traits

Nous avons par la suite étudié les transitions entre les traits du corpus. Pour cela, considérons chaque trait. Nous définissons par transition le passage au trait suivant. Tout trait appartenant à une catégorie bien définie, il est intéressant d'étudier le nombre de transitions entre chaque catégorie. Nous avons donc construit différents diagrammes de transitions sous forme de matrices (voir figure 3.8). Chaque ligne et colonne de la matrice représente une catégorie de trait, les intersections (cases internes) contiennent le nombre total de transitions entre les deux catégories. Afin d'aider la recherche d'information, plus le nombre de transitions est grand, plus la case est foncée. Nous avons appliqué cette technique de visualisation sur chaque dessin, puis sur le corpus entier. Pour les diagrammes individuels (voir figure 3.8(c)), nous avons aussi examiné l'évolution chronologique des transitions. C'est une ligne de temps sur laquelle chaque trait est représenté par un rectangle de la couleur correspondante à son type dans notre taxinomie (voir bas de la figure 3.8(c)). Cette représentation permet d'évaluer et de comparer la taille des paquets de traits de même type (par la taille des rectangles de même couleur) et d'observer leurs transitions avec les paquets de types différents.

Figure 3.8: Diagrammes de transitions entre types de traits.
\begin{figure}\begin{center}
\setcounter{subfigure}{0}
\subfigure[Corpus compl...
...
\includegraphics[width=.9\textwidth]{Transnodiag}}
\end{center} \end{figure}

Notre premier constat, sur le corpus et sur les diagrammes individuels, a été le grand nombre de transitions entre traits de même type (sur la diagonale). Nous les appellerons transitions intra-type. Nous les avons retirées des diagrammes pour plus de clarté et de contraste sur les transitions entre types différents, les transitions inter-types (voir figure 3.8(b)).

Nos observations de ces diagrammes et les déductions que nous en avons tirées sont:

  1. La majorité des transitions sont des transitions intra-type.

    Proposition 3..4   Le dessin est formé principalement de paquets de traits de même type.

  2. Il y a une symétrie évidente par rapport à la diagonale: les transitions d'un type A à un type B sont donc sensiblement aussi nombreuses que les transitions du type B au type A. Si de plus on observe les évolutions chronologiques individuelles, celles-ci présentent beaucoup de répétitions de paquets de deux ou trois types avant un passage à un type différent des précédents. La figure 3.9 illustre ces propos. Une alternance de paquets de traits de types A (principaux secondaires en jaune), B (construction en gris) et C (principaux primaires en noir) forme un groupe de paquets de traits. Une transition vers un paquet de type D (détail en bleu) marque le début d'un nouveau groupe, formé de paquet de types D et E (décor en magenta).

    Figure 3.9: Groupes de paquets de traits. Des paquets de types A, B et C se répètent pour former un groupe de paquets de traits. Le passage à un paquet de type D marque le début d'un nouveau groupe formé de paquets de types D et E.
    \includegraphics[width=.75\textwidth]{groupes}

    Proposition 3..5   Le dessin est formé de groupes de paquets de traits de deux ou trois types liés qui se répètent dans le groupe.

  3. Les transitions inter-types les plus nombreuses sont:
    1. Construction Principal primaire
    2. Construction Principal secondaire
    3. Principal primaire Principal secondaire
    4. Décor Principal secondaire
    5. Détail Principal secondaire
    6. Détail Décor
    De plus, les diagrammes individuels présentent trois types de groupes, qui se répètent tout au long de la chronologie du dessin.

    Proposition 3..6   Le dessin est formé de trois types de groupes:
    1. Groupe constructif: groupe de paquets de traits de construction et de paquets de traits principaux (figure 3.10(a)).
    2. Groupe complétion: groupe de paquets de traits principaux secondaires, de paquets de traits de détail et de paquets de traits de décor (figure 3.10(b)).
    3. Groupe style: groupe de paquets de traits de décor et de paquets de traits de style (figure 3.10(c)).

Figure 3.10: Trois groupes de paquets de traits.
\begin{figure}\begin{center}
\setcounter{subfigure}{0}
\subfigure[Groupe const...
...]{
\includegraphics[width=.32\textwidth]{groupsty}}
\end{center} \end{figure}

Nous avons donc montré que dans la chronologie du dessin d'architecture en perspective, les traits étaient regroupés en paquets de traits d'une même catégorie (proposition 3.4). Ces paquets sont chronologiquement liés en groupes (proposition 3.5). Ces groupes, au nombre de trois, sont formés d'alternances de paquets de deux ou trois catégories différentes (proposition 3.6). Les transitions les plus nombreuses sont des transitions intra-groupe, c'est à dire entre traits de même type ou entre traits de paquets du même groupe. Les transitions les moins nombreuses marquent le passage d'un groupe à un autre.
Ces groupes peuvent donc êtres définis comme des phases majeures du dessin, dont nous proposons la caractérisation suivante:

  1. phase constructive. Cette phase est formée de paquets de traits de constructions et de traits principaux (transitions Construction Principal primaire et transitions Principal primaire principal secondaire). La phase constructive située en début de dessin est l'une de ces phases.
  2. phase de complétion et d'amélioration. Cette phase est composée de traits Principaux secondaires, de détail et de décor, avec les transitions associées.
  3. phase de style. Cette phase est principalement composée de traits de style et de décor, avec en majorité des transitions Style Style.

Même si ces phases se trouvent souvent dans cet ordre, nous ne pouvons pas établir un invariant chronologique. Dans la plupart des cas, ces phases se répètent dans un dessin. Et même lorsqu'il n'y a pas de répétition, leur ordre n'est pas garanti. Par contre, nous pouvons affirmer qu'un dessin débute toujours par une phase constructive, suite aux résultats précédents sur la répartition temporelle des catégories de traits (proposition 3.3).

3.3.3.4 Temps de pause

Nous n'avons pas pu établir une relation chronologique absolue entre ces phases (un ordre invariant). C'est pourquoi nous nous sommes intéressés à une relation temporelle relative. Pour cela, nous avons considéré les temps de pause que prend le dessinateur entre le dessin de chaque trait, le temps ou le sujet ne dessine donc plus. Il y a deux types de pauses:

D'un point de vue statistique, les moyennes arithmétiques seules ne peuvent permettre de déductions sur les durées des temps de pause dans l'un ou l'autre des cas. Toutefois, elles montrent intuitivement que les temps de pauses seraient plus longs lors d'un changement de phase. Nous avons, pour prouver cela, construit et étudié les diagrammes «en boîtes» reproduits sur la figure 3.11.

Figure 3.11: Diagrammes «en boîtes» des temps de pauses entre traits. En haut: avec changement de phase. En bas: sans changement de phase.
\includegraphics[width=1.2\textwidth]{moustaches}

Ces diagrammes nous montrent trois résultats importants:

  1. La médiane (notée «med» sur les graphiques) est plus élevée lors d'un changement de phase.
  2. L'espace interquartile (longueur de la boîte) est plus grand lors d'un changement de phase, et inclut pratiquement toute la boîte de l'autre cas (pause sans changement).
  3. Les valeurs extrêmes des temps de pause sont très proches (non visibles sur la figure).
Ces trois propriétés confirment notre intuition première qui est que les temps de pause sont plus longs lors d'un changement de phase.

Proposition 3..7   Dans l'activité de dessin architectural en perspective, le dessinateur marque des temps de pause plus longs lorsqu'il change de phase de dessin.

3.3.3.5 Récapitulatif des résultats

Nous pouvons donc récapituler les résultats important de nos analyses de cette étude:
  1. Les dessinateurs de notre étude utilisent peu de «traits de construction» pour guider le dessin en perspective (quelques points de repères ou traits légers, proposition 3.2).
  2. La conception de l'enveloppe du bâtiment - traits principaux primaires - s'opère principalement au cours des trente premiers pourcents du temps total (proposition 3.3).
  3. Le dessin est composé en plusieurs phases (constructive, complétion et style) qui se répètent le long du dessin, sans ordre particulier excepté qu'il débute par une phase constructive. (proposition 3.6).
  4. Les temps de pause sont plus longs lors d'un changement de phase (proposition 3.7).
Dans la section suivante, nous allons, à partir des hypothèses de conception énoncées au début de ce chapitre, proposer les lignes directrices à suivre pour la conception d'un outil de modélisation 3D adapté aux premières phases de conception. Les résultats de cette étude ont étés primordiaux pour conforter la faisabilité des hypothèses de départ, notamment pour ce qui est de l'adaptation de l'interface et surtout de l'interprétation du dessin.

stuf
2005-09-06