2.4. Le mouvement.

La spécification des postures manuelles étant posée, comment maintenant décrire les différents paramètres du mouvement, et comment en formaliser les caractéristiques de trajectoire et de répétition ? Dans cette partie, nous nous proposons également de préciser les mouvements secondaires internes à la main, ainsi que les relations dans les déplacements des articulateurs. La dynamique du mouvement fait enfin l’objet d’une étude poussée ayant permis d’en dégager certaines tendances concernant les caractéristiques spatio-temporelles, qui sont également présentées dans cette partie.

2.4.1. Le mouvement de base : la primitive de déplacement.

2.4.1.1. Décrire la trajectoire.

Rappelons en préalable que seules trois classes de trajectoires ont été retenues, les mouvements complexes étant décrits par combinaison et en utilisant les caractéristiques de répétition. Ces formes de chemin élémentaires du poignet sont :

 

Ne considérer que ces trois primitives peut paraître de prime abord simpliste voire réducteur. Nous allons montrer qu’au contraire, cette façon de voir permet d’allier la simplicité de description – applicable à une immense majorité de signes – à la puissance du système de spécification proposé. Par ailleurs, ces formes de base peuvent être modifiées tant par les aspects flexionnels (exposés en 2.5) que par les mouvements secondaires. Dans le même dessein, nous y avons tout de même ajouté la possibilité d’utiliser la trajectoire " naturelle " définie par interpolation des angles du bras entre les postures initiale et finale.

Si le chemin rectiligne direct ne requiert aucun paramètre particulier, il nous faut préciser comment spécifier les trajectoires courbes. Plutôt que de devoir fournir des points intermédiaires (comme dans [LEB 98]), ce qui n’est pas toujours facile, nous avons opté pour la donnée du plan contenant la trajectoire et celle du vecteur de départ (voir figure 2.17).

 

Figure 2.17 : Spécification de trajectoire courbes :

cercle (faire_la_cuisine) et arc (se_lever).

 

Le plan P du mouvement est défini par sa normale et le point d’arrivée (i.e. la localisation de la spécification manuelle finale). Le vecteur est quant à lui tangent à la trajectoire en ce point, et donne également le sens de parcours. Dans le cas du cercle, sa norme représente de surcroît le rayon. Ces deux vecteurs sont décrits de manière analogue à ceux de l’orientation de la paume, en donnant à une norme entière positive et en tenant compte évidemment qu’il appartient à P. Précisons encore que dans le cas de l’arc de cercle, la localisation initiale devient son point projeté sur P si elle n’est pas incluse dans ce plan.

 

2.4.1.2. Mouvements secondaires.

Au mouvement principal se superpose dans certains signes un mouvement local consistant en une série de rotations alternées ou simultanées au niveau des articulations de la main, du poignet ou de l’avant-bras. Rapides et répétés, ces mouvements peuvent constituer la principale – voire la seule – partie dynamique du signe.

 

Un recensement des formes caractéristiques effectué sur le dictionnaire d’I.V.T. pour la LSF [MOO 86] nous a fourni des résultats tout à fait similaires à ceux obtenus pour l’ASL [LID 89] et la langue des signes néerlandaise [CRA 96].

Nom

Doigts concernés

Description du mouvement

Exemple

#Vibrer

[#Wiggle]

Doigts II à V non fléchis aux articulations interphalangiennes et sans opposition avec le pouce Alternance en MCP de flexion et d’extensions en opposition de phase autour d’une position médiane

(Mathématiques)

#Crocheter

[#Hook]

Doigts en configuration #Tendu ou #Crochet aux deux articulations interphalangiennes Alternance simultanée des doigts entre les configurations #Crochet et #Tendu

(Ours)

#Frotter

[#Rub]

Doigt(s) en contact avec le pouce et doigts en configuration #Plat Frottement simultané des pulpes du pouce et des autres doigts

(Farine)

#Coûter

[#Cost]

Pouce et index Frottement de la pulpe du pouce sur la partie latérale de l’index

(Argent)

#Aplatir

[#Flatten]

Doigts II à V non fléchis aux articulations interphalangiennes et sans contact avec le pouce Alternance de flexions et d’extensions simultanées en MCP

(Chèvre)

#Découper

[#Scissor]

Index et majeur, qui doivent être tendus Alternances d’abductions et d’adductions de l’index et du majeur

(Homard)

#Compter

[#Count]

Doigts pliés de la configuration manuelle initiale qui sont tendus dans la configuration finale Extension progressive des doigts, dans l’ordre croissant de leurs numéros

(Compter)
 

Tableau 2.9 : Mouvements secondaires internes à la main.

 

Le tableau 2.9 regroupe les différents mouvements observables au niveau de la main et appelle quelques remarques.

On peut d’abord se demander quelle configuration manuelle assigner à un déplacement présentant une telle caractéristique. Il apparaît que les mouvements secondaires possèdent une amplitude suffisamment faible pour considérer qu’en général, les formes de la main initiale et finale sont identiques.

Le mouvement nommé #Compter constitue une exception à plusieurs titres. Outre qu’il n’est pas répété, la remarque précédente ne s’applique pas non plus puisque la configuration manuelle évolue vers une forme de C = {#Un, #Deux, #Trois, #Quatre, #Cinq} à partir d’une forme (différente) de C È  {#A, #S}. Cela s’explique par le fait qu’il s’agit d’un artifice destiné à pouvoir spécifier aisément ces quelques signes où la main passe par plusieurs configurations successives. Si le signe alphabet en est un autre exemple, lui peut être en revanche décrit par deux déplacements : un premier évoluant sur une courte distance du #A au #B, prolongé par un second lui-même marqué par une vibration des doigts.

Concernant enfin le nombre de répétitions, les mouvements locaux sont en général simplement dupliqués. Mais davantage d’aller-retours sont susceptibles d’être produits afin de donner plus d’emphase. Le signe argent est ainsi amplifié (pour signifier beaucoup d’argent) si ce sont trois ou quatre frottements pouce/index qui sont effectués.

Signalons que les descriptions des mouvements secondaires du poignet, consignées dans le tableau 2.10 avec un exemple correspondant, doivent être affinées si l’on souhaite obtenir des signes naturels. Ce problème est abordé au chapitre 3, lorsqu’est présentée la synthèse de ces mêmes mouvements.

Nom

Description du mouvement

Exemple

#Torsion

[#Twist]

Alternance de pronations et de supinations de l’avant-bras

(Crayon)

#Ondulation

[#Wave]

Alternance de flexions et d’extensions du poignet

(Poisson)

#Circumduction

[#Circumduct]

Circumduction du poignet (mouvement complexe au cours duquel la paume décrit un cône irrégulier dans l’espace)

(Cuiller)

#Oscillation

[#Oscillate]

Alternance d’abductions et d’adductions du poignet de façon à ce que la paume oscille autour d’un point central (point manuel à spécifier, en général le milieu de la paume ou l’un des espaces inter-digitaux)

(Hélicoptère)
 

Tableau 2.10 : Mouvements locaux du poignet et de l’avant-bras.

 

2.4.2. Décrire le signe dans son ensemble.

Les notions de déplacement et de macro-déplacement ont été introduites plus haut. Nous souhaitons à présent en exposer les détails, et tout particulièrement les caractéristiques de symétrie et de répétition des mouvements.

 

2.4.2.1. Déplacements et symétrie des articulateurs.

Parmi les trois formes que peut revêtir un déplacement, celle dans laquelle les deux articulateurs sont mobiles doit être précisée. Les règles de formation des signes imposent en effet que les mains ne se meuvent pas indépendamment, mais qu’elles sont au contraire liées par une relation spatiale.

E. Radutzky [RAD 90] a prouvé que la condition de symétrie édictée dès 1974 par Battison est bien respectée en langue des signes italienne et que les évolutions diachroniques imposent en particulier des configurations manuelles identiques. C’est aussi ce que nous avons pu vérifier en LSF sur notre corpus d’étude, puisque cela s’est avéré de manière systématique. La même tendance est observée pour le mouvement ; U. Bellugi cite par exemple [BEL 78] le néologisme ASL magnétoscope qui a évolué de sa représentation mimétique (deux bobines tournant dans le même sens) vers sa forme signée sans rapport avec le fonctionnement réel de l’appareil mais plus aisée à produire (deux cercles décrits dans un sens giratoire orienté vers l’intérieur).

 Symétrie complète

 

 

 

 Par rapport au plan sagittal (cheminée)

 Par rapport au plan radial (couloir)

 Par rapport à un plan frontal
(fréquenter des personnes)
 Conservation de position relative

 

 

 

 Décalage dans le plan sagittal (sandwich)

 Décalage dans le plan frontal [13] (math. égal)

 Décalage dans un plan radial
(nettoyer par terre)
 Anti-symétrie

 

 

 

 Mouvement rectiligne
(limonade)

 Mouvement circulaire
(chimie)

 Mouvement " naturel "
(être_externe)
 

 Tableau 2.11 : Relations spatiales entre articulateurs.

 

Ces observations nous ont amenés à tenter de catégoriser les différents types de relations spatiales unissant les articulateurs. Trois classes principales ont ainsi pu être isolées et caractérisées :

Le tableau 2.11 illustre chacune de ces catégories par plusieurs exemples reprenant les diverses possibilités quant au plan de symétrie et à la forme de la trajectoire.

Remarque : le signe être externe du tableau 2.11 présente une anti-symétrie non triviale, difficile à catégoriser. Elle correspond néanmoins à la définition que nous en avons donnée ci-dessus. Ceci explique pourquoi les relations spatiales ont été décrites de façon si détaillée.

 

2.4.2.2. Importance de la répétition en langue des signes.

En langue des signes, la répétition possède une fonction – marginale – de différenciation lexicale, puisqu’elle constitue par exemple la seule distinction entre les signes de l’ASL clean [propre], dans lequel le mouvement est dupliqué, et nice [gentil], effectué avec un aller simple. Mais l’itération du mouvement est par ailleurs porteuse de processus grammaticaux étendus.

La répétition est d’abord caractéristique des pluriels défini et indéfini [FIS 78]. S’appliquant au sujet et/ou à l’objet d’un verbe, le pluriel défini désigne chaque personne comme participant individuellement à l’action; le mouvement du verbe est répété en balayant les localisations pronominales concernées. Le pluriel indéfini (tel plusieurs_personnes) est lui caractérisé par une répétition, rapide et sans pause mais détendue, du verbe sur une trajectoire horizontale.

Ces deux types de pluriels s’appliquent aussi aux articles les et des consistant en un mouvement d’indexation tel que pour lui, répété selon les modalités ci-dessus. Pour les noms également, la répétition exprime le pluriel : ainsi le signe lumière, avec l’ouverture vers le sol de la main située au niveau du front, donne lumières lorsqu’il est réitéré à trois endroits différents sur l’horizontale, toujours à hauteur du front.

 

La duplication du mouvement sert aussi à indiquer le déroulement présent, la récurrence ou l’aspect habituel d’une action ou d’un état dans le temps. Klima et Bellugi [KLI 79] ont étudié et isolé différentes modulations sur les prédicats adjectivaux de l’ASL, avec parfois de très fines distinctions entre les nuances évoquées. Les aspects prédispositionnel, continuatif, incessant, fréquentatif, approximatif, itératif et susceptatif sont ainsi caractérisés par une itération du mouvement, avec d’autres paramètres par ailleurs (voir annexe 1.4 pour un tableau récapitulatif).

Namir et Schlesinger [NAM 78] mettent encore en lumière deux autres utilisations de la répétition en tant que procédé grammatical : l’expression du degré et de l’emphase, indépendamment de tout marquage de pluralité (l’ambiguïté étant, le cas échéant, levée par le contexte). De même qu’en anglais very very, ou très très en français, insistent sur l’aspect qui leur est postposé, la langue des signes – comme l’hébreu – utilise la duplication pour exprimer des notions telles que très riche (riche riche), minuscule (petit petit) ou un mauvais rhume (rhume rhume).

Signalons d’ores et déjà que la répétition est bien souvent accompagnée par un autre procédé la renforçant et qui peut être autosuffisant, à savoir une expression faciale. Celle-ci intervient aussi bien comme moyen d'accentuation que lors de l’expression des pluriels.

Klima et Bellugi décrivent enfin des inflexions spécialisées sur les verbes en ASL, mettant en jeu des répétitions :

On retrouve ces types de processus en LSF, bien qu’ils n’aient pas encore été décrits de manière aussi précise. La distribution (traduction d’apportionnative) externe s’emploie par exemple sur le signe demander pour signifier " je demande à chacun d’entre vous ". En règle générale, il semble que ce type de répétition le long d’un cercle ou d’une ligne ne s’applique qu’aux signes dont le mouvement est d’amplitude très réduite. Pour les autres (tels que donner), on trouve plutôt l’inflexion – très proche – que les précédents auteurs ont nommée exhaustive, et consistant en une série d’arcs joignant des positions disposées latéralement (cf. figure 2.18).

 

   

Figure 2.18 : Flexion exhaustive

("je donne à chacun de vous")

2.4.2.3. Spécification des mouvements répétés.

Au-delà d’importantes fonctions grammaticales, la répétition est présente dans la simple forme de citation de nombreux lexèmes. Ses différents aspects sont en outre largement similaires dans les deux cas, car les signes répétés incluent souvent de façon intrinsèque l’une des modalités citées précédemment. Ainsi le second macro-déplacement de bibliothèque est-il dupliqué un certain nombre de fois pour évoquer plusieurs livres disposés côte à côte.

Répétition simple

Répétition à partir du point courant

Inversion du rôle des mains

(chewing-gum)

(scolaire)

(lavabo)

Mouvement inversé

Répétition à partir d’un point décalé

Répétition à rebroussement

(rideau)

(étagères)

(apprendre)
 

Tableau 2.12 : Formes de répétition du mouvement.

 

Afin de spécifier simplement des signes de ce type, nous proposons une taxonomie des différentes formes de répétition. Elle est principalement issue de notre corpus d’étude composé de quelque 300 signes, mais d’autres formes rencontrées au cours de nos travaux sont également prises en considération.

 

Le nombre d’itérations constitue un paramètre pour toutes ces formes de répétitions dont le tableau 2.12 présente quelques illustrations. Le mouvement peut ainsi être reproduit jusqu’à quatre fois consécutives.

 

2.4.2.4. Synchronisation des mouvements.

La spécification hiérarchique du signe que nous venons de présenter repose sur une description essentiellement spatiale du mouvement. Les aspects temporels en sont structurellement implicites : lorsque les mains sont toutes deux impliquées dans un déplacement, leurs actions débutent aux mêmes instants, se déroulent en parallèle pour cesser simultanément. En revanche, pour un même articulateur, les déplacements successifs se produisent en séquence. Nous souhaitons aborder ici les situations où ces deux cas de figure ne sont pas apparemment suffisants pour décrire le signe de manière satisfaisante.

Au vu d’un examen attentif systématique de l’ensemble des signes contenus dans le premier tome du dictionnaire d’IVT, un tel problème semble survenir dans deux principaux types de conditions :

Programme

Produits chimiques

Construire
 

Figure 2.19 : Signes présentant une activité alternée des mains.

 

Malin

Ne pas être d’accord

Déjà

Avouer franchement
 

Figure 2.20 : Signes à activités manuelles non parallèles.

 

Les signes du premier groupe peuvent être aisément spécifiés au moyen des fonctionnalités déjà présentées. Ainsi construire est-il la combinaison d’un mouvement répété à partir d’un point de départ décalé avec, à chaque itération, une inversion du rôle des mains. La description de programme est identique, avec cette fois une répétition à partir de la position courante des articulateurs. Le signe progresser en est un autre exemple, avec comme seule différence un mouvement ascendant. Dans certains de ces cas, il est en outre nécessaire de fournir explicitement le mouvement de transition vers la nouvelle itération : pour que les mains s’évitent mutuellement dans construire, celle ayant servi de base au rabattement doit contourner, suivant un arc de cercle, la seconde qui s’élève en ligne directe.

 

Pour décrire les signes asynchrones du second groupe, nous avons d’abord songé à introduire une valeur de décalage absolue (en millisecondes) ou relative (proportionnelle à la durée du mouvement principal). On pourrait ainsi exprimer que, dans déjà, le mouvement de la main non-dominante n’est initié que lorsque l’autre main est à mi-course (on suppose ici que le profil de vitesse de ce déplacement est symétrique). Il était aussi possible de synchroniser les actions par rapport à l’occurrence d’un événement (par exemple, le contact des doigts dans le signe ne_pas_être_d’accord) [LEB 98].

Ces solutions n’ont pas été retenues pour deux raisons. D’une part, cela aurait alourdi la description arborescente pour un nombre de signes somme toute très restreint. D’autre part, introduire une valeur de retard dépendant de la durée du mouvement n’est pas satisfaisant car cette durée n’est pas aisée à calculer, ni même à estimer. Elle est en effet fortement liée à l’amplitude et à la dynamique du mouvement, comme cela est largement démontré dans les sections qui suivent.

Nous nous sommes donc bornés à considérer ces signes comme formés de deux déplacements, un premier où seule la main dominante est active (la main non-dominante se positionne simultanément, comme lors d’une transition classique), et un second où les deux articulateurs se meuvent, souvent de façon symétrique. La frontière entre ces deux déplacements est d’ailleurs plus ou moins nette : très marquée dans avouer_franchement, elle l’est moins dans ne_pas_être_d’accord, alors que le mouvement doit être réellement fluide dans le signe déjà. Un soin particulier doit simplement être apporté dans la description des trajectoires et des tenues de ces signes pour qu’ils soient correctement rendus. Mais in fine, là encore, les outils introduits précédemment sont suffisants.

 

2.4.3. Paramètres temporels du mouvement.

L’étude des caractéristiques du mouvement est parachevée dans cette partie. Nous tentons ici de donner une description qualitative et quantitative de ses paramètres temporels en précisant ses aspects cinématiques et dynamiques, ainsi que la durée des tenues et du signe global. Pour cela, nous avons créé un logiciel d’analyse, présenté rapidement avant d’en examiner les résultats.

 

2.4.3.1. Présentation du logiciel d’analyse.

A cette fin d’analyse des signes, nous avons opté pour un système de vision mono-caméra, dont la mise en œuvre et l’exploitation sont les moins complexes. Comme il a été déjà souligné, c’est en effet le moyen de capture des signes le moins contraignant pour l’utilisateur. S’il offre certainement une précision moindre que les capteurs magnétiques, aux fréquences d’échantillonnage par ailleurs supérieures, le critère de production aisée des données a été jugé prééminent dans notre projet.

Le logiciel fonctionne donc sur le principe suivant : à partir d’un fichier vidéo représentant un signe sont extraites, pour chaque image, les coordonnées spatiales des articulations (épaule, coude et poignet) des membres supérieurs. Pour cela, l’utilisateur déplace la structure articulée composée des segments correspondants, de façon à la faire coïncider avec ceux du signeur filmé. Pour obtenir des coordonnées spatiales à partir des points de l’écran, deux manipulations sont nécessaires :

 

Figure 2.21 : Extrait de l’interface du logiciel d’analyse.

 

L’interface du logiciel se compose d’une partie supérieure, dans laquelle se trouvent la vidéo, une série de boutons permettant d’en piloter le défilement (y compris pas à pas), ainsi que la position de l’image courante dans la séquence et le temps écoulé depuis le début du film. La partie inférieure présente les copies des images successives et permet de positionner simplement la structure articulée grâce à la souris (voir figure 2.21) :

 

Ces diverses fonctionnalités de l’interface facilitent grandement la saisie des points successifs et permettent un travail rapide et efficace. Il est en outre possible de ne traiter qu’une partie de la séquence, toujours en validant les points définis à chaque image. Une fois cette phase terminée, les coordonnées en z sont calculées puis toutes ces données enregistrées dans un fichier texte. Elles sont alors disponibles pour importation et traitement dans un tableur classique.

 

2.4.3.2. Le corpus d’étude.

Le corpus d’étude est constitué d’une trentaine de vidéos numérisées[14] représentant chacune un signe (voir annexe 2.2 pour toutes les figures), soigneusement sélectionné en fonction de ses caractéristiques de mouvement. Ces dernières sont regroupées selon trois centres d’intérêt :

 

Les résultats de cette étude sont présentés dans les paragraphes qui suivent et utilisés également, pour ceux concernant le discours, dans la partie 2.5 où ils sont confrontés à ceux d’autres recherches.

 

2.4.3.3. Analyse des tenues.

Les observations issues du dépouillement des données fournies par le logiciel d’analyse sont à nuancer en raison de deux facteurs principaux. La rapidité avec laquelle sont produits les signes entraîne d’abord un nombre réduit d’images significatives pour les phases dynamiques. Leur durée excède en effet rarement une demi-seconde, ce qui correspond à une douzaine d’images dans les cas les plus favorables. Ce nombre peut descendre à quatre pour les signes les plus rapides, voire deux pour ceux dont l’amplitude est la plus faible, tel que le mouvement à peine perceptible de la main vers le torse dans le pronom je (bien souvent omis d’ailleurs). Le second bémol que l’on peut apporter a trait à la qualité de la prise de vue. Faute de caméra à obturation rapide, les images dans lesquelles la vitesse est la plus élevée, tout particulièrement au niveau du poignet, comportent un léger flou ayant pour conséquence une imprécision supplémentaire lors du positionnement de cette articulation. En revanche, les cas d’occlusion restent tout à fait marginaux.

Pour la première de ces raisons et parce qu’il se révèle parfois délicat de segmenter le signe en ses parties statiques et dynamiques car la frontière n’en est pas rigoureusement définie, les temps détectés pour chacune de ces phases et leur importance relative dans la production totale peuvent être sujets à imprécision. Néanmoins, on peut dégager certaines tendances quant à leurs durées :

Lait

S’agrandir

Strict, structuré

(se) Boutonner
 

Figure 2.22 : Quatre signes répétés du corpus d’étude.

 

Tentons à présent de préciser cette dernière remarque au travers des cas particuliers que sont les signes répétés (voir figure 2.22). On observe que la répétition simple (par exemple dans lait) ne présente pas de tenue aux points de rebroussement (bien que la dynamique des mouvements rectilignes puisse en donner l’impression). Dans les signes comportant un déplacement répété à partir du point courant, tel s’agrandir, une très brève pause de quelques dizaines de millisecondes est observée à chaque itération. Ces temps d’arrêt sont légèrement plus marqués dans embouteillages. En ce qui concerne les déplacements réitérés à partir d’un point décalé, il semble que les pauses soient du même ordre, à l’exception du signe boutonner. L’unicité de sa répétition et la simplicité de son mouvement pourraient en fournir une explication, par opposition aux signes strict ou gens pour lesquels le temps de production total aurait trop à souffrir de tenues prolongées.

Plus surprenant a priori, les signes fracture et téléphoner, constitués de deux déplacements indépendants, ne présentent pas pour autant de pause intermédiaire plus marquée. Le mouvement semble au contraire fluide entre la transition, le déplacement qui précède et celui qui suit – tout comme dans le composé parents.

 

Le temps total de production des signes est évidemment fonction de l’amplitude et de la dynamique de leurs déplacements et des transitions les joignant, ainsi que des tenues; il ne saurait donc être question de comparer ces différentes valeurs inter-signes ou intra-signe. On peut néanmoins signaler que les durées totales s’échelonnent entre une demi et deux secondes, exception faite du collectif bijoux. L’ensemble de ces données est repris en annexe 2.3. Bien qu’elles aient été estimées sur des formes de citation aux tenues très prolongées, elles ne sont pas dénuées d’intérêt car les durées correspondantes dans un contexte de discours leur sont proportionnelles, comme il est montré un peu plus loin.

 

2.4.3.4. Analyse des transitions

Pour analyser la dynamique des transitions, nous avons effectué le suivi du mouvement des poignets dans le signe étagères. Celui-ci est en effet caractérisé par une séparation des mains en regard, itérée sur trois niveaux[15]. La trajectoire peut en être considérée comme rectiligne, bien qu’elle soit en réalité légèrement incurvée en raison de son mode articulatoire (une rotation axiale du bras supérieur). A partir des points successifs dans le plan frontal (cf. figure 2.23a), nous avons calculé les positions puis les vitesses spatiales des poignets. Le tracé de la moyenne mobile des vitesses sur deux périodes en atténue les variations dues aux imprécisions de saisie et donne une tendance générale pertinente pour cette grandeur. Sur la courbe 2.23b, les pics correspondant aux différentes phases sont clairement distingués : le seuil de mouvement, estimé d’après plusieurs signes à 150 pixels/s, segmente le tracé en une succession de tenues, de mouvements signifiants et de transitions.

 

    Figure 2.23a : Trajectoires des poignets dans le signe Etagères.
     
    Figure 2.23b : Vitesses correspondantes pour ce même signe (moyenne mobile sur 2 périodes).

 

On observe que transitions et mouvements horizontaux sont produits avec des vitesses d’amplitude et de profils comparables, avec cependant une accélération/décélération plus marquée et un maximum de vitesse légèrement plus élevé pour les seconds. Comme de surcroît les distances de transition sont plus importantes, ces phases nécessitent davantage de temps de production. L’étude d’autres signes (gens, strict et facture notamment) confirme ces résultats. Celle de téléphoner révèle de plus que le positionnement de la main de base à partir de sa posture de repos le long du corps est effectué avec la plus grande vitesse, ce qui s’explique par l’étendue du chemin à parcourir et le synchronisme requis pour les deux mains.

 

2.4.3.5. Trajectoire et dynamique du mouvement.

Dans un premier temps, nous avons étudié le profil de vitesse du poignet dominant en fonction de sa trajectoire. De façon à minimiser l’erreur inhérente à l’imprécision sur la coordonnée de profondeur, seuls ont été sélectionnés des signes produits dans le plan frontal. Il s’agit de mur et cheminée pour les trajectoires linéaires, laver et il_n’y_a_pas pour les circulaires et de s’asseoir pour un mouvement en arc de cercle. Une petite remarque que l’on peut formuler à propos de ces formes de trajectoires concerne les courbes, qui sont plutôt légèrement elliptiques que réellement circulaires. Ceci est particulièrement marqué pour le demi-cercle de s’asseoir.

 

    Figure 2.24a : Trajectoire plane de différents signes.
     
    Figure 2.24b : Vitesse du poignet dominant pour ces mêmes signes (moyenne mobile sur 2 périodes).

 

L’étude des graphes de la figure 2.24 révèle que les déplacements rectilignes connaissent un pic de vitesse à mi-parcours, avec une accélération et une décélération progressives et symétriques en début et en fin de mouvement. La trajectoire en arc de cercle du signe s’asseoir montre un profil de vitesse similaire, avec cependant une amplitude nettement moindre. En revanche, les déplacements circulaires sont, eux, effectués à vitesse quasiment constante, bien que celle du mouvement répété du signe laver diminue légèrement en fin de course jusqu’à l’arrêt de la main. Tous deux sont en outre caractérisés par des tenues très réduites, voire inexistantes.

 

Tentons à présent de caractériser ces deux classes en donnant l’équation de la vitesse pour chacune. Soient td et tf les temps de début et de fin de phase dynamique, en l’absence de répétition.

 1.

 Pour les signes à trajectoire rectiligne ou selon un arc, ces courbes possèdent un profil gaussien de la forme représente le temps médian correspondant au pic de vitesse, et où K=vmax est la vitesse maximale. Le calcul de la largeur totale à mi-maximum () sur une dizaine de graphes permet, par régression linéaire, de déterminer pour K’ la valeur 2p /K. On vérifie que ces deux paramètres sont bien ainsi liés en s’assurant qu’alors :

  • l’intégrale est bien proportionnelle à en traçant la courbe en fonction de pour plusieurs déplacements[16];
  • les courbes de vitesse données par l’équation correspondent effectivement à celles obtenues pour différents signes de cette classe (figure 2.25).

 2.

Pour les signes à trajectoire circulaire, nous allons considérer, en l’absence d’information plus précise, que la vitesse est constante après un court temps transitoire fixé à . De cette façon, le régime permanent à v=vmax représente 90% du temps de production.

    Figure 2.25 : Profils de vitesse réels (lisses) et théoriques (ponctués)

 

 

Une étude complémentaire a de plus permis de montrer que la vitesse maximale vmax est corrélée à la distance totale parcourue selon une loi croissante approximativement linéaire, quelle que soit la forme de la trajectoire.

 

2.4.3.6. Dynamiques propres particulières.

Nous souhaitons aussi comparer ces dynamiques " standards " à celle de certains signes présentés comme en possédant une particulière dans le dictionnaire de Bill Moody. Si ces résultats doivent être nuancés, une fois encore, par le nombre restreint d’images disponibles pour ces phases de mouvement, les graphiques de la figure 2.26 mettent en lumière l’existence effective d’une dynamique propre. Les pics d’accélération/décélération sont ainsi nettement plus marqués dans le signe piquer que dans mur et cheminée. De même, le second déplacement de fixe est brutalement stoppé, ce que traduit son profil d’accélération bien plus aigu et accentué que celui de la première partie du signe.

 

    Figure 2.26a : Vitesses comparées de différents signes.
     
    Figure 2.26b : Accélération comparées correspondantes.

 

Le signe vite offre l’exemple d’un autre type de dynamique, caractérisé par une vitesse soutenue conservée tout au long du mouvement, qui démarre et cesse en l’espace d’une image. Ce signe présente la vitesse moyenne la plus élevée sur la plage temporelle correspondant à sa phase dynamique.

Enfin, on peut noter que tous les signes possédant une accélération spécifique présentent des tenues très réduites, avec pour conséquence des temps de production globaux les plus faibles du corpus (à peine plus d’une demi-seconde au total).

 

Comment modéliser ces dynamiques particulières dans l’optique de leur synthèse ? Pour bien les différencier des précédentes, et bien que les profils obtenus lors du suivi ne soient pas à ce point marqués, nous avons choisi une courbe présentant à la fois une accélération brusque en début de mouvement et une décélération brutale avant l’arrêt du poignet (figure 2.27). Celle-ci peut être représentée par la somme de leurs équations caractéristiques respectives, à savoir :

et .

Le pic de vitesse se produit cette fois au temps m fixé à . Afin que v(m ) = vmax , il nous faut simplement multiplier la fonction somme par un coefficient. On obtient finalement :

    , avec

Figure 2.27 : Modélisation des profils de vitesse à accélération et décélération brusques
 


Ces profils de vitesse sont bien adaptés pour décrire le signe piquer et le second déplacement (également linéaire) de fixe. Etant donnée leur similitude avec la courbe modélisant les mouvements circulaires, on peut légitimement étendre cette loi à ce dernier type de trajectoire dans les cas de marquages kinétiques prononcés.

Le signe vite présente en revanche une courbe de vitesse sensiblement différente : pratiquement symétrique mais plus bombée qu’une gaussienne, elle peut être approchée par une sinusoïde dont l’amplitude est du même ordre de grandeur que celle des profils standards.

L’ensemble de ces observations concernant les paramètres temporels du mouvement ont permis d’en dégager certaines règles auxquelles doit se conformer le système de synthèse graphique des signes. Ces tendances demanderaient probablement à être vérifiées sur un corpus plus conséquent avant d’être érigées en lois systématiques. En voici résumées les plus importantes :

 

Le système de spécification des signes est désormais complet. Il est à même de décrire les mouvements les plus complexes, tant dans leur structure spatiale que temporelle. Parmi les paramètres fondamentaux des signes, il en est pourtant un qui a été délibérément laissé de côté jusqu’à présent : l’expression faciale. C’est que son rôle le plus important est d’ordre grammatical; aussi est-il abordé dans la dernière partie de ce chapitre en compagnie d’autres processus supra-lexicaux.