2.5. La phrase signée.

On se propose en effet d’étudier à présent les modulations que subissent les signes lorsqu’ils prennent place dans une phrase. Ces flexions sont de nature manuelle et spatio-temporelle (modification du lieu d’articulation, de la forme, de l’amplitude ou de la dynamique du mouvement) ou non-manuelle (pour marquer le type de clause par exemple). Pour mieux en appréhender les subtilités, chacune de ces classes fait ici l’objet d’un examen séparé. Puis sont présentées différentes flexions composites où plusieurs d’entre elles interviennent. Dans un dernier temps, nous tentons de cerner l’influence mutuelle des signes au sein de la phrase signée.

 

2.5.1. Flexions spatio-temporelles.

2.5.1.1. Modulation de la dynamique des signes.

Si, comme il a été vu, certains signes possèdent intrinsèquement une dynamique particulière, d’autres sont susceptibles de voir leur forme standard modulée en vitesse de production ou en tonus kinétique. Un tel phénomène correspond soit à une accentuation, soit à une différenciation lexicale entre deux signes sémantiquement proches.

L’intensification du sème prend souvent la forme d’un mouvement plus rapide accompagné de tenues prolongées, et parfois d’une répétition. Friedman a étudié les conséquences de ce procédé sur la durée moyenne totale (833 ms pour les signes accentués contre 366 dans le cas contraire) et sur celle de la phase dynamique proprement dite (respectivement 150 et 267 ms). Egalement rapportés par Wilbur [WIL 79], les travaux de Fischer tendent à systématiser une répétition lente des verbes d’action duratifs (regarder, laver, ...) pour indiquer la durée de l’action et leur répétition rapide pour traduire une itération dans le temps. Ces résultats concernant l’ASL sont extensibles à la LSF, notamment sur les verbes de déplacement. L’accentuation de leur vitesse figure ainsi la rapidité de l’action, tandis que la répétition rapide du verbe aller exprime le fait d’aller_souvent (figure 2.28).

 

Plus généralement, ces flexions traduisent la manière ou la durée. Elle s’appliquent également aux substantifs et s’accompagnent parfois d’une modification de l’amplitude initiale, surtout si celle-ci est importante. Les mouvements plus rapides et tendus sont en général simultanément raccourcis (tels celui de courir donnant se_précipiter ou celui traduisant le fait qu’une minute paraît particulièrement courte); en revanche, les mouvements ralentis sont amplifiés, comme c’est le cas pour exprimer avoir_très_faim (la main balaie le buste de haut en bas plus lentement que pour avoir_faim) ou faire_la_vaiselle_pendant_longtemps. Dans bien des situations, l’expression faciale concomitante renforce encore l’emphase portée sur le signe.

Aller

Aller_souvent

Se_déplacer

Se_déplacer(vite)

Minute

Minute(courte)
 

Figure 2.28 : Modulations de signes en dynamique.

 

D’autres nuances dans lesquelles intervient la " tension " du mouvement nous sont données par Klima et Bellugi au travers des modulations dites résultative et susceptative, traduisant respectivement les notions " qui résulte en un changement radical " et " facilement sujet à ... ". La première est caractérisée par une accélération progressive du mouvement, terminé par une tenue prolongée en position finale; la seconde est identifiable par une accélération brusque en début de mouvement, avec un profil de vitesse correspondant à celui de vd(t). De subtiles nuances sémantiques, dont l’annexe 1.4 présente un récapitulatif, utilisent ainsi une modulation de la dynamique du signe.

 

Cette " tension " du mouvement est également un facteur de différenciation de signes exprimant des notions proches. Souvent associée à d’autres aspects modulatoires, elle constitue toutefois la distinction prépondérante, sinon unique, de couples de signes tels que poli/respecter, nouveau/neuf ou encore fondre/disparaître. Impliquant la tension des muscles eux-mêmes, elle est difficile à rendre aussi bien sur un dessin que dans la synthèse du signe. Il est toutefois possible de la reproduire avec une expressivité satisfaisante grâce à la courbe de vitesse présentant une accélération brusque en début de mouvement et une décélération également brutale en fin de course.

 

2.5.1.2. Forme et amplitude du mouvement.

La forme de la trajectoire est également concernée par la modulation des prédicats adjectivaux en ASL [KLI 79]. Pour exprimer l’aspect prédispositionnel par exemple, un signe tel que sick [malade] voit son mouvement touchant le front transformé en un cercle, produit au même endroit et avec un contact similaire. Pour exprimer l’aspect continuatif (pour reprendre notre exemple, une maladie qui dure depuis longtemps), la trajectoire devient cette fois elliptique. Nous n’avons pas connaissance d’études relatant des processus équivalents en LSF, mais ces derniers ont tout de même été formalisés dans le système de spécification sous forme d’opérateurs de transformation morphologique (voir figure 2.29). Ainsi, l’opérateur E accepte comme paramètre le rapport k de l’ellipse obtenue à partir du cercle originel. Pour transformer une trajectoire linéaire en une circulaire, il convient de fournir le vecteur normal  à l’opérateur C ; la transformation en arc de cercle requiert en outre le vecteur tangent , tandis qu’à partir d’un cercle, le point d’arrivée Q est suffisant.

 

Figure 2.29 : Opérateurs de transformations morphologiques.

 

L’amplitude du signe est également susceptible d’être modifiée pour en nuancer la signification. C’est ainsi une différence souvent constatée entre un substantif et le verbe associé, généralement plus ample. Sa modulation peut aussi être utilisée pour exprimer une notion proche, comme dans la paire règle/dessinateur_industriel où le second signe est plus court et répété.

Par ailleurs, les signes iconiques sont parfois naturellement modulés en amplitude, en particulier pour refléter les dimensions du signifié. On peut citer le signe boîte, très semblable au geste co-verbal correspondant, dans lequel l’écartement des mains indique la taille de l’objet. Namir et Schlesigner [NAM 78] rapportent aussi un des deux signes ISL plus consistant en un mouvement ascendant de la main, de la ceinture et face au sol, à une certaine hauteur et face à l’interlocuteur. Cette hauteur est fonction de l’intensification du signe (un_peu_plus, beaucoup_plus). La différence entre le comparatif plus et le superlatif le_plus en ASL réside également dans l’amplitude du geste.

 

Les outils de redimensionnement proposés tiennent compte du fait que le point du mouvement devant rester inchangé n’est pas toujours le même. Les points éventuels de contact avec le corps ou la main opposée sont en effet déterminants en la matière, car ils dictent alors comment appliquer la mise à l’échelle des déplacements. Pour cette raison, trois opérateurs de redimentionnement Rx(h) ont été définis, où h et x désignent respectivement le rapport et le centre de l’homothétie (voir figure 2.30). Ce dernier coïncide par défaut avec le barycentre du macro-déplacement, mais peut être aussi le point de départ ou de fin du mouvement, ou tout autre (par exemple, un point de contact à mi-parcours). Ces opérateurs s’appliquent globalement aux macro-déplacements, pour lesquels chacun des déplacements composants est actualisé en conséquence. Il est ainsi possible de décrire simplement le signe grandir en appliquant au signe grand l’opérateur Rf (car les points finals se situent à des hauteurs comparables) avec un rapport approximatif de trois[17].

Grand

(appliqué aux personnes)

Grandir

 

Figure 2.30 : Opérateurs de redimensionnement et exemple d’utilisation de Rf.

 

Remarque : Lorsqu’on utilise des orientations relatives pour la paume, il faut garder présent à l’esprit que celles-ci sont liées à la position de la main dans l’espace, et donc susceptibles d’être modifiées à l’occasion d’une amplification ou d’une réduction du mouvement. Plus généralement, le choix de ce type d’orientation doit être dûment justifié si le signe est sujet aux modulations spatiales.

2.5.1.3. Localisations et verbes directionnels.

L’essence spatiale de la langue des signes permet d’utiliser des mécanismes de même nature pour exprimer les positions et orientations relatives entre entités signifiées. Alors que les langues naturelles disposent à cette fin de prépositions, adverbes, substantifs et verbes spatiaux, les langues gestuelles ont recours aux positions et orientations manuelles. Le signeur utilise ainsi l’espace un peu à la manière d’un marionnettiste, positionnant sur sa scène virtuelle les objets et les êtres animés dont il est question dans sa narration. Par un mécanisme dit de localisation, il situe de cette manière les référents absents par rapport à la ligne imaginaire qui le relie à son interlocuteur (les personnes et les choses physiquement présentes lors du discours sont, elles, désignées par indexation). Après avoir affecté une position à une entité, il peut ensuite y faire référence – notamment dans les actions –, jusqu’à une nouvelle assignation ou une rupture du discours.

 

Selon Dorner et Hagen [DOR 94], quatre à cinq points de référence peuvent être simultanément actifs. Mais on admet plus communément la seule distinction des deux régions situées à gauche et à droite de la ligne signeur-interlocuteur (figure 2.31), cette dernière étant réservée aux pronoms personnels singuliers de la première et de la seconde personne.

Plusieurs techniques, en fonction des contraintes formationnelles du signe, permettent d’établir une localisation [MOO 83] :

 

 

 

 

 

Maison (à droite)
 

Maison
 

Maison (à gauche)
         

Figure 2.32 : Opérateurs de localisation

(cas d’une localisation par décalage).

 

 

 

Nous avons défini la façon d’établir la localisation comme un attribut de chaque signe, dont le choix parmi les techniques exposées ci-dessus est laissé à l’appréciation de l’utilisateur. C’est ce dernier qui est en effet le plus à même d’estimer quelle est la méthode utilisée préférentiellement au sein de la communauté sourde. Les opérateurs de localisation Dg et Dd s’appliquent ensuite de manière transparente en fonction de la technique sélectionnée.

Les verbes en langue des signes se divisent en deux principaux groupes : ceux, dits directionnels, qui ont la faculté de s’accorder avec leur sujet et leur objet, et tous les autres qui au contraire ne peuvent incorporer les pronoms personnels. Alors que les seconds sont toujours produits de la même façon, et les références pronominales alors réalisées par indexation, les premiers possèdent la particularité de modifier leurs déplacements en fonction du contexte. La figure 2.33 illustre l’exemple du signe donner : la position et l’orientation initiales et finales dépendent de l’agent et du patient par rapport auxquels le signe est fléchi.

 

 

Je te donne
 

Il me donne
 

Il lui donne
         

Figure 2.33 : Accord agent/patient d’un signe directionnel (donner).

 

Pour illustrer les mécanismes de localisation et de références pronominales, considérons les phrases suivantes :

Avant-hier cinéma(gauche) moi aller(cinéma)

Avant-hier, je suis allé au cinéma

Julie(droite) cinquante franc devoir(Julie,moi)

Julie me doit cinquante francs

Dans les deux cas, les référents sont d’abord positionnés par rapport à la ligne signeur-interlocuteur, le premier par décalage du signe cinéma sur la gauche, le second par un pointage (indexation) à droite après son épellation[19]. Puis ces localisations sont utilisées respectivement comme direction du verbe de déplacement et comme sujet du verbe directionnel devoir.

 

2.5.2. Expressions et flexions non-manuelles.

Dans un langage visuo-gestuel tel que la langue des signes, les expressions non-manuelles, et particulièrement faciales, possèdent d’importantes fonctions syntaxiques mais aussi, dans une moindre mesure, lexicales. Celles-ci sont ici brièvement décrites; leur mise en œuvre pratique est présentée dans la partie suivante.

2.5.2.1. Implications aux niveaux lexical et monématique.

Les paramètres non-manuels accompagnent de façon naturelle les signes exprimant des sentiments, des qualités, des attitudes (précipitation par exemple), etc. Ils servent aussi à nuancer ou renforcer le message, voire le contredire dans le cadre de l’humour gestuel. La fonction paralinguistique, proche de celle des langues orales, est portée principalement par le visage (bouche, nez, sourcils, yeux, front, joues, menton), et les différentes postures du torse et des épaules, parallèlement au rythme d’émission et au marquage kinétique des signes. Les expressions non-manuelles sont ainsi utilisées pour exprimer le degré ou l’intensité : avec une mimique faciale appropriée, courageux donne très_courageux, la gorge se transforme en mal_de_gorge et le rêve devient cauchemar. Néanmoins, si elles portent une part certaine de l’expressivité des signes, les expressions non-manuelles ne semblent pas absolument fondamentales dans le décodage lexical de ceux-ci. On peut tout de même signaler plusieurs exemples, donnés par Bill Moody, de paires de signes dont la seule distinction réside dans l’expression portée par le visage, et ceci en dehors de tout contexte : content (expression de joie) et mal_au_cœur (peine), ou encore impossible (non marqué) et détester (répulsion). Dans le même esprit, Jouison [JOU 86] signale des formes gestuelles pour lesquelles l’absence de mimique faciale serait perçue comme une suppression.

Mac Intire [MCI 87] rapporte également une utilisation monématique adverbiale de certaines expressions faciales en ASL : appliquées parallèlement à une clause, elles en modifient le sens de façon spécifique. Ainsi, une configuration faciale baptisée mm (lèvres en o et menton froncé) ajoute la signification " facilement, sans effort ou régulièrement "; celle appelée th (avec la bouche entrouverte, la langue apparente) a le sens " sans faire attention ".

 

2.5.2.2. Flexions composites.

Les expressions non-manuelles interviennent aussi, en compagnie d’autres types de modulations, dans de nombreuses flexions composites. On a déjà cité l’intervention de la dynamique dans l’intensification de la durée. Pour exprimer une action particulièrement longue, il s’y superpose une mimique faciale consistant en une moue et un gonflement des joues, qui caractérisent par ailleurs les objets volumineux ou lourds. Au moyen du logiciel d’analyse précédemment décrit, nous avons souhaité préciser l’importance relative des divers aspects modulatoires utilisés pour distinguer d’une part le verbe et son substantif associé, et d’autre part différentes nuances sémantiques d’un même signe.

L’étude des couples de signes contrôle/contrôler et bénéfice/faire_du_bénéfice révèle un mouvement plus ample, plus rapide et plus tonique pour le verbe, et un mouvement plus détendu de faible amplitude pour la forme nominale. Dans les deux cas, les caractéristiques non-manuelles jouent également un rôle discriminant de premier plan, car l’expression neutre du substantif contraste avec l’engagement du corps et le regard insistant vers l’endroit d’articulation relevé dans le prédicat (figure 2.34). Ceci confirme les observations relatées dans la littérature, bien que celles-ci tendent en outre à systématiser la répétition du nom comme autre facteur de différenciation (Klima et Bellugi citent la forme prédicative get [acquérir] et le substantif dérivé acquisition, pour lequel le mouvement est restreint et dupliqué); les formes de nos deux signes-tests sont au contraire similaires à ce niveau (mouvement répété pour contrôle et contrôler par exemple).

 

 

 

Contrôle

 

 

 

 

Contrôler

   

Figure 2.34 : Implication de la vitesse et des caractéristiques

non-manuelles dans la différenciation lexicale.

 

Plusieurs caractéristiques spatio-temporelles et non-manuelles du signe sont également impliquées dans la distinction des formes lexicales être_en_retard, tard et trop_tard. Le second signe est marqué par un mouvement non répété, de courte durée car plus rapide et moins ample ; le dernier se particularise par un mouvement très ample et rapide, dirigé vers le ciel, accompagné d’un regard furtif dans cette même direction.

 

2.5.2.3. Marquage du type de clause.

Mais c’est au niveau syntaxique que les expression non-manuelles revêtent le plus d’importance, en modifiant le type des clauses (une phrase non marquée étant par défaut déclarative). La thématisation, par exemple, s’accompagne d’une mimique faciale caractéristique avec les sourcils relevés et la tête éventuellement basculée légèrement vers l’arrière. Il en est de même pour les interrogatives, parmi lesquelles on distingue :

Certains signes incluent une condition (si, au_cas_où, on_va_voir, ...), mais le conditionnel est lui aussi avant tout marqué par une expression faciale spécifique, à savoir un haussement de sourcils et souvent un léger mouvement de la tête sur le côté. Signalons qu’une fois encore, on retrouve des procédés tout à fait semblables en ASL et ISL.

 

La négation est souvent incluse dans un signe de la phrase (jamais, pas, rien, ...), mais la proposition négative est de plus marquée par un hochement latéral de la tête, parfois accompagnée d’une moue et, en ISL, d’un haussement d’épaules [NAM 78]. Ce marquage de la négation peut se superposer aux mimiques d’interrogation pour une question négative[20]. Les phrases assertives sont signalées par un hochement de bas en haut de la tête, figurant l’insistance sur tel ou tel point. Les phrases impératives sont, elles, caractérisées par un mouvement tendu accompagné d’un regard insistant vers l’interlocuteur et d’un ferme mouvement de la tête et du buste vers l’avant.

 

2.5.2.4. Inclusion dans le système de description.

Au contraire des marqueurs précédemment cités, les hochements de tête de la négation et de l’assertion, tout comme l’avancée du buste qui caractérise les clauses impératives, présentent la particularité de se produire tout au long du signe. Cette remarque nous a amenés à scinder les caractéristiques non-manuelles du signe en deux classes (figure 2.35) :

 

Figure 2.35 : Caractéristiques non-manuelles du signe.

 

 

Nous n’allons pas exposer ici les primitives d’expressions faciales définies pour chacune des parties du visage et du torse, ni les macro-expressions prédéfinies à partir de celles-ci. Cela fait l’objet d’une présentation détaillée au chapitre 3. En revanche, la section qui suit jette les bases du paramétrage des signes, et notamment la relation entre les marqueurs non-manuels du discours et les caractéristiques correspondantes de ses unités lexicales.

 

2.5.3. Spécification de la phrase signée.

L’étude des processus modulatoires que subissent les signes lorsqu’ils s’insèrent dans la phrase démontrent la nécessité de distinguer clairement le niveau du signe et celui du discours signé. La nature des composantes et des mécanismes linguistiques intervenant à chacun de ces niveaux est en effet suffisamment différente pour justifier une telle distinction.

La présente partie explicite comment est mise en œuvre, au moyen du paramétrage, l’interaction entre ces deux étages, puis présente la structure de spécification du discours signé.

 

2.5.3.1. Paramétrage des signes.

La nature modulaire de certains signes (on a déjà cité les verbes directionnels) plaide de facto pour l’utilisation de paramètres[21] comme interface avec le niveau du discours. Dans la description textuelle que nous souhaitons utiliser, les paramètres présentent l’avantage de fournir une bonne lisibilité grâce à une notation parenthésée très proche de celle que nous avons naturellement employée jusqu’alors (pour la localisation par exemple). L’utilisateur initié à la programmation informatique est également en terrain connu, puisque le mécanisme s’apparente directement au passage d’arguments lors de l’appel de fonctions.

 

Le paramétrage des signes a pour rôle de transmettre les informations dont ceux-ci doivent hériter de la phrase. Il prend en charge les importants processus grammaticaux mentionnés précédemment :

 

Le même mécanisme a été par ailleurs mis à profit pour faciliter l’édition des signes :

L’utilisation pratique de ces paramètres dans la description des signes et la façon dont ils sont interprétés et traités par le système de synthèse sont exposées au chapitre 3.

 

2.5.3.2. Le niveau du discours.

Les localisations établies possèdent ceci de particulier qu’elles sont persistantes au niveau de la phrase, leur portée s’étendant sur une portion entière du discours. Le référent assigné à un locus doit donc être mémorisé à ce niveau afin que son nom puisse être ensuite utilisé de façon symbolique à la place de sa position physique.

Outre les localisations, d’autres flexions grammaticales s’inscrivent dans un contexte plus global que l’unité lexicale :

Le schéma de la figure 2.36 illustre comment la phrase, constituée d’une chaîne de marqueurs globaux (MG) et de signes éventuellement paramétrés, est évaluée pour produire les signes fléchis destinés à être ensuite synthétisés. L’exemple choisi contient une clause conditionnelle, formée des deux premiers signes, et d’une clause déclarative formée d’une assignation locative et de son utilisation :

_______si______

Demain il_pleut bibliothèque (droite) aller (bibliothèque).

 

Figure 2.36 : Obtention de la spécification hiérarchique

de signes paramétrés à partir d’une phrase.

 

A partir du dictionnaire de signes et des listes de marqueurs globaux, de localisations et de rôles établis, le système d’évaluation génère les représentations hiérarchiques adéquates. Ainsi, aux caractéristiques non-manuelles des signes demain et il_pleut s’est ajoutée l’expression du conditionnel. Le signe bibliothèque a été localisé à droite par décalage, tandis que cette position a été transmise comme paramètre pour compléter la partie manuelle du signe aller.

 

2.5.4. L’enchaînement des signes.

Nous souhaitons compléter l’étude de la phrase signée en précisant différentes propriétés relatives à l’enchaînement des signes, au travers d’une synthèse des travaux menés sur ce sujet, complétée d’observations personnelles. Dans un premier temps, nous nous plaçons dans une perspective de traduction pour présenter en quelques lignes la manière dont sont choisis et ordonnés les signes, et comment caractériser les pauses dans le discours. Nous tentons ensuite d’analyser en quoi diffèrent les signes produits dans et hors du contexte de la phrase, avant d’examiner comment sont régies les transitions entre signes.

 

2.5.4.1. Les signes et leur séquence.

Il faut savoir que la langue des signes exprime avant tout l’idée, et produit en conséquence environ moitié moins d’items lexicaux que les langues orales. Ainsi, ne sont en général pas traduits les articles, les prépositions [DEV 90] et les verbes d’état (être, paraître, ...), souvent sémantiquement implicites (Stokoe [STO 72] note que 6 des 15 mots les plus utilisés en anglais n’ont pas d’équivalent signé : the, of, a , is, ...); il en est de même pour de nombreux mots sous-entendus ou contenus intrinsèquement dans les signes ou les expressions non-manuelles : adverbes de lieu, de manière, etc. La richesse sémantique des signes compense ainsi un temps moyen d’articulation plus élevé que celui de la parole, aboutissant à des débits d’information comparables.

Quant à l’ordre des signes dans la phrase, lui aussi est dicté en priorité par l’expression de l’idée. On peut donc en parler seulement en termes de tendances et non de règles strictes. Woodward [WOO 72] a décrit des règles de grammaire générative engendrant des structures de phrases. L’ordre des éléments peut toutefois être largement permuté par transformations. Nous nous bornons ici à synthétiser les grandes lignes dégagées par différents auteurs ([RON 86], [NAM 78], [WIL 79]) :

Notre système de génération se situe en aval de l’ordonnancement des signes, puisqu’il se base sur une représentation textuelle correcte de la phrase signée, ainsi qu’il est spécifié dans le cahier des charges. Il nous semblait néanmoins intéressant de préciser ici ces quelques données relatives à l’ordre des signes.

 

2.5.4.2. Les pauses dans le discours.

Le discours signé est émaillé de pauses possédant un rôle grammatical. Ainsi, le procédé de thématisation inclut une pause après l’énoncé du topique pour distinguer clairement celui-ci de son commentaire. Ces " coupures d'intonation " sont parfois capitales pour l’identification du sujet et de l’objet dans la phrase. Elles interviennent aussi pour marquer la fin d’une expression conditionnelle.

 

Virginia C. Covington a étudié avec précision ces coupures dans l’ASL [COV 73]. Elle en distingue quatre types :

Grosjean [GRO 79] fournit quant à lui les durées de ces différentes pauses, toujours pour l’ASL. Il définit 215 ms comme la durée minimale d’une coupure de phrases. D’autre part, les durées des pauses se répartiraient ainsi en moyennes : 47% entre phrases, 28% entre propositions coordonnées, 22% entre le syntagme nominal et le syntagme verbal, et seulement 1 à 2% à l’intérieur de ces derniers. L’auteur en conclut que la durée des pauses est proportionnelle à l’importance syntaxique de la coupure. Malheureusement, quoique celles-ci soient sans doute largement généralisables, nous ne disposons pas pour le moment de données aussi précises concernant les autres langues des signes, et notamment la LSF.

 

2.5.4.3. Durée des signes et transitions dans le discours.

Afin d’évaluer les différences existant entre les signes en forme de citation d’une part et dans le contexte du discours d’autre part, nous avons analysé la phrase suivante :

_______________si________________

Embouteillages je être_en_retard je avant arriver téléphoner_à(toi)

S’il y a des embouteillages et que je suis en retard, je te téléphonerai avant d’arriver

 
 

Figure 2.37 : Temps de production comparés des formes de citation et de la phrase

 

Celle-ci inclut les signes être_en_retard et téléphoner_à dont nous disposons par ailleurs des formes isolées. La comparaison révèle, par rapport à ces formes de citation, une diminution de la durée globale de production (cf. figure 2.37), due à :

On note par ailleurs que, parmi les différentes phases de production des signes (préparation, tenue initiale, mouvement, tenue finale, rétraction), seuls les déplacements sont porteurs d’information. Les tenues intermédiaires servent à mettre ces derniers en évidence, en les isolant. En conséquence, les phases de préparation et de rétraction se résument à des transitions lorsque les signes s’enchaînent, tandis que les tenues initiales sont particulièrement courtes. En se gardant de généraliser, on peut toutefois remarquer que, dans notre phrase test, les tenues finales suivies d’une transition ample semblent prolongées.

Enfin, il est intéressant de noter le comportement de la main non-dominante au cours de la production de la phrase signée. Etant donné qu’elle n’est pas systématiquement impliquée dans la formation des signes, elle peut se retirer davantage vers la position de repos. Cette position n’est toutefois jamais totalement atteinte, car la main de base anticipe également les postures qui vont être les siennes dans les signes suivants. Ainsi, elle se rétracte le long du corps après le signe embouteillages, mais commence aussitôt à se positionner pour servir de main de base dans être_en_retard, comme le montre la trace des déplacements des poignets portée en annexe 2.4.

 

2.5.4.4. Composition et coarticulation.

L’interaction entre signes est ici étudiée sous deux angles principaux : la formation des composés d’une part, et la fusion des signes insérés dans le discours d’autre part. Ces deux procédés mettent en jeu des mécanismes similaires de coarticulation.

De même qu’en français, la langue utilise des mots existants pour en former de nouveaux (par exemple, avant-hier), deux signes ayant un existence propre peuvent être produits en séquence et composés en un nouvel item lexical (noté ici sous la forme avant Ç hier), souvent sémantiquement dépendant. Un signe composé est un élément lexical autonome; il possède donc les caractéristiques de tout signe : c’est une unité indivisible, base de constructions syntaxiques élaborées, susceptible de subir des processus modulatoires.

Lors de la composition, il y a souvent assimilation, c’est-à-dire que les éléments tendent à se ressembler dans le nouveau lexème. Ainsi, les signes peuvent changer de configuration manuelle, de position dans l’espace, ou toute autre caractéristique formationnelle. En règle générale, ils subissent une simplification (mouvement moins élaboré, suppression des répétitions et des tenues, raccourcissement spatio-temporel), particulièrement marquée pour le premier signe racine[23].

Pour obtenir une transition rapide et fluide entre les mouvements respectifs, il peut y avoir déplacement du point d’articulation ou anticipation, dans le premier signe, de l’utilisation de la main non-dominante (assimilation progressive). Ainsi, dans le composé LSF après Ç midi, la flexion du poignet du signe après est effectuée à l’endroit où débute midi. Le tableau 2.13 illustre un autre exemple, parents, dans lequel on note une perte de répétition par rapport aux deux lexèmes composants, ainsi que la persistance de la configuration manuelle du premier signe.

 

Signe

Papa

Maman

Parents

Bijoux
Durée totale (ms)

1092

1302

1386

(84+252+1050)

3612

(1344+420+588+252+1008)
 

Tableau 2.13 : Composition des signes (formes de citation).

(les durées des tenues sont incluses et celles des transitions sont en italique)

 

La simplification intervenant dans la composition se répercute sur la durée du signe composé. Le nouvel élément est généralement bien plus court que la somme des durées des signes dont il est issu – il serait plus proche de leur moyenne. Un cas particulier est celui des super-ordinaux, ou collectifs, tels que fruits, meubles, etc. Ils sont constitués par juxtaposition de plusieurs (généralement trois) instances représentatives, auxquelles est souvent ajouté le signe etc. Selon C. Cuxac [CUX 86], le temps d’émission du composé résultant est voisin, là encore, de la durée moyenne des éléments pris isolément, dont les durées ont subi des taux de réduction comparables. Si cette règle est bien vérifiée dans le composé parents, tel n’est pas le cas pour l’item collectif bijoux, dont la durée est nettement supérieure à celle d’un signe ordinaire. Il semble bien constituer une exception, car la simplification évoquée plus haut y est très peu perceptible.

Les interactions entre signes ne se limitent pas à celles observées lors de la composition. Dans le discours courant (prose), les signes sont parfois fort différents de la simple succession de leurs formes de citation isolées. Valli [VAL 90] rapporte un exemple de phrase ASL dans laquelle les signes subissent une fusion, avec des conséquences sur les caractéristiques formationnelles proches de celles de la composition : suppression des tenues, assimilation progressive des configurations manuelles, etc. Lorsque I want go_to store [il faut que j’aille faire des courses] devient I_want go_to_store, ces deux derniers signes ne se composent plus chacun que d’un mouvement réduit à sa plus simple expression signifiante et exécuté avec la seule main dominante.

 

 

Conclusion.

 

La décomposition des caractéristiques formationnelles du signe a permis d’en bâtir une spécification hiérarchique. Par combinaison graduelle d’éléments structurels, on construit ainsi une arborescence de complexité croissante, jusqu’au niveau le plus élevé du signe complet. A chaque étage, des ensembles de primitives ont été proposés dans le souci de couvrir le plus large éventail possible de langues signées.

Si les caractères spatiaux et structurels ont été privilégiés par rapport à une description de type événementiel, c’est qu’ils sont mieux adaptés aux spécificités des langues visuo-gestuelles, et plus faciles à mettre en oeuvre et à utiliser par le public auquel le système de synthèse est destiné.

Grâce à un corpus de signes numérisés, les aspects dynamiques des signes ont été formalisés, de même que les différentes modulations qu’ils subissent. Ces dernières interviennent dans un grand nombre de processus grammaticaux et de flexions porteuses de subtiles nuances sémantiques, en compagnie de caractéristiques non-manuelles particulièrement importantes en tant que véhicules de l’information.

La séparation franche des niveaux du signe et du discours, légitimée par un impératif d’édition aisée, a nécessité la mise en place d’une interface. Ce rôle est assumé par le paramétrage des signes, qui fournit par ailleurs de nombreux avantages en termes de lisibilité grâce à une formulation naturelle de la phrase signée. La tâche de spécifier les types de clauses et les basculements temporels a été dévolue aux marqueurs globaux.

Le système de synthèse proprement dit fait l’objet du prochain chapitre. Il y est détaillé l’implantation des concepts et des mécanismes introduits jusqu’ici, ainsi que leur utilisation pratique au moyen d’une interface graphique.