On se propose en effet détudier à présent les modulations que subissent les signes lorsquils prennent place dans une phrase. Ces flexions sont de nature manuelle et spatio-temporelle (modification du lieu darticulation, de la forme, de lamplitude ou de la dynamique du mouvement) ou non-manuelle (pour marquer le type de clause par exemple). Pour mieux en appréhender les subtilités, chacune de ces classes fait ici lobjet dun examen séparé. Puis sont présentées différentes flexions composites où plusieurs dentre elles interviennent. Dans un dernier temps, nous tentons de cerner linfluence mutuelle des signes au sein de la phrase signée.
2.5.1. Flexions spatio-temporelles.
2.5.1.1. Modulation de la dynamique des signes.
Si, comme il a été vu, certains signes possèdent intrinsèquement une dynamique particulière, dautres sont susceptibles de voir leur forme standard modulée en vitesse de production ou en tonus kinétique. Un tel phénomène correspond soit à une accentuation, soit à une différenciation lexicale entre deux signes sémantiquement proches.
Lintensification du sème prend souvent la forme dun mouvement plus rapide accompagné de tenues prolongées, et parfois dune répétition. Friedman a étudié les conséquences de ce procédé sur la durée moyenne totale (833 ms pour les signes accentués contre 366 dans le cas contraire) et sur celle de la phase dynamique proprement dite (respectivement 150 et 267 ms). Egalement rapportés par Wilbur [WIL 79], les travaux de Fischer tendent à systématiser une répétition lente des verbes daction duratifs (regarder, laver, ...) pour indiquer la durée de laction et leur répétition rapide pour traduire une itération dans le temps. Ces résultats concernant lASL sont extensibles à la LSF, notamment sur les verbes de déplacement. Laccentuation de leur vitesse figure ainsi la rapidité de laction, tandis que la répétition rapide du verbe aller exprime le fait daller_souvent (figure 2.28).
Plus généralement, ces flexions traduisent la manière ou la durée. Elle sappliquent également aux substantifs et saccompagnent parfois dune modification de lamplitude initiale, surtout si celle-ci est importante. Les mouvements plus rapides et tendus sont en général simultanément raccourcis (tels celui de courir donnant se_précipiter ou celui traduisant le fait quune minute paraît particulièrement courte); en revanche, les mouvements ralentis sont amplifiés, comme cest le cas pour exprimer avoir_très_faim (la main balaie le buste de haut en bas plus lentement que pour avoir_faim) ou faire_la_vaiselle_pendant_longtemps. Dans bien des situations, lexpression faciale concomitante renforce encore lemphase portée sur le signe.
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Dautres nuances dans lesquelles intervient la " tension " du mouvement nous sont données par Klima et Bellugi au travers des modulations dites résultative et susceptative, traduisant respectivement les notions " qui résulte en un changement radical " et " facilement sujet à ... ". La première est caractérisée par une accélération progressive du mouvement, terminé par une tenue prolongée en position finale; la seconde est identifiable par une accélération brusque en début de mouvement, avec un profil de vitesse correspondant à celui de vd(t). De subtiles nuances sémantiques, dont lannexe 1.4 présente un récapitulatif, utilisent ainsi une modulation de la dynamique du signe.
Cette " tension " du mouvement est également un facteur de différenciation de signes exprimant des notions proches. Souvent associée à dautres aspects modulatoires, elle constitue toutefois la distinction prépondérante, sinon unique, de couples de signes tels que poli/respecter, nouveau/neuf ou encore fondre/disparaître. Impliquant la tension des muscles eux-mêmes, elle est difficile à rendre aussi bien sur un dessin que dans la synthèse du signe. Il est toutefois possible de la reproduire avec une expressivité satisfaisante grâce à la courbe de vitesse présentant une accélération brusque en début de mouvement et une décélération également brutale en fin de course.
2.5.1.2. Forme et amplitude du mouvement.
La forme de la trajectoire est également concernée par la modulation des prédicats adjectivaux en ASL [KLI 79]. Pour exprimer laspect prédispositionnel par exemple, un signe tel que sick [malade] voit son mouvement touchant le front transformé en un cercle, produit au même endroit et avec un contact similaire. Pour exprimer laspect continuatif (pour reprendre notre exemple, une maladie qui dure depuis longtemps), la trajectoire devient cette fois elliptique. Nous navons pas connaissance détudes relatant des processus équivalents en LSF, mais ces derniers ont tout de même été formalisés dans le système de spécification sous forme dopérateurs de transformation morphologique (voir figure 2.29). Ainsi, lopérateur E accepte comme paramètre le rapport k de lellipse obtenue à partir du cercle originel. Pour transformer une trajectoire linéaire en une circulaire, il convient de fournir le vecteur normal à lopérateur C ; la transformation en arc de cercle requiert en outre le vecteur tangent , tandis quà partir dun cercle, le point darrivée Q est suffisant.
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Lamplitude du signe est également susceptible dêtre modifiée pour en nuancer la signification. Cest ainsi une différence souvent constatée entre un substantif et le verbe associé, généralement plus ample. Sa modulation peut aussi être utilisée pour exprimer une notion proche, comme dans la paire règle/dessinateur_industriel où le second signe est plus court et répété.
Par ailleurs, les signes iconiques sont parfois naturellement modulés en amplitude, en particulier pour refléter les dimensions du signifié. On peut citer le signe boîte, très semblable au geste co-verbal correspondant, dans lequel lécartement des mains indique la taille de lobjet. Namir et Schlesigner [NAM 78] rapportent aussi un des deux signes ISL plus consistant en un mouvement ascendant de la main, de la ceinture et face au sol, à une certaine hauteur et face à linterlocuteur. Cette hauteur est fonction de lintensification du signe (un_peu_plus, beaucoup_plus). La différence entre le comparatif plus et le superlatif le_plus en ASL réside également dans lamplitude du geste.
Les outils de redimensionnement proposés tiennent compte du fait que le point du mouvement devant rester inchangé nest pas toujours le même. Les points éventuels de contact avec le corps ou la main opposée sont en effet déterminants en la matière, car ils dictent alors comment appliquer la mise à léchelle des déplacements. Pour cette raison, trois opérateurs de redimentionnement Rx(h) ont été définis, où h et x désignent respectivement le rapport et le centre de lhomothétie (voir figure 2.30). Ce dernier coïncide par défaut avec le barycentre du macro-déplacement, mais peut être aussi le point de départ ou de fin du mouvement, ou tout autre (par exemple, un point de contact à mi-parcours). Ces opérateurs sappliquent globalement aux macro-déplacements, pour lesquels chacun des déplacements composants est actualisé en conséquence. Il est ainsi possible de décrire simplement le signe grandir en appliquant au signe grand lopérateur Rf (car les points finals se situent à des hauteurs comparables) avec un rapport approximatif de trois[17].
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(appliqué aux personnes) |
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Remarque : Lorsquon utilise des orientations relatives pour la paume, il faut garder présent à lesprit que celles-ci sont liées à la position de la main dans lespace, et donc susceptibles dêtre modifiées à loccasion dune amplification ou dune réduction du mouvement. Plus généralement, le choix de ce type dorientation doit être dûment justifié si le signe est sujet aux modulations spatiales.
2.5.1.3. Localisations et verbes directionnels.
Lessence spatiale de la langue des signes permet dutiliser des mécanismes de même nature pour exprimer les positions et orientations relatives entre entités signifiées. Alors que les langues naturelles disposent à cette fin de prépositions, adverbes, substantifs et verbes spatiaux, les langues gestuelles ont recours aux positions et orientations manuelles. Le signeur utilise ainsi lespace un peu à la manière dun marionnettiste, positionnant sur sa scène virtuelle les objets et les êtres animés dont il est question dans sa narration. Par un mécanisme dit de localisation, il situe de cette manière les référents absents par rapport à la ligne imaginaire qui le relie à son interlocuteur (les personnes et les choses physiquement présentes lors du discours sont, elles, désignées par indexation). Après avoir affecté une position à une entité, il peut ensuite y faire référence notamment dans les actions , jusquà une nouvelle assignation ou une rupture du discours.
Selon Dorner et Hagen [DOR 94], quatre à cinq points de référence peuvent être simultanément actifs. Mais on admet plus communément la seule distinction des deux régions situées à gauche et à droite de la ligne signeur-interlocuteur (figure 2.31), cette dernière étant réservée aux pronoms personnels singuliers de la première et de la seconde personne.
Plusieurs techniques, en fonction des contraintes formationnelles du signe, permettent détablir une localisation [MOO 83] :
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Nous avons défini la façon détablir la localisation comme un attribut de chaque signe, dont le choix parmi les techniques exposées ci-dessus est laissé à lappréciation de lutilisateur. Cest ce dernier qui est en effet le plus à même destimer quelle est la méthode utilisée préférentiellement au sein de la communauté sourde. Les opérateurs de localisation Dg et Dd sappliquent ensuite de manière transparente en fonction de la technique sélectionnée.
Les verbes en langue des signes se divisent en deux principaux groupes : ceux, dits directionnels, qui ont la faculté de saccorder avec leur sujet et leur objet, et tous les autres qui au contraire ne peuvent incorporer les pronoms personnels. Alors que les seconds sont toujours produits de la même façon, et les références pronominales alors réalisées par indexation, les premiers possèdent la particularité de modifier leurs déplacements en fonction du contexte. La figure 2.33 illustre lexemple du signe donner : la position et lorientation initiales et finales dépendent de lagent et du patient par rapport auxquels le signe est fléchi.
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Pour illustrer les mécanismes de localisation et de références pronominales, considérons les phrases suivantes :
Dans les deux cas, les référents sont dabord positionnés par rapport à la ligne signeur-interlocuteur, le premier par décalage du signe cinéma sur la gauche, le second par un pointage (indexation) à droite après son épellation[19]. Puis ces localisations sont utilisées respectivement comme direction du verbe de déplacement et comme sujet du verbe directionnel devoir.
2.5.2. Expressions et flexions non-manuelles.
Dans un langage visuo-gestuel tel que la langue des signes,
les expressions non-manuelles, et particulièrement faciales,
possèdent dimportantes fonctions syntaxiques mais
aussi, dans une moindre mesure, lexicales. Celles-ci sont ici
brièvement décrites; leur mise en uvre pratique
est présentée dans la partie suivante.
2.5.2.1. Implications aux niveaux lexical et monématique.
Les paramètres non-manuels accompagnent de façon naturelle les signes exprimant des sentiments, des qualités, des attitudes (précipitation par exemple), etc. Ils servent aussi à nuancer ou renforcer le message, voire le contredire dans le cadre de lhumour gestuel. La fonction paralinguistique, proche de celle des langues orales, est portée principalement par le visage (bouche, nez, sourcils, yeux, front, joues, menton), et les différentes postures du torse et des épaules, parallèlement au rythme démission et au marquage kinétique des signes. Les expressions non-manuelles sont ainsi utilisées pour exprimer le degré ou lintensité : avec une mimique faciale appropriée, courageux donne très_courageux, la gorge se transforme en mal_de_gorge et le rêve devient cauchemar. Néanmoins, si elles portent une part certaine de lexpressivité des signes, les expressions non-manuelles ne semblent pas absolument fondamentales dans le décodage lexical de ceux-ci. On peut tout de même signaler plusieurs exemples, donnés par Bill Moody, de paires de signes dont la seule distinction réside dans lexpression portée par le visage, et ceci en dehors de tout contexte : content (expression de joie) et mal_au_cur (peine), ou encore impossible (non marqué) et détester (répulsion). Dans le même esprit, Jouison [JOU 86] signale des formes gestuelles pour lesquelles labsence de mimique faciale serait perçue comme une suppression.
Mac Intire [MCI 87] rapporte également une utilisation monématique adverbiale de certaines expressions faciales en ASL : appliquées parallèlement à une clause, elles en modifient le sens de façon spécifique. Ainsi, une configuration faciale baptisée mm (lèvres en o et menton froncé) ajoute la signification " facilement, sans effort ou régulièrement "; celle appelée th (avec la bouche entrouverte, la langue apparente) a le sens " sans faire attention ".
2.5.2.2. Flexions composites.
Les expressions non-manuelles interviennent aussi, en compagnie dautres types de modulations, dans de nombreuses flexions composites. On a déjà cité lintervention de la dynamique dans lintensification de la durée. Pour exprimer une action particulièrement longue, il sy superpose une mimique faciale consistant en une moue et un gonflement des joues, qui caractérisent par ailleurs les objets volumineux ou lourds. Au moyen du logiciel danalyse précédemment décrit, nous avons souhaité préciser limportance relative des divers aspects modulatoires utilisés pour distinguer dune part le verbe et son substantif associé, et dautre part différentes nuances sémantiques dun même signe.
Létude des couples de signes contrôle/contrôler et bénéfice/faire_du_bénéfice révèle un mouvement plus ample, plus rapide et plus tonique pour le verbe, et un mouvement plus détendu de faible amplitude pour la forme nominale. Dans les deux cas, les caractéristiques non-manuelles jouent également un rôle discriminant de premier plan, car lexpression neutre du substantif contraste avec lengagement du corps et le regard insistant vers lendroit darticulation relevé dans le prédicat (figure 2.34). Ceci confirme les observations relatées dans la littérature, bien que celles-ci tendent en outre à systématiser la répétition du nom comme autre facteur de différenciation (Klima et Bellugi citent la forme prédicative get [acquérir] et le substantif dérivé acquisition, pour lequel le mouvement est restreint et dupliqué); les formes de nos deux signes-tests sont au contraire similaires à ce niveau (mouvement répété pour contrôle et contrôler par exemple).
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Contrôle
Contrôler |
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Plusieurs caractéristiques spatio-temporelles et non-manuelles du signe sont également impliquées dans la distinction des formes lexicales être_en_retard, tard et trop_tard. Le second signe est marqué par un mouvement non répété, de courte durée car plus rapide et moins ample ; le dernier se particularise par un mouvement très ample et rapide, dirigé vers le ciel, accompagné dun regard furtif dans cette même direction.
2.5.2.3. Marquage du type de clause.
Mais cest au niveau syntaxique que les expression non-manuelles revêtent le plus dimportance, en modifiant le type des clauses (une phrase non marquée étant par défaut déclarative). La thématisation, par exemple, saccompagne dune mimique faciale caractéristique avec les sourcils relevés et la tête éventuellement basculée légèrement vers larrière. Il en est de même pour les interrogatives, parmi lesquelles on distingue :
· les questions appelant
une réponse par " oui " ou " non ",
signées avec les sourcils relevés et les yeux écarquillés.
Un autre cas particulier d'utilisation de cette expression faciale
est constitué par les questions rhétoriques (auxquelles
linterrogateur répond lui-même aussitôt).
· les questions demandant une
information particulière (introduites par qui,
que, quoi, où, quand, ...
ce sont les wh-questions en anglais), accompagnées
dun froncement de sourcils (et dune diminution de
louverture des yeux) et dun regard insistant à
destination de linterlocuteur [VOG 90]. Cette mimique faciale est également
utilisée pour exprimer le doute.
Certains signes incluent une condition (si, au_cas_où, on_va_voir, ...), mais le conditionnel est lui aussi avant tout marqué par une expression faciale spécifique, à savoir un haussement de sourcils et souvent un léger mouvement de la tête sur le côté. Signalons quune fois encore, on retrouve des procédés tout à fait semblables en ASL et ISL.
La négation est souvent incluse dans un signe de la phrase (jamais, pas, rien, ...), mais la proposition négative est de plus marquée par un hochement latéral de la tête, parfois accompagnée dune moue et, en ISL, dun haussement dépaules [NAM 78]. Ce marquage de la négation peut se superposer aux mimiques dinterrogation pour une question négative[20]. Les phrases assertives sont signalées par un hochement de bas en haut de la tête, figurant linsistance sur tel ou tel point. Les phrases impératives sont, elles, caractérisées par un mouvement tendu accompagné dun regard insistant vers linterlocuteur et dun ferme mouvement de la tête et du buste vers lavant.
2.5.2.4. Inclusion dans le système de description.
Au contraire des marqueurs précédemment cités, les hochements de tête de la négation et de lassertion, tout comme lavancée du buste qui caractérise les clauses impératives, présentent la particularité de se produire tout au long du signe. Cette remarque nous a amenés à scinder les caractéristiques non-manuelles du signe en deux classes (figure 2.35) :
· dune part celles,
statiques, qui sont maintenues tout le temps que dure le signe.
Elles regroupent bien sûr les primitives dexpression
faciale du signe non fléchi, mais également celles
du type de clause ou déventuels paramètres
sy superposant ;
· dautre part les caractéristiques
dynamiques qui doivent au contraire être mises à
jour à chaque nouvelle image produite par le système
de synthèse, et qui de surcroît doivent seffectuer
en continu sur plusieurs signes. Dans une clause négative
par exemple, le mouvement de tête doit être poursuivi
dun signe à lautre.
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Nous nallons pas exposer ici les primitives dexpressions faciales définies pour chacune des parties du visage et du torse, ni les macro-expressions prédéfinies à partir de celles-ci. Cela fait lobjet dune présentation détaillée au chapitre 3. En revanche, la section qui suit jette les bases du paramétrage des signes, et notamment la relation entre les marqueurs non-manuels du discours et les caractéristiques correspondantes de ses unités lexicales.
2.5.3. Spécification de la phrase signée.
Létude des processus modulatoires que subissent les signes lorsquils sinsèrent dans la phrase démontrent la nécessité de distinguer clairement le niveau du signe et celui du discours signé. La nature des composantes et des mécanismes linguistiques intervenant à chacun de ces niveaux est en effet suffisamment différente pour justifier une telle distinction.
La présente partie explicite comment est mise en uvre, au moyen du paramétrage, linteraction entre ces deux étages, puis présente la structure de spécification du discours signé.
2.5.3.1. Paramétrage des signes.
La nature modulaire de certains signes (on a déjà cité les verbes directionnels) plaide de facto pour lutilisation de paramètres[21] comme interface avec le niveau du discours. Dans la description textuelle que nous souhaitons utiliser, les paramètres présentent lavantage de fournir une bonne lisibilité grâce à une notation parenthésée très proche de celle que nous avons naturellement employée jusqualors (pour la localisation par exemple). Lutilisateur initié à la programmation informatique est également en terrain connu, puisque le mécanisme sapparente directement au passage darguments lors de lappel de fonctions.
Le paramétrage des signes a pour rôle de transmettre les informations dont ceux-ci doivent hériter de la phrase. Il prend en charge les importants processus grammaticaux mentionnés précédemment :
· lassignation des localisations, par indexation ou toute autre technique possible pour un signe donné :
· laccord pronominal des signes non standards, cest-à-dire ceux qui sont complétés de façon dynamique lors de lévaluation (notamment les verbes directionnels) :
· dautres aspects modulatoires, par exemple :
Le même mécanisme a été par ailleurs mis à profit pour faciliter lédition des signes :
· de façon à pouvoir décrire avec le minimum dinformation utile des signes ne différant que par lun de leurs gestèmes, il est commode de spécifier un signe générique en paramétrant le gestème variable. Ainsi, les jours de la semaine lundi, vendredi, samedi et dimanche sont tous effectués en décrivant un cercle en avant du torse, avec la paume faisant face à linterlocuteur. Seule la configuration manuelle change pour correspondre à linitiale du mot correspondant (procédé appelé initialisation). Ces signes sont créés de la façon suivante :
où jour_semaine est le signe générique décrit au préalable.
· Certaines signes paramétriques ne relèvent pas des cas de flexions précédemment cités, mais leurs caractéristiques formationnelles sont néanmoins variables. Ainsi en est-il de lécartement des mains pour indiquer la taille dune boîte. Les modulations damplitude ne sont pas adaptées dans un tel cas , mais nous souhaitons tout de même être en mesure dutiliser dans la phrase un signe identique paramétré :
Lutilisation pratique de ces paramètres dans la description des signes et la façon dont ils sont interprétés et traités par le système de synthèse sont exposées au chapitre 3.
2.5.3.2. Le niveau du discours.
Les localisations établies possèdent ceci de particulier quelles sont persistantes au niveau de la phrase, leur portée sétendant sur une portion entière du discours. Le référent assigné à un locus doit donc être mémorisé à ce niveau afin que son nom puisse être ensuite utilisé de façon symbolique à la place de sa position physique.
Outre les localisations, dautres flexions grammaticales sinscrivent dans un contexte plus global que lunité lexicale :
Le schéma de la figure 2.36 illustre comment la phrase, constituée dune chaîne de marqueurs globaux (MG) et de signes éventuellement paramétrés, est évaluée pour produire les signes fléchis destinés à être ensuite synthétisés. Lexemple choisi contient une clause conditionnelle, formée des deux premiers signes, et dune clause déclarative formée dune assignation locative et de son utilisation :
_______si______
Demain il_pleut bibliothèque (droite) aller (bibliothèque).
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A partir du dictionnaire de signes et des listes de marqueurs globaux, de localisations et de rôles établis, le système dévaluation génère les représentations hiérarchiques adéquates. Ainsi, aux caractéristiques non-manuelles des signes demain et il_pleut sest ajoutée lexpression du conditionnel. Le signe bibliothèque a été localisé à droite par décalage, tandis que cette position a été transmise comme paramètre pour compléter la partie manuelle du signe aller.
2.5.4. Lenchaînement des signes.
Nous souhaitons compléter létude de la phrase signée en précisant différentes propriétés relatives à lenchaînement des signes, au travers dune synthèse des travaux menés sur ce sujet, complétée dobservations personnelles. Dans un premier temps, nous nous plaçons dans une perspective de traduction pour présenter en quelques lignes la manière dont sont choisis et ordonnés les signes, et comment caractériser les pauses dans le discours. Nous tentons ensuite danalyser en quoi diffèrent les signes produits dans et hors du contexte de la phrase, avant dexaminer comment sont régies les transitions entre signes.
2.5.4.1. Les signes et leur séquence.
Il faut savoir que la langue des signes exprime avant tout lidée, et produit en conséquence environ moitié moins ditems lexicaux que les langues orales. Ainsi, ne sont en général pas traduits les articles, les prépositions [DEV 90] et les verbes détat (être, paraître, ...), souvent sémantiquement implicites (Stokoe [STO 72] note que 6 des 15 mots les plus utilisés en anglais nont pas déquivalent signé : the, of, a , is, ...); il en est de même pour de nombreux mots sous-entendus ou contenus intrinsèquement dans les signes ou les expressions non-manuelles : adverbes de lieu, de manière, etc. La richesse sémantique des signes compense ainsi un temps moyen darticulation plus élevé que celui de la parole, aboutissant à des débits dinformation comparables.
Quant à lordre des signes dans la phrase, lui aussi est dicté en priorité par lexpression de lidée. On peut donc en parler seulement en termes de tendances et non de règles strictes. Woodward [WOO 72] a décrit des règles de grammaire générative engendrant des structures de phrases. Lordre des éléments peut toutefois être largement permuté par transformations. Nous nous bornons ici à synthétiser les grandes lignes dégagées par différents auteurs ([RON 86], [NAM 78], [WIL 79]) :
· Les signes sujet-prédicat
sont quasi-systématiquement présentés dans
cet ordre; selon Sallagoïty [SAL 75], ils forment un noyau rarement
inversé ou éclaté dans la langue des signes
de Marseille. Le prédicat peut être ici un verbe
(ton frère arriver)
ou un prédicat adjectival (fils
grand : mon fils est grand).
· De façon plus générale,
lidée tend à être placée en
tête de discours sous forme dun topique (procédé
de thématisation); celui-ci
est suivi du commentaire sy rapportant :
Vin | préférer Bordeaux moi | Nager piscine | aimer_beaucoup |
En vins, je préfère le Bordeaux | Nager à la piscine, jadore cela |
· Dans les expressions qualificatives, lattribut suit presque invariablement l'entité qualifiée (voiture rouge, homme petit). Lordre est identique pour lattribution ordinale (jour sept : le septième jour), mais inverse dans lattribution quantitative cardinale (sept jour : sept jours; beaucoup argent : beaucoup dargent).
· Les adverbes, locutions adverbiales et compléments circonstanciels tendent à suivre le verbe auquel ils se rapportent (parler correctement, dormir sur canapé).
Notre système de génération se situe en aval de lordonnancement des signes, puisquil se base sur une représentation textuelle correcte de la phrase signée, ainsi quil est spécifié dans le cahier des charges. Il nous semblait néanmoins intéressant de préciser ici ces quelques données relatives à lordre des signes.
2.5.4.2. Les pauses dans le discours.
Le discours signé est émaillé de pauses possédant un rôle grammatical. Ainsi, le procédé de thématisation inclut une pause après lénoncé du topique pour distinguer clairement celui-ci de son commentaire. Ces " coupures d'intonation " sont parfois capitales pour lidentification du sujet et de lobjet dans la phrase. Elles interviennent aussi pour marquer la fin dune expression conditionnelle.
Virginia C. Covington a étudié avec précision ces coupures dans lASL [COV 73]. Elle en distingue quatre types :
· Une jonction interne (notée +) indique les limites dun signe ou dun mot épelé. Elle est presque imperceptible et souvent, deux signes consécutifs sont apparemment fusionnés; ils peuvent toutefois être séparés par une légère hésitation. La coupure entre deux mots épelés doit, elle, être suffisamment nette pour être interprétée comme telle; elle consiste en une tenue de la dernière lettre du premier mot.
et trois jonctions terminales :
· Une " suspension " (|) sépare les clauses et les phrases, et sous-entend que le signeur va poursuivre son discours. Cette pause est plus longue que /+/, et les mains y persistent dans la position et souvent la configuration du dernier signe.
· Une " question " (||) termine les clauses ou phrases interrogatives. Elle en conserve dailleurs les paramètres non-manuels (sourcils levés, ...). Jusquà lobtention dune réponse, le signeur peut soit conserver les mains dans leurs position/configuration, soit les ouvrir en direction du récepteur (la paume est alors dirigée vers le haut), soit pointer une main vers ce dernier et amener la seconde dans la position de repos.
· La jonction " repos " (#) signale la fin dun énoncé; un interlocuteur peut alors sexprimer. Outre une durée accrue, cette pause est caractérisée par le retour des mains dans une position de repos (le long du corps, sur la main de base ou un objet tel quun meuble, etc.).
Grosjean [GRO 79] fournit quant à lui les durées de ces différentes pauses, toujours pour lASL. Il définit 215 ms comme la durée minimale dune coupure de phrases. Dautre part, les durées des pauses se répartiraient ainsi en moyennes : 47% entre phrases, 28% entre propositions coordonnées, 22% entre le syntagme nominal et le syntagme verbal, et seulement 1 à 2% à lintérieur de ces derniers. Lauteur en conclut que la durée des pauses est proportionnelle à limportance syntaxique de la coupure. Malheureusement, quoique celles-ci soient sans doute largement généralisables, nous ne disposons pas pour le moment de données aussi précises concernant les autres langues des signes, et notamment la LSF.
2.5.4.3. Durée des signes et transitions dans le discours.
Afin dévaluer les différences existant entre les signes en forme de citation dune part et dans le contexte du discours dautre part, nous avons analysé la phrase suivante :
_______________si________________
Embouteillages je être_en_retard je avant arriver téléphoner_à(toi)
Sil y a des embouteillages et que je suis en retard, je te téléphonerai avant darriver
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Celle-ci inclut les signes être_en_retard et téléphoner_à dont nous disposons par ailleurs des formes isolées. La comparaison révèle, par rapport à ces formes de citation, une diminution de la durée globale de production (cf. figure 2.37), due à :
On note par ailleurs que, parmi les différentes phases de production des signes (préparation, tenue initiale, mouvement, tenue finale, rétraction), seuls les déplacements sont porteurs dinformation. Les tenues intermédiaires servent à mettre ces derniers en évidence, en les isolant. En conséquence, les phases de préparation et de rétraction se résument à des transitions lorsque les signes senchaînent, tandis que les tenues initiales sont particulièrement courtes. En se gardant de généraliser, on peut toutefois remarquer que, dans notre phrase test, les tenues finales suivies dune transition ample semblent prolongées.
Enfin, il est intéressant de noter le comportement de la main non-dominante au cours de la production de la phrase signée. Etant donné quelle nest pas systématiquement impliquée dans la formation des signes, elle peut se retirer davantage vers la position de repos. Cette position nest toutefois jamais totalement atteinte, car la main de base anticipe également les postures qui vont être les siennes dans les signes suivants. Ainsi, elle se rétracte le long du corps après le signe embouteillages, mais commence aussitôt à se positionner pour servir de main de base dans être_en_retard, comme le montre la trace des déplacements des poignets portée en annexe 2.4.
2.5.4.4. Composition et coarticulation.
Linteraction entre signes est ici étudiée sous deux angles principaux : la formation des composés dune part, et la fusion des signes insérés dans le discours dautre part. Ces deux procédés mettent en jeu des mécanismes similaires de coarticulation.
De même quen français, la langue utilise des mots existants pour en former de nouveaux (par exemple, avant-hier), deux signes ayant un existence propre peuvent être produits en séquence et composés en un nouvel item lexical (noté ici sous la forme avant Ç hier), souvent sémantiquement dépendant. Un signe composé est un élément lexical autonome; il possède donc les caractéristiques de tout signe : cest une unité indivisible, base de constructions syntaxiques élaborées, susceptible de subir des processus modulatoires.
Lors de la composition, il y a souvent assimilation, cest-à-dire que les éléments tendent à se ressembler dans le nouveau lexème. Ainsi, les signes peuvent changer de configuration manuelle, de position dans lespace, ou toute autre caractéristique formationnelle. En règle générale, ils subissent une simplification (mouvement moins élaboré, suppression des répétitions et des tenues, raccourcissement spatio-temporel), particulièrement marquée pour le premier signe racine[23].
Pour obtenir une transition rapide et fluide entre les mouvements respectifs, il peut y avoir déplacement du point darticulation ou anticipation, dans le premier signe, de lutilisation de la main non-dominante (assimilation progressive). Ainsi, dans le composé LSF après Ç midi, la flexion du poignet du signe après est effectuée à lendroit où débute midi. Le tableau 2.13 illustre un autre exemple, parents, dans lequel on note une perte de répétition par rapport aux deux lexèmes composants, ainsi que la persistance de la configuration manuelle du premier signe.
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Signe |
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Durée totale (ms) |
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La simplification intervenant dans la composition se répercute sur la durée du signe composé. Le nouvel élément est généralement bien plus court que la somme des durées des signes dont il est issu il serait plus proche de leur moyenne. Un cas particulier est celui des super-ordinaux, ou collectifs, tels que fruits, meubles, etc. Ils sont constitués par juxtaposition de plusieurs (généralement trois) instances représentatives, auxquelles est souvent ajouté le signe etc. Selon C. Cuxac [CUX 86], le temps démission du composé résultant est voisin, là encore, de la durée moyenne des éléments pris isolément, dont les durées ont subi des taux de réduction comparables. Si cette règle est bien vérifiée dans le composé parents, tel nest pas le cas pour litem collectif bijoux, dont la durée est nettement supérieure à celle dun signe ordinaire. Il semble bien constituer une exception, car la simplification évoquée plus haut y est très peu perceptible.
Les interactions entre signes ne se limitent pas à celles observées lors de la composition. Dans le discours courant (prose), les signes sont parfois fort différents de la simple succession de leurs formes de citation isolées. Valli [VAL 90] rapporte un exemple de phrase ASL dans laquelle les signes subissent une fusion, avec des conséquences sur les caractéristiques formationnelles proches de celles de la composition : suppression des tenues, assimilation progressive des configurations manuelles, etc. Lorsque I want go_to store [il faut que jaille faire des courses] devient I_want go_to_store, ces deux derniers signes ne se composent plus chacun que dun mouvement réduit à sa plus simple expression signifiante et exécuté avec la seule main dominante.
Conclusion.
La décomposition des caractéristiques formationnelles du signe a permis den bâtir une spécification hiérarchique. Par combinaison graduelle déléments structurels, on construit ainsi une arborescence de complexité croissante, jusquau niveau le plus élevé du signe complet. A chaque étage, des ensembles de primitives ont été proposés dans le souci de couvrir le plus large éventail possible de langues signées.
Si les caractères spatiaux et structurels ont été privilégiés par rapport à une description de type événementiel, cest quils sont mieux adaptés aux spécificités des langues visuo-gestuelles, et plus faciles à mettre en oeuvre et à utiliser par le public auquel le système de synthèse est destiné.
Grâce à un corpus de signes numérisés, les aspects dynamiques des signes ont été formalisés, de même que les différentes modulations quils subissent. Ces dernières interviennent dans un grand nombre de processus grammaticaux et de flexions porteuses de subtiles nuances sémantiques, en compagnie de caractéristiques non-manuelles particulièrement importantes en tant que véhicules de linformation.
La séparation franche des niveaux du signe et du discours, légitimée par un impératif dédition aisée, a nécessité la mise en place dune interface. Ce rôle est assumé par le paramétrage des signes, qui fournit par ailleurs de nombreux avantages en termes de lisibilité grâce à une formulation naturelle de la phrase signée. La tâche de spécifier les types de clauses et les basculements temporels a été dévolue aux marqueurs globaux.
Le système de synthèse proprement dit fait lobjet du prochain chapitre. Il y est détaillé limplantation des concepts et des mécanismes introduits jusquici, ainsi que leur utilisation pratique au moyen dune interface graphique.