2.2. Configurations manuelles.

La première caractéristique manuelle que nous allons étudier est la configuration. Bien qu’elle soit considérée et utilisée dans la description du signe comme une entité indivisible, elle se présente en réalité sous une multitude de formes. Un rapide aperçu de la dactylologie (cf. annexe 1.1) suffit à s’en convaincre, d’autant que ce n’est là qu’une petite partie des configurations utilisées dans la constitution des signes.

Pour décrire celles-ci, on peut se contenter de donner pour chacune les valeurs angulaires d’un modèle de la main. Nous avons plutôt cherché à en extraire les primitives et propriétés remarquables, pour bâtir un système de spécification immédiat à utiliser à partir de la simple perception visuelle de ces configurations.

2.2.1. Description de la main.

Une rapide présentation de l’anatomie fonctionnelle de la main est proposée comme préambule de cette partie, afin de se familiariser avec quelques termes de biologie largement utilisés dans la description des configurations manuelles. Cette étude permet aussi de dégager un modèle réaliste de la main humaine.

2.2.1.1. Description anatomique.

Le squelette de la main humaine (cf. figure 2.5) est formé de 27 os :

 

Figure 2.5 : Squelette de la main droite (vue dorsale).

 

La notation majoritairement adoptée pour la numérotation des doigts, et celle que nous retenons, est la suivante :

I – pouce [thumb] IV – annulaire [ring]
II – index [index] V – Auriculaire [little]
III – majeur [middle]  

Remarque : Dans la notation des articulations ou des segments, nous utilisons préférentiellement les chiffres arabes correspondants, ainsi que le nom anglais – ou son abréviation –, par souci de concision. Ainsi, l'articulation interphalangienne distale du majeur est notée DIP3 et la phalange distale du pouce DistPhal1.

2.2.1.2. Description fonctionnelle [KAM 94].

L'articulation carpo-métacarpienne (CMC) de l'index et du médius est pratiquement immobile. Celles de l'annulaire et de l'auriculaire sont très légèrement mobiles, permettant à la main de se creuser. Nous allons néanmoins négliger ces faibles rotations, et considérer la paume comme plane. En revanche, l'articulation CMC du pouce est très complexe; elle permet des mouvements de flexion / extension (la flexion incline le pouce vers le creux de la paume, l'extension le place dans le plan de la paume) et d'abduction / adduction (rapprochant / écartant le premier métacarpien du deuxième) (cf. tableau 2.4). Dans un souci de simplification, ce sont les deux seuls degrés de liberté dont nous tenons compte, bien qu'en réalité, la rotation axiale à ce niveau, contrainte par les deux précédentes, puisse être importante [BUC 92a]; elle explique en outre l'orientation du pouce vers la paume lors de l'opposition (mouvement par lequel la pulpe du pouce vient en contact avec celle d'un autre doigt).

 

Adduction (1) /

Abduction (2) du pouce en CMC

Flexion (1) /

Extension (2) du pouce en CMC

Flexion (1) /

Extension (2) du pouce en MCP

Adduction (1) /

Abduction (2) des doigts II à V

Convergence des doigts vers le point scaphoïdien

Opposition du pouce et des doigts (l'annulaire ici)
 

Tableau 2.4: Divers mouvements fonctionnels de la main.

 

Au niveau des articulations métacarpo-phalangiennes (MCP) sont permis des mouvements de flexion / extension (qui rapprochent / éloignent de la paume le doigt en question) et d'abduction / adduction. Pour le pouce, ces derniers sont faibles et seule la flexion est donc prise en considération en MCP1. Pour les autres doigts en revanche, l'abduction écarte le doigt de l'axe de la main, et l'adduction l'en rapproche.

Aux articulations inter-phalangiennes enfin (xIP), nous avons uniquement des mouvements de flexion / extension. La flexion permet à la main de se fermer et d'assurer une prise. L'axe de ces rotations est transversal et légèrement oblique, aussi les doigts convergent-ils, lorsque le poing est fermé, vers le point scaphoïdien.

On peut synthétiser ces observations d'anatomie fonctionnelle en modélisant chaque doigt comme un segment à trois articulations, parmi lesquelles celle en contact avec la paume possède deux degrés de liberté, une en flexion / extension (dont l’angle est noté j ) et une en abduction / adduction (d’angle q ). Les deux articulations distales de chaque doigt sont, quant à elles, vues comme des liaisons de type rotation pure, en flexion / extension.

 

2.2.2. Configurations manuelles : travaux existants et démarche adoptée.

2.2.2.1. Etudes linguistiques.

La première étude linguistique détaillée des configurations manuelles (de l'ASL) a été réalisée lors de l'élaboration du DASL. Stokoe et ses collaborateurs ont identifié 19 primitives principales, dont la plupart sont aussi des lettres de l'alphabet dactylologique. Certaines se dérivent en une ou plusieurs sous-primitives, qui ne constituent pas des chérèmes au sens du critère des paires minimales; elles diffèrent seulement par l'état fléchi ou tendu, ou encore la position de certains doigts, et sont notées en ajoutant des signes diacritiques au symbole de la primitive principale. Ainsi, la configuration [B] se décline (voir tableau 2.5) en :

 

 

[B]

(1)

(2)

(3)
 

Tableau 2.5 : La configuration [B] et ses sous-primitives en ASL.

 

Au total, ce sont 40 configurations manuelles qui sont décrites et regroupées selon un critère dominant d'analogie des configurations digitales II à V.

Une étude menée par Klima et Bellugi [KLI 79:164-176] vient confirmer la pertinence de l'extension des doigts dans l'identification des configurations manuelles. De même que les phonèmes des langues orales peuvent être par exemple classifiés en sons voisés ou non – les consonnes étant sonores ou muettes –, les auteurs proposent un modèle en caractéristiques distinctives de ces gestèmes, issu de leur analyse en termes de ressemblance : à partir d'un corpus de configurations manuelles exposées plusieurs fois à différents sujets dans diverses conditions de bruitage, il est possible de dresser la matrice de confusion, puis d'effectuer un regroupement selon la moindre distance.

Les caractéristiques isolées par cette recherche sont, au niveau le plus grossier, la compacité (aucun doigt tendu) et la largeur (3 doigts tendus au moins). Les trois classes ainsi définies se subdivisent ensuite en fonction de critères plus fins : croisement des doigts, index seul tendu, opposition d'un doigt, deux doigts fléchis au moins, ... Au final, 11 caractéristiques distinctives sont nécessaires pour spécifier entièrement et différencier les 20 configurations manuelles étudiées.

L'approche de Liddell et Johnson [LID 89:224-227] vient en conformité avec ces observations : le principe de base est de noter séparément configurations du pouce d'une part, et des doigts d'autre part. Cette description, sans doute moins proche de la réalité linguistique, permet cependant de coder un nombre bien plus important de formes de la main (certains auteurs en ont distingué jusqu'à 150 en ASL). De chaque doigt est encodé l'état d'extension, alors que la position du pouce est décrite avec force détails : rotation en CMC (opposition ou non), flexion / extension en CMC et MCP (4 primitives au total : ouvert, en crochet, plat, et fermé), ainsi que le contact éventuel (4 types possibles) avec un autre doigt. Un tel affinage présente néanmoins le risque d'encoder des informations de façon redondante ou, pis, des configurations manuelles incorrectes du point de vue de la notation ou physiologiquement impossibles. Un contrôle strict s'impose donc à ce niveau.

 

2.2.2.2. Travaux de description structurelle.

Ces études ont été reprises pour donner lieu à plusieurs descriptions structurelles relativement proches, chacune étant associée à une notation plus ou moins lisible des configurations. T. Lebourque [LEB 97] procède par modification de cinq configurations de base selon diverses caractéristiques (écartement, flexion) ; dans un deuxième temps sont décrits les contacts, puis enfin les croisements entre doigts, l’ensemble étant fourni par un langage de description formelle. Kurokawa [KUR 92] propose un système de codage quelque peu différent, dont les 13 primitives et 4 codes auxiliaires, notés par des symboles suivis des doigts concernés, spécifient aussi bien la flexion que le croisement ou le contact des doigts avec le pouce. Ceci fournit un codage parfois complexe; aussi l'auteur propose-t-il un mécanisme afin d'en réduire la redondance sémantique : la représentation du R de la dactylologie, H1H2X21F3F4F5, peut être réécrite H1H2X21 (index et majeur tendus (H) et croisés (X), les autres doigts étant fléchis (F)[10]). Nous n'avons pas davantage de détails sur l'implémentation; il apparaît néanmoins difficile de voir dans ce dernier code la description complète de la configuration concernée. En outre, on peut se demander dans quelle mesure le système est capable de distinguer des flexions digitales relativement proches, mais cependant signifiantes, comme dans C et O en LSF.

 

Dans le cadre plus général de la synthèse et de la reconnaissance de la langue des signes [LEE 94a], la description de Lee [LEE 94b], qui inclut également l'orientation de la paume et qui a donné lieu à une notation par pictogrammes, spécifie de façon extensive l'état de pliure de chaque doigt à chacune de ses articulations. Seul le pouce est globalement traité comme une entité pouvant adopter une configuration parmi un ensemble de primitives (intercalation entre l'index et le majeur, contact avec un autre doigt, ...). L'intérêt principal de cette approche réside dans l'introduction de contraintes articulaires, afin de tenir compte autant que possible des possibilités fonctionnelles de la main. Outre les contraintes statiques que constituent les limites naturelles des angles articulaires, l'auteur introduit un ensemble de relations traduisant l'interdépendance des valeurs angulaires :

Néanmoins, certaines de ces contraintes sont incompatibles avec des configurations manuelles.

On pense notamment à celle de la figure 2.6, trouvée dans le signe père en langue des signes chinoise (et probablement présente en japonais également, car une telle flexion digitale correspond à une primitive de codage dans le système de Kurokawa). Lorsqu’ils sont ainsi contraints, les doigts ne vérifient plus la première relation en flexion.

Par ailleurs, s'il est vrai qu'elle est réduite, il paraît hasardeux de considérer comme nulle l'abduction du majeur ; elle peut en effet avoir son importance pour décrire des lettres de la dactylologie comme le K.

Signalons enfin qu'une étude menée par Ikehara et ses collaborateurs [IKE 95], aboutissant à un ensemble de primitives proches de celles proposées par Kurokawa, montre que seules 10% des formes manuelles potentiellement créées avec ce système correspondent effectivement à des configurations existant en ASL et JSL. Ce résultat souligne toute la difficulté d'obtenir un codage suffisamment général pour embrasser l'ensemble des formes rencontrées en langue des signes, tout en évitant les configurations peu réalistes, voire impossibles linguistiquement et physiologiquement.

 

2.2.2.3. Démarche d'encodage retenue.

Afin de respecter ces contraintes, la démarche d'encodage que nous avons retenue procède en trois étapes :

 

 

Figure 2.7 : Structures et priorités d’encodage

retenues pour les configurations manuelles.

 

Ces trois étapes constituent des spécifications de niveau de plus en plus élevé des configurations manuelles, et sont appliquées selon cet ordre croissant de priorité, c'est-à-dire que les équations régissant les contraintes sur les angles articulaires définissent de façon ultime et définitive la forme de la main (cf. figure 2.7).

 

Les primitives et propriétés d’encodage ont été établies à partir des ensembles imprimés de formes manuelles dont nous disposions pour les différentes langues des signes, à savoir principalement :

 

C’est en passant en revue les états de flexion des doigts dans tous ces corpus de configurations que s’est dégagée la nécessité de distinguer le comportement du pouce et celui des autres doigts, et de bien différencier les formes " libres " des doigts et celles où ils interagissent.

 

2.2.3. Primitives et encodage des configurations manuelles.

Détaillons à présent les deux premières étapes ; l’application des contraintes articulaires est quant à elle présentée avec la synthèse des configurations au chapitre 3.

 

2.2.3.1. Primitives de configurations digitales.

Les primitives de configurations jouent un rôle différent pour chacune des deux classes de doigts considérées :

 

Symbole

Description

Exemple

Symbole

Description

Exemple

#C

[#C]

Doigt mi-fléchi aux trois articulations

#QPlat

[#NearFlat]

Comme #Plat mais flexion moins importante en MCP

#O

[#O]

Comme #C avec les flexions plus marquées

#Crochet

[#Hook]

Doigt tendu en MCP, replié en PIP et DIP

#Plié

[#Bent]

Doigt replié aux trois articulations

#E

[#E]

Comme #Crochet avec une flexion plus marquée encore en PIP et DIP

#Plaqué

[#Stiff]

Doigt fléchi sauf en DIP : contact avec la partie inférieure de la paume

*

#Tendu

[#Extended]

Doigt tendu dans le plan de la paume

#Plat

[#Flat]

Doigt à angle droit par rapport à la paume

 

    Tous les exemples sont tirés de la LSF sauf * (langue des signes chinoise)
 

Tableau 2.6 : Primitives pour les configurations des doigts II à V.

Les exemples donnés concernent l’index.

 

Symbole

Description

Exemple

Symbole

Description

Exemple

#Tendu

[#Extended]

Pouce tendu dans le plan de la paume

#Plat

[#Flat]

Pouce dans le plan de la paume, en contact avec le second métacarpien de l'index

#Crochet

[#Hook]

Pouce en "crochet" (fléchi en IP)

#E

[#E]

Pouce dans la configuration du E de la dactylologie

#Plié

[#Bent]

Pouce fléchi, replié au creux de la paume

     
 

Tableau 2.7 : Primitives pour les configurations du pouce.

 

Exemple : La configuration correspondant au G de l'alphabet manuel (figure 2.8) est décrite de la façon suivante, avec les simples primitives ci-dessus :

 

2.2.3.2. Propriétés globales de la main.

Les propriétés manuelles globales définissent des contraintes de configurations pour les cinq doigts, les uns relativement aux autres. Ceux-ci peuvent en effet interagir dans une large mesure, grâce aux nombreux degrés de liberté de la main. On rencontre en langue des signes plusieurs types de relations :

 

On pourrait songer à d'autres propriétés à inclure dans notre description, notamment celle où le pouce vient en contact radial (sur le "côté") avec une des trois phalanges des doigts. Cependant, cette configuration semble trop marginale (on ne la rencontre dans aucun des inventaires cités plus haut). On pourrait encore envisager la possibilité, pour la pulpe du pouce, de recouvrir par le dessus la phalange distale (ou l'ongle) d'un autre doigt. Nous avons confondu cette dernière avec le contact dorsal dont elle est souvent très proche même si, pour des configurations – telle que W, figure 2.9 – exigeant certains efforts ligamentaires, la position de l'extrémité du pouce est sans doute plus proche de l'ongle que de la phalange moyenne.

 

Nom

Paramètres

Doigt(s)

 

Description

Exemples
Nom Valeur affecté(s) Param. LSF

#Extrémité

[#Tip]

i 2 .. 5 1 Contact entre l’extrémité du pouce et du doigt i 2

#Pulpe

[#Pad]

i 2 .. 5 1 Contact entre les pulpes du pouce et du doigt i 2

#Abduction/add.

[#Abducted/add.]

aucun   2 .. 5 Abduction/add. de tous les doigts tendus (pouce excepté)  

#Abduct/add.

[#Abduct/add.]

i, j i=2..4, j=i+1 i, i+1 Abduction/add. des doigts i et j 2, 3

#Croisement

[#Cross]

i, j 2, 3 2, 3 Croisement de l’index et du majeur 2, 3

#Recouvert

[#Covered]

i 2 .. 5 1, i Recouvrement du doigt i par le pouce 2,3,4

#Ventral

[#Ventral]

i 2 .. 5 1 Contact ventral entre le pouce et le doigt i 2

#PouceEntre

[#ThumbBetween]

i, j i=2..4, j=i+1 1 Intercalation du pouce entre les doigts i et j. 2, 3

 

Tableau 2.8 : Propriétés manuelles globales.

 

Le tableau 2.8 récapitule les propriétés globales retenues pour la main. Il est important de remarquer que, dans la majorité des cas, les doigts II à V conservent leur configuration en flexion lors de l'application d'une propriété globale de la main. C'est-à-dire que seul le pouce est affecté, ou l'abduction en MCP redéfinie (celle-ci est nulle par défaut). Nous avons adopté cette stratégie pour pouvoir aisément décrire les cas comme le C où le pouce s'oppose aux doigts sans les toucher bien qu'il se trouve (quasiment) dans la même posture que pour le O. Il est de même possible, pour spécifier le K, d’utiliser un contact ventral virtuel car le pouce y montre une forme très proche de celle qu’il possède dans la configuration Clé par exemple (voir figure 2.10).

 

 

contact

(O)

virtuel

(C)

contact

(Bec de canard)

virtuel

(Bec d’oiseau ouvert)

contact

(Clé)

virtuel

(K)
 

Figure 2.10 : Exemples d’utilisations de propriétés

globales pour définir la posture du pouce.

 

En guise d’exemple complet de description d’une configuration à l’aide des outils définis ci-dessus, prenons le V de la dactylologie (ci-contre). Il peut être spécifié de la manière suivante :

 

Remarque : Pour la raison citée plus haut, il n'aurait pas été nécessaire ici de spécifier l'état de flexion de l'annulaire, puisque ce dernier est de toute façon recouvert par le pouce. En effet, la propriété manuelle de recouvrement est, elle, contraignante pour le doigt concerné.