Introduction générale

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En 1963, Ivan SUTHERLAND présente SKETCHPAD [Sutherland1963], premier système de dessin interactif sur ordinateur.

Historique et contexte

«Il n'y a pas de raison pour quiconque d'avoir un ordinateur à la maison.» déclarait Ken OLSON, président de Digital Equipement Corp. en 1977. Évidemment, cette prise de position peut porter à sourire à une époque où les ordinateurs, et l'informatique d'une manière générale, ont pris une place importante dans beaucoup des activités professionnelles, culturelles, artistiques et de loisir de notre vie courante. C'est à cette même époque, dans les années 70, que les chercheurs de Xerox travaillaient sur le système informatique qui allait inspirer le paradigme des interfaces actuelles et contribuer largement à la démocratisation de l'informatique dans tous les milieux: Xerox Star. Et c'est aussi en 1970 qu'un laboratoire du CNRS présente EUCLID, l'un des premiers systèmes de Conception Assistée par Ordinateur tridimensionnel, issu du «besoin de modéliser des formes tridimensionnelles complexes, pour y greffer des calculs d'aérodynamique ou d'hydrodynamique» (selon l'entreprise DATAVISION qui développe ce logiciel, cité dans [Lavoisy2000]).

Ces événements ne présentent a priori aucun lien, si l'on écarte leur simultanéité. Pourtant, il s'avère que ce sont des points clés dans la genèse de nos travaux. En effet, Pierre MACÉ et Louis-Paul UNTERSTELLER, forts de leurs expériences de mathématicien et d'architecte, ont émis l'idée commune de rendre la construction de modèles 3D plus proche de ses utilisateurs potentiels, plus naturelle par l'utilisation du dessin en perspective. Et ce alors même qu'ils collaboraient à la conception d'EUCLID dont la ligne directrice était au contraire de travailler « directement sur l'objet à concevoir... et non sur sa représentation symbolique, le dessin» (toujours selon les mêmes sources). Cette préoccupation pressentait déjà la démocratisation de l'outil informatique et son utilisation potentielle dans des contextes professionnels ou personnels, impliquant des modes d'interaction plus adaptés aux utilisateurs et à leurs aptitudes. Précisons tout de même qu'à l'époque, les cartes perforées étaient une modalité d'entrée courante et les tables traçantes un périphérique de sortie usuel pour les activités graphiques. Nous noircissons peut être le tableau, mais à cette époque, l'interaction pour le dessin sur ordinateur n'allait pas beaucoup plus loin que le prototype (révolutionnaire au demeurant) SKETCHPAD datant de 1963 [Sutherland1963] (voir la figure en début de ce chapitre).

Ce n'est qu'une vingtaine d'années plus tard que Pierre MACÉ et Gérard HÉGRON initiaient le projet GINA (Géométrie Interactive et Naturelle) à l'École des Mines de Nantes. Évidemment, de nombreux systèmes de modélisation 3D et de CAO0.1 avaient été proposés depuis les premières idées: des enfants d'EUCLID, orientés sur la manipulation plus ou moins directe d'un objet 3D, des cousins de SKETCHPAD, fondés sur un paradigme de dessin vectoriel. Pourtant, bien que de plus en plus performants et fonctionnels, aucun de ces systèmes ne s'écartait du paradigme d'interaction stéréotypé introduit par Xerox Star (une souris, des boutons, des menus, etc.). Un paradigme qui a permis la standardisation des interfaces graphiques et donc favorisé leur développement, mais au détriment de leur utilisabilité et de leur adaptabilité à des tâches bien spécifiques. Mais plus important encore, aucun ne considérait la démarche spécifique des acteurs de la conception: manipuler et dessiner des concepts, et non assembler des entités géométriques.

Les deux objectifs de GINA

Les hypothèses initiales de GINA étaient donc bien encore d'actualité et d'autres travaux de recherche prenaient, ou avaient déjà pris, la même orientation globale d'utiliser le dessin pour produire des scènes en 3D. Dans ce contexte, l'originalité du projet tenait en grande partie dans l'utilisation du dessin en perspective (contrairement aux autres approches qui imposaient des restrictions de point de vue) et dans des outils mathématiques novateurs pour l'élévation 3D de l'objet esquissé (une approche algébrique).

Un objectif mathématique
Le premier objectif fut d'étudier les formalismes mathématiques adaptés et de concevoir un noyau fonctionnel permettant d'obtenir un modèle numérique 3D à partir de sa projection en 2D et de l'énoncé de contraintes géométriques. Cela a donné lieu à deux thèses successives, qui ont abouti à un solveur de contraintes mathématiques original et performant: à partir d'une projection 2D et des contraintes géométriques associées à ses éléments (parallélismes de droites, coplanarités, etc.), une scène 3D peut être construite [Kuzo1999,Sosnov2003].

Un objectif interactif
La seconde étape, qui a initiée nos travaux, fut alors d'étudier les modalités et techniques d'interaction à mettre en œuvre pour une utilisation interactive de ce noyau mathématique, l'idée directrice étant d'utiliser le dessin pour la saisie naturelle de la projection perspective 2D. Mais plus que la réalisation d'une interface de saisie de dessins et de contraintes, notre ligne directrice fut surtout d'étudier l'intégration de tels outils dans le contexte créatif des premières phases de la conception appelées conception créative.

De la signification de la lettre C dans CAO

Les systèmes actuels de CAO tendent à assister les concepteurs en tout point d'un projet, de la création à la fabrication du produit. On trouve ainsi des systèmes informatiques complets, permettant par exemple toutes sortes de simulations, générant des plans de construction, contrôlant des machines outils et cela dans divers domaines: la mécanique, le design, l'architecture, etc. Les apports de ces systèmes sont indéniables, que ce soit pour réduire les coûts (il n'est plus nécessaire de construire des prototypes de simulation ou des maquettes de présentation), améliorer la communication entre les différents acteurs d'un projet ou unifier l'environnement de conception (échange et archivage des différentes étapes du projet, etc.).

Pourtant, ces systèmes n'ont toujours pas trouvé leur place dans les premières phases de la conception, celles où les idées formulées ne sont encore que des prémices de solutions au problème posé. Une partie de notre travail consiste justement à identifier quelle pourrait être cette place, mais surtout comment donner cette place à des outils informatiques. Car si l'on évoque l'adéquation des logiciels actuels à une tâche de conception créative, le constat est plutôt amer. Ils imposent de manipuler des données précises, en totale correspondance avec leurs structures de données internes: spécifier des positions, des transformations et des relations mathématiques de manière plus ou moins interactive. Mais est-ce en accord avec le mode de pensée du concepteur ? Nous montrerons que ce besoin de précision, cette démarche constructive, implique de fixer trop rapidement les choses, de faire des choix dès le début de la conception et limite de fait l'expression de la créativité, l'itération progressive dans un espace de solutions issues d'idées, d'associations, de recoupements, d'hésitations et de découvertes.

Alors, même si l'on peut associer le terme de Construction à celui de Conception pour la lettre C de CAO, il est certain que nous ne pouvons pas encore lui substituer celui de Conception Créative.

Vers des Outils informatiques pour la création

Il est pourtant reconnu par les concepteurs eux-mêmes que l'informatique pourrait être un atout dans le processus créatif, offrant à la fois des moyens d'analyse et de description pour aider dans la démarche créative, des outils de recoupement et de visualisation pour aider à la résolution de problèmes et à l'émergence de nouvelles solutions. C'est dans ce sens que les domaines de la psychologie ergonomique et de l'informatique ont associés leurs efforts: mieux comprendre les processus cognitifs engagés dans l'activité de conception créative pour proposer des systèmes informatiques plus enclins à les supporter. Deux tendances majeures se sont alors affirmées:
  1. Axer les outils sur les savoirs du domaine, et étudier alors leur modélisation et leur manipulation par un système informatique. Même si ces méthodes commencent à être efficaces pour manipuler des concepts au niveau du système, elles se heurtent encore à des problèmes pour leur présentation à l'utilisateur dans un contexte créatif: comment ne pas orienter l'activité de manière stéréotypée, ni la perturber, tout en essayant d'y apporter une valeur ajoutée ? Des réponses existent à ces problèmes mais elles restent anecdotiques et peu intégrées à des environnements de conception à grande échelle.
  2. Étudier les savoir-faire du domaine de la tâche pour en tirer parti dans les outils logiciels. C'est une approche misant sur l'interaction entre l'utilisateur et le système, visant à le replacer dans un environnement créatif proche de ses habitudes ustensilaires afin de rendre transparent l'usage de l'informatique. Ces approches ergonomiques rencontrent le plus souvent des problèmes techniques, liés à la difficulté à traiter et à interpréter des actions qui sortent du cadre de la simple commande, mais aussi à la rigidité des systèmes actuels en terme d'interaction.
Bien sur, ces deux approches ne sont pas disjointes et la majorité des travaux actuels tendent à les associer. Il reste toutefois de nombreuses voies à explorer dans chacune d'elles avant de pouvoir proposer des environnements informatiques complets de support à la création.

Nos travaux de recherche s'inscrivent dans la démarche savoir-faire0.2 et notre objectif dans cette thèse est d'étudier un nouveau mode d'utilisation des logiciels dans la démarche des concepteurs afin de proposer de véritables outils de conception et non de simples assistants. Comme le suggèrent nos remarques précédentes, il est important de se placer dans un cadre précis, un domaine et une tâche identifiés afin de proposer un outil adéquat. C'est pourquoi nous nous intéressons en particulier à la conception de modèles numériques en trois dimensions dans les premières phases d'un projet architectural, un apport attendu des systèmes informatiques mais encore hors d'atteinte avec les logiciels de CAO traditionnels. Toutefois, notre approche ne consiste pas non plus à reporter la créativité au niveau de la machine, mais à définir les principes interactifs qui peuvent permettre à l'utilisateur de tirer parti du système pour s'ouvrir de nouvelles voies créatives.

Nous pensons que la réussite de cette entreprise passe par l'intégration de l'informatique dans la démarche du concepteur et que le dessin, outil figuratif majeur de la démarche créative, est le mode de communication à mettre en œuvre pour réaliser ce rapprochement. Beaucoup d'autres travaux ont mis en avant cette notion d'interface de dessin. Nous prônons par contre une approche plus complète, basée à la fois sur la construction d'un véritable environnement interactif de conception (dont l'emploi est le plus transparent et naturel possible) et une démarche la moins contrainte qui soit: un système de dessin à main levée.

Nos contributions

Dans notre thèse, nous introduisons un système de dessin pour la conception de modèles 3D: SVALABARD. Nous proposons une étude originale sur le dessin d'architecture en perspective dont les résultats, associés à des hypothèses de conception issues de l'état de l'art, ont permis de définir des lignes directrices pour la conception d'un système de dessin libre, ainsi que de réaliser des filtres bas niveau de traitement du dessin à main levée.

Le système que nous avons réalisé à partir de ces études évoque la métaphore d'une table à dessin virtuelle, issue d'un paradigme original de feuilles d'interaction et d'un environnement instrumenté. L'emploi cohérent d'interactions avancées (interaction bimanuelle, reconnaissance de gestes, périphériques d'entrée non standard) au service de la démarche du concepteur et dans un environnement adaptable vise selon nous à une meilleure intégration de l'outil dans le processus créatif. Ces travaux permettent tout d'abord d'envisager l'étude des apports de l'informatique dans les premières phases de la conception d'un projet architectural. Mais plus que cela, nous montrerons aussi que l'architecture logicielle utilisée peut permettre l'adaptation et l'ouverture de notre démarche à d'autres domaines de la conception créative.

Des environnements rigides pour la conception des interfaces et des interactions

Car en effet, ces travaux nous ont aussi conduit à apprécier les environnements actuels pour le développement d'applications interactives. Réaliser une application comme celle que nous avons proposée soulève de nombreux problèmes techniques, liés principalement à la rigidité des architectures logicielles actuelles: en terme de gestion des dispositifs d'entrée, de richesse graphique des sorties, de description des interactions et d'intégration de différents paradigmes dans un même modèle d'interaction.

C'est pourquoi, dans notre thèse, nous proposons aussi un nouveau modèle d'architecture logicielle pour le développement d'applications interactives: les graphes combinés. En misant sur une description séparant clairement l'interaction et les graphismes dans des formalismes hautement modulaires et en fournissant les mécanismes nécessaires à leur combinaison dynamique, ce modèle permet d'atteindre un niveau de flexibilité et de généricité indispensable à l'intégration de nombreux paradigmes d'interaction dans un environnement unifié. Nous présentons sa réalisation dans la boîte à outils MAGGLITE, qui a non seulement permis la réalisation de SVALABARD, mais qui ouvre aussi de nombreuses perspectives pour le prototypage et la démocratisation d'interactions non-standard.

Organisation de ce mémoire

PREMIÈRE PARTIE - SVALABARD, une table à dessin virtuelle pour le dessin libre. Application à la modélisation 3D
Dans la première partie de ce mémoire, nous cernons le problème global de l'utilisation d'outils informatiques comme support aux activités créatives et nous proposons une solution envisageable dans le cadre précis de la modélisation 3D pour l'architecture.

Dans le chapitre 1 - Conception, créativité et modélisation 3D, nous identifions la place des représentations figuratives (le dessin) dans les démarches créatives, en particulier dans la conception architecturale. Nous y constatons la place actuelle de l'informatique et nous cernons les apports envisageables à ce niveau.

Dans le chapitre 2 - Créativité, modélisation 3D et IHM, nous confrontons les observations du premier chapitre à l'usage des logiciels de CAO actuels, soulevant en particulier les points de leur inadéquation avec les premières phases du projet architectural. Nous dressons alors un état de l'art des solutions déjà proposées.

Dans le chapitre 3 - Du trait à l'interprétation du dessin, nous définissons, à partir d'une étude du trait et des observations des chapitres précédents, des lignes directrices pour la conception d'un véritable outil informatique de modélisation 3D supportant la tâche créative de l'architecte.

Dans le chapitre 4 - Une table à dessin virtuelle: SVALABARD, nous introduisons le système SVALABARD. En évoquant une métaphore de table à dessin virtuelle, cet outil rompt avec les conventions des IHM de modélisation 3D en s'appuyant sur les méthodes de l'utilisateur et en intégrant des techniques d'interaction avancées.

Dans le chapitre 5 - Discussion, nous discutons les apports de nos travaux dans le domaine des interfaces supportant la créativité. En particulier, nous anticipons l'impact que peut avoir un tel système sur ses éventuels utilisateurs et leur démarche créative, avant d'aborder quelques perspectives.

SECONDE PARTIE - MAGGLITE, une boîte à outil post-WIMP avancée
Dans la seconde partie de ce mémoire, nous proposons un nouveau modèle d'architecture logicielle pour la conception d'applications interactives, issu de nos besoins pour la réalisation de SVALABARD.

Dans le chapitre 6 - Une évolution nécessaire, nous cernons les problèmes techniques que soulève la réalisation de SVALABARD. Nous identifions les limites des outils actuels de développement d'interfaces et de gestion des interactions par rapport à nos besoins.

Dans le chapitre 7 - Les graphes combinés, nous proposons un nouveau modèle d'architecture logicielle pour la conception d'applications interactives, flexible et modulaire tant au niveau de l'architecture graphique que de la description de l'interaction.

Dans le chapitre 8 - La boîte à outils MAGGLITE, nous décrivons la boîte à outils MAGGLITE, réalisée à partir de notre modèle. Nous présenterons ses principaux composants et outils, avant de décrire et commenter quelques exemples d'utilisation, en particulier pour la réalisation de SVALABARD.

Dans le chapitre 9 - Positionnement et discussions, nous positionnons notre approche par rapport aux contributions majeures et discutons ses apports ainsi que ses limites. Pour finir, nous développons quelques perspectives d'évolution et d'utilisation de MAGGLITE.

Dans l'annexe A, nous détaillons les méthodes et algorithmes de traitement en temps réél du dessin que nous avons proposés. L'annexe B, apporte des compléments d'information sur l'étude présentée dans le chapitre 3. Dans l'annexe C, nous présentons ICON+, l'extension d'ICON que nous avons réalisée. Enfin, dans l'annexe D, nous détaillons les mécanismes de MAGGLITE et leur application pour l'extension et l'utilisation de la boîte à outils.



Sous-sections
stuf
2005-09-06