Conclusion

Concepteurs, ergonomes et informaticiens s'accordent sur le fait que les systèmes informatiques peuvent apporter de nouvelles voies à la démarche créative. L'accès et la manipulation des connaissances, indispensables à l'exploration et la génération de solutions à un problème, peuvent par exemple être améliorés. Des simulations avancées et des visualisations adaptées peuvent être un atout pour l'évaluation de ces solutions. Bien que de nombreux travaux de recherche proposent régulièrement des avancées significatives dans ces différents domaines, leur utilisation dans une démarche créative reste anecdotique.

Dans le cadre de la conception architecturale, par exemple, les systèmes de CAO n'interviennent que dans une optique de simulation et de support aux phases avancées du projet (vérification et construction), lorsque les principaux concepts en ont déjà été dessinés. Pourtant, les différentes vues qu'ils offrent sur l'objet de la conception ainsi que les outils de simulation qu'ils renferment pourraient être de nouveaux atouts dans les premières phases de la conception, délivrant alors une autre vision, plus globale, du ou des problèmes à résoudre. Mais, dans cette phase de conception créative, là où le concepteur va manipuler des concepts et des idées pour raffiner ses solutions, le logiciel va attendre de lui des données précises, des entités géométriques ou des opérations définies. Considérer de telles données dans ces phases exploratoires de la conception va de fait éliminer de nombreuses possibilités de solution pour le concepteur. Mais, plus qu'une simple mésentente entre lui et la machine, c'est toute la démarche de conception qui est alors faussée et limitée, faute d'un support figuratif et interactif assez souple et effacé pour supporter la création.

C'est pourquoi, avant d'explorer les valeurs ajoutées possibles des systèmes informatiques aux prémices de la démarche créative, nous avons orienté nos travaux vers leur intégration dans cette démarche. Nous sommes conscients que ces deux notions (apports de l'outil et son utilisation) sont intimement liées et nous avons donc tenté de proposer une solution suffisamment ouverte et flexible pour son évolution, mais aussi pour son utilisation.

Intégrer sans dénaturer

De l'état de l'art que nous avons proposé, ressortent alors deux points primordiaux: l'importance et la qualité du dessin dans le processus de conception créative, et son utilisation actuelle dans les systèmes informatiques.

Le dessin, tout d'abord, tient lieu d'outil figuratif privilégié du concepteur. Mais en ce sens, nous rejetons le qualificatif trop communément employé de photographie de la pensée, en particulier dans le domaine de l'informatique. Dans les étapes créatives de la conception, réduire le dessin à une vue externe et précise d'une image mentale à un instant donné revient à le réduire à une simple technique. Or, les travaux menés par des chercheurs tels que Eugene FERGUSSON et Vinod GOËL montrent que le dessin est un prolongement de la pensée et même un compagnon de la conception. Il n'est pas figé, il évolue, il régresse, il suggère à son créateur et établit un dialogue. Dans ce sens, le dessin est beaucoup plus qu'une simple représentation graphique de l'objet en cours de création.

Dès lors, un système informatique tirant parti du dessin pour fournir un support créatif doit être en mesure de supporter ce dialogue, tout en sachant l'interpréter sans le briser. Et c'est là le deuxième constat que nous pouvons faire: il n'existe pas, à notre connaissance, de système informatique de dessin interprété suffisamment libre pour inspirer le même rapport que celui établi entre un concepteur et son carnet de croquis. Bien sur, de nombreuses avancées ont été proposées, les travaux récents que nous avons présentés pour la modélisation 3D sont des étapes importantes, mais ils considèrent toujours le dessin comme une technique, et limitent son emploi à ce dont le système à besoin: tracer les bons traits au bon endroit et de manière continue (au mieux à main levée, au pire de manière guidée). Il nous semble alors qu'une telle utilisation du dessin ne peut pas être aussi stimulante pour la créativité qu'un papier et un crayon si elle ne propose pas au moins des possibilités identiques.

Ainsi, le problème que nous avons abordé dans cette thèse peut être étendu à la question plus vaste des possibilités d'association entre conception créative et informatique: est-il possible de réaliser des outils de dessin suffisamment libres pour supporter la créativité, tout en offrant des valeurs ajoutées au numérique par rapport au papier?

Limites et ambitions

Nos travaux ont d'abord montré la nécessité de restreindre la portée d'un système créatif à un domaine précis, afin d'identifier en amont et de s'adapter en aval aux spécificités et aux habitudes des utilisateurs potentiels. La méthode que nous avons suivi pour cela a consisté en une étude de l'état de l'art du domaine (l'architecture) et de la tâche (le dessin) afin d'établir des lignes directrices mêlant contexte global de la créativité et spécificités de l'architecture.

Façonner l'outil

Nous avons alors été en mesure de proposer une approche globale, basée à la fois sur l'interprétation de dessins à main levée, mais aussi et surtout sur une démarche libre dans un environnement de conception instrumenté. La métaphore de la table à dessin virtuelle naît de l'assemblage de paradigmes d'interaction avancés issus des habitudes des concepteurs (dessins et gestes, feuilles de papier, calques) et de leur association à des périphériques d'entrée exploités comme des instruments. Pour ce qui est du dessin, nous avons essayé de ne pas le considérer comme une simple technique, mais aussi comme un partenaire, en proposant des traitements permettant de relever les contraintes imposées par les approches similaires (détection des phases du dessin et fusion des segments). Nous sommes toutefois conscients des limites actuelles de notre réalisation et de la nécessité de l'évaluer et de l'améliorer. C'est pour cela que nous l'avons conçue comme un système ouvert du point de vue de son évolution, mais aussi de son utilisation. C'est selon nous une première voie possible à une meilleure intégration dans la démarche créative: permettre de façonner l'outil.

Langages d'interaction

Mais nous avons aussi fait la preuve que poursuivre de telles ambitions n'était pas sans peine du point de vue de leur réalisation. À l'heure actuelle, sortir des stéréotypes et des conventions dans les interactions et les interfaces homme-machine nécessite de résoudre ou de contourner des problèmes essentiellement d'ordre technique. C'est pourquoi nous avons essayé d'aborder aussi cette question d'un point de vue global, en proposant un modèle d'architecture logicielle suffisamment flexible et modulaire pour permettre de faire cohabiter et de démocratiser des techniques actuellement marginales, bien qu'efficaces.

Certes, ce modèle nécessite encore d'être amélioré, contesté et éprouvé avant de dévoiler si il peut être une solution unifiée aux nombreux problèmes que pose la conception d'interactions et d'interfaces. Quoiqu'il en soit, nous sommes persuadé que les outils et paradigmes qu'il supporte (programmation visuelle et techniques d'interaction avancées) sont l'une des clés d'un meilleur dialogue avec nos ordinateurs. Ou plutôt devrait-on dire de la construction d'un meilleur dialogue. Car si la recherche en IHM a jusqu'à présent proposé un large dictionnaire de mots (techniques d'interaction), de règles de conjugaison (règles d'utilisabilité) et de style (modèles d'interaction), il nous semble maintenant nécessaire de pouvoir les utiliser, les expérimenter, les faire évoluer, pour construire de nouveaux langages d'interaction aussi divers et variés que les utilisateurs censés les pratiquer.

Et si finalement la réponse à la question du rapport entre conception créative et informatique tenait en partie dans la créativité même que permettent les outils de conception d'interfaces? Explorer, proposer des solutions, les évaluer et remettre en question les conventions et les acquis sont les termes que nous avons utilisés pour définir les activités de la créativité. Ce sont ces activités que doivent aussi permettre les futurs outils pour la conception d'applications, afin que les limites de ces applications ne soient pas celles de leurs programmeurs ou des concepteurs de leurs interfaces, mais celles définies par leurs utilisateurs.

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«A display connected to a digital computer gives us a chance to gain familiarity with concepts not realizable in the physical world. It is a looking glass into a mathematical wonderland.» Ivan E. Sutherland, [Sutherland1965].



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2005-09-06