1.  

2.  

3.  

4.  

Apprendre en construisant des hypertextes ? – Christian Euriat – Université Nancy 2 - 2002

5. Étude de terrain

 

5.1. Collège Alfred Mézières

5.1.3. Analyse des travaux des élèves

Johann

(deux observations, le stalinisme et l’Allemagne nazie, trois productions et un entretien)

 

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Observation de Johann lors de la séance sur le stalinisme.

Examen de la production de Johann sur le stalinisme.

Observation  de Johann lors de la séance sur l’Allemagne nazie.

Examen des productions de Johann sur l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie 

 

Observation de Johann lors de la séance sur le stalinisme

Lors de la séance sur le stalinisme, Johann travaille sur la première série de diapositives, l’aspect économique de la période étudiée. Il passera en tout une quarantaine de minutes sur sa tâche, réparties à peu près également entre la première partie, les définitions, et la deuxième partie, les documents.

Au début, il demande au professeur, à ses voisins et à moi-même, une foule de renseignements techniques sur la manipulation du logiciel, sur les noms des fichiers où sont les documents, sur la marque et la puissance de l’ordinateur. Cela prend plusieurs minutes, jusqu’à ce que le professeur l’encourage à passer à l’acte. Il s’essaye alors à mettre des passages du texte des cadres en gras et éprouve beaucoup de difficultés à le faire, ayant apparemment surtout du mal à procéder à une sélection par déplacement du pointeur de la souris. Au bout de quelques minutes et après avoir demandé une nouvelle fois la consigne au professeur, il doit s’estimer prêt et procède à la mise en place des liens de définition sur toutes les diapositives dans l’ordre où elles se présentent. Il ne se réfère jamais au texte imprimé et va au bout de cette partie de la tâche.

Pour les documents, il semble en grande difficulté. Il les parcourt en désordre, revient sur les diapositives sans que l’on puisse percevoir l’organisation de sa démarche. Il placera seulement deux documents dans deux diapositives, la troisième et la quatrième. Finalement, il déclare « se faire chier », que « c’est toujours pareil » et que « l’ordinateur, c’est pas son truc, sauf Internet, parce que, ça c’est bien, parce qu’on va où on veut, comme on veut. ». Questionné à ce sujet par l’un de ses voisins, il reconnaît cependant n’avoir jamais pratiqué Internet, ce qui n’était guère surprenant en octobre 1996. Il quittera de lui-même l’ordinateur sans avoir terminé son travail. La qualité scolaire de la production que nous allons étudier maintenant sera plutôt médiocre, signe ou conséquence de ses difficultés et de son découragement ?

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Examen de la production de Johann sur le stalinisme

 

Diapositive 2

Figure 70

Cette première diapositive n’a pas été traitée comme attendu par le professeur. Certes, la définition du Komintern pointe bien vers « Komintern ou IIIe Internationale » qui a été mis en gras. En revanche, il n’y a pas de document inséré alors que la présence d’un cadre de légende le demandait. Johann utilise le cadre de légende pour y écrire une sorte de « définition », ici « l’URSS », qu’il fait correspondre par une flèche avec les mots « son pays ». En soi, ce n’est absolument pas absurde, bien sûr, mais cela ne respecte pas du tout les consignes. Johann ne les aurait-il pas comprises, ou les aurait-il mal écoutées ? On se souvient qu’il a passé beaucoup de temps au début à tergiverser à propos du fonctionnement du logiciel.

 

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Diapositive 3

Figure 71

Peu de choses à dire sur cette diapositive qui est probablement la moins problématique de toutes. Johann effectue la substitution qui lui permet de relier « N.E.P. » à « Nouvelle économie politique […] ».

 

 

 

 

 

 

 

 

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Diapositive 4

Figure 72

En ce qui concerne les définitions, cette diapositive est conforme aux attentes. Les deux cadres sont convenablement reliés aux expressions correspondantes. Il est à noter que l’élève ne s’est pas contenté ici de mettre les expressions voulues en gras, mais qu’il en a aussi augmenté nettement la taille. Or, cette fonctionnalité n’est pas directement accessible. Elle suppose, après sélection du passage à modifier, de dérouler un menu, d’y choisir la rubrique adéquate et de sélectionner les valeurs voulues dans une boîte de dialogue, opérations certes faciles à enchaîner pour qui est familier des traitements de texte par exemple, mais qui ne peuvent se faire accidentellement par un simple « clic » sur un bouton. Johann, qui fait montre ici d’une compétence certaine, y aura nécessairement passé, et perdu, un certain temps. Il n’est pas à exclure qu’il s’agisse là d’une stratégie d’évitement devant la tâche réelle. Un tel phénomène est souvent rapporté par des enseignants qui l’ont observé sur leurs élèves, si ce n’est sur eux-mêmes.

Cette diapositive ne prévoit pas l’insertion d’un document. Or le travail de Johann en comporte un, le document 11, le défilé militaire dans les années 1980, c’est-à-dire le document intrus. Il n’y a, et pour cause, ni légende ni flèche susceptibles de nous renseigner sur les raisons de la présence ici de cette image. Elle semble témoigner d’une mauvaise compréhension des consignes et d’un certain désarroi dans l’exécution de cette partie de la tâche, ce qui concorde avec les observations sur place. L’élève a bien compris qu’il fallait insérer des documents, d’une manière générale, dira-t-on, et il prend soin de le faire ici. Mais il n’a pas aperçu que seuls les cadres vides appelaient un document et que leur absence dispensait d’en insérer. Il s’est approprié globalement la consigne et du même coup le sens général de l’exercice, mais il ne va pas jusqu’à tenir compte des détails de la consigne pourtant indispensables à une bonne exécution de la tâche effectivement prescrite.

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Diapositive 5

Figure  73

Un petit rectangle coloré tout à fait à gauche du cadre de résumé trahit une maladresse de manipulation du logiciel. Sur les deux définitions, l’une est correctement traitée, l’autre pas. La définition « mineur qui aurait abattu […]. » pointe bien précisément sur « Stakhanov ». On ne peut pas en dire autant de l’autre, « industrie transformant le minerai de fer en fonte puis en acier » que Johann a associée avec « l’industrie lourde ». Cela pourrait passer pour une simple imprécision si le mot « sidérurgie » ne se trouvait pas accompagné des mots « chimie » et « machines » dans la parenthèse qui suit, indiquant bien ainsi que la sidérurgie est une partie de l’industrie lourde. L’hypothèse d’une erreur technique doit être écartée, puisque l’enrichissement des caractères et la position de la flèche concordent. Qu’en penser ? Johann ignore-t-il le sens du mot « sidérurgie » ? A-t-il lu très vite le texte et manqué la parenthèse, se contentant alors d’une correspondance terme à terme entre les deux occurrences du mot « industrie » sans se préoccuper des déterminations qui le suivent ? Ce qui est intéressant, c’est que la précipitation vers une solution facile et rapide utilisant une correspondance terme à terme la plus simple possible semble empêcher l’accès aux opérations d’inclusion, d’un niveau cognitif un peu plus élevé, indispensables au bon emboîtement des concepts de sidérurgie et d’industrie lourde.

Johann procède à l’insertion d’un document alors qu’il n’y a pas de cadre de légende pour l’y inviter. On peut y voir un nouveau témoignage d’une méconnaissance des consignes, ou à tout le moins des règles d’exécution précises qu’elles définissent. Quant au choix de l’image, le document 5 montrant des kolkhoziennes au travail, scène agricole s’il en est, pour illustrer « l’industrialisation à outrance », il est pour le moins surprenant. L’ajout d’un cadre de légende, « paysans au travail », démontre pourtant qu’il n’y a pas eu d’erreur d’interprétation de l’image. Il s’agit peut-être d’un problème de classification. L’ensemble de la tâche porte sur l’économie soviétique et du même coup sur le travail et la production. Cette photographie peut être rangée, grossièrement certes, mais à bon droit, dans une classe des images montrant le travail et la production. Ce que l’élève néglige, c’est la distinction entre la production industrielle et la production agricole, pourtant clairement établie par les titres des diapositives. Or cette distinction est essentielle pour la compréhension des évolutions de l’économie soviétique au cours de la période étudiée. La mauvaise prise en compte de la consigne (trop compliquée peut-être pour cet élève ?) porte ici un préjudice certain à la qualité de l’apprentissage.

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Diapositive 6

Figure  74

Cette diapositive n’a pas été traitée.

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Diapositive 7

Figure 75

Traitée partiellement, cette diapositive appelle des commentaires voisins de ceux de la diapositive 5. La correspondance entre la définition « fermes agricoles d’état où les paysans sont des salariés » et le mot « Sovkhozes » est bien réalisée. En revanche, « coopératives agricoles villageoises » ne vise pas « Kolkhozes » comme il le devrait mais « Ces grandes fermes mécanisées ». On ne peut pas dire que ce lien soit absurde. Il existe bien un rapport de signification entre les deux expressions. Les coopératives agricoles sont bien des grandes fermes mécanisées. Mais toutes les grandes fermes mécanisées ne sont pas des coopératives, à seule preuve que les Sovkhozes n’en sont pas, alors qu’ils sont des grandes fermes mécanisées. Nous sommes face à un problème d’inversion des inclusions tout à fait préjudiciable à une construction réussie des concepts. Dans l’analyse a priori, nous avions retenu que ces appariements relevaient d’opérations de substitution. Il n’y a aucune raison de remettre cela en cause. Mais il faut certainement ajouter que la réalisation correcte de ces substitutions suppose de la part de l’élève une opération préalable, ou peut-être même simultanée, de classification inclusive de niveau concret qui n’a pas été menée convenablement ici, ce qui pourrait expliquer la confusion entre les deux niveaux de concepts. Cette diapositive prévoyait par ailleurs l’insertion d’un document, Johann n’en a pas mis, laissant en blanc le cadre de légende correspondant.

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Diapositive 8

Figure 76

Cette diapositive contient un cadre de définition et un cadre de légende. Johann transforme le cadre de légende en cadre de  définition en y écrivant une définition à sa propre initiative. La première définition « paysans riches » est convenablement associée à « koulaks ». Ce genre de substitution ne semble pas poser de problème dans la mesure où elle couvre une relation logique symétrique et univoque entre les deux termes. Tous les koulaks sont des paysans riches et tous les paysans riches sont des koulaks, du moins dans l’univers concerné, la Russie de l’époque étudiée. Dans le cadre de légende qu’il transforme en cadre de définition, Johann écrit « paysans pauvres qui ne possèdent pratiquement pas de terre ou très peu de terre » et il l’associe au mot « kolkhozien ». Il faut bien admettre que cette formule contient sa part de vérité. Comme on le sait, les kolkhoziens ne sont pas individuellement propriétaires des terres qu’ils cultivent, et ils ne possèdent en propre que l’usufruit d’un petit lopin, et encore, pas toujours. Les élèves ont pu lire dans un manuel ou peut-être entendre de leur professeur que les revenus des kolkhoziens représentent 28% du revenu moyen en URSS en 1928 et 18% en 1940. Sans juger sur le fond, il faut reconnaître qu’il n’est pas illégitime de la part d’un élève de qualifier les kolkhoziens de « pauvres ». S’il y a un problème, ce n’est donc pas là qu’il se situe, mais plutôt dans le fait que cette pauvreté ne soit pas un attribut essentiel du concept de kolkhozien. Il en va de même pour  la non-propriété des terres qui n’est pas non plus un attribut du concept si l’on omet de préciser que l’on parle de propriété individuelle, sans rien dire du caractère collectif de la propriété du kolkhoze par les kolkhoziens, comme le fait ici Johann. Au bout du compte, la formule placée dans le cadre n’est pas une définition, puisqu’elle manque l’essentiel au profit de l’accidentel, à moins de décider à l’inverse que le sort économique au quotidien des kolkhoziens est essentiel alors que leur statut juridique n’est qu’accidentel. On pressent que les enjeux cachés derrière ce simple appariement entre une formule et un mot sur une diapositive sont peut-être plus considérables qu’il n’y paraît au premier regard, d’abord sur le plan cognitif en ce qui concerne la capacité des élèves à déterminer les critères d’appartenance à une classe ou les attributs essentiels d’un concept, ensuite sur le plan de l’apprentissage des contenus disciplinaires eux-mêmes.

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Observation  de Johann lors de la séance sur l’Allemagne nazie

Johann a travaillé également sur l’Italie fasciste et sur l’Allemagne nazie, mais je ne l’ai observé que lors de la séance portant sur l’Allemagne nazie. Il avait également fait l’exercice sur le stalinisme, ce qui lui confère une bonne expérience de la manipulation de l’outil informatique et apparemment aussi une certaine maîtrise de la tâche a accomplir. Il est manifestement plus à l’aise dans l’exercice que lors de la première expérience avec le stalinisme. Les appréciations favorables qu’il portera sur l’intérêt de l’exercice au cours de l’entretien tempèrent les réactions négatives qui avaient été les siennes à la fin de la séance sur le stalinisme :

Ben, c’est bien quoi, ça force à réfléchir un peu, ça travaille la logique, parce que ça travaille l’œil, parce qu’on n’a pas l’habitude de travailler comme ça… ça change quoi… C’est bien comme système.

[…]

Et puis ça change… ça change le moyen, ça donne envie de faire quelque chose.

 

Johann ne manque pas d’une certaine finesse dans son approche de la situation pédagogique. Il souligne l’intérêt du changement en tant que tel, ce qui n’est certes pas original, mais il évoque aussi un « travail de l’œil » en relation avec un « travail de la logique », ce qui l’est davantage. Il aborde la question de la motivation en laissant entendre qu’un exercice non noté libère de l’obligation d’apprendre, au sens scolaire où l’on apprend ses leçons, et en faisant remarquer qu’un travail demandé en classe a plus de chances d’être effectivement réalisé que s’il doit être fait à la maison. Peut-être exprime-t-il ainsi un besoin d’être guidé et encadré dans son activité ?

Il vient à bout de l’exercice en moins de dix minutes. Après avoir éliminé d’emblée le document Doc 4, la voiture, « qui n’a rien à voir avec le texte », il relie la photographie des soldats, Doc 3, à « politique d’armement » sans faire de commentaires. Enfin, il associe Doc 2, les ouvriers, à « grands travaux », aux motifs déclarés « qu’ils ont des pelles, donc il vont travailler », et « qu’ils sont nombreux, donc c’est des grands travaux ». Il ne procède à aucune vérification ni à aucun recoupement. Il a placé les flèches, mis les expressions en gras et rempli les cadres de légende directement en cours d’exercice.

Comme nous l’avions envisagé lors de l’analyse a priori, il passe à côté du raisonnement bien trop complexe qui aurait dû lui faire sélectionner Doc 4 et procède à une correspondance terme à terme entre « armement » et l’image de soldats en armes ainsi qu’à une mise en relation de cause à effet entre la décision d’une politique de grands travaux et le départ de nombreux ouvriers vers un chantier. Si cette démarche économique lui permet de réussir dans ce dernier appariement, elle l’induit en erreur pour le premier.

Il se déclare spontanément très heureux qu’on lui demande ce travail, expliquant que « c’est bien, parce qu’il faut écrire » et qu’il retient mieux en écrivant. Il se félicite aussi de ce « qu’il y a une recherche […] et un travail dessus » (sur les documents).

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Examen des productions de Johann sur l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie

Sur l’Italie fasciste, Johann choisit la diapositive parlant des réalisations religieuses, c’est-à-dire essentiellement du concordat de 1929 entre l’État fasciste et la papauté, connu sous le nom d’accords du Latran. Lors de l’analyse a priori de la tâche, nous avions noté l’extrême facilité avec laquelle on peut éliminer le document intrus, une carte de l’Italie légendée « Les révoltes paysannes » (Doc 7). Lors de l’entretien, Johann tendra à confondre les deux séances et il sera surtout question de celle concernant le nazisme :

Y avait euh… j’sais qu’il y avait une voiture avec une pièce de monnaie au fond, puis deux soldats, puis y en avait une autre… ah oui, la reconnaissance du pape sur le Vatican.

Y avait aussi ça ?

 

Figure 77

Toutefois, en ce qui concerne sa production sur l’Italie fasciste, Johann ne nous décevra pas et retiendra les deux documents attendus par le professeur. Nous avions aussi remarqué, a contrario de la facilité de l’élimination de la diapositive intruse, la difficulté d’interprétation des documents et surtout une certaine indétermination dans l’établissement des liens avec les passages du résumé. Johann place Doc 8, la couverture de revue satirique, en correspondance avec l’expression « reconnaissance de la souveraineté sur le Vatican » et il écrit « reconnaissance du pape » dans le cadre de légende. En cela, il réalise ce qui est attendu, et qui relève d’une substitution à partir du moment où il a décodé convenablement les différents indices présents sur le document iconographique, comme nous l’avons vu dans l’analyse a priori.

L’autre choix de lien entre Doc 10 et l’expression « catholicisme proclamé religion d’État » est plus contestable. Sans être à proprement parler faux, cet appariement dénote un double niveau d’inexactitude. Le premier est de l’ordre de l’interprétation du document. La photographie montre à l’évidence une signature, pas une proclamation, même si l’on sait que la proclamation en question est contenue dans le texte du traité faisant l’objet de la signature. Or Johann écrit « proclamation » dans le cadre de légende. Le deuxième niveau d’inexactitude est une conséquence du premier. A partir du moment où l’élève ne saisit pas le caractère englobant de la signature, il ne peut pas penser que le document veut signifier à lui tout seul l’ensemble des accords et qu’il convient donc de le lier à l’expression « Les accords de Latran », qui commande en fait l’ensemble du texte. Il confond alors la partie avec le tout, ce qui relève d’une difficulté liée à la fois à la classification et à l’inclusion. Mais cela ne signifie pas qu’il ne maîtrise pas ces opérations, puisque l’origine de l’erreur se trouve en amont de leur mise en œuvre, au moment de l’interprétation des documents.

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Figure 78

En ce qui concerne l’exercice sur l’Allemagne nazie, Johann rend un travail presque identique à celui de son camarade Hervé. On ne peut pas ne pas se poser la question de l’indépendance des deux productions entre elles. Apparemment, en fonction de mes observations, les deux élèves n’ont pas travaillé toujours en même temps mais il y a eu un chevauchement d’une durée indéterminée. Ici non plus, rien ne vient garantir que le deuxième n’a pas regardé le travail du premier avant de commencer le sien. Lors de l’entretien, Johann n’éprouve aucune gêne à évoquer les échanges avec son voisin, échanges que, rappelons-le, le professeur n’avait nullement interdits :

 

 

Tu travaillais beaucoup avec ton voisin ?

Ben, si j’avais un problème il m’aidait, si il en avait un je lui montrais aussi.

 

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En tout état de cause, les remarques faites sur le travail d’Hervé sont transposables sur celui de Johann. La différence entre les deux productions tient aux contenus des cadres de légende. Johann ne s’y place pas comme Hervé en observateur décalé, mais inscrit des mentions directes de ce qu’il entend signifier : « les grands travaux » et « l’armée se prépare ». Pour ce dernier cadre, on se souvient de la rapidité d’exécution qui fut la sienne, telle qu’il ne semble pas être entré dans des considérations sur la nationalité des soldats et leur appartenance à des organisations militaires particulières comme la L.V.F.. Pour lui, ce seraient simplement des soldats en armes, emblématiques d’une politique de préparation à la guerre :

Ben, je sais que le document 3 avec les deux soldats, j’l’ai pris pour une politique d’armement dans le but de préparer la guerre.

 

Le lien qu’il établit ainsi ne ferait aucun doute pour lui, surtout après avoir déclaré, comme on le sait, que le document qu’il aurait fallu retenir « n’a rien à voir avec le sujet ». Or, ses déclarations lors de l’entretien viennent contredire cette apparence. Il aurait bien eu quelques doutes.

Mais je trouvais bizarre parce qu’il avait un écusson français sur le côté.

Oui, et alors ?

Ben, c’est des soldats allemands.

C’est des soldats allemands, tu veux dire, euh…

Parce que là, c’que là, c’est les allemands qui préparent une politique d’armement dans le but de préparer la guerre, pis, y a un écusson français alors…

Oui, et alors ça t’a posé problème ?

Ben oui.

Et finalement, alors, comment est-ce que tu as pris tes… tes… tes décisions ?

Ben j’ai pris, euh…

Est-ce que tu te souviens de ça ?

Oui, j’me suis dit : c’est qu’il a pas de diapos de soldats allemands.

 

« c’est qu’il a pas de diapos de soldats allemands. » Cette réplique mérite un petit commentaire. On peut l’interpréter comme le signe d’une prise de distance de l’élève par rapport à la situation immédiate de l’exercice scolaire en classe. On observe souvent des attitudes très différentes chez les élèves, telles que ceux-ci se sentent prisonniers de la contrainte de production d’une réponse au point de ne jamais remettre en cause les données de l’exercice ou le bien fondé d’une question, quitte à fournir une réponse absurde ou complètement hasardeuse. Ce phénomène bien connu a été décrit et popularisé dans les milieux de l’enseignement par Stella Baruk comme le syndrome de « l’âge du capitaine » [BARUK 85]. Ici, semble-t-il, c’est très différent. Alors qu’il pourrait se sentir dans une situation difficile pour lui, Johann renvoie sur le professeur la responsabilité de la difficulté, mais en toute indulgence, si je puis dire : le professeur n’aurait-il pas eu les bons documents ? Ce n’est pas bien grave, on ne lui en tiendra pas rigueur, et on fera comme si… En un sens, cette réaction s’apparente encore au syndrome de l’âge du capitaine, puisque l’exercice est réalisé en dépit de la perception d’une contradiction dans les données. Mais elle s’en éloigne nettement à partir du moment où l’élève se dégage de la difficulté en adoptant un point de vue surplombant l’ensemble de la situation, allant jusqu’à intégrer dans sa vision les problèmes qu’un professeur peut rencontrer en préparant ses cours. Il faut noter que cette forme de métacognition, si toutefois c’en est une, conduira ici l’élève à se tromper. D’autre part, il conviendrait peut-être de s’interroger sur l’éventuel rôle favorisant de l’ordinateur qui tendrait à faire du professeur un utilisateur faillible comme les autres, soumis aux contraintes de numérisation des images et aux arcanes de la manipulation des formats de fichiers, au point qu’un élève en arrive à trouver normal qu’on lui fournisse des documents inadaptés pour un exercice en classe.

En ce qui concerne la diapositive montrant les ouvriers se rendant sur un chantier de grands travaux, l’association opérée par Johann est aussi très directe :

Ben oui, les gens y partent avec des pioches des pelles des… trucs, alors je pense qu’ils vont travailler.

 

En s’y prenant ainsi, Johann est persuadé d’avoir rempli son contrat en associant bien les diapositives attendues avec les textes convenables. La démarche à entreprendre afin de réaliser l’élimination de la diapositive des soldats et surtout peut-être l’appariement entre le paragraphe sur le niveau de vie des ouvriers et l’affiche demandent un investissement cognitif trop grand par rapport à celui qui suffit pour obtenir un résultat apparemment satisfaisant. Une fois encore, c’est le principe d’économie cognitive qui aura prévalu. Ce dont il se souvient lors de l’entretien va dans ce sens :

Et tu l’élimines d’emblée parce que tu penses que… que quoi ?

Ben, que il y a de la place que pour les deux là… j’sais pas, c’est deux qui me sautaient aux yeux, c’est les deux premiers, l’armement, j’voyais ça avec des armes et puis politique de grands travaux, des gens qui vont travailler.

 

…Et plus loin :

Attends, tu permets que je revienne un peu quand tu dis, mais bon, tu parles du texte tu dis « les niveaux de vie diminuent » et alors ça te paraît …

Ben quelqu’un qui a pas un salaire énorme, y va pas acheter une voiture, voilà, ben, j’sais pas, j’voyais comme ça… j’ai essayé de traduire au-dessus… on arrive plus trop à lire.

[…]

J’avais compris un peu, oui, mais quand j’ai vu ça euh… j’ai vu le chômage disparaît, c’est bien, y a des emplois et tout, mais les salaires ils stagnent, le niveau de vie diminue.

Oui.

Alors euh… pour quelqu’un qui a pas un salaire haut, je pense pas qu’il achète une voiture neuve même en économisant cinq mois, euh, cinq mark par…euh…

[…]

Moi,c’était logique.

logique… logique, ça veut dire que ça va de soi, ça veut dire quoi ?

Mmh, ça veut dire que ça pouvait pas aller avec autre chose, quoi, c’était pour aller avec ça.

Ah oui… mais finalement de la même manière que tout à l’heure pour les autres, euh…ça te paraissait aussi logique ?

Ouais.

logique que…

Que, que ces images, elles aillent… que ça aille avec les mots clés, quoi.

[…]

Oui, donc la logique c’est quoi ?

Ben… euh, j’étais presque sûr que c’était ça quoi, qui allait avec… Ben, ça semble simple, ça, c’est comme si on mettait une photo de… quelque chose qui paraisse évident qui allait avec une phrase puis, c’est tellement [ ?], quoi j’ai pas cherché plus loin.

 

Johann met en œuvre plusieurs implications. La partie centrale de son raisonnement, qu’il rappelle deux fois, tient à la relation entre la faiblesse d’un salaire et la probabilité d’acheter une voiture, soit le passage en négatif de celle qui relie le salaire au pouvoir d’achat, mais sur un exemple concret et surtout extrêmement familier. L’investissement cognitif auquel Johann consent à ce moment reste simplement du niveau concret, en dépit de la formulation négative d’une des prémisses. Qu’il ait eu besoin de manipuler mentalement un concept comme celui de niveau de vie peut tirer l’exigence cognitive vers le niveau fin concret, mais pas au-delà. Il ne se hasarde absolument pas sur le terrain complexe de niveau formel attendu par le professeur et que nous avons décrit lors de l’analyse cognitive a priori de cet exercice.

Pour Johann, ce qu’il appelle la logique se ramène au sentiment de l’évidence et de la simplicité. Conscient de ne pas disposer des résultats scientifiques attestés qui viendraient étayer mon propos, je prendrai tout de même le risque d’écrire qu’il exprime là une conception de la logique particulièrement répandue dans la population, conception qui participe peut-être d’une dénaturation lointaine de la première règle de la méthode cartésienne, souvent mal comprise, comme les notions parentes de bon sens et de lumière naturelle chères au XVIIème siècle. Ce qui pose problème, évidemment, si je puis dire, ce sont les conséquences pédagogiques de cette confusion dans la mesure où il pourrait s’avérer que la nature même de l’exercice proposé vient l’encourager.

 

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Suite : Loïc

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