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Apprendre en construisant des hypertextes ? – Christian Euriat – Université Nancy 2 - 2002

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4.  

5.  

6.  Discussion des résultats

 

 

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6.1.      La relation à l’outil

6.1.3.       Statut minoritaire ou majoritaire de l’outil

6.1.4.       Transparence opérative.

6.2.      La difficulté cognitive des opérations intellectuelles.

6.2.3.       Un décalage vers le bas du niveau cognitif des opérations.

6.2.4.       La facilité cognitive.

6.3.      La construction des concepts.

6.3.3.       Conception, jugement et raisonnement

La lecture des images.

Le statut des documents.

6.3.4.       Organisation.

6.3.5.       Attribution et catégorisation.

Les documents « intrus ».

Le classicisme des structures.

La sous-exploitation des possibilités de l’hypertexte.

Inclusions, mécanique et combinatoire.

6.4.      En conclusion, les attitudes et la motivation.

 

 

Nous allons à présent reprendre les différents apports de l’étude de terrain et les discuter. Nous aborderons d’abord la question de la relation à l’outil. Nous reprendrons ensuite nos observations sur la difficulté cognitive des exercices proposés en vue de les synthétiser. Puis nous reviendrons assez longuement sur la question centrale de la construction des concepts avant d’en terminer par quelques mots sur l’attitude et la motivation des élèves.

6.1. La relation à l’outil

6.1.1. Statut minoritaire ou majoritaire de l’outil

Si l’on se réfère à la distinction de Simondon que nous avons signalée plus haut entre un « statut de majorité » et un « statut de minorité » de l’objet technique, on est conduit à un bilan assez nuancé. Rappelons que dans le statut de minorité, l’objet technique « fait partie de l’entourage au milieu duquel l’individu humain grandit et se forme » [SIMONDON 58, p.85]. S’il est indiscutable que les élèves du collège de Jarny n’en sont pas à leur première utilisation d’un ordinateur, il n’en est pas moins vrai qu’ils n’ont pas été élevés dans un environnement informatisé depuis leur petite enfance. La même observation vaut pour les élèves de Nancy et pour ceux d’Epinal, tout simplement en raison de leur âge au moment de notre étude.

On ne peut donc pas considérer que l’objet technique, ici l’ordinateur et son logiciel d’hypertexte, ait pour les élèves que nous avons vus un statut de minorité au sens de Simondon. Il n’a pas non plus un statut de majorité, sauf pour ceux d’Epinal, qui, en tant qu’élèves de l’Option informatique, en ont une approche rationnelle et « adulte ».

Une conséquence peut en être que les élèves de Jarny et de Nancy n’étant pas familiers de l’objet, l’utilisation de celui-ci peut requérir de leur part un investissement cognitif suffisamment important pour les perturber dans l’exécution de la tâche et nuire aux processus d’apprentissage attendus. L’observation des élèves de Jarny et de Nancy et l’examen attentif de leurs productions nous ont bien permis de constater un phénomène de ce type, avec toutefois d’importantes variations individuelles.

Il apparaît ainsi que notre utilisation de la distinction de Simondon doit être réinterrogée, puisque nous sommes amenés à dire que pour les élèves de Jarny et de Nancy, l’objet technique en cause n’a ni le statut de minorité, ni celui de majorité. En fait, la distinction de Simondon s’applique à des situations dans lesquelles les sujets ont une connaissance suffisante de l’objet technique, que cette connaissance provienne d’une accoutumance depuis l’enfance, ou d’une étude réfléchie et postérieure.

Elle s’applique apparemment beaucoup moins bien à des situations intermédiaires. Elle a néanmoins le mérite d’aider à poser le problème, certes connexe à notre étude, de la logique de formation que l’on souhaite mettre en œuvre à l’intention des élèves dans le domaine de l’utilisation des ordinateurs, une tension se constituant entre une option volontariste qui viserait à une connaissance de statut majoritaire et une option spontanéiste qui jouerait le jeu de l’intériorisation progressive sur un mode minoritaire.

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6.1.2. Transparence opérative

L’approche par la notion de transparence opérative proposée par Rabardel que nous avons évoquée plus haut conduit à des conclusions du même ordre que la précédente. Rappelons que la transparence opérative selon Rabardel « exprime la variabilité des besoins en information du sujet en fonction de la variabilité des situations d’action » [RABARDEL 95, p.189].

L’observation des élèves de Jarny et de Nancy, ainsi que l’examen de leurs productions nous ont montré l’importance des difficultés que plusieurs d’entre eux ont rencontrées avec la compréhension des fonctionnalités du logiciel, qui était, souvenons-nous, le même dans les deux endroits. Il est à noter que les collégiens tirent mieux leur épingle du jeu dans l’ensemble que les lycéens. Les premiers sont tous volontaires pour les exercices et déclarent au cours des entretiens avoir une relation favorable aux outils informatiques, sauf l’une d’entre eux, qui est justement celle qui aura les plus graves ennuis avec le logiciel en perdant son travail à la suite d’une erreur de manipulation des fichiers. Les seconds ne sont pas volontaires, puisque le travail est imposé à la classe entière et les déclarations d’hostilité ou d’indifférence à l’informatique ne sont pas rares dans leurs réponses au questionnaire. Le fait de travailler en binôme a pu atténuer les effets négatifs des difficultés de certains ou certaines dans la qualité des productions. On a observé en effet une forme de répartition des tâches qui a pu dispenser presque totalement tel ou tel élève d’avoir à se confronter à la manipulation de l’outil. D’une manière générale, la transparence opérative de l’outil apparaît somme toute assez faible chez une partie importante des élèves. On pourra bien sûr y voir la conséquence d’une insuffisance de l’ergonomie du logiciel, mais il ne serait certainement pas raisonnable de ne pas tenir compte de la qualité du regard de l’élève lui-même sur l’outil et sur sa relation à la machine.

Bien sûr, les élèves de l’Option informatique du lycée Lapicque ont un autre rapport à l’ordinateur. Par définition, si l’on peut dire, ils sont volontaires pour l’activité et ont une perception positive de l’outil. Sans doute faudrait-il même ajouter que l’ordinateur et son utilisation ne sont pas perçus par eux comme des outils, puisqu’ils sont en fait l’objet principal de l’apprentissage. La question de la transparence opérative doit être transposée vers celle de leur capacité à apprendre la logique et la syntaxe du codage HTML dans lequel ils composent leurs hypertextes. La mauvaise qualité de quelques productions dont les liens hypertextes ne fonctionnent pas correctement témoigne des difficultés rencontrées par certains élèves, en dépit de leur statut de volontaires.

D’une manière générale, il apparaît assez clairement que la manipulation des logiciels aura été un obstacle important pour quelques élèves seulement à Epinal mais pour une grande partie de ceux de Nancy, et simplement une gêne pour ceux de Jarny auxquels le professeur avait fourni un cadre et des fichiers tout préparés. Une part non négligeable des capacités cognitives et tout simplement du temps sont mobilisés pour gérer au mieux la manipulation de l’outil et deviennent indisponibles pour une exécution de la tâche efficace en termes d’apprentissage.

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6.2. La difficulté cognitive des opérations intellectuelles

Rappelons que nous avons systématiquement évalué le niveau de difficulté cognitive des tâches demandées aux élèves du collège Alfred Mézières, en procédant à un examen exercice par exercice. Nous avons constaté des différences marquées de difficulté cognitive d’un exercice à l’autre, malgré leur apparente similitude. Pour les tâches des élèves des lycées Poincaré et Lapicque, nous avons préféré apprécier la difficulté globalement, puisque le même exercice y était demandé à tous les élèves, même si ces derniers avaient la possibilité de s’engager dans des projets personnels relativement variés et potentiellement plus complexes les uns que les autres.

Je prendrai encore la précaution de préciser qu’il ne sera pas question ici d’un niveau cognitif global de chaque élève, mais de la difficulté cognitive de chaque opération requise pour aborder un exercice avec des chances raisonnables de réussite, compte non tenu des autres conditions de celle-ci. La notion de niveau cognitif global d’un élève est en effet très contestable, tant il est vrai que des élèves peuvent maîtriser une opération dans un niveau et rencontrer des difficultés importantes dans une autre du même niveau. A ce sujet, Pierre Higelé constate qu’« un niveau cognitif global n’a pas grand sens » et recommande de parler plutôt de « profil cognitif, notion nettement mieux adaptée à l’hétérogénéité des sujets. » [HIGELE 97, p.29]. Il semble en revanche intéressant de se donner les moyens d’apprécier l’exigence cognitive d’une tâche définie dans un contexte donné, et peut-être davantage encore d’estimer le décalage qui peut apparaître entre l’appréciation a priori et les constats réalisés sur le  travail effectif des élèves.

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6.2.1. Un décalage vers le bas du niveau cognitif des opérations

On le sait, dans le cadre de la théorie opératoire que nous avons choisie comme référence théorique principale, les opérations intellectuelles peuvent se ranger sur une échelle de difficulté qui va croissant d’un niveau sensori-moteur à un niveau formel, en passant par les niveaux pré-opératoire et opératoire concret. Le premier niveau, sensori-moteur, n’est en principe pas à prendre en compte ici.

L’analyse a priori à laquelle nous avons procédé d’une manière très détaillée pour les tâches demandées aux élèves du collège de Jarny portait sur l’établissement d’une cinquantaine de liens hypertextes réductibles à des appariements entre des textes et des images, ou entre des textes et des textes. Je parle d’une cinquantaine d’appariements sans plus de précision car leur décompte exact se heurte à quelques obstacles. Certains d’entre eux peuvent se dédoubler, ou au contraire se réduire à un seul à partir de deux. Chaque appariement a donc fait l’objet d’une appréciation du niveau de difficulté cognitive requis pour sa réussite dans l’esprit des objectifs d’enseignement du professeur.

Cette dernière précision mérite un commentaire. Un exercice scolaire peut être réussi en apparence par un élève au sens où la production rendue est conforme à celle qui était attendue par l’enseignant. Cela n’implique pas, et il s’en faut parfois de beaucoup, que les objectifs d’apprentissage aient été atteints par l’élève, ce qui renvoie aux problèmes bien connus liés au transfert des compétences et à bien des complications en termes d’évaluation et de notation. La difficulté cognitive estimée dont il est question maintenant est donc bien celle qui convient pour que non seulement un élève réussisse formellement un exercice, mais pour qu’il progresse dans l’apprentissage d’une notion, à Jarny celle de totalitarisme et à Nancy celle de contraception ou celle de fécondation assistée. Bien sûr, on considèrera comme un progrès dans l’apprentissage d’une notion générale l’acquisition de notions plus particulières qui peuvent contribuer à sa construction, même partiellement, comme par exemple celles d’embrigadement de la jeunesse ou de culte de la personnalité en regard du totalitarisme.

Notre démarche, comportant d’abord une analyse cognitive a priori des exercices demandés aux élèves, puis une analyse de leurs productions recoupée avec les observations de terrain proprement dites et les entretiens ultérieurs, donne la possibilité d’estimer le décalage, s’il en existe un, entre l’investissement cognitif requis et celui effectivement consenti par chaque élève. L’investissement cognitif requis a été estimé par mes soins, au fil des pages que l’on a lues. Il ne faudrait pas supposer abusivement que les professeurs concernés avaient eux aussi procédé à ce type d’estimation. Se conformant à l’usage dominant, ceux-ci ont apprécié la difficulté des exercices en fonction de leur propre savoir-faire pédagogique empirique, sans recourir jamais aux références qui sont ici les nôtres.

Si l’on récapitule l’ensemble des opérations intellectuelles associées a priori aux exercices donnés aux élèves de Jarny, on trouve, sur une cinquantaine de cas, une douzaine qui relèvent du niveau cognitif pré-opératoire, un peu plus de trente du niveau concret, et deux ou trois du niveau formel. Il faut ajouter que nous avons constaté que la conduite globale du travail, surtout pour les exercices sur le stalinisme à Jarny, mais aussi pour les constructions de documents hypertextuels complets comme à Nancy ou à Epinal, pouvait atteindre un niveau d’exigence cognitive formel. Parmi les appariements requerrant un niveau concret, seuls cinq ou six se situent au début du niveau, et une quinzaine à la fin, ce qui place globalement la difficulté plutôt vers le haut de ce niveau concret.

Si l’on s’intéresse maintenant aux résultats de l’étude des productions des élèves de Jarny augmentée des informations recueillies par les observations et les entretiens, on constate que l’investissement cognitif effectivement consenti se répartit selon des proportions pratiquement inversées par rapport à celles de l’analyse a priori. Si l’on met de côté une petite dizaine d’appariements non faits ou aberrants, il reste une quarantaine d’appariements dont près de trente sont réalisés au niveau pré-opératoire, une quinzaine au niveau concret et aucun au niveau formel.

Les critères d’appréciation des niveaux cognitifs ayant été les mêmes pour l’analyse a priori et pour l’analyse a posteriori, on peut penser que nous tenons là un des résultats les plus intéressants de cette étude : on observe clairement un décalage vers le bas de l’investissement cognitif des élèves par rapport à ce que l’on attendait d’eux. Nous allons à présent examiner de plus près la nature de ce décalage.

Le phénomène le plus souvent observé est le remplacement d’une opération de substitution « qui permet de remplacer un élément par un autre [et qui] relève du niveau concret » [HIGELE 97, p.58] prévue a priori par une correspondance terme à terme « qui correspond au niveau pré-opératoire chaque fois que l’on est amené à effectuer des liens directs entre des éléments, sans transformation de ceux-ci » [HIGELE 97, p.48].

Un exemple caractéristique se rencontre dans l’exercice sur le stalinisme à la diapositive 9. Au lieu de procéder au pointage de l’expression « démocratie à l’occidentale » à partir d’un cadre contenant « plusieurs partis, élections libres », ce qui était attendu par le professeur et relèverait d’une substitution de niveau concret, Thomas va préférer pointer sur « multipartisme », par une simple correspondance entre ce mot et « plusieurs partis ». Ici, bien qu’inexact et probablement dommageable en termes d’apprentissage, le choix de l’élève n’est tout de même pas aberrant. Ailleurs, par exemple dans l’exercice sur l’œuvre économique du nazisme, cette attirance vers la solution de la correspondance terme à terme conduit Johann et Hervé à l’erreur.

Ou encore, sans doute plus pernicieux, le décalage passe inaperçu comme dans la deuxième diapositive sur l’Italie fasciste, où il a suffit à Thomas de faire une correspondance entre le mot français « autarcie » dans le texte et le mot italien « autarchia » sur l’image, sans avoir même à se poser la question du sens de ces deux termes. De la même façon, Amandine réussira l’exercice sur l’Italie fasciste en associant convenablement l’expression « politique nataliste (allocations familiales) » à la photographie représentant une famille nombreuse, mais avouera au cours de l’entretien ne pas vraiment connaître le sens des mots « politique nataliste », ayant fait un rapprochement direct entre « familiales » dans « allocations familiales » et le portrait de famille.

On peut observer des décalages plus importants encore, entre un raisonnement de niveau formel ou à la rigueur fin concret et une correspondance terme à terme. Alors que le professeur souhaitait que les élèves créent un lien entre l’expression « réalisme socialiste » et la photographie d’une statue appartenant à ce courant artistique, Jean-Pierre fera pointer la flèche sur le mot « sculpture ».

D’une façon générale, les raisonnements complexes de niveau formel ne sont pas mis en œuvre là où le professeur les attendait. On se souviendra par exemple de l’affiche pour Volkswagen dans un des exercices sur l’Allemagne nazie dont le sens a complètement échappé aux élèves au profit d’une correspondance trop évidente à leurs yeux entre l’évocation des préparatifs de la guerre et une photographie représentant des soldats en uniformes de l’armée allemande.

Dans le même ordre d’idée, les élèves du lycée Lapicque qui construisent des hypertextes évitent de s’aventurer dans l’élaboration de structures complexes qui supposeraient de leur part de procéder à des inclusions de classes croisées et préfèrent s’en tenir à des classifications simples matérialisées par des arborescences également simples. Et ceux du lycée Poincaré ont très souvent la circonspection intellectuelle de reproduire le plan bien familier de la dissertation littéraire, s’économisant ainsi une excursion risquée vers la manipulation d’un jeu d’inclusions complexes et entrecroisées. Nous reviendrons sur ce point un peu plus loin d’un point de vue différent.

Ce phénomène de décalage vers le bas de la difficulté cognitive de la tâche effective par rapport à la tâche attendue, sinon vraiment prescrite, est donc tout à fait général, et les quelques exemples que je viens de fournir sont loin d’en épuiser la liste. L’analyse des travaux des élèves dans le chapitre de l’étude de terrain en a présenté des témoignages à presque toutes les pages. Au fil de cette analyse, j’ai employé l’expression d’« économie cognitive » pour caractériser l’attitude d’un élève dans le travail duquel apparaît ce décalage cognitif vers le bas. Je proposerai désormais plutôt celle de « facilité cognitive ».

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6.2.2. La facilité cognitive

En première approche, l’expression d’économie cognitive devait permettre de caractériser l’attitude des élèves dans les situations où nous les avons suivis, le mot économie lui-même étant pris ici d’abord dans sa nuance particulière de gestion la moins dépensière possible. Or une gestion, même la moins dépensière possible, implique une subordination de l’importance des moyens consentis à la réalisation d’un projet aux conditions suffisantes à son succès. Il y a bien l’idée d’un calcul prenant en compte à la fois les moyens mis en œuvre et le résultat escompté.

Que l’on se réfère à l’observation des élèves en situation ou à leurs déclarations lors des entretiens, on ne trouve pas trace d’un tel calcul. C’est la spontanéité qui prévaut. Que l’on se souvienne par exemple des propos de Johann invité à expliciter ce qu’il entend par « logique » : « Ben, ça semble simple, ça, c’est comme si on mettait une photo de… quelque chose qui paraisse évident qui allait avec une phrase puis, […], quoi j’ai pas cherché plus loin. ».

Bien sûr, personne se s’attend à ce qu’un élève de collège ou de lycée n’aborde la question en termes d’opérations cognitives et de niveaux pré-opératoire, concret ou formel. Il est vrai aussi que l’absence de traces visibles d’un comportement ne constitue pas une preuve au sens strict de l’inexistence de ce dernier. Elle fournit cependant un indice assez convaincant pour que l’on préfère en retenir au moins la probabilité. Et dans ce cas, il devient difficile de supposer une quelconque gestion raisonnée des efforts, et du même coup préférable d’abandonner l’expression d’économie cognitive, sauf à prendre le risque d’une interprétation hasardeuse des comportements observés.

Ce que l’on observe, et seulement cela, c’est qu’entre plusieurs possibilités de traitement cognitif d’une tâche, les élèves choisissent celle qui relève du niveau de développement le moins élevé. Ils font spontanément ce choix de la facilité, sans calcul en regard de l’efficacité ou du rendement de leur démarche. On ne peut plus alors légitimement parler d’économie. C’est pour cette raison que je propose ici l’emploi de l’expression « facilité cognitive », plutôt que celle d’« économie cognitive », pour caractériser la démarche des élèves et fournir un début d’interprétation au décalage cognitif observé.

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6.3. La construction des concepts

Nous examinerons ici les résultats de l’étude des travaux des élèves au regard des distinctions classiques que nous avions mobilisées dans le chapitre « Les concepts », d’une part, celle qu’utilise le cartésianisme entre les activités de concevoir et d’imaginer, d’autre part, les quatre opérations de l’esprit selon Port-Royal que sont concevoir, juger, raisonner et ordonner. Bien sûr, nous reprendrons également les autres références moins classiques que nous avions déjà mobilisées.

6.3.1. Conception, jugement et raisonnement

Souvenons-nous : l’objectif des professeurs, celui du collège Alfred Mézières et celui du lycée Poincaré (le cas de celui du lycée Lapicque étant notablement différent), était bien d’amener leurs élèves à l’apprentissage de concepts composés comme celui de totalitarisme pour le premier et ceux de procréation assistée ou de contraception pour le second. Si l’on tire les conséquences de la distinction cartésienne entre concevoir et imaginer, une des conditions de l’adéquation de l’exécution des exercices à l’objectif visé, sera que les élèves doivent au moins commencer à se départir de l’emprise de l’imagination sur leurs représentations pour s’acheminer vers un plus grand degré d’abstraction.

Il y apparaît clairement que les contenus des productions des élèves du lycée Poincaré sont des extraits d’ouvrages consultés pour la circonstance et recopiés, parfois mécaniquement par un seul des membres du binôme. Cette dernière affirmation est légitimée à la fois par l’observation en classe et par le constat de la nature presque toujours entièrement livresque des textes des diapositives composées par ces élèves. L’absence d’une procédure de choix comparable à celle qu’ont eue à suivre les collégiens de Jarny rend difficile, sinon impossible, l’appréciation d’un écart entre les représentations initiales des élèves et le contenu de leur travail. Tout au plus peut-on retenir les déclarations de quelques uns, peu nombreux au demeurant, qui se sont félicités dans leurs réponses au questionnaire d’avoir acquis de nouvelles connaissances sur le sujet abordé.

En tout état de cause, et sur ce point de la partition entre la conception et l’imagination, il est difficile de trouver en quoi l’exercice proposé au lycée Poincaré diffère dans son efficacité possible d’une activité courante comme par exemple la préparation sur papier d’un exposé en classe.

A Jarny, en résumant, la situation pédagogique avait pour but à court terme d’amener l’élève à exercer son jugement sur les rapports sémantiques entre des textes et des images, ou entre des textes et d’autres textes, et pour finalité à plus long terme la construction de la notion, sinon du concept, de totalitarisme. Nous avons observé que bien des opérations intellectuelles mises en œuvre par les élèves se maintenaient à des niveaux de fonctionnement cognitif peu propices à une conceptualisation proprement abstraite. Il apparaît aussi que l’exercice du jugement et des raisonnements qui le sous-tendent est rendu difficile par l’incapacité dans laquelle se trouvent souvent les élèves à se dégager d’une lecture directe et intuitive des images.

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La lecture des images

Si l’on reprend la distinction de Jacquinot entre les « images à enseigner » et les « images pour apprendre », il semble à peu près clair que le statut de celles des exercices de Jarny ressortit à la deuxième catégorie. Aucune des images présentées dans les trois séances d’exercices ne l’est pour elle-même. Mais le professeur sait bien aussi que les élèves devront les lire avec attention, puisque pour nombre d’entre elles, c’est le relevé d’indices relativement discrets ou même des recoupements complexes d’indices qui doivent permettre la prise de décision de l’élève.

Or on observe en règle générale que les élèves ont une appréhension des images et de leur sens, soit tout à fait globale, soit centrée sur un seul indice perçu spontanément comme déterminant. Ils se dispensent la plupart du temps de procéder à une lecture systématique et critique des images. Prenons pour exemple les travaux de Loïc et de Thomas sur l’Allemagne nazie. L’un comme l’autre choisissent la photographie de la fosse commune du camp de Bergen-Belsen et la rapprochent de la Nuit de cristal. A n’en pas douter, il doit être important pour une construction satisfaisante du concept de totalitarisme, et même seulement pour l’acquisition de connaissances factuelles en histoire, d’opérer la distinction entre un pogrom comme la Nuit de cristal et les conséquences d’un programme d’extermination systématique. Or, ici, les élèves ne font pas cette distinction. L’objectif n’est pas atteint. Certes, on ne saurait exclure que d’autres élèves auraient pu agir autrement. Mais l’analyse que nous avons faite des exercices proposés nous a montré qu’ils produisent par eux-mêmes les conditions du comportement des élèves en leur offrant un jeu de possibilités dans lequel c’est pratiquement toujours la facilité cognitive qui conditionne les choix opérés et emporte la décision.

Si l’on tient compte de ce qu’écrivent souvent les élèves de Jarny dans les cadres de légende et de leurs déclarations lors des entretiens, on découvre qu’ils opèrent volontiers un passage par une sorte de représentation intermédiaire, plus proche de l’imaginaire que de la rationalité. Dans l’exemple que nous venons d’évoquer, c’est la représentation imagée du « massacre » comme entassement de nombreux cadavres qui s’impose à eux. Le rapprochement de l’idée de la mort et de celle du grand nombre, et la répulsion spontanée qu’il produit sur la sensibilité de l’élève, lui interdisent d’accéder seul à la conception d’idées claires et distinctes au sens cartésien de l’expression. On pourra se reporter aux détails de l’étude de terrain pour y trouver d’autres illustrations de ce phénomène.

Les conditions dans lesquelles l’élève est placé pour l’exécution des exercices l’incitent davantage au renforcement de représentations ou conceptions (au sens de Giordan et De Vecchi [GIORDAN 87, passim]) initiales ou spontanées et ancrées dans l’imaginaire qu’à la construction d’un concept par un travail de conception (au sens de Port-Royal et de Descartes) préalable au jugement et au raisonnement abstrait.

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Le statut des documents

La détermination par les élèves du statut des documents qui leur sont soumis (à Jarny), ou qu’ils choisissent eux-mêmes (à Epinal) ne laisse pas de poser également quelques problèmes. Cela s’observe pour les images mais aussi pour des éléments textuels comme dans les exercices de Jarny. Dans ce cas, les textes soumis aux élèves se rencontrent sous deux présentations différentes. On se souviendra qu’il existe d’une part les résumés et d’autre part des documents formellement iconographiques mais parfois textuels dans leur contenu.

Concernant ces derniers, on a remarqué les difficultés qu’ont pu rencontrer certains élèves à en identifier le statut. Un texte expressément critique sur les conditions de vie en URSS peut passer au yeux d’un élève pour un extrait de règlement. De la même manière, le caractère satirique d’une affiche évoquant les accords du Latran peut passer inaperçu. Et quand le décalage, voire l’humour, n’est pas intrinsèquement dans le document en lui-même mais est introduit sciemment par le professeur, comme pour l’affiche Volkswagen, il échappe totalement à l’élève.

Ce qui est préoccupant, c’est que la compréhension des documents et la juste appréhension de leurs statuts soient ici un préalable à la réalisation des exercices et à l’apprentissage des éléments qu’ils apportent à la construction de la notion correspondante.

Plus généralement, c’est la question du sens des documents qui est posée. Peuvent-ils en avoir un séparément pour les élèves alors qu’aux yeux des professeurs eux-mêmes, ils n’en ont un qu’en tant qu’ils participent à celui de la notion globale qui fait l’objet de la leçon ? Ce n’est pas un mince problème pédagogique qui apparaît là. Et il n’est bien entendu pas dans mes intentions d’y proposer des solutions maintenant. Je peux seulement constater que la situation de création de liens hypertextes telle que j’ai pu l’observer dans les trois établissements ne permet pas en elle-même aux élèves seuls d’en surmonter la difficulté. Une interaction sociale avec d’autres élèves ou avec le professeur, que l’ordinateur est à lui seul bien incapable de provoquer, semble indispensable. Nous reviendrons sur cette dimension pédagogique de notre étude dans le dernier chapitre.

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6.3.2. Organisation

Si, dans sa simplicité apparente, le modèle classique nous permet d’associer les actions de concevoir, de juger et de raisonner à l’activité de l’élève qui décide de relier deux à deux les éléments d’un hypertexte, c’est à celle d’organiser que correspondra le travail de construction de la structure des mêmes hypertextes. Faut-il souligner que, bien sûr, les activités de jugement et de raisonnement contribuent à l’organisation et que, in fine, le processus d’apprentissage doit intégrer l’organisation dans un travail de conception d’un degré de complexité supérieur.

6.3.3. Attribution et catégorisation

Les documents « intrus »

Nous avons fait plus haut référence aux travaux de Britt-Mari Barth dans le domaine de la construction du savoir, et plus particulièrement dans celui de l’élaboration de concepts par le jeu de l’acceptation ou du refus d’exemples positifs ou négatifs, c’est-à-dire possédant ou non les attributs du concept en cause. Il existe une parenté assez évidente, encore qu’assez superficielle, entre la démarche de Brtitt-Mari Barth et celle mise en œuvre au collège de Jarny.

L’idée de proposer aux élèves un choix de documents parmi lesquels se trouve un intrus rappelle en effet celle qui consiste à proposer des contre-exemples. Mais il convient d’examiner jusqu’à quel point cela peut fonctionner à la lumière de ce que nous avons dégagé de l’étude de terrain. Ce point ne manque pas d’importance et les documents intrus ne sont pas si nombreux que l’on ne puisse revoir en détail chacun d’entre eux. Il y en a deux pour les exercices sur le stalinisme, quatre pour le fascisme italien et deux pour le nazisme.

Dans le premier groupe de diapositives sur le stalinisme, le document intrus est une photographie d’un paysage de Sibérie. L’idée directrice de l’exercice est d’amener l’élève à construire une notion d’économie planifiée autoritaire à priorité industrielle lourde caractéristique du régime étudié. On remarquera que seul l’autoritarisme de la planification est caractéristique du totalitarisme en général. La photographie du paysage de Sibérie est, si l’on peut dire, politiquement et économiquement neutre. Certes, l’image d’une nature vierge qu’elle offre n’évoque pas l’idée de réalisations industrielles, mais elle n’en signifie que l’absence, pas le contraire. L’image est à éliminer en quelque sorte par défaut, elle ne doit pas l’être parce qu’elle présente une illustration d’un attribut contraire à la notion d’économie dirigiste autoritaire. On se souvient que Loïc par exemple ne saura pas découvrir ce document intrus et qu’il le placera dans une diapositive évoquant les grands travaux du régime. En revanche, il exclura la reproduction d’une affiche de propagande stakhanoviste et le fac-similé d’un texte sur la liquidation des Koulaks, documents pourtant fortement caractéristiques de la notion à construire.

Dans le deuxième groupe de diapositives sur le stalinisme, le document intrus représente un défilé militaire. On se souviendra que l’exercice porte sur le caractère dictatorial et militariste du pouvoir de Staline et que la photographie du défilé est l’intruse parce qu’on peut y voir du matériel militaire qui n’existait pas à l’époque étudiée. On peut douter que ce critère lié à l’évolution technologique des matériels militaires soit discriminant dans la construction de la notion de totalitarisme. Jean-Pierre, Johann et Thomas s’y sont laissés prendre, alors qu’il s’agit d’un point délicat, car si l’exhibitionnisme militaire est bien l’un des attributs des dictatures, ces dernières n’en ont pas le monopole.

Si l’on passe à l’Italie fasciste, on trouve quatre exercices différents dans lesquels les élèves ont écarté trois fois convenablement le document intrus. Il est vrai qu’il était beaucoup plus facile a priori de trouver un document intrus parmi trois dans une seule diapositive qu’un parmi six ou huit pour sept ou cinq diapositives, comme c’était le cas pour le stalinisme.

Dans le domaine des réalisations sociales du fascisme, Jean-Pierre élimine à bon escient le document montrant des jeunes hitlériens aux pieds d’une statue d’athlète au motif que leurs drapeaux portent des croix gammées. Il est incontestable qu’ici, le symbole de la croix gammée est un contre-exemple des attributs du fascisme italien. Mais pour autant, en est-elle un du totalitarisme ?

En ce qui concerne l’exercice sur les réalisations religieuses, Johann écarte comme attendu la carte des révoltes paysannes en Italie. C’est de bon sens car ce document est à proprement parler hors sujet. Il ne présente toutefois pas un contre-exemple à la politique religieuse de Mussolini.

Sur la deuxième diapositive traitant des réalisations économiques, c’est Thomas qui reconnaît bien le document à laisser de côté, un graphique montrant l’évolution des salaires en Italie de 1915 à 1942. Ici, le document n’est pas hors-sujet. Je ne saurais être trop affirmatif sur le fond, mais il peut sans doute contribuer à la connaissance des caractéristiques économiques du fascisme italien. Or il faut l’éliminer parce que cette question des salaires n’est pas évoquée dans le résumé correspondant. C’est donc sur une caractéristique de l’exercice lui-même que le document est à considérer comme l’intrus, alors qu’il pourrait fort bien trouver sa place à cet endroit comme élément constitutif de la notion à construire.

Il nous reste un exercice sur l’Italie, les réalisations économiques, première partie. Loïc ne reconnaît pas le document intrus et l’intègre à tort dans son travail. Ici, on se souvient que le critère d’exclusion de la photographie est la présence d’un décor d’urbanisme typiquement américain, des gratte-ciel, hautement improbable dans une Italie d’avant-guerre. Or, je crois pouvoir affirmer sans risque qu’en dehors de considérations géographiques et chronologiques, il n’y a pas d’incompatibilité essentielle entre le fascisme et les constructions de grande hauteur.

Enfin, il y avait quatre productions sur l’Allemagne nazie. Hervé et Johann ont travaillé sur les réalisations économiques, Loïc et Thomas sur la politique raciale. Ils se sont tous les quatre trompés de document intrus.

Nous avons déjà largement commenté ces deux cas. Ce que l’on peut ajouter du point de vue qui est le nôtre à ce moment précis, c’est que ni la photographie de Bergen-Belsen, ni l’affiche Vokswagen ne peuvent être considérées comme des contre-exemples des politiques nazies. La première d’entre elle en est même une illustration fondamentale, et c’est au motif d’un simple décalage dans le découpage des programmes scolaires qu’elle doit être écartée. La seconde illustre une tentative de constitution d’un capitalisme populaire, un phénomène certes plus à la marge que le précédent, mais qui fait néanmoins bon ménage avec l’idéologie nazie. Et l’on sait qu’il aurait fallu aux élèves beaucoup d’attention et de discernement pour ne pas choisir l’autre photographie, celle qui montre des soldats de la L.V.F..

Dans l’ensemble, ce procédé du document intrus aura donc très mal fonctionné, alors que l’idée en apparaissait a priori séduisante au professeur. Nous avons vu quelques pages plus haut que la tendance à la facilité cognitive montrée par les élèves pouvait au moins en partie expliquer les erreurs commises. A présent, nous en arrivons à penser que même en cas de réussite apparente le procédé ne contribue pas à la construction de la notion de totalitarisme ni même souvent à l’une ou l’autre des sous-notions qui la constituent. Le choix préalable des documents iconographiques par le professeur et la finesse de son analyse a priori de la tâche prescrite à l’élève sont indubitablement décisifs.

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Le classicisme des structures

C’est surtout du côté des travaux des élèves de Nancy et d’Epinal que nous allons nous tourner pour discuter la question des structures des hypertextes construits en regard de celles des concepts à construire. A Jarny en effet, la structure se trouvait définie à l’avance par le professeur et il ne restait pas d’initiative à l’élève dans ce domaine.

La sous-exploitation des possibilités de l’hypertexte

Si l’on fait un bilan résumé de l’examen détaillé des productions des élèves, on retrouve nettement une très importante majorité de compositions arborescentes que l’on peut qualifier de classiques, onze compositions sur dix-sept à Nancy et dix-neuf sur vingt-trois à Epinal. Si l’on note que six compositions nancéennes sont linéaires et que les deux compositions spinaliennes permettant une navigation hypertextuelle gardent en arrière-plan une forme arborescente, on ne peut que constater l’absence d’initiatives qui auraient tiré parti des propriétés de l’hypertexte telles que nous les avons énoncées dans le chapitre « L’hypertexte » à partir des travaux de Pierre Lévy.

Les structures linéaires sont observées chez les élèves de Nancy. Souvenons-nous que nombre d’entre eux ont manifesté leur trouble devant la demande de leur professeur souhaitant les voir produire des compositions hypertextuelles. Engagés dans une série littéraire du baccalauréat et à quelques semaines de l’épreuve de français, ils sont très attachés au schéma rhétorique de la dissertation. Et si l’on regarde de près les travaux que j’ai classés parmi les arborescences, on remarque en fait que cette structure reste plutôt formelle, dans la mesure où elle se ramène la plupart du temps à l’insertion d’une diapositive présentant un sommaire dynamique qui n’est au fond rien d’autre que la transposition électronique de l’annonce du plan du devoir dans l’introduction d’une dissertation classique.

Raisonnablement, il y a lieu de considérer que nous avons affaire ici à un problème d’habitude rhétorique. Les élèves maîtrisent plus ou moins les modalités d’expression et de composition de la dissertation littéraire. Ils auront à en faire la démonstration lors d’un examen important pour eux et on voit mal quelles raisons déterminantes pourraient les pousser à remettre leurs acquis en cause à un tel moment et en classe de Sciences de la Vie et  de la Terre.

Si l’on tient compte de la nature des documents dont ils disposent qui sont eux-mêmes des exposés classiques des sujets traités d’une part, et d’autre part du fait que le logiciel demande un plus grand investissement cognitif et davantage de temps pour construire des liens hypertextes que de simple présentations, on ne sera pas surpris de notre constat : il n’y a pas ici d’apport perceptible en termes d’apprentissage lié à l’utilisation d’un outil de construction d’hypertexte. On pourra revenir aux réponses à la question 4 du questionnaire pour se souvenir que cette constatation est très largement partagée par les élèves. Cela ne veut pas dire que l’exercice n’ait pas permis certains apprentissages, mais seulement que ceux-ci se sont réalisés indépendamment des possibilités hypertextuelles de l’outil mis entre les mains des élèves.

Les élèves du lycée Lapicque d’Epinal connaissent une situation bien différente, on le sait. Leur rapport à l’outil informatique est indubitablement plus confortable que celui des nancéens. On pourrait être tenté de présumer qu’ils peuvent avoir davantage de recul que leurs collègues vis à vis des contraintes formelles de la dissertation littéraire. Mais ceci me semble un peu trop hasardeux pour être retenu. Tous ont au moins une dissertation philosophique à produire au baccalauréat et plusieurs d’entre eux auront à faire preuve de leurs talents dans cet exercice en Sciences Economiques et Sociales ou en Histoire-Géographie. Et leur classe de première n’est pas si loin derrière eux.

On a vu qu’en dehors de deux productions inutilisables, on en trouvait douze présentant une structure en arborescence pure, sept à la structure également arborescente mais enrichie par des liens transversaux localisés et seulement deux offrant au lecteur des possibilités de navigation hypertextuelle.

La profondeur des arborescences est variable, de un à trois niveaux. Et il peut exister des liens de retour vers le sommaire ou vers des sommaires partiels au niveau le plus inférieur ou même à des niveaux intermédiaires. Chaque niveau d’une arborescence suppose un travail de classification plus ou moins complexe qui peut se décomposer en une série d’inclusions. Pierre Higelé, [HIGELE 87, p.54] écrit que l’on doit considérer l’inclusion comme « une des formes de la  classification » qui mérite un examen particulier.

Dans les cas les plus simples, comme celui de la production d’Etienne qui montre la classification périodique des éléments, l’inclusion est très rudimentaire. Tout les éléments, donc toutes les pages HTML correspondantes, sont constitutives au même titre de l’ensemble. La signification du lien entre chaque case de la page d’accueil et celle de chaque élément est du type de l’appartenance à un ensemble sur un critère qui n’a même pas besoin d’être défini, puisque le tableau existe déjà et qu’il suffit de le recopier. Il est important de remarquer que les éléments, au sens de la chimie, ne sont pas ici des attributs d’un concept, mais les éléments, au sens de la théorie des ensembles, précisément d’un ensemble qu’ils constituent. Ici, le jeu de pages construit par Etienne ne permet pas la construction du concept d’élément chimique en compréhension. Il offre seulement au lecteur la possibilité d’en épuiser confortablement l’extension. Pour escompter un apprentissage de la notion d’élément, la question que devrait se poser l’élève serait de savoir si tel corps chimique doit être considéré ou ne doit pas être considéré comme élémentaire. Mais en pratique, il suffit de lire le tableau et de le recopier. L’exercice a probablement un intérêt pour l’apprentissage du codage HTML, encore qu’il soit fortement répétitif, il ne pourrait certainement pas servir à l’apprentissage de la notion d’élément chimique pour des élèves un peu plus jeunes.

J’ai assez longuement repris cet exemple. En se reportant à la revue détaillée que nous avons conduite plus haut, on pourra noter que cette configuration à la fois sémantique et logique se retrouve très souvent dans les travaux produits par les élèves. Soit sur l’ensemble des pages, soit localement, on trouve un très grand nombre de structures ou sous-structures de ce type, dont l’exigence cognitive reste modeste, de niveau pré-opératoire. En revanche, au niveau global, la gestion d’une arborescence riche de nombreuses pages va relever rapidement d’une forme de combinatoire qui entraînera une exigence cognitive de plus en plus élevée, pouvant atteindre la niveau formel. Et dans ce cas, l’exercice cesse d’être trivial, même pour des élèves de classe de terminale.

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Inclusions, mécanique et combinatoire

Plusieurs productions présentent des arborescences à plusieurs niveaux de profondeur et à plusieurs branches qui présupposent un travail de catégorisation et de classement de la part de l’élève. D’une difficulté cognitive variant de la fin concret au formel, cette partie de l’activité offre un intérêt pédagogique certain. On observe en effet que les élèves procèdent à des choix porteurs de sens dans l’établissement des liens qui les conduisent à mener en fait un processus de catégorisation. On peut le voir dans plusieurs des productions comme celle de Damien sur les volcans.

Néanmoins, l’exercice trouve assez vite ses limites. Les sujets traités sont souvent davantage des thèmes, ou à la rigueur des domaines, qu’à proprement parler des notions ou des concepts pour lesquels on peut identifier des attributs et proposer des catégorisations. Si l’on peut sans contorsion intellectuelle penser le concept de volcan ou celui de dinosaure, ou même pourquoi pas celui de Sigmund Freud, qui dire de celui de l’histoire de l’aviation par exemple ? Dans les cas favorables où il est possible de procéder par catégorisation, quand il existe des classifications par exemple, on remarque deux tendances.

Première tendance, les élèves reproduisent l’intégralité d’une classification, quand c’est possible (à leur niveau de compétence bien entendu), comme pour les constellations, les types de volcans ou même la vie et l’œuvre d’un personnage célèbre. Il s’agit bien alors d’un travail de catégorisation en fonction de critères attributifs dont on est en droit de penser qu’il ne peut être que favorable à l’apprentissage de la notion en cause, ou à tout le moins à l’approfondissement des connaissances que les élèves pouvaient en avoir avant l’exercice. Si ce travail ne remet pas en cause la structure des connaissances préalables (supposées satisfaisantes d’un point de vue scientifique), on assiste à la mise en œuvre d’un processus d’assimilation au sens piagétien. Dans ce cas, il n’est sans doute pas risqué pédagogiquement de laisser l’élève seul avec sa tâche, et l’on obtiendra vraisemblablement une production bien construite comme nous en avons vues un certain nombre.

Dans le cas où, au contraire, le travail de construction de l’hypertexte pose problème parce que les schèmes d’assimilation n’opèrent pas, on s’oriente vers un échec ou vers un processus d’accommodation. Un hypertexte mal construit, très déséquilibré, a fortiori comportant des erreurs de catégorisation, sera l’indice pour l’enseignant de l’échec de l’élève. Après avoir vérifié si les causes de cet échec ne sont pas ailleurs, dans une carence de la maîtrise technique des outils par exemple, il saura en tirer les conséquences pédagogiques. L’une d’entre elles serait d’accepter la nécessité d’un accompagnement de l’élève dans son travail, dans l’esprit d’une médiation au sens de Bruner par exemple.

Deuxième tendance, les élèves préfèrent apporter des illustrations qui leur semblent pertinentes parce que représentatives à leurs yeux de la notion ou du thème abordés. Certaines images de dinosaures ont cette fonction, mais aussi les photographies de paysages ou de monuments dans les productions qui présentent des pays, des villes ou des régions. Il serait tentant de voir ici le signe d’une approche des concepts par typicallité. C’est sans doute vrai pour une illustration comme celle de la page d’accueil du travail de Jean-Philippe où l’on peut admirer Tyranosaurus rex, dinosaure emblématique s’il en est. Mais on ne saurait toujours en dire autant dans les nombreux cas où l’on rencontre des photographies de paysages ou de monuments typiques d’un pays ou d’une région. Ce n’est pas parce qu’un paysage est typique d’une région qu’il devient un exemplaire typique du concept de cette région, ce serait une absurdité. Néanmoins, il semble assez clair que la plupart des élèves construisent au travers de leurs productions des notions comportant une part de catégorisation abstraite et une autre part d’importance variable relevant de la pensée par les images et d’une certaine forme de conception par typicallité. En quelque sorte et très classiquement, ils construisent leur pensée avec une part de raison et une part de sensibilité.

Nous parlons surtout en ce moment des travaux du lycée Lapicque, mais on se souviendra d’avoir observé chez les collégiens de Jarny quelques phénomènes dans lesquels la pensée par images et l’attraction pour des représentations typiques de certains aspects de l’histoire l’emportaient sur la mise en œuvre rationnelle d’opérations intellectuelles pourtant relativement faciles pour les élèves concernés.

Examinons à présent un autre point. La difficulté cognitive des activités peut augmenter dans plusieurs cas de figure : dans celui où l’on observe la présence de liens de retour vers des sommaires partiels, ou en d’autres termes vers des nœuds de l’arborescence, et dans celui où des liens transversaux ont été posés localement.

La pose de liens de retour systématique vers le sommaire général implique certes un supplément de travail et allonge la durée de réalisation de la tâche. Mais il ne semble pas qu’elle puisse en elle-même augmenter la difficulté cognitive, dans la mesure où il s’agit d’une opération répétitive et systématique destinée seulement à faciliter la navigation. Le retour vers des sommaires intermédiaires obéit à la même logique. Ce qui nous permet d’être aussi affirmatif est l’observation selon laquelle les productions contiennent des liens de retour systématiques ou n’en contiennent pas du tout. Il faut bien sûr faire la part des erreurs et des oublis, mais même après cela, l’indication reste déterminante. D’une part, l’investissement cognitif nécessaire à la répétition mécanique d’une tâche se ramène à celui qui est requis pour une simple énumération. On pourrait être tenté de penser qu’il s’agit de combinatoire, opération qui peut demander un travail cognitif de niveau plus élevé. Mais cette hypothèse ne résiste pas à l’examen des conditions réelles d’exécution. En pratique, il suffit en effet à l’élève de prendre les fichiers HTML les uns derrière les autres et d’y recopier la ligne de code qui provoque le retour au sommaire. La tâche se complique un tout petit peu s’il faut placer des liens vers des nœuds intermédiaires, puisque ce ne sont toujours les mêmes, mais son caractère mécanique ne change pas localement. En tout état de cause, il serait vain de chercher dans cette partie de l’activité une quelconque dimension sémantique qui offrirait à l’élève une occasion de construire du sens.

Aussi séduisante qu’elle puisse apparaître en première approche, la présence de liens entre toutes les pages n’est sans doute pas, ici du moins, aussi intéressante sur le plan de l’apprentissage d’une notion que l’on ne voudrait l’espérer. On trouve ce cas de figure dans une production seulement, celle de Cécile. La tâche consiste à prendre systématiquement les fichiers HTML et à y placer une ligne de code qui envoie vers chacun des autres. Cette ligne de code n’est donc pas la même à chaque fois, les chemins et les noms des fichiers changent. A la différence de la situation précédente, nous sommes ici en présence d’une combinatoire qui oblige l’élève à mettre en place une méthode rigoureuse qui peut relever du niveau formel dès que le nombre des fichiers dépasse les quelques unités. Il n’est probablement pas anodin de remarquer que la production de Cécile ne comporte pas plus de neuf fichiers. L’investissement cognitif et le temps nécessaires à la même réalisation sur un ensemble de fichiers plus important deviennent rapidement rédhibitoires.

Il faut ajouter à ce constat qu’en dehors de la performance technique, l’opération présente peu d’intérêt. Du point de vue de la construction du sens de la notion abordée, la présence de liens systématiques entre toutes les pages deux à deux quelles qu’elles soient enlève à ces liens toute signification.

La présence de certains liens transversaux locaux impliquerait au contraire des choix porteurs de sens, mais peut-être pas dans tous les cas. En effet, des liens systématiques entre les pages d’un même niveau sur une seule branche relèvent de la même logique que ceux dont nous venons de traiter ci-dessus. L’intérêt va naître à partir du moment où des liens seront posés entre des pages appartenant à des branches différentes de l’arborescence. Un exemple caractéristique que nous avons déjà remarqué se trouve dans le travail de Céline sur le Royaume-Uni. Dans le cadre général d’une arborescence assez riche à cinq branches et trois niveaux, on trouve des liens qui permettent de rattacher la page du Palais de Buckingam, située dans une branche « Famille royale » à celle de « Londres » qui se trouve dans la branche « Villes ». De la même façon, « Londres » est reliée à la branche « Le pays » en tant que capitale. On observe ici un double jeu d’inclusions. Il y a à la fois inclusion d’un élément dans une classe et inclusion de cette classe dans la hiérarchie de l’arborescence. Il s’agit alors d’opérations sur une opération qui requièrent un niveau cognitif formel, surtout dans le cas où l’on voudrait créer de véritables réseaux conceptuels complexes porteurs de sens qui tireraient parti des possibilités théoriques des hypertextes telles que nous les découvrions plus haut avec Pierre Lévy.

En effet, même si dans ce cas particulier, il ne semble pas très difficile de concevoir la double appartenance du Palais de Buckingam aux « attributs » de la famille royale et à l’ensemble des monuments de Londres, il n’en reste pas moins vrai que la disposition de nombreux liens de ce type dans un hypertexte nécessiterait un travail finalement très lourd, un gros investissement cognitif et un effort de rigueur méthodologique, sans doute hors de proportions avec les enjeux d’un exercice scolaire, même noté au baccalauréat. En réalité, on rejoint ici les exigences qui sont celles que rencontrent les créateurs de cédéroms professionnels. On comprendra que des élèves de terminale n’aient guère la possibilité d’y faire face.

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6.4. En conclusion, les attitudes et la motivation

Le bilan de notre étude pourrait s’orienter vers le pessimisme si l’on ne pouvait justement déceler derrière la plupart des insuffisances des situations analysées, d’une part des pistes pédagogiques que nous évoquerons dans un dernier chapitre, et d’autre part une attitude encourageante des élèves.

Les difficultés avec les logiciels ont pu retarder ou handicaper certains d’entre eux, il reste que peu se sont découragés. A la lumière des réponses au questionnaire de Nancy, il apparaît que ce sont surtout les élèves qui avaient un préjugé contre l’usage de l’ordinateur en classe qui sont restés sur leurs positions. On constate que ces exercices ne provoquent pas le rejet de la démarche proposée par les professeurs. Le cas de Jarny où les participants aux exercices étaient tous volontaires, et à plus forte raison avec celui d’Epinal où nous avons eu affaire à des personnes quasiment « spécialistes » sont bien entendu moins concluants sur ce point. En somme, beaucoup d’élèves sont prêts à recommencer ce genre d’exercices. Il incombe aux enseignants d’inventer les conditions qui en feront de véritables outils d’apprentissage et de construction des concepts utilisables au quotidien dans les classes.

 

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Suite : prolongements pédagogiques

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