1.  

Apprendre en construisant des hypertextes ? – Christian Euriat – Université Nancy 2 - 2002

2.  

3.  

4.  

5.  

6.  

7.  Prolongements pédagogiques

 

 

Retour au sommaire général

 

7.1.      La relation de l’élève à l’outil

7.1.3.       Les compétences des élèves.

7.1.4.       Les compétences des enseignants.

7.2.      La problématique cognitive.

7.2.3.       La dimension opératoire de l’apprentissage.

7.2.4.       La dimension métacognitive de l’apprentissage.

7.2.5.       La dimension sociale de l’apprentissage.

7.2.6.       La dimension rhétorique.

7.3.      Enjeux et perspectives, la question du sens.

 

Notes

 

Comme je l’annonçais dès l’introduction, mon souci dans cette conclusion sera principalement celui d’énoncer un certain nombre de propositions susceptibles d’attirer l’attention des enseignants ou des formateurs sur les difficultés cachées d’une entreprise : faire acquérir des connaissances de nature conceptuelles à des élèves en s’appuyant sur la construction d’un document hypertextuel par ces élèves eux-mêmes. Nous avons en effet pu constater aussi bien lors de l’étude de terrain que lors de la discussion de ses résultats à quel point les activités proposées aux élèves pouvaient receler de pièges propres à les rendre inopérantes en termes d’apprentissage.

Au-delà du constat et peut-être des regrets, quelles précautions pourraient-elles être envisagées pour augmenter la probabilité d’apparition de conditions favorables au déclenchement d’un processus d’apprentissage ? Si je parle de regrets, c’est par égard envers les professeurs au travail desquels je me suis intéressé. Le soin qu’ils ont apporté à la préparation de la tâche des élèves ne saurait faire l’objet du moindre doute. Or, même si les apparences sont le plus souvent sauves, puisqu’il y a bien eu production par les élèves de documents hypertextuels d’une qualité intrinsèque jugée en général acceptable ou bonne par les enseignants, nous savons à présent que les bénéfices attendus en termes d’apprentissage restent subordonnés à bien des incertitudes.

Il ne sera donc certainement pas vain de procéder à l’inventaire des différents points sur lesquels les enseignants désireux de reproduire des démarches comparables à celles que nous avons étudiées trouveraient avantage à porter leur attention. On observera qu’il ne serait pas inutile que cette attention soit éclairée par un jeu de compétences que seule une formation adaptée pourrait avoir donné. Les domaines dans lesquels il me semble souhaitable de développer ce jeu de compétences recoupent les problématiques de la relation de l’élève à l’outil, de la dimension cognitive proprement dite des apprentissage dans ses déclinaisons classiques, opératoires, métacognitives, sociales et rhétoriques.

Retour au début du chapitre

7.1. La relation de l’élève à l’outil

On fera d’abord observer qu’un regard attentif sur les dispositions de chaque élève par rapport à l’outil informatique semble un préalable indispensable à toute initiative incluant son utilisation [1]. Ce regard peut porter bien entendu sur les compétences d’utilisateur des élèves, mais aussi sur leurs représentations vis à vis des ordinateurs en général et de l’hypertexte en particulier.

7.1.1. Les compétences des élèves

Sur la question des compétences des élèves à manipuler les outils, il convient de nous intéresser à une initiative récente du Ministère de l’Education Nationale français. Il s’agit de la création d’un « Brevet Informatique et Internet », médiatiquement abrégé en « B2i ». Sans entrer ici dans des détails qui nous éloigneraient trop de nos préoccupations, remarquons que la création de ce Brevet a pour objectif déclaré de permettre l’acquisition par tous les élèves des premier et second degré d’enseignement des compétences indispensables à un usage efficace et raisonné des technologies de l’information et de la communication. Cette acquisition doit être intégrée au travail quotidien des classes et aux activités d’apprentissage disciplinaires et faire l’objet d’une évaluation par l’élève lui-même suivie d’une validation par l’ensemble des enseignants, et surtout pas par un « spécialiste » comme par exemple le professeur de technologie en collège ou un aide-éducateur à l’école primaire.

Nous sommes bien dans le contexte de notre propre étude, mais avec cependant un objectif apparemment inversé : dans le cadre du B2i, on s’appuie sur les disciplines pour assurer l’acquisition de compétences dans les technologies en question. Mais il ne faudrait pas s’enfermer dans une logique binaire qui nous condamnerait à un choix appauvrissant entre les deux directions possibles d’une causalité linéaire. Il serait beaucoup plus fécond de saisir l’ensemble du dispositif et de ses aboutissants comme une sorte de système complexe comprenant un certain nombre de boucles d’interaction et de rétroaction.

Il ne semble pas faire de doute qu’un objectif utilitaire orienté vers l’efficience des futurs agents économiques ait animé les intentions des promoteurs de cette mesure réglementaire qu’est le B2i :

« La rapide évolution des technologies de l'information et de la communication a engendré au cours de ces dernières années une progression notable des applications disponibles dans la vie courante et dans la vie professionnelle. Toute personne est aujourd'hui concernée par l'usage, désormais banalisé, d'outils informatiques » [B.O. 42 00].

On peut également noter l’affirmation explicite d’une dimension que l’on pourrait qualifier de culturelle et pour laquelle l’Éducation Nationale « contribue naturellement à ce projet gouvernemental d'une société de l'information pour tous qui nécessite un effort éducatif ambitieux » [Ibid.]. Ces objectifs sont complétés par un souci d’amener les élèves à prendre conscience des enjeux civiques et juridiques des technologies de la communication et particulièrement d’Internet afin qu’ils deviennent un jour des citoyens capables « d'identifier les contraintes juridiques et sociales dans lesquelles s'inscrivent ces utilisations » [Ibid.].

Mais l’intégration du dispositif dans la pratique quotidienne des enseignements disciplinaires implique nécessairement un jeu d’interactions et de rétroactions avec les processus d’apprentissage des élèves. Or, sur ce point, le texte fondateur du B2i n’apporte pas d’informations utiles et les débuts de mise en œuvre qu’il m’a été donné d’examiner dans le cadre de mes fonctions académiques paraissent faire l’économie d’une réflexion sur les conditions d’opérabilité cognitive des tâches proposées aux élèves pour acquérir ou évaluer leurs compétences.

Sans doute serait-il intéressant de s’interroger sur l’approche de l’outil par les élèves en des termes proches de ceux qui furent les nôtres quand nous avons mobilisé des auteurs comme Simondon ou Rabardel. Certes, nous avons été amenés à penser un peu plus haut lors de la discussion des résultats que la distinction entre le statut de majorité et celui de minorité de l’objet technique ne trouvait pas toute sa pertinence dans le cadre des usages scolaires de l’ordinateur aujourd’hui. Néanmoins, les hésitations, pour ne pas dire les flottements, que nous avons observés notamment à Nancy dans le positionnement des élèves aussi bien que dans celui de leur professeur par rapport aux ordinateurs et aux logiciels m’incitent fortement à plaider pour l’introduction dans la formation des enseignants d’un minimum d’outillage intellectuel leur permettant au moins de s’interroger sur les relations élève-machine avec d’autres armes que leur intuition et leur bon sens, aussi pénétrantes et fécondes que puissent se révéler par ailleurs ces qualités personnelles.

Retour au début du chapitre

7.1.2. Les compétences des enseignants

Il serait prématuré et bien ambitieux de vouloir déterminer dès à présent les contenus de ce qui pourrait constituer un corpus des notions et des savoir-faire à introduire dans la formation des enseignants. Mais il est vraisemblable qu’un travail comparatif sur les points de vue et conceptions théoriques du rapport homme-machine aurait sa légitimité. L’approche naïvement technologique et fonctionnelle des objets techniques, donc des ordinateurs, pourrait ainsi être dépassée. Diverses contributions sont à prendre en compte, comme celle de Simondon qui distingue par une métaphore biologique entre l’outil qui est un médiateur pour l’action et l’instrument qui prolonge les organes des sens. On sait aussi que Simondon introduit la distinction entre « les deux modes fondamentaux de relation de l’homme au donné technique » [SIMONDON 58 p. 85] que sont le mode de majorité et le mode de minorité, dont nous avons aperçu les limites dans le cadre de notre étude mais dont la valeur heuristique générale peut demeurer très intéressante. On trouve chez Rabardel [RABARDEL 95 pp.79-91] un exposé clair et une critique comparative des contributions des dernières décennies sur le sujet, comme celles de Léontiev qui prend en compte la dimension sociale du travail ou celles de Vygotski qui insiste sur le rôle du sujet et introduit le concept « d’acte instrumental ». Rabardel fait appel à des auteurs plus contemporains comme Hutchins pour qui « la capacité cognitive d’un système homme-machine intelligente ne serait donc pas dépendante des capacités de traitement de la machine mais plutôt du rapport entre les ressources propres du sujet et les modalités d’aide offertes par la machine ». Nous approchons ici d’un concept comme celui de transparence opérative que propose Rabardel lui-même et que nous avons mobilisé dans notre étude.

Si l’on parcourt des yeux les plans des formation des I.U.F.M., on remarque depuis maintenant plusieurs années une tendance forte à la distribution des formations des enseignants aux technologies entre deux pôles. On y trouve d’une part l’apprentissage pur et simple du maniement de l’outil, jugé souvent trivial mais cependant indispensable tant que de trop nombreux jeunes enseignants arriveront en formation sans une maîtrise préalable suffisante dans ce domaine. D’autre part, au nom de la doctrine de l’intégration de la formation aux technologies dans les disciplines, des actions de formation, initiale ou continue, sont proposées dans le cadre strict des disciplines scolaires [2]. On ne voit pas bien où et comment un travail de formation aux questions transversales de la nature de celui que nous évoquons peut s’insérer dans cette partition. On remarque certes quelques exceptions à cette règle générale, mais un travail de recensement systématique serait indispensable pour en mesurer l’importance réelle et la portée effective auprès des enseignants.

En tout état de causes, une proposition de Simondon pourrait inspirer, au moins en partie, les concepteurs des plans de formation aux technologies :

« Ainsi, la condition première d’incorporation des objets techniques à la culture serait que l’homme ne soit ni inférieur ni supérieur aux objets techniques, qu’il puisse les aborder et apprendre à les connaître en entretenant avec eux une relation d’égalité, de réciprocité d’échanges : une relation sociale en quelque manière. » [SIMONDON 58. p. 88]

Retour au début du chapitre

7.2. La problématique cognitive

7.2.1. La dimension opératoire de l’apprentissage

Nous avons pu constater, surtout à propos des exercices du collège de Jarny, l’importance des écarts entre la difficulté cognitive estimée lors des analyses a priori et les niveaux réellement mis en œuvre par les élèves lors de la conduite des tâches qui leur ont été demandées. Nous avons été amenés à introduire la notion de facilité cognitive pour désigner d’une expression l’inclination marquée des élèves à s’engager dans l’opération intellectuelle la plus simple possible, assez souvent au détriment de la réussite apparente de l’exercice, mais parfois aussi au préjudice d’un véritable apprentissage notionnel malgré l’illusion d’une réussite. Quelles pourraient bien être les conditions à mettre en place par les enseignants telles que les élèves soient encouragés à s’extraire de cette facilité cognitive manifestement préjudiciable au succès des démarches entreprises ?

Nous avons également observé, plutôt aux lycées de Nancy et d’Epinal, que les élèves n’étaient pas enclins à tirer parti des possibilités d’inventivité structurelle de l’hypertexte et qu’ils cédaient volontiers à la tentation de reproduire des schémas d’exposition familiers comme ceux du plan de la dissertation ou l’arborescence. A la lumière de ce que nous a montré cette étude, nous chercherons à définir un type de situation d’apprentissage dans lequel les propriétés de l’hypertexte pourraient se voir exploitées avec pertinence.

Dans le chapitre consacré à l’approche de la notion de concept, nous avions mobilisé Port-Royal parce qu’il me semblait que les formes essentielles de cette pensée classique pouvaient facilement entrer en résonance avec celle des enseignants d’aujourd’hui, leur offrant ainsi un outil de modélisation simple de l’activité intellectuelle de leurs élèves. Bien sûr, il sera ici aussi nécessaire de nous adresser à d’autres références théoriques comme je l’avais déjà fait bien plus haut dans ce travail. Rappelons-nous que Port-Royal propose de distinguer entre les quatre « opérations de l’esprit » que sont concevoir [3], juger [4], raisonner [5] et ordonner [6].

Pour ces logiciens classiques et cartésiens, l’acte de concevoir se définit comme « la simple vue que nous avons des choses qui se présentent à notre esprit ». Je ne ferai pas injure aux cartésiens du XVIIème siècle en feignant d’ignorer qu’ils se sont eux-mêmes interrogés sur les conditions d’émergence de cette simple vue. Ce qui me semble intéressant, c’est la possible application contemporaine de cette notion de simple vue dans la classe à l’occasion d’exercices comme ceux dont il nous a été donné d’observer le déroulement. Il est à peu près incontestable que les élèves considèrent comme ce que Port-Royal appelle une simple vue une vision au contraire assez complexe de l’objet, ici des documents, qui sont soumis à leur attention. Sans aller jusqu’à exiger un accès improbable, voire impossible, à quelque idée claire et distincte, ne serait-il pas pertinent d’encourager l’élève à se départir d’un penchant bien spontané qui le pousse à interpréter globalement un document, surtout si ce dernier est iconographique ?

Un tel choix se traduirait à l’évidence par un jeu de consignes données à l’élève qui l’inciterait, ou qui peut-être même l’obligerait, à procéder à une sorte d’examen critique des documents qui lui sont fournis. On ne saurait mettre en doute le fait que les professeurs encouragent leurs élèves à regarder les documents avec attention avant toute interprétation. Néanmoins, la question qui se pose avec acuité est celle de la compétence de ces élèves à la lecture d’images. Nous avons pu nous-mêmes faire le constat de leurs difficultés dans ce domaine. Il est incontestable que les instructions et même les programmes de l’enseignement primaire et secondaire en collège ont évolué ces dernières années dans une direction favorable au développement de compétences en lecture d’image chez les élèves. Il n’en reste pas moins, sous réserve de ce que des études puissent en donner confirmation, que l’apprentissage de la lecture d’images ne trouve pas encore facilement sa place dans le cursus scolaire français, en dépit des annonces parfois tonitruantes de tel ou tel ministre de l’Education Nationale.

Le corollaire des besoins des élèves en matière de lecture d’images est la nécessité des compétences correspondantes chez leurs enseignants. Un certain nombre de compétences spécifiques peuvent être acquises par les enseignants au cours de leurs études universitaires. On pensera par exemple à l’interprétation des documents iconographiques par les historiens, à la lecture de cartes par les géologues ou les géographes, au traitement de l’image microscopique par les biologistes… Les enseignants, du moins ceux que leur spécialité d’origine a favorisés sur ce point, ne devraient pas être a priori complètement démunis face à cette question de la lecture d’images, dans la mesure où la probabilité est grande qu’ils aient à utiliser avec leurs élèves des documents iconographiques de leur domaine et pour l’interprétation desquels ils sont donc compétents. Mais il subsiste néanmoins deux difficultés.

Si ce que l’on vient de lire vaut sans doute pour les enseignants du second degré ou a fortiori pour ceux du supérieur, la première difficulté tient à ce qu’il n’est pas certain du tout que l’on puisse soutenir le même optimisme dans le premier degré. Nul n’ignore que la polyvalence du maître d’école l’entraîne à enseigner des disciplines pour lesquelles il n’a pas reçu d’enseignement universitaire en dehors de ce que l’on peut considérer comme des mises à niveau minimales opérées dans les I.U.F.M. Il convient donc de soutenir l’importance d’une formation à la lecture d’images dans le cursus des étudiants et stagiaires du premier degré fréquentant les I.U.F.M.

J’ajouterai, et c’est là la deuxième difficulté, que les compétences souhaitables au vu de nos observations ne relèvent pas seulement de savoir-faire directs, mais aussi et peut-être surtout d’une capacité à apprécier les possibilités des élèves, de manière à éviter autant que possible de les placer dans des situations apparemment faciles mais réellement insurmontables, comme nous l’avons observé pour certains documents iconographiques sur le stalinisme, le fascisme italien ou le nazisme. Le professeur devrait être capable d’anticiper sur les interprétations probables des images par les élèves, sous peine de prendre le risque de renforcer les représentations initiales, les préjugés et les idées reçues, au lieu d’instituer la lecture de l’image en étape critique de la construction d’une connaissance conceptuelle. En l’absence de cette capacité de l’enseignant, et de sa mise en œuvre effective bien sûr, l’image ne pourra que retrouver le statut peu enviable d’obstacle à la connaissance dont se méfiait déjà Platon dans Le Sophiste, par exemple. Et si l’on prend en considération la place extrêmement grande qu’occupent les images dans les nouveaux supports de diffusion des savoirs que sont les cédéroms et Internet d’une part, et si d’autre part, l’on se préoccupe de la facilité avec laquelle des élèves peuvent insérer des images dans leurs propres productions, hypertextuelles ou non, l’on ne peut qu’être impressionné par l’ampleur des enjeux éducatifs et culturels qui se cachent derrière cette question des compétences des enseignants en matière de lecture d’images.

Pour rester au plus près de notre sujet, et en nous maintenant sur la piste classique que nous avons empruntée, il importe donc de placer les élèves en situation de concevoir le plus clairement possible ce que représentent et ce que signifient les documents qui leur sont proposés. Certes, telle que je la reprends ici dans son expression la plus simple, la modélisation des opérations de l’esprit par Port-Royal ne rend sans doute pas compte d’une complexité de l’activité intellectuelle qui comporte assurément des imbrications, des boucles et des retours entre ses quatre parties. Je me permets de rappeler qu’il ne faudrait pas comprendre que je décide arbitrairement d’ignorer les apports plus contemporains de la psychologie et des sciences cognitives mais qu’à mon sens l’étendue et la complexité même des champs de ces disciplines ne les destinent pas à structurer les grandes lignes d’une action pédagogique au quotidien. Il me semble donc pertinent de maintenir ces distinctions classiques en tant que guide pédagogique, en raison précisément de leur simplicité, et un peu comme une morale provisoire.

Si, pour continuer à tirer parti de la clarté de la langue classique, nous admettons avec Arnaud et Nicole que juger est « l'action de notre esprit par laquelle joignant ensemble diverses idées, il affirme de l'une qu'elle est l'autre, ou nie de l'une qu'elle soit l'autre », nous ne pouvons que constater, comme nous l’avons déjà évoqué bien plus haut, que d’une part cette action est celle qui correspond au mieux à la construction du concept par attribution et d’autre part celle qui présente la similitude de structure la plus grande avec la disposition de liens dans le travail de composition d’un hypertexte.

Dans les situations pédagogiques que nous avons étudiées, cette action de juger est centrale. Mais il serait difficile de l’isoler de celle de raisonner, dans la mesure où il n’est jamais donné aux élèves d’avoir à choisir d’une manière binaire entre placer un lien ou ne pas le placer, mais où, au contraire, ils sont contraints à des processus de choix assez complexes dans la conduite desquels le recours au raisonnement est indispensable.

Nous avons examiné en détail la question des opérations cognitives requises par les exercices proposés et l’écart de niveau entre celles-ci et celles réellement mises en œuvre par les élèves en cours d’exécution du travail. Nous avons retenu la notion de facilité cognitive pour désigner une caractéristique essentielle du comportement de ces élèves. Il ne fait guère de doute que cette propension à la facilité cognitive constitue un obstacle pédagogique majeur à la réussite des projets des enseignants dans le domaine de l’apprentissage au moyen de la construction d’hypertextes.

En réponse à cette difficulté, une première approche peut être tentée une fois de plus en termes de formation des enseignants. Je ne saurais que reprendre ici les mots de Pierre Higelé :

« Nous nous proposons de faire prendre conscience aux enseignants que, quelle que soit la discipline, les mêmes opérations mentales sont nécessaires pour résoudre les problèmes posés aux élèves, et de leur offrir la possibilité d’être mieux à même de comprendre l’origine des difficultés rencontrées par leurs élèves et de mettre en place une remédiation adéquate. » [HIGELE 97, p.9]

Mais il ne s’agirait pas seulement de comprendre les difficultés des élèves ou de mettre en place des remédiations. C’est en amont, c’est-à-dire lors de la conception même des exercices proposés, que l’enseignant devrait pouvoir réaliser une analyse cognitive de la tâche, comme nous l’avons faite nous-mêmes. Dans le domaine qui nous concerne, ce ne sont pas toutes les opérations qui seraient concernées. Sous réserve d’un inventaire plus complet, il semble raisonnable de limiter la liste des opérations que le professeur devrait être capable d’identifier pour en apprécier le niveau de difficulté cognitive à quelques-unes. Notons la correspondance terme à terme, la classification, la relation de cause à effet, l’inclusion, la substitution et l’implication.

Une compétence à identifier les opérations intellectuelles requises mettrait les enseignants en situation d’apprécier la faisabilité d’un exercice. Mais il est à craindre que le problème ne soit encore plus délicat qu’il n’y paraît. En effet, et c’est un résultat essentiel de ce travail, nous avons nous-mêmes constaté l’écart entre les résultats de notre propre analyse cognitive a priori et ceux de l’analyse a posteriori sur la base des productions des élèves, de l’observation de leur comportement en classe et de leurs déclarations au cours des entretiens.

Une question serait donc de savoir dans quelles conditions il conviendrait de placer l’élève afin d’éviter qu’il ne s’engage dans des processus plus faciles que ceux prévus par le professeur, perdant par là le bénéfice d’apprentissage escompté. Une première réponse tiendrait dans l’exigence d’un surcroît d’attention dans l’analyse a priori, tel que toutes les possibilités de traitement cognitif de la tâche soient aperçues et que la probabilité de leur mise en œuvre par l’élève soit appréciée, sachant que ce dernier penche spontanément vers la plus grande facilité. Une autre piste à explorer pourrait être celle d‘une attention plus soutenue que porterait le professeur aux cheminements des élèves pendant l’exécution des tâches, en en examinant par exemple a posteriori les traces écrites. Un tel examen peut s’avérer intéressant, mais il présente des inconvénients car il suppose d’une part une acceptation de cette consigne supplémentaire par l’élève, au risque d’une surcharge de travail, et d’autre part une augmentation du temps de correction pour l’enseignant.

Si l’on tient compte de ce que la difficulté de l’estimation des probabilité augmente très vite, par simple effet combinatoire, avec le nombre de possibilités de choix offertes dans la mise en place de liens hypertextes, on évitera les exercices trop longs ou trop riches comme celui que nous avons observé sur le stalinisme. En revanche, les situations observées sur le fascisme italien et le nazisme permettaient sans doute une estimation a priori correcte des opérations possibles et probables.

Une autre question se rapporte à la nature des objectifs pédagogiques fixés par l’enseignant. Si ces objectifs relèvent du renforcement de connaissances déjà supposées acquises, la disposition de liens hypertextes pourrait s’apparenter à un exercice de type béhavioriste, assez peu différent au fond d’un QCM avec des cases à cocher.

Si au contraire, comme c’était en principe le cas dans les situations que nous avons étudiées, sauf au lycée d’Epinal, il s’agit de construire de nouvelles connaissances de niveau conceptuel, alors le modèle constructivisme prend toute sa pertinence, au-delà même de la question de l’identification des opérations intellectuelles en jeu. Je propose que nous portions notre attention sur un point que nous n’avions pas encore développé.

Parmi les propriétés de l’hypertexte telles que nous les avons reprises au début de cette étude chez Pierre Lévy, nous retiendrons ici le principe de métamorphose, selon lequel « le réseau hypertextuel est sans cesse en construction et en renégociation » [LÉVY 90, p. 30]. Il serait pour le moins hasardeux de procéder à une transposition pure et simple des caractéristiques structurelles des hypertextes vers les structures ou les schèmes mentaux de la théorie opératoire. Néanmoins, cette propriété de construction et de renégociation perpétuelles de l’hypertexte présente un intérêt certain si on la rapporte plus précisément à l’un des concepts importants de la théorie piagétienne de l’apprentissage, l’accommodation.

Il est inutile de rappeler longuement que cette théorie permet de distinguer un apprentissage par assimilation, dans le cadre duquel le sujet intègre les connaissances ou les savoir-faire nouveaux à des schèmes déjà construits, ou si l’on préfère, procède à une « intégration à une structure préalable » [PIAGET 67, p. 20] [7], et l’apprentissage par accommodation où le sujet doit procéder à une modification de ses propres schèmes ou structures mentales.

L’accommodation peut être représentée visuellement comme la modification d’un réseau hypertextuel dont la conséquence serait un changement profond de la structure de celui-ci. En supprimant ou en établissant tel ou tel lien dans un hypertexte, on ne se contente pas d’enlever ou d’ajouter de l’information, comme dans le cas de la suppression d’un enregistrement dans une base de données classique, mais on provoque un changement, voire un bouleversement de l’ensemble susceptible d’en altérer ou d’en enrichir fortement le sens.

Comme on le sait, dans le phénomène d’accommodation, on observe une sorte de mouvement dialectique qui part d’un déséquilibre provoqué par l’inadéquation entre la forme d’une situation problématique pour le sujet et ses schèmes d’assimilation et parvient à un nouvel équilibre, en principe d’une plus grande efficacité. Le schème ancien ne disparaît pas pour autant et peut être réutilisé dans les cas où il suffit au sujet pour surmonter commodément une situation. Il se produit alors une sorte de décalage et c’est probablement ce à quoi nous assistons lorsque les élèves que nous avons observés font le choix de ce que nous avons appelé la facilité cognitive. Dans tous les cas, que ce soit du fait de la réutilisation de schèmes anciens de niveau cognitif inférieur, ou de celle de schèmes de construction plus récente, la situation pédagogique reste semblable : elle permet à l’élève d’arriver à la solution du problème posé en mettant en œuvre un schème d’assimilation.

Or, il me semble très important de considérer que la construction de concepts nouveaux comme celui de totalitarisme ou à tout le moins comme ceux de certaines de ses modalités historiques, ne relève pas, ou à la marge seulement, de la mise en œuvre de schèmes d’assimilation. Il s’agit au contraire pour le professeur de provoquer une remise en cause des schèmes des élèves, qui donnaient lieu à des représentations imagées et concrètes, dans l’intention de les remplacer par d’autres qui soient le support cognitif de connaissances conceptuelles et donc abstraites.

Il nous apparaît donc à présent avec une certaine clarté que l’efficacité pédagogique de dispositifs comme ceux que nous avons étudiés dépend étroitement de leur capacité à placer les élèves dans une posture déséquilibrante qui enclencherait un processus d’accommodation, transposé symboliquement, si je puis dire, dans le choix des liens hypertextes entre les éléments du document à composer. On sait que l’exercice s’avère délicat, car un trop grand écart entre les capacités requises par la tâche telle que l’enseignant souhaite qu’elle soit menée et celles disponibles pour l’élève peut entraîner un échec pur et simple ou des stratégies d’évitement au moyen d’un décalage cognitif qui ramènera le processus à la simple application d’un schème d’assimilation, ce qui n’est pas le but recherché.

Présentée en ces termes, la difficulté pédagogique semble insurmontable. La tâche elle-même n’est pas totalement déterminante des stratégies cognitives engagées par l’élève, et nul n’ignore à quel point il serait déraisonnable de compter seulement sur l’efficacité des consignes pour compenser cette incertitude. Générales et simples, elles ne limitent pas assez les possibilités d’errance, précises et détaillées, elles sont rarement suivies et risqueraient de toutes façons de faire retomber la démarche dans l’écueil d’une guidance pas à pas probablement préjudiciable au développement de l’autonomie de l’élève et peu susceptible d’enclencher un processus d’accommodation. Il serait certes abusif de conclure des lignes précédentes à l’inutilité d’un jeu de consignes soigneusement élaboré et le plus clair possible. Je n’hésite pas à affirmer au contraire que la qualité des consignes est une des clefs du problème posé par les situations pédagogiques étudiées. Il n’est que de se souvenir de l’importance de la demande orale des élèves du lycée Poincaré auprès de leur professeur pendant les séances de travail pour s’en convaincre. Je veux seulement rappeler ce que chacun connaît bien, à savoir que si une bonne qualité des consignes est une condition quasiment nécessaire à la réussite des élèves, elle n’en devient pas pour autant la condition suffisante. Néanmoins, les consignes sont pour l’élève le principal support de sa conduite, surtout quand il se voit prescrire une tâche qu’il devra réaliser seul devant un ordinateur.

Retour au début du chapitre

7.2.2. La dimension métacognitive de l’apprentissage

Une des fonctions que l’on peut assigner aux consignes est de faciliter ou d’encourager une attitude réflexive et surplombante de l’élève par rapport à la tâche qu’il est occupé à mener. L’apparition d’une telle attitude chez l’élève, attitude que l’on peut ranger dans le champ de ce que l’on appelle la métacognition, implique de la part de l’enseignant une analyse fine des concepts à faire acquérir aux élèves et des processus cognitifs susceptibles d’être engagés. Le travail de l’enseignant dans cette direction ne peut donc pas être conduit avant une analyse logique du concept et une analyse cognitive de la tâche.

Parmi les approches possibles, les propositions de Britt-Mari Barth auxquelles nous avons fait référence dans le chapitre portant sur la nature du concept me paraissent offrir des pistes de travail intéressantes. On se souviendra par exemple de la question de la détermination du « niveau de complexité », du « niveau d’abstraction » ou encore du « niveau d’inter-relation » des concepts pour l’acquisition desquels on souhaite préparer une situation d’apprentissage. [[BARTH 93 p.115].

J’ajouterai qu’il me paraîtrait tout à fait pertinent de rapprocher les résultats de ce type d’analyse logique de ceux de l’analyse cognitive de la tâche, ou, beaucoup plus exactement, d’intégrer les données de cette première analyse dans la deuxième, quitte à procéder à des ajustements en boucle si cela se révèle utile. En aucun cas, il ne serait judicieux de mener les deux analyses indépendamment l’une de l’autre. Elles sont complémentaires et l’on remarquera avec intérêt que cette complémentarité ressortit à une problématique très ancienne qui est celle de la relation entre le logique et le psychologique. On sait la perplexité de bien des enseignants devant l’incompréhension de leurs élèves en difficultés, phénomène psychologique, face à des contenus d’enseignement dont ils admirent, eux, la limpidité et la rigueur logique. On se souviendra de la célèbre formule de Bachelard dans « La formation de l’esprit scientifique » : « J'ai souvent été frappé du fait que les professeurs de sciences, plus encore que les autres si c'est possible, ne comprennent pas qu'on ne comprenne pas. » [BACHELARD 38, p.18].

Nous ne quitterons pas Britt-Mari Barth sans lui emprunter quelques recommandations touchant au choix des documents que l’on fournira aux élèves en vue de la composition d’un document hypertextuel. Nous avons en effet observé que le choix par les élèves des documents élémentaires avait été soit laissé à une initiative totalement libre comme à Epinal, soit limité à une sélection dans un ensemble quantitativement restreint de ressources écrites comme à Nancy, soit enfin très déterminé et ramené à l’élimination d’un document iconographique parmi une petite dizaine ou parmi trois à Jarny. C’est bien sûr la démarche étudiée à Jarny qui se rapproche le plus de celle que propose Britt-Mari Barth et qui joue, comme on le sait, de la présentation d’exemples et de contre-exemples ayant ou n’ayant pas les propriétés du concept à apprendre.

Britt-Mari Barth recommande d’apporter le plus grand soin à l’ordre de présentation des exemples. « Il importe de situer le savoir dans un contexte connu de l’apprenant qui lui permet de réagir sans avoir la difficulté supplémentaire de s’orienter dans un contexte inconnu. » [BARTH 93, p.137]. D’autre part, elle insiste sur l’importance de la variété de ces exemples qui doivent être « suffisamment nombreux et variés pour inciter les apprenants à faire des mises en relation multiple et à les engager dans une véritable recherche commune ». [Ibid.]

Il semble clair que les exercices proposés à Jarny ne répondaient pas à ces deux exigences. Dans les exercices sur le stalinisme, c’est la progressivité de l’introduction des exemples qui fait défaut, et c’est la variété qui est absente dans les choix de trois documents offerts pour chaque diapositive sur le fascisme italien et sur le nazisme. Outre donc le problème du choix des documents eux-mêmes, se pose au professeur celui de l’ordre de leur introduction. Or, dans des situations comme celles que nous avons étudiées, le simple fait de se servir de l’ordinateur individuellement ou à la rigueur en binômes, comme à Nancy, entraîne la disponibilité immédiate de tous les documents et interdit la progressivité de l’introduction des exemples.

Certes, il n’est pas interdit d’imaginer un programme informatique qui distillerait judicieusement les exemples au cours du déroulement de la séance d’apprentissage. Du simple point de vue de la programmation, cela ne devrait pas poser de problème. Cependant, sur quelle modélisation, forcément dynamique et changeante, du sujet en train d’apprendre, ou d’essayer à apprendre, ce programme se fonderait-il ? Cela mériterait évidemment un débat documenté, mais je dirai un peu brutalement que je suis de ceux qui constatent sans trop de regrets le peu d’avancées concrètes des techniques d’intelligence artificielle dans ce domaine. Dans l’état actuel de l’art, il convient tout simplement de ne pas laisser les élèves seuls avec les ordinateurs à partir du moment où l’on attend autre chose de l’usage de ces appareils que de simples renforcements ou certains types d’évaluation. Comme nous le faisions dire à Britt-Mari Barth quelques lignes plus haut, il importe d’« engager [les élèves] dans une véritable recherche commune ».

Retour au début du chapitre

7.2.3. La dimension sociale de l’apprentissage

L’idée d’amener les élèves à une « recherche commune » nous ouvre les perspectives de la problématique socio-cognitive de l’apprentissage. Dans la continuité de l’école de Genève, certains auteurs comme A.N. Perret-Clermont ont travaillé sur la notion de conflit socio-cognitif [PERRET-CLERMONT 96]. On y retrouve le principe piagétien du rôle dialectiquement positif du déséquilibre, mais au lieu de s’en tenir à l’interaction entre le sujet et son environnement physique, on prend en compte explicitement les relations du sujet avec son entourage. En milieu scolaire, cet entourage peut être assez naturellement constitué par des groupes d’élèves guidés par un enseignant.

En pratique, la mise en œuvre d’un conflit socio-cognitif n’est pas une entreprise aussi simple que l’on ne serait tenté de le croire parfois. Il ne suffit pas en effet de placer les élèves en groupe et d’attendre qu’ils se disputent sur les contenus abordés, comme cela s’observe assez souvent sous l’appellation alors trompeuse de conflit socio-cognitif. Il y aurait bien conflit social dans ce cas, mais il ne serait pas cognitif. Il convient de faire porter les échanges, et à partir de là le conflit, non pas sur les contenus, mais sur les démarches intellectuelles des différents élèves.

Dans le cadre de la construction d’hypertexte, une organisation pratique serait de réunir un petit groupe de quatre à six élèves disposant dans un premier temps de deux ou trois ordinateurs.

Dans ce premier temps, il serait demandé à ces élèves de prendre connaissance par deux ou trois sur ces ordinateurs des divers documents préparés par le professeur. Tous les documents ne seraient pas disponibles dès le début du travail, certains n’étant introduits que par la suite selon la recommandation de respect d’un ordre d’introduction des exemples et contre-exemples que nous devons à Britt-Mari Barth.

Dans un deuxième temps, les élèves pourraient être invités à s’éloigner des ordinateurs, quitte à y revenir brièvement pour revoir un document, lever un doute ou une hésitation, et à réfléchir aux choix de liens hypertextes qu’il leur semblerait pertinent de poser pour construire un hyperdocument porteur de la notion ou du concept à apprendre.

Dans un troisième temps, les élèves seraient regroupés en présence de l’enseignant pour composer ensemble un seul document hypertextuel sur un seul ordinateur. C’est alors qu’il serait intéressant d’instaurer un conflit socio-cognitif opposant les élèves sur les raisons de leurs propositions, en termes de contenus, bien sûr, mais surtout à propos des jugements[8] et des raisonnements qui auront présidé à leurs choix personnels. Ils seraient amenés à dire pour quelles raisons tel exemple leur paraît ou ne leur paraît pas correspondre à un attribut du concept et donc justifier ou non d’un lien, ou encore pourquoi un exemple leur paraît plus typique du concept qu’un autre, et enfin selon quels critères d’organisation ils ont composé l’ensemble de leur projet, s’obligeant ainsi à expliciter pour eux et pour les autres leur propre processus d’élaboration du champ sémantique du concept matérialisé, si l’on peut dire, dans le jeu des liens de l’hypertexte à construire.

Il n’est pas douteux que le rôle de l’enseignant dans la conduite du conflit soit aussi délicat que déterminant. Il semble assez difficile de s’improviser dans le rôle de conducteur d’un conflit socio-cognitif et nous allons encore une fois souligner les avantages que comporterait l’introduction de l’acquisition de ces compétences dans les plans de formation des enseignants. Notons que de telles compétences seraient probablement utiles dans bien des domaines et qu’elles n’impliqueraient donc pas une imputation budgétaire des formations au seul compte des nouvelles technologies.

Cette approche par le conflit socio-cognitif à laquelle nous venons de donner un tour relativement concret nous entraîne sur le terrain des rapports à autrui dans l’apprentissage. Peut-être pourrions-nous à présent nous écarter un peu de l’école genevoise que nous avons beaucoup sollicitée. Au risque d’encourir le reproche de l’éclectisme, mais au nom d’un certain pragmatisme pédagogique, je me tournerai vers une modélisation que l’on peut trouver dans l’œuvre de Lev Vygotski.

Un des apports de Vygotski au débat tient à son souci de prendre en compte les potentialités proches du développement, avant que leurs manifestations n’apparaissent au grand jour dans l’épanouissement de la maturité.

« De même que le jardinier qui veut évaluer l’état de son jardin aurait tort d’en juger d’après les seuls pommiers ayant atteint leur complet développement et porté des fruits, mais doit tenir compte aussi des arbres encore en pleine croissance, de même le psychologue doit nécessairement, pour déterminer l’état du développement, prendre en considération non seulement les fonctions venues à maturité mais aussi celles qui sont au stade de la maturation, non seulement le niveau présent mais aussi la zone prochaine de développement. » [VYGOTSKI 97, p.351]

Cette zone prochaine, ou proximale, selon les traductions, peut se définir assez intuitivement comme celle dans laquelle se trouve un enfant qui « sait faire [quelque chose] en collaboration » et qui « saura le faire tout seul demain. » [Ibid. p.355]. Il s’ensuit que c’est dans les limites de cette zone que doit porter l’effort de l’enseignant, puisque, « le seul apprentissage valable pendant l’enfance est celui qui anticipe sur le développement et le fait progresser. Mais on ne peut enseigner à l’enfant que ce qu’il est capable d’apprendre ». [Ibid.].

Il n’est bien entendu pas dans mes ambitions de comparer ni de rapprocher ici les choix théoriques de Piaget et de Vygotski. Un autre problème pourrait survenir de ce que les élèves que nous avons observés, surtout ceux des deux lycées, ne sont plus tout à fait des enfants et que la transposition des thèses de Vygotski vers l’apprentissage des adultes mériterait un travail approfondi que nous ne saurions entreprendre ici ni surtout maintenant. C’est donc du simple point de vue pragmatique que je revendiquais un peu plus haut, et sachant bien qu’il s’agit seulement dans ce dernier chapitre de proposer des pistes de prolongements pédagogiques à cette étude, que je suggérerai que nous nous bornions à retenir de Vygotski la nécessité pour le pédagogue de maintenir une attention soutenue à l’identification des limites momentanées de la zone prochaine de développement chez l’élève et à ne jamais perdre de vue que si l’apprentissage relève certainement in fine d’une transformation intime du sujet individuel, elle passe nécessairement par un ou des moments de coopération avec un tiers, adulte ou enfant plus âgé que le sujet.

On ne saurait aborder cette dimension relationnelle dans l’apprentissage sans évoquer le thème de la médiation et les contributions de J.S. Bruner dans ce domaine [BRUNER 83]. On sait que cet auteur a mené une réflexion suffisamment approfondie sur la question de la médiation pour proposer des listes de modalités de la médiation extrêmement fines mais au bout du compte, c’est là une appréciation toute personnelle, un peu trop compliquées pour que l’on puisse espérer les intégrer telles quelles dans l’outillage pédagogique des enseignants. Néanmoins, je relèverai avec Monique Linard qu’avec plusieurs autres dimensions de la conscience cognitive comme la systématicité [9] ou l’instrumentalité [10], la sociabilité [11] offre « aux technologies à visée éducative un trio de référence qui a l’avantage de relativiser l’instrumentalisme opératoire étroit dont elles souffrent de façon chronique » [LINARD 96, p.33].

Retour au début du chapitre

7.2.4. La dimension rhétorique

L’approche sociale et interrelationnelle du problème pédagogique qui retient notre attention pourrait enfin nous apporter quelques pistes dans le domaine où notre étude a peut-être montré le plus grand décalage entre les performances attendues des élèves et leurs réalisations effectives. Nous avions posé que la structure des hypertextes offrait la possibilité d’organiser les documents produits selon des modèles beaucoup plus souples que ceux auxquels l’enseignement académique nous a habitués, comme le plan de la dissertation ou le schéma d’une arborescence. C’est la quatrième opération de l’esprit selon Port-Royal qui est en jeu ici, même si ces messieurs en avaient une vision intégrant également une dimension méthodologique, plus large donc que celle que je retiens ici.

Nous avons constaté que les possibilités de l’hypertexte sont très largement ignorées par les élèves qui reproduisent les structures classiques que je viens d’évoquer. Nous avons déjà fait observer, et je n’y reviens que très brièvement, que l’initiative de placer des élèves de première littéraire en situation de remettre en cause leurs compétences rédactionnelles à quelques semaines de l’épreuve de français du baccalauréat méritait d’être discutée. Les risques de déstabilisation dans ce domaine pourraient l’emporter sur les gains escomptés dans l’apprentissage de la discipline concernée par l’exercice de construction d’hypertextes.

Pour des raisons d’ordre éthique dont j’imagine que l’on acceptera de partager avec moi le sentiment de leur pertinence, l’existence de ces seuls risques doit suffire à exclure toute tentative volontariste d’imposer sans précautions aux élèves une écriture hypertextuelle au motif superficiel que ce serait moderne ou même à celui plus acceptable que ce serait formateur pour l’esprit. Il serait donc à mon sens raisonnable de ne pas exposer les élèves à ces risques sans s’être entouré d’un minimum de précautions dont le but serait d’aider les élèves à percevoir l’hypertexte non pas comme remise en cause des formes rhétoriques enseignées à l’école mais comme une alternative répondant à des situations et à des besoins spécifiques.

Je ne voudrais pas ouvrir un débat trop vaste pour l’endroit, mais je suis de ceux qui pensent que la forme de la dissertation garde toute sa légitimité tant qu’il s’agit d’en faire l’outil de structuration d’une pensée individuelle à des fins d’évaluation de la richesse et de la rigueur de cette pensée par un lecteur non moins individuel. En revanche, le territoire immense de ce que l’on appelle parfois l’intelligence partagée reste à explorer par une école à laquelle on reproche souvent aujourd’hui de ne pas assez préparer les élèves aux conditions actuelles de la production économique et du débat politique. Des situations d’apprentissage collectives à la fois fécondes et respectueuses de la personnalité des sujets individuels sont encore à inventer. Les enseignants devront en maîtriser les enjeux cognitifs, organisationnels et techniques, mais aussi disposer d’une rhétorique, d’une syntaxe, en un mot d’une grammaire de l’hypertexte.

Retour au début du chapitre

7.3. Enjeux et perspectives, la question du sens

Au delà des considérations tenues dans le précédent paragraphe, c’est toute la question du sens des apprentissages qui est de nouveau posée. Or, ni les outils informatiques, ni les hypertextes, ne sont en eux-mêmes porteur de sens, chacun en convient. Nous avons montré qu’ils ne sont même pas en eux-mêmes porteurs des germes d’un changement dans les habitudes cognitives des élèves. Chacune des innombrables informations susceptibles d’être manipulées par les élèves n’est sans doute pas en elle-même dépourvue de sens, indépendamment de la question de sa validité scientifique. Néanmoins, la masse de ces informations en rend le traitement particulièrement difficile, sinon impossible en pratique. Le rêve de Vannevar Bush d’organiser toute cette information en fonction des besoins du sujet, en l’occurrence un chercheur, mais pourquoi pas un élève, dans un réceptacle technique hypertextuel avant la lettre avait sa légitimité et la garde probablement encore. Nous avons simplement montré que les conditions de mise en œuvre de l’idée de Bush dans le domaine de l’apprentissage des notions scolaires n’apparaissaient pas spontanément. Et nous ne pouvons pas compter sur les machines elles-mêmes pour créer et maintenir de telles situations. A ce sujet, j’emprunterai volontiers à Monique Linard l’appréciation suivante :

« La prolifération des variables pertinentes et nécessaires à la description de la seule dimension cognitive de l’apprentissage humain est telle qu’elle défie pour longtemps encore toute entreprise de contrôle et de modélisation exhaustive par programmation classique en ce domaine. » [LINARD 96, p.33].

Si les enseignants sont à n’en pas douter tout à fait conscients dans leur ensemble de la distinction qu’il convient de faire entre l’information et la connaissance et ne sont guère enclins à croire à la spontanéité des apprentissages par le miracle d’un logiciel d’hypertexte, il n’est pas aussi certain que ce qu’il est convenu d’appeler le grand public d’une part, et une bonne partie des élèves d’autre part, soit à l’abri des mirages d’une prétendue société de l’information et de la communication. Olivier Reboul notait que « la valeur didactique de l’information est faible quand elle n’est pas négative » [REBOUL 80, p.24]. Encore écrivait-il cela en référence à la télévision, bien avant l’explosion d’Internet.

Dans l’exercice de leur construction comme nous venons de l’étudier, mais aussi dans celui de leur consultation comme de nombreux travaux l’ont déjà attesté, un usage totalement spontané et strictement individuel des hypertextes présenterait plus de risques que d’avantages pour l’élève. Celui-ci se trouverait démuni face à la nécessité insurmontable de construire du sens en l’absence de relations avec les autres. On lit souvent aujourd’hui que le métier d’enseignant a changé, ou qu’il va changer, ce dernier devenant une sorte de médiateur aidant l’élève à construire le sens de ses apprentissage. On me permettra d’affirmer que ce n’est pas nouveau. Sans doute entre-t-il une bonne part d’affectivité dans mon affirmation, mais il me semble qu’un enseignant digne de sa fonction, comme tout éducateur d’ailleurs, à commencer par les parents de l’enfant eux-mêmes, a toujours cherché avant tout à aider les élèves à construire du sens. Simplement, aujourd’hui, l’omniprésence d’une concurrence réelle ou phantasmée rend cette dimension de son action plus visible.

Le même Olivier Reboul évoquait dans un autre ouvrage l’antinomie que constitue à ses yeux le couple « Transmission et spontanéité » [REBOUL 94]. Il appartient aux enseignants et à ceux qui définissent les objectifs et les modalités de leur action d’assumer la tension contenue dans cette antinomie afin de la surmonter. Malgré toutes les réserves que nous avons été amenés à formuler à leur égard, à la condition de s’inscrire dans une action pédagogique tenant compte des projets de chacun et de ses relations avec autrui, et par le potentiel d’inventivité qu’ils pourraient révéler alors chez les élèves, les exercices de création d’hypertextes nous semblent encore mériter l’attention des pédagogues, et celle des chercheurs en éducation.

 

Retour au début du chapitre

Suite : bibliographie

Retour au sommaire général

 

Notes



[1] Cette remarque pourrait sembler d’une évidence excessive, à la limite de la trivialité, tant il est vrai qu’elle rappelle une précaution pédagogique élémentaire. On peut toutefois s’interroger sur la réalité d’une telle évidence quand on constate l’entrain avec lequel une partie des pouvoirs publics, et notamment certaines collectivités territoriales, se lancent dans la généralisation des technologies de l’information et de la communication en imposant des configurations techniques conduisant bien souvent à une limitation des choix pédagogiques de l’enseignant et à une acceptation contrainte d’un type prédéterminé d’usage par les élèves.

[2] Cette observation  s’applique surtout à la formation des enseignants du second degré.

[3] « On appelle concevoir la simple vue que nous avons des choses qui se présentent à notre esprit ; comme lorsque nous nous représentons un soleil, une terre, un arbre, un rond, un carré, la pensée, l'être, sans en former aucun jugement exprès. Et la forme par laquelle nous nous représentons ces choses s'appelle idée. » [ARNAUD 70]

[4] « On appelle juger l'action de notre esprit par laquelle joignant ensemble diverses idées, il affirme de l'une qu'elle est l'autre, ou nie de l'une qu'elle soit l'autre ; comme lorsqu'ayant l'idée de la terre et l'idée de rond, j'affirme de la terre qu'elle est ronde, ou je nie qu'elle soit ronde. » [Ibid.]

[5] « On appelle raisonner l'action de notre esprit par laquelle il forme un jugement de plusieurs autres ; comme lorsqu'ayant jugé que la véritable vertu doit être rapportée à Dieu, et que la vertu des Païens ne lui était pas rapportée, il en conclut que la vertu des Païens n'était pas une véritable vertu. » [Ibid.]

[6] « On appelle ici ordonner l'action de notre esprit par laquelle ayant sur un même sujet, comme sur le corps humain, diverses idées, divers jugements, et divers raisonnements, il les dispose en la manière la plus propre pour faire connaître ce sujet. C'est ce qu'on appelle encore méthode. » [Ibid.]

[7] Cité par [HIGELE 97], page 16

[8] Il s’agit bien sûr du jugement en temps qu’action de juger, en tant que processus intellectuel, pas en tant que résultat de cette action  ou de ce processus.

[9] « capacité à extraire des relations entre évènements, chacun devenant moyen d’interprétation pour d’autres évènements et permettant d’aller au-delà de l’information donnée. » [LINARD 96, p.33]

[10] « capacité non seulement de repérer les relations entre moyens et buts présents dans l’environnement mais de leur imposer ces relations. » [Ibid.]

[11] « être conscient, c’est tout d’abord être social, être en interaction avec les autres. » [Ibid.]