Chapitre 2.

Description formelle de la langue des signes.

 

 

 

L’étude des travaux portant sur la langue des signes a permis d’en dégager les caractéristiques linguistiques essentielles. Le présent chapitre expose comment celles-ci ont été incluses dans une description formelle globale servant de base à la synthèse du signe et du discours signé.

Dans un premier temps, une vue d’ensemble de cette structure hiérarchique descriptive est proposée. Les composants majeurs sont introduits parallèlement aux principes fondamentaux qui les sous-tendent, de façon à constituer une base de référence tout au long du chapitre.

Chacun est alors présenté en précisant le système de spécification adopté et les primitives retenues.

Les entités constituant les spécifications manuelles sont d’abord détaillées, à savoir les configurations manuelles, les localisations dans l’espace et les points de contact corporels, l’orientation palmaire et enfin les différents points de la main utiles pour positionner aisément celle-ci.

Les caractéristiques propres au mouvement sont ensuite examinées. Outre les types de trajectoires et les mouvements locaux, nous décrivons les différentes relations unissant les articulateurs lorsque tous deux sont mobiles, et les diverses formes de répétition rencontrées. Ces spécifications sont complétées par une étude des paramètres temporels du mouvement (dynamique, tenues et synchronisation notamment).

Pour finir, nous présentons une réflexion sur l’importance des paramètres non-manuels du signe et sur la façon dont, plus généralement, les processus grammaticaux du discours signé (flexions, références indexées, …) peuvent être mis en œuvre dans la synthèse.

Les parties applicatives correspondantes sont décrites au dernier chapitre, avec le système de génération proprement dit.

 

2.1. Vue générale et définitions.

Nous souhaitons ici exposer dans ses grandes lignes l'ossature de la description formelle proposée pour les signes, afin que son schéma soit bien posé et demeure présent à l'esprit tout au long de la lecture de ce chapitre. La plupart des choix effectués quant à cette structure sont également justifiés dans la présente partie, sur la base de travaux préexistants et à partir d’une observation minutieuse d’un corpus de signes (constitué par le tome 1 du dictionnaire papier d’IVT).

 

2.1.1. Principes fondamentaux.

En premier lieu, il nous a paru judicieux de séparer la description des signes de celle de la phrase. Comme les mots, les lexèmes des langues signées subissent bien entendu des flexions, et les valeurs de leurs phonèmes peuvent être modifiées par la grammaire. Ces processus flexionnels utilisent les ressources visuo-gestuelles de la langue; ils sont ainsi de nature spatiale (localisation par exemple), temporelle (vitesse et dynamique du mouvement), kinétique (tension musculaire) ou encore visuelle (expressions faciales notamment). Mais ces flexions semblent assez peu fréquentes (par rapport aux langues écrites du moins) et, pour une grande majorité de signes, elles n'affectent pas les quatre phonèmes majeurs et se limitent aux paramètres non-manuels. C'est pourquoi il est possible de donner une spécification pour chaque signe, de stocker celle-ci dans un dictionnaire, et de s'en servir à la demande par la suite pour générer une phrase signée. Moyennant l'héritage par certains signes de propriétés grammaticales propres à la phrase, nous avons donc opté pour deux systèmes de description séparés. La suite de ce paragraphe se focalise sur celui retenu pour les signes.

 

Le cahier des charges précédemment exposé nous a guidés vers une description des signes en composantes formationnelles. Quatre d'entre elles, linguistiquement pertinentes, ont déjà été présentées. Ces gestèmes constituent la base d'une construction hiérarchique intégrant d'autres primitives et caractéristiques destinées à la synthèse [LOS 99]. Le sommet de l'arborescence ainsi obtenue est évidemment le signe lui-même, scindé en ses parties manuelle et non-manuelle. Chacune est une combinaison graduelle de structures de moins en moins complexes, correspondant à des niveaux de description de plus en plus bas.

 

2.1.2. Définition d'une primitive de déplacement.

Les mouvements complexes sont très peu fréquents en langue des signes (moins de 3% en LSF selon S. Gibet [GIB 98]). Ils peuvent revêtir la forme de zigzags ou de sinusoïdes mais, dans la plupart des cas, ne peuvent être décrits simplement par un type de trajectoire prédéfini. Ce sont en particulier les mouvements évoquant la forme (sapin) ou la chute d'un objet (flocons dans il_neige ou feuilles dans automne)[7]. Ceux-ci doivent néanmoins pouvoir être précisément spécifiés et, pour cela, être décomposés en mouvements de base.

 

Dans cette optique a été définie la notion de primitive de déplacement. Il s'agit d'un changement de position du bras dans lequel le poignet décrit l'une des trajectoires de base : ligne droite, arc ou cercle. Le déplacement peut être très réduit voire même nul, auquel cas il se produit un mouvement interne à la main (car les signes intégralement statiques sont extrêmement rares - citons pipe pour mémoire). Grâce aux trois formes ci-dessus, il est possible de créer des mouvements très complexes par combinaison.

 

Une primitive de déplacement comporte la description de la posture de la main au moment où commence le mouvement, la phase dynamique proprement dite, ainsi que la posture manuelle en fin de course. Ces "postures" ont été baptisées spécifications manuelles; elles regroupent toutes les caractéristiques relatives à la main : configuration, position et orientation, dont chacune peut varier ou rester constante lors du déplacement.

 

En première approche, nous pouvons donc schématiser une primitive de déplacement d'un articulateur par la structure ci-dessous :

 

Figure 2.1 : Primitive de déplacement (première approche).

 

Il est à noter que la structure proposée pour une primitive de déplacement incorpore les quatre types de gestèmes décrits par les linguistes.

Une observation minutieuse des signes et une réflexion quant aux problèmes spécifiques à leur synthèse nous ont amenés à affiner cette proposition. Voici quelques éléments supplémentaires importants :

  • Dans les cas où la main entre en contact avec une partie du corps (buste, visage, autre bras ou main), la position du poignet n'est plus pertinente; c'est en revanche le point de contact manuel qui doit prendre la place renseignée dans la spécification manuelle correspondante. Ainsi en est-il de l'extrémité du pouce dans le signe fier (figure 2.2).

Figure 2.2 : fier. 
  •  Le mouvement du bras est déjà précisé par la forme de la trajectoire du poignet. Comme il est détaillé plus loin, certains processus grammaticaux affectent de plus son amplitude et sa dynamique; il incombe au modificateur de mouvement de renseigner si celui-ci doit être amplifié, écourté, ou encore brutalement stoppé.
  •  Il apparaît dans certains signes un mouvement local à la main, telle la vibration des doigts dans fier. Plus généralement, on désigne par mouvement secondaire ce type de va-et-vient répété se produisant au niveau des doigts, du poignet, ou même de l'avant-bras (mais qui n'affecte jamais la position du poignet). Il peut se superposer au mouvement principal ou constituer l'unique caractère dynamique du signe.

 

La forme finale de la primitive de déplacement est présentée ci-dessous (figure 2.3).

 

Figure 2.3 : Structure retenue pour une primitive de déplacement.

 

Remarque : la spécification manuelle de transition est requise lorsque survient un changement dans l’un des paramètres de la spécification manuelle au cours du déplacement. Un tel phénomène est tout à fait marginal et concerne avant tout la configuration de la main.

 

2.1.3. Spécifier un signe complet.

Pour le signeur - comme pour le scripteur -, il existe un côté dominant du corps. Cette latéralité détermine le bras avec lequel il effectue préférentiellement les mouvements. L'articulateur favori est qualifié de dominant, par opposition à la main non-dominante ou main de base. L'utilisation de la main gauche ou droite comme côté dominant ne change aucunement le contenu lexical du signe.

Les articulateurs sont susceptibles d'intervenir dans un signe de trois manières différentes : si la main dominante est toujours impliquée, l'autre main peut soit ne pas entrer dans la formation du signe (elle est alors au repos, le long du corps par exemple), soit servir de main de base (statique) au mouvement de la main dominante, soit être elle aussi mobile. Dans ce dernier cas cependant, il existe presque systématiquement une forte relation entre les mouvements des deux bras, imposée par les règles et tendances formationnelles de la langue. Il s'agit très souvent d'une symétrie, comme il est montré plus loin dans cette partie. De plus, il est parfois nécessaire de spécifier la synchronisation des mouvements au cas où ceux-ci ne sont pas simultanés (comme dans le signe se_déshabiller). Ces observations nous permettent d'introduire la notion de déplacement dont les trois formes possibles, reflétant l'implication et l'activité des articulateurs, sont schématisées dans le tableau 2.1.

(Farine)

(Frites)

(Se_déshabiller)

 

Tableau 2.1 : Description et exemples des trois formes possibles pour un déplacement.

 

Suggérée un peu plus haut, la décomposition des mouvements complexes en trajectoires simples est appliquée à ce niveau en regroupant plusieurs déplacements au sein d'une même entité nommée macro-déplacement. Une caractéristique de répétition y est adjointe dans le but d'alléger et de faciliter la spécification du signe. Les mouvements répétés sont en effet fréquents et particularisables; ils interviennent aux niveaux lexical et grammatical.

1. Cheminée

2. Bibliothèque
 

Tableau 2.2 : Signes à déplacements (1) ou macro-déplacements (2) multiples.

 

Pour décrire les signes les plus complexes (en particulier les composés), plusieurs macro-déplacements sont parfois nécessaires. Dans le signe bibliothèque par exemple (cf. tableau 2.2) apparaissent deux macro-déplacements formés chacun d'un unique déplacement, le second étant répété[8].

Enfin, nous avons pris en compte les éventuelles tenues initiale et/ou finale, pour obtenir la représentation de la partie manuelle du signe présentée sur la figure 2.4.

 

La description complète est reprise en annexe 2.1, où, de même que dans toutes les figures de cette partie, les macro-structures telles que les spécifications manuelles ne sont détaillées qu’une seule fois.

 

Figure 2.4 : Structure de haut niveau de la partie manuelle.

 

Il est bien entendu que seuls les signes les plus complexes nécessitent l’utilisation de l’ensemble de cette structure. Grâce notamment aux caractéristiques de répétition des déplacements et de relation spatiale entre articulateurs, l’immense majorité des signes peut être décrite de façon extrêmement aisée. Afin de quantifier quelque peu ces potentialités descriptives, nous nous sommes livrés à un recensement systématique sur les 300 premiers signes français du dictionnaire d’I.V.T. [MOO 86]. Les traits saillants des résultats en sont consignés dans le tableau 2.3.

   

Signes à (macro-) déplacement unique

Signes à (macro-) déplacements multiples

 

Total
Articulateur(s) mobile(s)

1

2

1

2
 

Sans mouvement

secondaire

Sans répétition

84

54

8

13

159
Avec répétition

71

39

3

2

115
Avec mouvement secondaire

17

9

-

-

26
Total

172

102

11

15

300
%

57 %

34 %

4 %

5 %

100 %
 

Tableau 2.3 : Fréquence des différentes caractéristiques dans un corpus de signes.

 

Il en ressort que moins de 10% des signes étudiés nécessitent plus d’un déplacement ou d’un macro-déplacement pour être décrits. Ceci est bien conforme à l’objectif de simplicité que nous nous étions fixé, tout en respectant celui de généricité.

 

Ces quelques jalons étant posés quant à la description retenue, la suite de ce chapitre se propose d’en détailler chacun des composants, en précisant les différentes valeurs possibles qu’ils peuvent prendre et le système de spécification propre adopté.