Apprendre en construisant des hypertextes ? – Christian Euriat – Université Nancy 2 - 2002

1. Introduction

 

 

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1.1       Itinéraire professionnel

1.2       Convergences vers les Sciences de l’éducation.

1.3       Les Nouvelles Technologies et les hypertextes.

1.4       L’objet et les finalités de la recherche.

1.5       Plan général de l’ouvrage.

 

Notes

 

A n’en pas douter, il est des recherches dont l’évidence s’impose d’elle-même comme le fruit d’une logique objective dans laquelle se déploierait le progrès du savoir de l’humanité. Elles s’intègrent dans l’agencement rationnel de programmes de recherche cohérents et soucieux de la bonne administration des deniers publics. Ce n’est pas a priori le cas de celle-ci. Très enracinée dans l’histoire individuelle de son auteur, elle relève nettement d’une initiative personnelle. C’est pourquoi il semble utile de disposer de quelques informations sur les conditions dans lesquelles elle a été entreprise si l’on souhaite en saisir au mieux le sens et les enjeux. On voudra donc bien pardonner à son auteur un détour sans doute un peu trop long par un certain nombre de notations autobiographiques, parfois certes assez personnelles ou même anecdotiques en apparence.

A partir d’ici, je parlerai à la première personne du singulier. Je le ferai d’ailleurs souvent plus loin dans le corps du texte, chaque fois qu’il s’agira d’exprimer le point de vue de l’auteur, le mien donc, ou de rendre compte d’une de ses actions concrètes. Je réserverai la première personne du pluriel aux situations dans lesquelles le lecteur se verra en quelque sorte invité à participer à la démarche de la recherche. Et bien sûr, la forme impersonnelle conviendra dans tous les autres cas. Je profite de ce qu’il est question de modalités d’expression pour annoncer que, dans le souci d’apporter un peu de relief dans un genre littéraire qui n’appelle pas la fantaisie, je jouerai librement des temps de la conjugaison des verbes et que je ne garderai que les seuls subjonctifs imparfaits courants dans la langue contemporaine.

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1.1. Itinéraire professionnel

J’ai enseigné la philosophie dans un lycée pendant vingt ans. La phrase est simple et claire, certes, mais elle est inexacte. Mes débuts en tant que maître auxiliaire ont été chaotiques à souhait et m’ont permis de visiter une variété tout à fait distrayante de paysages pédagogiques : le lycée bien sûr, mais aussi le collège, et, plus inattendu, les écoles normales d’instituteurs, y compris pour des interventions en formation continue. Il aurait sans doute été fort déplacé de s’interroger sur la qualité de mes prestations car l’institution qui m’en confiait la charge s’est bien gardée de le faire. En revanche, la confrontation avec cette variété de situations et la rencontre avec des interlocuteurs de formations et de sensibilités très diverses m’ont certainement aidé à prendre conscience assez tôt de l’existence de questions et de problèmes pédagogiques bien davantage que n’aurait pu le faire une situation précocement stable devant les élèves de terminale d’un même lycée. Sans doute faudrait-il aussi noter que cette approche m’a probablement conduit à la construction d’une identité professionnelle assez différente de celle qui aurait pu suivre l’engagement déterminé dans une carrière dûment commencée par la préparation sérieuse d’un concours de recrutement. L’arrière-pensée selon laquelle mes activités de professeur de philosophie étaient plus une occupation qu’un métier et encore moins un état ne m’a jamais vraiment quitté.

C’est à cette époque aussi que les incertitudes de ma position m’ont conduit à suivre le DESS « Problèmes de formation d’adultes » et faire ainsi connaissance avec l’équipe des enseignants-chercheurs du département des Sciences de l’éducation de l’Université Nancy 2. Sans que je n’en sache rien, un jalon était posé pour l’avenir.

Je suis devenu ensuite dûment fonctionnaire titulaire d’un poste dans un établissement fort convenable de centre ville, un ancien lycée de jeunes filles où des élèves bien élevés tenaient les portes ouvertes au passage de professeurs qui buvaient du thé à la récréation. Je me suis retrouvé progressivement dans le personnage d’un professeur estimé, élu systématique au Conseil d’administration, consulté sur tout et sur rien par le chef d’établissement. Bref, à quarante ans, j’étais presque un notable. N’étant pas vraiment demandeur d’un tel embaumement ante mortem, je commençai à m’interroger sur les possibilités d’évolution ou de diversification de mes activités professionnelles.

Or entre temps, au début des années quatre-vingts, l’informatique avait fait son entrée dans ma vie, d’abord discrète, puis franchement envahissante. On voudra bien me passer l’anecdote suivante : sa hiérarchie ayant décidé qu’en sa qualité de professeur de mathématiques en École Normale d’Instituteurs, mon épouse serait compétente pour enseigner l’informatique et ses usages pédagogiques aux futurs maîtres d’école, nous avons été entraînés conjugalement à consentir à l’achat d’un ordinateur de bureau, d’occasion tout de même. Poussé par une forme perverse de curiosité intellectuelle, j’ai voulu comprendre comment fonctionnait la machine, et j’ai appris ainsi, en autodidacte, c’est-à-dire n’importe comment, les bases de la technique des ordinateurs et de la programmation.

Au même moment commençait à se dessiner nettement une politique nationale d’équipement informatique des établissements scolaires et ce fut bientôt le plan Informatique Pour Tous. Mon lycée reçut des équipements. Conformément à la sagesse populaire à propos des borgnes et des aveugles, je fus sollicité pour prendre la responsabilité de la future salle informatique de l’établissement et pour assurer quelques formations à mes collègues enseignants. Ce que j’acceptai, non sans hésitation, car si je trouvais là une occasion de varier un peu mes activités professionnelles, je courais en même temps le risque de renforcer cette position de notable local qui continuait à me peser.

On me demanda de suivre un stage de formation aux fonctions d’animateur en informatique pédagogique. Il s’agissait d’un stage dit « lourd » correspondant à un tiers-temps tout au long d’une année scolaire dispensé dans le cadre du Centre de Formation à l’Informatique et à ses Applications Pédagogiques, le CFIAP. Je resterai toujours reconnaissant à mes collègues formateurs pour la qualité de leurs apports et celle de leur accueil. Nous avons abordé dans ce stage non seulement les aspects techniques indispensables à une bonne maîtrise des ordinateurs et des logiciels, mais également les dimensions pédagogiques et relationnelles des missions qui devraient devenir les nôtres au sein de nos établissements. Il est certain qu’au bout de cette année, je disposais de réelles compétences dans le domaine étudié et d’une capacité accrue à en percevoir les enjeux.

Je fus invité à m’associer à un groupe de recherche-action appelé assez improprement CRI (Centre de Recherche en Informatique) soutenu par la MAFPEN (Mission à la Formation des Personnels de l’Education Nationale) travaillant sur l’intégration des outils informatiques dans l’enseignement des disciplines. Il s’agissait de concevoir des séquences pédagogiques, de les expérimenter en classe, de les critiquer et d’assurer ensuite la diffusion des résultats obtenus au moyen d’actions de formation et de publications dans une collection éditée par le CRDP [1] de Lorraine, intitulée « Mémoire vive », puis « Fenêtre active ». Ce fut une expérience enrichissante sur plusieurs années, y compris dans le domaine de ma discipline de formation initiale, et il est indubitable qu’il demeurera des traces de notre esprit de l’époque dans celui qui sera le mien par la suite au fil de la présente recherche.

Pendant une année, j’ai assuré un enseignement de philosophie à peu près à mi-temps, j’ai participé à ce groupe de travail CRI et je me suis occupé de la salle d’informatique du lycée et de son animation. Je fus très vite sollicité (cela devenait une habitude…) pour prendre des fonctions de formateur au centre dans lequel j’avais été stagiaire l’année précédente, le CFIAP. Je fis ce travail pendant cinq ou six ans. On m’y confia plusieurs tâches que j’énumère car elles contiennent en germe les différents points de vue que l’on pourra rencontrer au long des chapitres qui vont suivre. Outre la participation à la conception, à la conduite et à l’évaluation du stage, je fus chargé de l’enseignement de certains aspects de l’informatique proprement dite, notamment lors de travaux pratiques faisant suite au cours d’algorithmique d’un professeur de l’enseignement supérieur. J’ai formé bien sûr à l’utilisation d’outils comme le traitement de texte ou les systèmes de gestion de bases de données. Mais le plus intéressant à mon sens était le travail de réflexion et de création que nous menions avec les stagiaires autour de l’objectif de l’intégration de l’outil dans les pratiques. J’étais, allez savoir pourquoi, considéré comme un « spécialiste » de la recherche des présupposés et des enjeux épistémologiques, axiologiques et politiques cachés derrière les diverses pratiques d’enseignement et les discours qui les promeuvent ou les rejettent.

Je fus assez vite convaincu de la nécessité de choisir entre cette nouvelle occupation et mon enseignement au lycée. Les élèves que l’on me confiait passaient tous une épreuve de philosophie au baccalauréat. Je n’avais plus le temps ni peut-être surtout la disponibilité d’esprit requis pour leur donner la qualité d’enseignement à laquelle ils avaient droit. Je n’ai pas laissé les élèves de gaîté de cœur, mes relations avec eux ayant toujours été très bonnes. En revanche, je ne cacherai pas que je n’eus que fort peu de peine à quitter le lycée en tant qu’établissement et d’abandonner ainsi le personnage que j’étais en train d’y devenir.

S’il existe une situation reconnue de formateur dans l’Éducation nationale, il n’y a pas pour autant de statut de formateur. Les fonctionnaires chargés de missions de formation, même à plein temps comme ce fut le cas pour moi, gardent leur statut d’origine, le plus souvent celui d’enseignant dans un grade déterminé, et, sauf exception, leur affectation dans leur établissement. Je dois reconnaître que ce décalage n’a pas été sans me convenir. Etre « prof de philo » tout en faisant autre chose d’assez méconnu, échapper au quadrillage des catégorisations sociales, voilà qui flattait bien ma vanité… Mais trêve d’épanchements.

On a bien noté que les activités du CFIAP relevaient de l’ensemble plus vaste qu’était la MAFPEN. Il ne faudrait pas oublier que celle-ci était une mission créée pour impulser des changements profonds et si possible durables non seulement dans les pratiques mais aussi dans les mentalités enseignantes. Il ne m’appartient pas ici d’en discuter la légitimité, mais il est assez clair que les enjeux politiques et idéologiques de l’entreprise en conditionnaient les orientations et les modes de fonctionnement.

En ce qui concernait les activités du CFIAP, il se produisait que l’introduction des nouvelles technologies dans les pratiques devenait en fait une sorte de cheval de Troie, presque un prétexte ou un alibi au service d’intentions plus ou moins avouées par l’institution et pas forcément toujours perçues clairement par les formateurs eux-mêmes ou par les stagiaires. Les nouvelles technologies tenaient leur valeur et leur importance de leur capacité supposée à servir de levier pour certaines transformations. Il n’est pas complètement exclu que cette affirmation reste vraie au delà des circonstances et que du même coup les nouvelles technologies perdent et gagnent de l’intérêt politique en fonction des variations de la volonté de changement des pouvoirs en place, voire de leur attirance feinte ou sincère vers les mirages d’un technicisme analysé et dénoncé par Habermas [HABERMAS 73, passim]. Je parle bien ici de l’intégration de ces technologies dans les pratiques d’enseignement, pas de leur expansion matérielle qui obéit bien sûr à des logiques économiques sans grand rapport avec la pédagogie. Mais revenons à des considérations moins générales.

En même temps que les tâches de formation proprement dites, nous continuions, mes collègues et moi-même, à animer les groupes CRI. Avec la participation à quelques Universités d’été, à des stages de formation nationaux ou à une recherche de l’INRP [2], cette activité offrait une ouverture vers la réflexion théorique et une certaine forme de recherche. Néanmoins, il restait difficile dans ce contexte de se donner le temps et la distance nécessaire à une recherche plus approfondie. Le projet de mener une recherche universitaire sur un domaine à définir dans le champ de mes activités de formateur commençait à s’esquisser. Il prit corps grâce à une autre convergence que je vais évoquer maintenant.

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1.2. Convergences vers les Sciences de l’éducation

La MAFPEN était un espace où circulaient relativement librement les compétences et les initiatives. Quelques-uns de ses responsables ainsi que certains de leurs homologues au Ministère ayant eu vent de l’existence de méthodes et d’outils de remédiation cognitive décidèrent de lancer un ensemble d’actions de formation dans cette direction. A Nancy, nous nous sommes presque naturellement tournés vers les Ateliers de Raisonnement Logique (A.R.L.), leur éditeur et leurs auteurs se trouvant dans cette ville. Comme j’avais fait quelques années auparavant à l’occasion du DESS que j’ai indiqué plus haut la connaissance de l’un d’entre eux, Pierre Higelé, et que ce dernier m’avait fait connaître le produit, j’acceptai d’être volontaire pour la mise en place et la conduite de formations aux A.R.L..

Il n’y a pas lieu de relater ici les détails du déroulement de ces formations que nous avons menées avec un collègue pendant trois ou quatre ans. Ce qui a de l’importance pour notre propos d’aujourd’hui, c’est essentiellement le fait que la fréquentation des A.R.L. et de leurs auteurs m’ait obligé à remettre à jour et à approfondir mes modestes connaissances sur les modèles théoriques qui les sous-tendent. On sait qu’il s’agit d’abord de la théorie opératoire de Piaget et ensuite de références tenant davantage compte de la dimension sociale de la construction du savoir. On retrouvera ce cadre théorique dans la présente recherche.

Ces formations aux A.R.L. ont également été pour nous le révélateur d’étonnantes lacunes de la part des enseignants du second degré dans le domaine de la psychologie des adolescents, de la psychologie cognitive et de la connaissance des grands courants de la pensée pédagogique. Plus surprenante encore était l’incapacité de certains d’entre eux à mener rigoureusement un raisonnement logique formel relativement simple à partir du moment où les contenus des propositions allaient à l’encontre de leur sensibilité. Mais en même temps, il fut tout à fait intéressant d’observer empiriquement comment l’introduction d’un outil destiné aux élèves pouvait indirectement servir dans un processus de formation des enseignants à d’autres objectifs que sa simple maîtrise instrumentale [3]. Par analogie, cette expérience a contribué à faire avancer mes réflexions dans le champs des TICE.

On ne sera pas surpris de lire que c’est spontanément vers le département des Sciences de l’Education de Nancy 2 et plus particulièrement vers Pierre Higelé, professeur, que je me suis tourné au moment où je franchis le pas d’entreprendre un travail de recherche qui devait me permettre de prendre un peu de hauteur par rapport à ma pratique quotidienne sans pour autant m’en éloigner au point que les improbables fruits de mes travaux ne puissent un jour y être réinvestis.

On m’expliqua que je devais d’abord suivre un D.E.A. Ce que je fis sans avoir à le regretter, les enseignements proposés m’ayant permis quelques excursions vivifiantes en des contrées du savoir qui m’étaient jusqu’alors à peu près étrangères, comme par exemple le droit et l’économie du travail. Ce D.E.A. m’offrit également, et c’était là sa fonction principale, le temps et l’occasion de mûrir un projet de recherche dont il faut bien reconnaître qu’il manquait encore très fortement de consistance. Tout juste avais-je déterminé un champ d’investigation en découvrant avec bien d’autres la problématique des hypertextes (ou des hypermédias, peu importe pour le moment), ainsi qu’une petite partie de leur usage et le discours qui commençait à être produit sur le sujet.

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1.3. Les Nouvelles Technologies et les hypertextes

Notre mission de formateurs de formateurs en informatique pédagogique au CFIAP nous conduisait à explorer systématiquement les nouveautés techniques dans le but d’en repérer l’éventuel intérêt pédagogique et d’apprécier l’opportunité d’en introduire l’étude dans le programme de formation. C’est à la fin des années 1980 qu’apparurent les premiers logiciels de création et de consultation d’hypertextes utilisables sur des ordinateurs de type IBM-PCÔ. Qu’il en existât depuis un peu plus longtemps dans le monde du MacIntoshÔ n’avait pas d’impact sur notre perception de la question dans la mesure où la quasi-totalité des équipements des établissements du second degré de l’Académie de Nancy-Metz ignoraient le « Mac ».

Les premiers produits fonctionnaient sous le système d’exploitation DOSÔ de MicrosoftÔ qui n’est pas lui-même hypertextuel comme le sera un peu plus tard WindowsÔ. Assez difficiles à mettre en œuvre dès qu’ils cessaient d’être rudimentaires, ces logiciels nous ont tout de même permis quelques expérimentations en classe qui furent réalisées par certains de nos stagiaires dans le cadre des groupes CRI dont j’ai parlé un peu plus haut. Nous avons été rapidement convaincus de l’intérêt, non pas forcément des hypertextes en tant que tels, mais de celui d’un travail sérieux de réflexion sur leur emploi dans l’enseignement. Tout en gardant nos distances avec un discours enthousiaste et militant toujours enclin à voir dans la dernière nouveauté la clef de toutes les difficultés, il nous importait de ne pas manquer un outil dont l’introduction raisonnée dans la panoplie de l’enseignant pourrait peut-être un jour devenir utile aux élèves dans leurs apprentissages.

Nous n’étions évidemment pas les seuls à nous préoccuper des hypertextes et l’on vit naître le premier colloque français consacré aux hypermédias et aux apprentissages le 24 septembre 1991 [LA PASSARDIÈRE 91]. Ce colloque a été depuis reconduit plusieurs fois, en 1993, 1996, 1998 et 2001. Des actes ont été publiés qui constituent une mémoire particulièrement intéressante de la réflexion universitaire et de l’évolution des pratiques dans ce domaine [4].

Le début des années 1990 fut marqué par nombre de contributions et particulièrement par des recherches dans le champ de la psychologie comme celles de Jean-François Rouet qui publie par exemple dans le bulletin de l’EPI[5] « Naviguer sans se perdre, lecture et acquisition de connaissances à l’aide des hypertextes » [ROUET 94], un article sur une étude qui tire parti d’une recherche antérieure du même auteur « Compréhension de textes didactiques par des lecteurs inexpérimentés en situation d’interaction sujet-ordinateur » [ROUET 91].

Que ce soit d’un point de vue très général comme Jacques Rhéaume [RHEAUME 91, pp. 45-58], ou dans une perspective plus pragmatique comme Aude Dufresne qui voit dans l’hypertexte un moyen d’« explorer de façon structurée des informations » [DUFRESNE 91, p. 121], voire dans le souci de récapituler « l’apport des travaux de recherche dans les hypertextes aux techniques éducatives » comme Marc Nanard [NANARD 94, pp. 7-33], la quasi totalité des travaux est orientée vers l’étude de la navigation et de la lecture des hypertextes, soit comme objet premier, soit comme condition de la validité de démarches ultérieures de conception de documents hypertextuels par des auteurs qui ne sont en aucun cas des élèves d’âge scolaire. André Tricot exprime la position de la plupart des auteurs en écrivant alors « que l’étude expérimentale des stratégies cognitives impliquées par la navigation dans les hypermédias est un préalable utile à la conception d’hypermédias d’enseignement » [TRICOT 93, p. 21].

Une place à part doit être faite aux travaux d’Alain Beaufils [BEAUFILS 91, p. 133] qui s’intéresse à l’« initiation à la construction d’hypermédias par des élèves de collège ». Il rend compte d’expérimentations pédagogiques dont les objectifs comportent ceux d’une appropriation de l’outil hypertexte proprement dit par les élèves, mais aussi « d’autres acquisitions d’ordre plus général (le raisonnement, la structuration des connaissances, les méthodes de recherche) ». Il repère un certain nombre de structures remarquables dans les productions des élèves que nous rencontrerons ici également, a priori dans le chapitre sur les hypertextes et a posteriori dans l’étude des productions des élèves [Op. cit., p. 142-144].

On pouvait donc constater l’absence ou à tout le moins l’extrême rareté de travaux de langue française [6] portant sur la contribution possible des hypertextes à l’apprentissage de contenus scolaires par des élèves placés en situation de construire des documents hypertextuels. Or il se trouve que quelques enseignants de ma connaissance entreprirent d’expérimenter cette démarche avec leurs classes. Ils étaient très peu nombreux, quelques-uns tout au plus, mais ils appartenaient au cercle des formateurs en informatique pédagogique. Je fus assez naturellement mis au courant de leurs initiatives et le projet concret de travailler à partir de leurs réalisations en classe commença à prendre forme.

Au risque d’un petit anachronisme, il n’est pas inutile d’ajouter au moment où je rédige ces lignes qu’un phénomène nouveau se développa dans les années qui suivirent le commencement de mon travail de recherche, vers 1996. L’Éducation Nationale investit le réseau Internet et encouragea ses établissements scolaires à créer des sites web, c’est-à-dire, de notre point de vue, des documents hypertextuels en réseaux. Un certain nombre d’enseignants entreprirent d’engager leurs élèves dans la construction de tels sites en y intégrant parfois des objectifs d’apprentissage dépassant celui de la manipulation des outils, posant ainsi avec une acuité nouvelle le problème de la pertinence pédagogique de la construction d’hypertextes par des élèves [7]. Néanmoins, les travaux de recherche auxquels j’ai pu avoir accès à partir de 1998 continuaient à faire la part belle aux problèmes liés à la consultation des hypertextes élargie à la navigation sur Internet, mais pas à ceux posés par leur fabrication par des élèves. Le contenu des Actes des quatrièmes et cinquièmes journées « Hypermédias et apprentissages » ([ROUET 98], [DE VRIES 01]) de 1998 et 2001 en témoigne. Il est vrai que ma propre recherche était alors suffisamment engagée et même, en 2001, sur le point d’être terminée pour qu’il soit hors de question d’en remettre en cause les fondements. Je fus toutefois conforté dans mon sentiment d’avoir emprunté une piste originale tandis que, ce qui est certes moins original, je connaissais de fréquentes périodes de doute sur l’intérêt et sur l’utilité de mon travail [8].

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1.4. L’objet et les finalités de la recherche

Comme je l’ai déjà indiqué, j’avais initié un processus universitaire en participant à un D.E.A. et posé un certain nombre de points de repère théoriques avec Pierre Higelé qui avait accepté d’être mon directeur de thèse. J’allai donc solliciter les enseignants dont je viens de parler, leur demandant l’autorisation d’entrer dans leurs classes et la permission de travailler ensuite sur leurs propres pratiques pédagogiques dans un esprit qui, tout en demeurant évidemment respectueux de leurs choix, ne manquerait pas tôt ou tard de prendre une tournure plus ou moins critique. J’ai reçu un accueil favorable et même amical.

Mais les circonstances et diverses contraintes de calendrier firent que seulement trois personnes furent finalement en mesure de m’accueillir dans leurs classes. Il s’agissait d’un professeur d’Histoire-Géographie dans un collège, d’un professeur de Science de la Vie et de la Terre en lycée et d’un professeur de l’Option informatique également dans un lycée. On trouvera dans le chapitre sur l’étude de terrain toutes les informations utiles sur les projets pédagogiques de ces trois enseignants et les indications nécessaires sur le nombre et la variété des situations observables, en partie dans ce même chapitre sur l’étude de terrain et en partie dans celui de la méthodologie.

Le choix, si l’on peut dire, de ces trois terrains devait me permettre d’étudier des situations pédagogiques réelles en dehors de tout aménagement à caractère expérimentaliste. Il ne s’agit notamment pas de mettre en œuvre une démarche de comparaison entre un groupe expérimental et un groupe témoin assortie d’un traitement statistique des résultats. Il s’agit d’une démarche « compréhensive » qui se propose d’étudier le plus finement possible les situations pédagogiques retenues au moyen d’une analyse cognitive détaillée de la tâche demandée à des élèves censés apprendre de nouvelles notions ou de nouveaux concepts à travers la construction d’un hypertexte. Cette analyse sera faite d’abord a priori, puis a posteriori en s’appuyant sur un examen approfondi des productions des élèves et de leur propre appréhension des situations vécues. Si la dimension cognitive est prioritairement constitutive de ma démarche, je ne laisserai pas pour autant complètement de côté les aspects affectifs ou relationnels des situations vécues par les élèves.

Je n’ambitionne pas de déterminer quels pourcentages d’élèves présentent tels ou tels comportements, ni même dans quelles proportions précises ils réussissent à atteindre les objectifs d’apprentissage voulus par leurs professeurs. Je souhaiterais simplement comprendre, ou plutôt commencer à comprendre ce qui peut se produire d’un point de vue cognitif dans les situations pédagogiques étudiées chez un nombre limité d’élèves, de manière à mettre au jour les conditions de la pertinence d’une démarche et non pas les déterminismes supposés d’une réussite prévisible.

A une date avancée en regard de mon propre calendrier de travail, c’est-à-dire en 2000, Baron, Bruillard et Lévy notaient encore en conclusion d’un ouvrage sur l’innovation et l’intégration des technologies dans la classe : « Une autre dimension, peu étudiée jusqu’à présent, est celle des compétences que les enseignants doivent acquérir pour mettre en œuvre en classe […] des pratiques innovantes utilisant les technologies. Ces compétences ne sont pas encore complètement identifiées, elles intègrent certainement des dimensions technique, disciplinaire, didactique et pédagogique et l’élucidation de leurs modes d’acquisition nécessite la conduite de recherches. » [BARON 00]. Mon propre travail n’a pas d’autre ambition que de contribuer pour sa modeste part à l’identification de ces compétences. En affinant notre compréhension des démarches intellectuelles conduites par les élèves, nous pouvons espérer nous donner les moyens de mieux déterminer ce que les enseignants devraient savoir à ce sujet pour mener leurs projets pédagogiques en connaissance de cause et avec des chances raisonnables de réussite.

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1.5. Plan général de l’ouvrage

On trouvera dans les pages qui suivent six chapitres en plus de cette introduction. Après une exploration de la notion d’hypertexte elle-même qui constitue le premier chapitre, un deuxième tentera de positionner la recherche par rapport aux délicates questions posées par la notion de concept elle-même. Le troisième chapitre fournira les indispensables éléments de méthodologie. De loin le plus important quantitativement, le quatrième chapitre sera consacré à l’étude de terrain. La discussion des résultats fera l’objet du cinquième chapitre et nous finirons par un sixième où je prendrai le risque de quelques suggestions pédagogiques. On pourra consulter un index et une bibliographie. Enfin, une partie des matériaux obtenus sur le terrain seront proposés en Annexe.

 

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Notes



[1] Centre Régional de Documentation Pédagogique.

[2] Institut National de la Recherche Pédagogique. Cette recherche a donné lieu à la publication d’un ouvrage : « Pour une utilisation raisonnée de l’ordinateur dans l’enseignement secondaire », cité en bibliographie [LEVY 95].

[3] Pour en savoir plus sur cette problématique liée aux formations A.R.L., on pourra se reporter à un article publié dans « Clés à venir », une revue du CRDP de Lorraine,  n°9, juin 1995, pp. 5 - 18, [EURIAT 95].

[4] [LA PASSARDIÈRE 91], [BARON 93], [BRUILLARD 96], [ROUET 98], [DE VRIES 01]

[5] Enseignement Public et Informatique

[6] Sous toutes réserves, il semble qu’il en allait de même pour les publications de langue anglaise, orientées largement vers l’étude des problèmes liés à la navigation dans les hypertextes ou à la conception de ceux-ci par des enseignants ou des auteurs professionnels du multimédia.

[7] Il se trouve qu’une bonne part de la responsabilité de la mise en place du site Internet de l’Académie de Nancy-Metz  vint à m’échoir, notamment dans le champ des usages pédagogiques. Cette responsabilité impliquait une forme de suivi des pratiques TICE des enseignants, dont, entre autres choses, la construction de sites web par des élèves.

[8] Ces moments de doute furent d’autant plus vifs que les exigences de mon activité principale ne me permettaient pas d’entretenir les relations que j’aurais souhaité développer avec les autres chercheurs du domaine.