UNIVERSITÉ DE NICE-SOPHIA ANTIPOLIS

U.F.R. de Littérature Générale et Comparée

 

 

 

 

ARCHITECTURE DU  LIVRE-UNIVERS DANS LA SCIENCE-FICTION,

à travers cinq œuvres : Noô de Stefan Wul, Dune de Frank Herbert, La Compagnie des glaces de G.-J. Arnaud, Helliconia de Brian Aldiss, et Hypérion de Dan Simmons.

 

Laurent GENEFORT

 

 

Mémoire pour l’obtention du Doctorat

 

 

 

Directrice de recherches : Madame Denise TERREL

1997


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Remerciements — sans exclusive — à MM. :

 

 

Denise Terrel, Joseph Altairac, Hélène Boucé, Florence Degliame, Jacques Goimard, Patrick Lanquetin, David Oghia, Pierre Pairault, “Quarante-Deux”, Hubert Tournier

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

AVERTISSEMENT, ABRÉVIATIONS

 

 

 

 

Afin de faciliter la lecture et permettre une approche aussi cohérente que possible, une rubrique d’annexes figure en fin de volume, une bibliographie non exhaustive, et un index comprenant les Mots clés, les noms propres, et les Titres d’ouvrages. La lettre “n” renvoie à une note en bas de page.

 

Dans les notes en bas de page figurent indifféremment les références biblio­graphiques, les compléments d’information et les commentaires.

 

 

Notation des titres :

Titres de romans, de revues, de tableaux en italiques (exemple : Noô ) ;

“Titres de cycles” entre guillemets et italiques (exemple :  “Fondation”) ;

— “ Articles ” et “ Titres de nouvelles ” entre guillemets français (exemple : “ Imposture et naïveté ”) ;

entrées encyclopédiques en petites capitales (exemple : planetary romance)

 

 

Notation, pour l’indication du tome et de la page des œuvres étudiées :

n° de tome en chiffres romains - n° de page en chiffres arabes. La première occurrence indique Noô, I-158, ce qui signifie Noô 1, page 158. Se reporter à la Bibliographie pour les titres précis.

 

 

Abréviation des collections de science-fiction les plus couramment citées :

— éd. Denoël, coll. “Présence du Futur” : “PdF”

— éd. Fleuve Noir, coll. “Anticipation” : “Anti”

— éd. Robert Laffont, coll. “Ailleurs & Demain” : “A&D”

— éd. Presses Pocket (puis Pocket), coll. “Science-fiction” : PP

— éd. J’ai lu, coll. “Science-fiction” : J’lu

— éd. Le Livre de Poche : LdP


 

 

 

 

SOMMAIRE

 

 

 

Remerciements, 2 — Avertissement, 3 — Sommaire, 4

 

 

INTRODUCTION, 7

 

— 1) corpus, 8 — 2) la science-fiction dans les belles-lettres, 14 — 3) la SF rebelle aux définitions, 17 — 4) un plan particulier, 19

 

 

PARTIE I/ PORTRAIT-ROBOT DU LIVRE-UNIVERS

 

I. Place du livre-univers dans la science-fiction, 24

            A — approche historique, 25

— 1) ou : quand situe-t-on le livre-univers, 25 — 2) le mot n’est pas nouveau, 26

 

            B — le livre-univers en tant que livre, 27

— 1) taille, 27 — 2) fonction de la quatrième de couverture et autres indices éditoriaux, 28

 

 

II. Qu’est-ce qu’un livre-univers, 29

— 1) beaucoup de dénominations pour désigner la même chose, 30 — 2) réception critique, 31

 

            A — une définition, 32

— 1) romance planétaire, 32 — 2) le space opera comme source possible, 36 — 3) les précurseurs, 44 — 4) Mars, creuset des romances planétaires, 46

 

            B — un univers de confluences, 50

— 1) la “Fondation” d’Isaac Asimov, 51 — 2) un processus d’expansion et d’unification, 56 — 3) l’apport de la hard science, 65 — 4) préférence du terme de livre-univers à celui de romance planétaire, 69 — 5) le livre-univers est-il un sous-genre ? 71

 

            C — caractéristiques manifestes, 71

— 1) densité, 72 — 2) originalité, 73 — 3) démesure et multiplicité dans les éléments du récit, 77 — 4) des livres-carrefours, 80

 

 

PARTIE II/ LE LIVRE-UNIVERS COMME SYSTÈME

— 1) le roman comme système, 83 — 2) intérêt des auteurs pour la notion de système, 84

 

I. Composition d’un système, 90

            A — totalité, 91

— 1) merveilleux raisonné et vraisemblable dans la SF, 93 — 2) une volonté de cohérence, 99

 

            B — transformation, 101

— 1) variété et complexité, 102 — 2) organisation de la complexité en système-monde, 110 — 3) une complexité en transformation, 115

 

            C — autoréglage, 118

— 1) le livre-univers comme représentation en action d’un système, 120 — 2) la résistance au changement, 122

 

II. Pertinence de l’analogie systémique, 124

            A — une création relevant de l’écologie, 124

— 1) la Terre, modèle systémique, 125 — 2) le livre-univers, une écologie imaginaire, 128 — 3) limites de l’analogie systémique, 144

 

            B — le problème de la logique et de l’imagination, 145

— 1) cartésianisme et pensée causale, 146 — 2) l’imaginaire, 151 — 3) le livre-univers comme jeu du monde, 158

 

            C — une illustration de l’analogie systémique : héros et société, 166

— 1) deux archétypes en SF, le surhomme et l’anti-héros, 168 — 2) le rôle de la femme, 173 — 3) décentrement du héros, 176 — 4) le rapport au monde, 182

 

 

PARTIE III/ DU CONTENU À LA CONFIGURATION

 

I. Les thèmes de la science-fiction, 190

            A — la question de la classification thématique, 190

— 1) coïncidences de l’analyse thématique et de l’approche systémique, 191 — 2) mythes modernisés et mythes modernes, 192

 

            B — trois thèmes classiques, 197

— 1) les machines qui pensent, 199 — 2) les extraterrestres, 210 — 3) la science et les technologies, 216

 

II. L’espace du décor, 230

— 1) du lieu symbolique au lieu géographique, 234 — 2) une classification des décors, 239 — 3) évolution de la notion d’espace, 242

 

            A — ni enfer, ni paradis, 246

— 1) déserts froids et déserts chauds, 246 — 2) fonction de la jungle, 250

 

            B — l’Ailleurs et le problème de l’exotisme, 254

— 1) terrae incognitae et cartes, 256 — 2) exotisme et colonialisme, 259 — 3) des degrés dans l’altérité, 271

 

III. Émergence de structures, 279

            A — du décor et du bestiaire de space opera à la notion d’environnement, 279

— 1) le bestiaire, indice d’altérité, 280 — 2) structuration du bestiaire, 284 — 3) l’hybridation, 288 — 4) place de l’homme dans la biosphère, 290

 

            B — de l’écologie à l’économie, la politique, la religion, 293

— 1) l’économie et les systèmes politiques, 294 — 2) l’histoire et la religion, 300

 

 

PARTIE IV/ COSMOGONIE DU LIVRE-UNIVERS

 

I. Autour du livre-univers, 322

            A — maturation et fabrication, 322

— 1) en amont du livre-univers, 323 — 2) le livre-univers s’élabore dans le temps, 342 — 3) en aval, 349

 

            B — style et langage, 353

— 1) forme et fond : dominance de la variété, 356 — 2) la néologie, autre indice de variété, 373 — 3) une mise en scène au service des intentions de l’auteur, 377

 

II. Le livre-univers en tant qu’expression du monde, 382

            A — des œuvres de la modernité, 383

— 1) espace philosophique, espace idéologique, 384 — 2) aspects idéologiques de l’individu dans la société, 396

 

            B — une réflexion sur l’univers, 400

— 1) représentation ou symbole ?, 401 — 2) autant de points de vue différents de la réalité, 405

 

 

CONCLUSION, OUVERTURE, 415

 

 

ANNEXES

 

I/ Résumé des œuvres étudiées

A. Corpus, 419 — B. Autres livres-univers, 431

 

II/ Néologismes

A. Noô, 439 — B. Lexique de Dune, 443

 

III/ Cartes et autres documents

A. Noô : idées, tableaux et extraits tirés des carnets de notes, 446 — B. Noô : cartes inédites tirées des carnets de notes, 456 — C. Cartes d’autres livres-univers, non reproduit ici — D. “ Planetary romance ” : article de John Clute, 462

 

 

BIBLIOGRAPHIE NON EXHAUSTIVE

A. Corpus, 465 ­— B. Principaux cycles, romans et anthologies cités, 467 — C. Principales études citées et divers, 471 — D. Principales revues citées, 475

 

 

INDEX ONOMASTIQUE ET ANALYTIQUE, supprimé ici car les numéros de pages ne correspondent plus dans la version numérique.

 

DOCUMENT DE PRÉPARATION À LA SOUTENANCE ORALE, 476 – ajouté dans la version numérique


 

 

 

 

 

 

 

INTRODUCTION

 

 

 

L’origine personnelle de cette étude remonte à l’époque où je fréquentais le collège. Je lisais de la science-fiction depuis l’école primaire, aussi le genre ne m’était-il pas inconnu. Je me rappelle avoir lu Dune à treize ans… et n’y avoir pas compris grand-chose. Mais les gigantesques vers des sables à gueule de lance-flammes m’avaient captivé pour toujours. Au cours de ma scolarité, j’ai dû le relire trois ou quatre fois, et toujours s’est imposée la figure d’une immense structure mouvante, faite d’idées et de mots qui s’assimilaient lentement en moi. Et chaque lecture se déposait comme une couche géologique.

Il ne fait pas de doute que Dune entre pour une bonne part dans le désir de m’essayer moi-même à la science-fiction. Mais c’est Noô qui a été déterminant. Il a exercé sur moi un tel pouvoir de fascination, qu’il est devenu un authentique livre de chevet. Depuis que je l’ai fait pénétrer dans mon esprit, forgeant des pans entiers de mon imaginaire, il semble continuer d’infuser en moi. Ce qui est sans doute le cas de toute grande œuvre sur le lecteur attentif.

 

Le terme de livre-univers sera examiné dans la première partie de cette étude, afin d’en tirer une définition à partir de caractéristiques telles l’exotisme et la démesure du cadre, la grande cohérence interne, la complexité des intrigues et l’importance des enjeux qui englobent le destin de sphère humaine, etc. À quels ouvrages est-il susceptible de s’appliquer ? Cette étude portera sur cinq livres en particulier : Noô de Stefan Wul, œuvre principale qui sera comparée à Dune de Frank Herbert, à La Compagnie des glaces de Georges-Jean Arnaud, à Helliconia de Brian Aldiss, enfin à Hypérion de Dan Simmons[1].

Pour les lecteurs assidus de science-fiction, en abrégé SF, la seule mention de ces titres suffit à situer le terme de livre-univers parmi les multiples courants et tendances. Édifices monumentaux tant par le volume que par la complexité, sommes parfois rebutantes pour le néophyte, ces fresques rares et précieuses se détachent avec netteté du fonds littéraire de la science-fiction. Elles ont pour point commun, avant tout, un univers imaginaire fort et structuré.

 

 

               1) Corpus :

 

1°) Stefan Wul (pseudo. de Pierre Pairault, 27 mars 1922— ) est un cas à part dans le paysage de la science-fiction d’expression française. Avec onze romans publiés dans la collection de SF la moins cotée (chez Fleuve Noir) entre 1956 et 1959, il s’est imposé comme l’auteur majeur de cette décade. Ses ouvrages font l’objet de constantes rééditions.

En revanche, Noô souffre de la notoriété de Niourk (1957), du Temple du passé (1957), d’Oms en série (1957)…, dont il est trop différent pour ne pas avoir déconcerté. Il faut ajouter à cela les difficultés qu’ont les œuvres d’esprit baroque à trouver la place qu’elles méritent, dans une culture réfractaire à cette tendance et que l’imagination panique.

Noô signe non seulement un retour à la science-fiction, mais aussi au space opera. Là encore, Stefan Wul fait figure de devancier d’un mouvement en pleine renaissance aujourd’hui.

Qu’est-ce que Noô ? À la première lecture, une série de “ planètes folles… portant chacune leur charge de continents chamarrés, de gisements psychiques, de faunes étranges, d’oiseaux savants, d’humanités carnavalesques et de capitales aux architectonies hagardes et démentielles… ” (Noô, I-158)[2]. Cette errance à travers deux planètes d’une richesse inépuisable, Soror et Candida, où l’on a l’impression qu’à chaque ligne un monde se crée, illustre le haut degré d’imagination et l’humanisme enthousiaste qui sont la marque de l’œuvre de l’auteur.

 

2°) Est-il besoin de présenter Frank Patrick Herbert (8 oct. 1920—11 fév. 1986)… Comme tout écrivain américain qui se respecte, il a effectué diverses professions (liées à la science), avant d’en arriver à l’écriture par le biais du journalisme. Le premier texte, une nouvelle, paraît en 1952. L’auteur en publiera une vingtaine, ainsi qu’un roman, avant de s’attaquer à Dune.

Beaucoup considèrent, à commencer par Brian Aldiss[3], que la naissance de la science-fiction moderne date de la prépublication de Dune dans la revue Analog [4]. L’ouvrage dut attendre 1965, soit deux ans, pour se voir réuni en volume. D’après l’auteur, relayé par Lorris Murail[5], celui-ci aurait essuyé vingt-deux refus avant qu’un éditeur ne se décide à le publier. Ce temps a bien changé. Aujourd’hui, la saga occulte le reste d’une production pourtant remarquable, avec notamment deux cycles, le “Programme Conscience” et le “Bureau des Sabotages” [6] — qui confirment l’attrait d’Herbert pour les univers structurés.

Les quatre premiers tomes se passent presque exclusivement sur Arrakis, troisième planète du système Canopus. Ce monde privé d’eau va servir de scène à une guerre tragique entre deux grandes Maisons de l’Impérium, les Harkonnens et les Atréides. D’autres organisations, aux desseins plus ou moins avoués, s’immiscent : le Bene Gesserit, ordre féminin eugéniste dont le but est de créer un être humain parfait, la Guilde Spatiale qui tire son pouvoir de l’épice — et les tribus Fremen, vivant dans les déserts les plus reculés de Dune et côtoyant les immenses vers des sables producteurs d’épice. Le système proposé est d’abord écologico-politique, fondé sur la pénurie — de l’eau, puis de l’épice. Mais dès les premières pages, d’autres fils se tissent, nouant inextricablement économie, mythe et religion — eux-mêmes considérés en tant que sous-systèmes. Cette obsession rejaillit parfois sur les personnages, que l’on peut trouver froids et calculateurs, gérant leur vie et leurs émotions à l’instar d’Arrakis : un milieu où le gaspillage n’a pas sa place.

 

3°) Le livre-univers le plus court de notre sélection était français. Le plus long également. Georges-Jean Arnaud (3 juil. 1928— ) est l’auteur d’environ quatre cents romans et de scénarios de films. Il a couvert tous les genres, mais c’est dans celui de la science-fiction qu’il a produit son œuvre maîtresse. Arnaud fait pourtant figure d’étranger en terre étrangère :

C’est à Metz que je crus avoir une indigestion de S.-F. (…) J’eus vraiment l’impression d’empiéter illégalement sur un domaine sacré, défendu, de pénétrer sans me déchausser dans le temple et de choquer les prêtres et les fidèles en même temps (…). [[7]]

Hormis La Compagnie des glaces, la production de G.-J. Arnaud dans le genre qui nous occupe se résume à une mini-saga, “La Grande séparation” [8], ainsi que quelques “Angoisse” basés sur un fantastique rationalisé.

Au neuvième volume de la série, l’auteur en annonçait une cinquantaine. Elle en comptera soixante-deux. L’auteur a entrepris récemment de retourner dans son univers avec une série de variations, sous le titre générique de “Chroniques glaciaires”.

Résumer La Compagnie des glaces (ou Cie), revient à passer sous silence une pléiade de personnages attachants — plus de deux cents. Elle peut être considérée comme un gigantesque roman-feuilleton que J.-G. Arnaud découpe tranche après tranche, sans même de conclusion factice. Si l’exercice de l’imaginaire se cantonne souvent à l’écologie (laquelle se répercute sur la politique et le devenir humain), on ne peut qu’admirer l’invention constante dans les problèmes que pose le constituant principal de la série, la glace.

 

4°) D’emblée, deux mots viennent à l’esprit pour qualifier l’Anglais Brian Wilson Aldiss (18 août 1925— ) : brillant et éclectique. Il a commencé à publier en magazines en 1954, mais son premier roman, Croisière sans escale (Non-Stop, 1958) est déjà un livre-univers en réduction, où les personnages n’ont d’autre intention que de comprendre le milieu qui les régit. Plus tard, l’effort d’élaboration d’un univers futuriste par la liaison de nouvelles disparates (effort comparable à Robert Heinlein pour son “Histoire du futur”) tout en prenant soin de laisser dans l’ombre une partie de son Histoire et maintenant ainsi le système ouvert, annonce Helliconia. Aldiss a une longue et prestigieuse carrière derrière lui — et pas seulement en tant qu’écrivain et historien de SF, avec Billion Year Spree [9] — quand il se décide à aborder Helliconia, dévoilé à l’avance dans la préface au Livre d’or : Brian W. Aldiss.

Depuis deux ans, il [B.A.] travaille Helliconia, une énorme trilogie, qu’il espère voir couronner son œuvre entière, et qui relève d’une ambition démesurée. C’est une tentative de création globale d’un monde nouveau régi par des lois physiques différentes et où coexistent de nombreuses espèces, plus étranges les unes que les autres. L’ampleur du projet se laisse deviner quand on sait qu’Aldiss se propose de diriger, en sus de sa trilogie, une encyclopédie d’Helliconia ! [[10]]

Les interactions sociobiologiques ou individuelles se rapportent à un problème de communi­cation, où liberté individuelle et société, et foi/absence de foi religieuse s’opposent et se construisent mutuellement. Mais le sujet qui sous-tend la trilogie est bien le divorce entre l’homme et la nature. On a fait reproche à Aldiss de son darwinisme généralisé. La critique n’est pas fausse mais incomplète, car il faut lui reconnaître un effort pour l’atténuer par l’humanisme. Tout, au bout du compte, est interdépendant, et les règles instaurant le monde d’Helliconia tel qu’il existe se ramènent à deux éléments dérisoires : un virus et une mouche[11].

 

5°) Daniel J. Simmons est né en 1948 dans l’Illinois. Cet ancien professeur, peu connu jusqu’alors, a créé l’événement dans le petit monde de la science-fiction anglo-saxonne (1989-1990) puis française (1991-1992) avec les deux tomes d’Hypérion. Depuis son premier texte publié en 1982, on le considérait surtout comme un auteur d’horreur. En réalité, Simmons est coutumier de la superposition des genres. Dire qu’il a été salué avec enthousiasme, dans la presse comme dans les ouvrages consacrés au genre, tient de l’euphé­misme.

On en venait à désespérer de la science-fiction. Non de sa capacité de se renouveler ou d’engendrer de bons livres mais de celle qu’elle a eu parfois de frapper un grand coup (…). Ce que réussirent en leur temps Asimov, Bradbury, Sturgeon, Heinlein, Dick, Herbert, plus récemment Ballard. [[12]]

Considéré comme un space opera métaphysique, Hypérion aborde beaucoup des thèmes et des genres de la SF : voyage temporel, cyberpunk, écologie… Mais c’est également une légende cosmogonique qui trouve sources et correspondances dans le poème inachevé du même nom de John Keats, racontant la fin des anciens dieux.

Comme Noô, Hypérion est tout entier contenu dans un roman divisé en deux parties… du moins jusqu’à récemment, puisque Dan Simmons a publié une suite, Endymion (1995) et bientôt Rise of Endymion (“ L’Avènement d’Endymion ”), qui se passent deux cent cinquante ans après la fin du premier cycle. L’objectif est constamment actualisé dans la narration : l’annonce de la fin de l’humanité, qui doit coïncider avec l’arrivée du gritche et l’ouverture des Tombeaux du Temps. Le récit fragmenté se construit à la façon d’un puzzle dont les éléments s’emboîtent les uns dans les autres, précisant l’image globale. Le premier volume est construit d’après le plan des Contes de Canterbury [13].

Les relations entre personnages et devenir du monde sont placées sous le double signe de la science et de la religion. Mais ici, contrairement aux autres livres-univers dont les facteurs de changement, en dépit des apparences, assurent la perpétuation du monde, l’univers de Dan Simmons, à l’instar du monde de la Bible chrétienne, est d’emblée voué à l’anéantissement. C’est pourquoi Hypérion, chronique de la mort annoncée d’un empire galactique, a été qualifié d’eschatologique. Mais le roman est davantage que cela. Il représente un univers personnel, qui fonctionne comme un hommage rendu à toutes les tendances de la science-fiction moderne.

 

 

               2) La science-fiction dans les belles-lettres :

 

Avant de préciser la place du livre-univers dans la science-fiction, il convient d’établir celle de la science-fiction au sein de l’institution littéraire, c’est-à-dire : la façon dont elle est perçue. Force est de constater le fossé qui sépare les littératures relevant de la science-fiction et les belles-lettres — malgré un récent regain d’intérêt —, à l’inverse d’autres paralittératures[14], bande dessinée et policier en particulier, désormais sancti­fiées par les médias, l’école et les thèses universitaires. D’après Roger Bozzetto, les recherches doctorales sont beaucoup plus nombreuses en fantastique qu’en science-fiction. Ainsi que l’a écrit Isaac Asimov, apposer sur un ouvrage la mention Science-Fiction, c’est lui donner le “ baiser de la mort ”[15].

Aucune des tentatives d’introduction de la science-fiction dans le champ littéraire n’a abouti, malgré les efforts enthousiastes, à l’aube des années 50, d’écrivains réputés comme Boris Vian ou Raymond Queneau. Cette intrusion a-t-elle été perçue comme une tentative de subversion littéraire, comparable aux jeux de l’Oulipo ? Le problème, s’il n’est pas strictement hexagonal, se voit aggravé dans notre pays, où les genres ont été fixés et hiérarchisés selon une codification rigoureuse dès la seconde moitié du XVIIe siècle. Si une décodification a bien eu lieu à l’époque romantique, la notion de genre littéraire, elle, est revenue en force, accompagnant la réhabilitation de la rhétorique. (Si critiquable que soit la notion de genre, elle doit être prise en compte car elle constitue l’une des traditions les plus fortes des littératures européennes. Elle a une utilité qui est celle du traitement rationnel de l’information, c’est pourquoi on y aura recours dans cette étude.)

On note bien çà et là des exceptions. Des écrivains s’y sont risqués, sans jamais s’y perdre : Pierre Boulle, Vercors, Simone de Beauvoir, Robert Escarpit, Jean Hougron, Le Clézio… Ces migrations sont rares et sans conséquences sur l’écosystème de la littérature générale. En France pas de Doris Lessing, de Borges, d’Italo Calvino ni d’Eduardo Mendoza. Les amateurs de SF ignorent ces timides tentatives, quand ils ne les considèrent pas avec “ la commisération amusée des amateurs éclairés ”. La présentation de certaines de ces œuvres ne laisse d’ailleurs pas de décourager :

Science-fiction, direz-vous ? Dans un certain sens, oui, puisque l’intrigue est basée sur une hypothèse scientifique. Mais pas du tout au sens littéraire, car nous avons ici un roman d’analyse d’une exceptionnelle qualité psychologique. [[16]]

À l’inverse, il arrive que des écrivains de SF s’évadent du ghetto pour effectuer le voyage dans l’autre sens, à l’exemple de leur ancêtre fondateur, Herbert G. Wells. Hormis de rares récupérations, ils sont considérés avec circonspection :

Brian W. Aldiss est mondialement connu pour ses romans de science-fiction. Mais avec la série des “Horatio Stubbs”, il se révèle un grand romancier tout court… [[17]]

Quant à l’auteur de Noô, c’est sous son véritable nom de Pierre Pairault qu’il a fait paraître un recueil de poésie.

Aussi le malentendu n’est-il pas près de se dissiper. Pour la grande majorité de lecteurs de littérature générale elle est mal écrite, peu sérieuse ou à peine compréhensible — quand elle ne se montre pas franchement inquiétante —, elle ne traite pas de la “vraie nature” de l’homme, quoi que recouvre cette notion. La réaction de Bernard Pivot traduit en peu de mots l’ignorance et le mépris en lesquels la “culture légitime” tient la SF :

De par mes activités littéraires très prenantes, peut-être aussi par goût, je n’ai guère le temps de m’occuper de science-fiction. [[18]]

Il est clair que la science-fiction ne fait partie des “ activités littéraires ”. Certains compliments ne se montrent pas moins extravagants, en la confondant avec une diseuse de bonne aventure, ou en la réduisant à un plaisant divertissement de l’esprit.

 

 

               3) La SF rebelle aux définitions :

 

Pourquoi un tel flou ? Plus que toute autre littérature, la science-fiction se prête malaisément à l’étiquetage. Son origine même est sujette à caution, des audacieux la faisant remonter aux grands récits mythiques (L’Épopée de Gilgamesh, L’Odyssée…), d’autres au Songe (Somnium, 1634) de l’astronome allemand Kepler (un voyage dans la lune paru quatre ans après la mort de son auteur), d’autres encore aux voyages extraordinaires de Jules Verne. Officiellement, elle naît dans les années 20 aux États-Unis. Tous les amateurs, en tout cas, savent ce qu’est un livre de science-fiction. Mais tous les essais de typologie se heurtent à la disparité d’œuvres extrêmement nombreuses[19] et d’une “ jungle de genres ” selon l’expression de Darko Suvin.

Dictionnaires, critiques, simples amateurs et écrivains, tous ont leur définition. Entre mille autres :

La science-fiction est une branche de la fantasy reconnaissable au fait qu’elle facilite chez ses lecteurs la “suspension volontaire de l’incrédulité” en situant dans un cadre scientifiquement plausible ses spéculations sur les sciences physiques ou sociales, l’espace, le temps et la philosophie. [[20]]

On notera que la “ suspension volontaire de l’incrédulité ” (l’expression est de Coleridge), ou “ littérature du comme si ”, peut s’appliquer à la fiction en général.

On dit aussi que la SF est un arbre aux racines mythologiques, au tronc littéraire et au feuillage scientifique. Art ambigu que Christian Grenier cerne au moyen de trois critères : décalage avec le réel (le shifting anglais), logique et rigueur dans l’enchaînement des faits, style ou ambiance réaliste[21]. De définition en contre-définition, ne serait-on pas en train de devenir un nouveau sous-genre ? En annoncer une nouvelle, définitive bien sûr, relève de la gageure.

Une seule chose sur laquelle tout le monde s’accorde : on n’aurait pu lui conférer dénomination plus archaïque que celle de science-fiction. Depuis longtemps, la science toute crue n’intéresse plus guère la SF, qui s’est trouvée d’autres centres d’intérêts, dans les sciences humaines — du langage notamment.

La difficulté vient du fait que le label recouvre tel un couvercle une pléiade de textes très différents les uns des autres, parfois incompatibles. Quoi de commun entre une aventure de Conan et le cyberpunk de William Gibson ? On trouvera aussi bien de l’érotisme que de la parodie, de la psychologie des profondeurs… et même du nouveau roman !

Science-fiction, cela ne marche pas. Mais aussi, les quelques tentatives de substitution du terme ont échoué. Speculative Fiction, invention de l’écrivain Robert Heinlein, a convaincu nombre de spécialistes[22]… mais pas les lecteurs, pour qui la SF est d’abord une pratique, une expérience de lecture.

 

Alors, où situer cet ensemble immense et mouvant ? On dit que la science-fiction n’est pas, à l’instar du fantastique, une “littérature mimétique” (au sens de mimer la réalité, coller à la réalité telle que nous la percevons, le réel — au sens lacanien — étant la partie de notre expérience de la réalité que nous ne pouvons pas symboliser). Mais contrairement au fantastique, la SF n’a pas pour but de créer une faille dans la réalité quotidienne, qui impliquerait de s’appuyer sur celle-ci. Elle reconstruit une réalité toute neuve, avec ses propres règles, c’est-à-dire son imagerie et ses mythes.

Ce qui nous fait retomber sur cette formulation, qui a le mérite de rendre compte du travail de l’écri­vain :

L’essence de la S.F. est peut-être son art de reconstruire la vraisemblance, donc de jouer sur les pseudo-explications. [[23]]

Un tel survol ne peut être que superficiel. Ceci posé, il est bon de ne pas se laisser enfermer dans l’enceinte d’une définition. La SF n’est pas réductible à une formule. Elle est multiple, à l’image du monde qui nous entoure : nul ne sait où elle se dirige, ni quelles formes elle va prendre. L’optique de cette étude sera de prendre la science-fiction dans son sens le plus large : non pas de littérature, mais de mode de discours produisant, à travers une multitude d’œuvres, de thèmes et d’esthétiques différentes, une culture. C’est pourquoi pourront être mentionnés, parfois, des films, des séries télévisées et des bandes dessinées.

 

 

               4) Un plan particulier :

 

Le livre-univers représente une des formes modernes de la science-fiction.

On prendra comme hypothèse heuristique, c’est-à-dire adoptée comme idée directrice à titre provisoire, l’idée de système, afin de déterminer ce qui fait sa spécificité au sein de la science-fiction. En premier lieu, il s’agira d’établir un portrait-robot du livre-univers (I), non seulement en montrant ses signes distinctifs les plus évidents, mais en délimitant son champ littéraire et les définitions qui lui sont liées : le livre-univers a émergé en empruntant à des genres différents — space opera, romance planétaire, hard science, etc.

Les approches familières ne rendent pas compte d’un certain nombre de points communs entre les cinq œuvres du corpus : densité, diversité, démesure… Un échantillon de ces grilles de lecture a été donné par Jean-Marc Gouanvic[24]. Le livre-univers nécessite, pour l’appréhender dans sa globalité et le rattacher au reste de la science-fiction, le recours à une analogie : le livre-univers envisagé comme système (II), c’est-à-dire comme illustration d’un système du monde. Le livre-univers offre davantage qu’une histoire, qu’il dépasse, ou qu’une poétique, qui existe cependant : il offre une cohérence interne dont la forme générale s’affirme comme vision du monde. C’est cette cohérence qui fera l’objet de cette étude. Le système obéit à des lois qui doivent être définies, afin que se révèle fructueuse l’analogie entre un modèle systémique du monde et le livre-univers qui en constitue une représentation altérée, en même temps qu’une expérimentation. Le livre-univers, livre de système, conduit à un questionnement sur l’œuvre elle-même en tant que système.

Ce mode de lecture conduit inévitablement à l’élaboration de mots nouveaux — “livre-univers”, “système-monde” — et, plus généralement, à des emprunts à des domaines annexes : “biosphère”, “organisation”, “genèse”… un vocabulaire et des notions appartenant à la cybernétique, à l’écologie, à la psychologie cognitive et à d’autres sciences dites nouvelles, parce que d’essence structuraliste.

Cette approche permet de considérer un certain nombre de motifs science-fictionnels (décor, bestiaire, thèmes classiques) sous un autre angle : non pas en eux-mêmes, mais en tant qu’éléments constitutifs (III) d’un système, dont il faudra étudier les interactions pour voir émerger les structures qui font d’un roman un livre-univers.

Mais mettre l’accent sur la cohérence interne de l’œuvre n’aurait pas de sens, autre qu’esthétique, si elle ne débouchait sur une mise en forme de la réalité. Le livre-univers est monde, mais aussi représentation du monde : représentation syntagmatique d’un monde dont sa cartographie constitue la représentation paradigmatique. L’approche systémique fait apparaître le livre-univers comme un “macroscope spéculatif”, une formalisation littéraire (donc altérée et fantasmée) du monde : une cosmologie de l’avenir (IV) qui concerne avant tout notre présent.

L’organisation générale, conçue de façon systémique, est à l’image de l’approche qu’elle préconise. Elle constitue une lecture en échos. Ainsi, on ne trouvera pas tous les thèmes groupés dans une partie, parce qu’on ne saurait séparer le fond de la forme, mais disséminés et fragmentés — la tautologie étant le propre des systèmes. Par exemple, la science sera abordée en tant que thème privilégié de la science-fiction, dans la troisième partie, puis en tant que langage, dans la section de la quatrième partie consacrée au style ; ou encore le noôzôme (un néologisme de Noô), que l’on trouvera dans plusieurs chapitres ; ou encore le motif de l’extraterrestre, qui a sa place dans le discours sur l’Ailleurs, l’altérité et l’exotisme. De même, le plan n’est pas linéaire, les développements et les parties ne se succèdent pas sous forme séquentielle. C’est pourquoi la définition du livre-univers sera appelée à évoluer, au fur et à mesure de la progression dans l’ouvrage : la première partie fixera le livre-univers dans le champ littéraire de la SF (définition générique), la deuxième proposera une définition formelle, la troisième partie illustrera la fonction de système du livre-univers, et la quatrième partie évaluera son caractère allégorique.

 

 

Un modèle de lecture aura été esquissé. L’objectif n’est pas de proposer un “kit conceptuel” qu’il ne resterait plus qu’à monter. Il s’agit de retraduire la complexité d’œuvres d’esprit, en termes qui privilégient le mouvement et l’interdépendance des idées et des éléments.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

PORTRAIT-ROBOT DU LIVRE-UNIVERS

 

 

 

                   Que dis-je… il suffisait du moindre frôlement

                   Sur l’écorce d’un tronc pour déclencher un spasme

                   Comme au flanc d’un cheval agacé par les mouches

                   (…)

                   J’ai vu monter du sol de fragiles plantules

                   Dodelinant du chef ainsi que des serpents

                   Pour tenter de happer des vols de libellules.

                   De lourdes boucheries s’écartelaient en l’air

                   En horreurs d’où pendaient des grappes de viscères

                   Que la sève gonflait d’obscènes turgescences

                   Évoquant sans pudeur des corolles de chair

                   Ou d’énormes pistils brandis comme des sexes.

 

 

 

 

 

 

Stefan Wul : “ Était-ce végétal ? ” Poème (extrait), Stefan Wul, Œuvres complètes 1, Claude Lefrancq, 1996, p.1011.

Inspiré de Noô, épisode de la jungle, I-217.


 

 

 

 

 

 

 

L’introduction a suggéré que la science-fiction ne peut se définir par ses thèmes ou par ses éléments, ou selon d’évanescentes exigences de qualité littéraire ; mais qu’elle se situe par rapport à une norme, une institution que l’on a autrefois appelé belles-lettres, devenue depuis littérature générale.

Situer le livre-univers dans la science-fiction, c’est le placer dans un domaine fluctuant, une mosaïque de variables et de fonctions. Cette partie relève de la topographie : il s’agit de localiser le livre-univers dans le territoire de la science-fiction.

 

 

I. Place du livre-univers dans la science-fiction

 

 

Le débat entre les genres ne sera jamais tranché tant que continueront de paraître les œuvres de science-fiction. Il peut paraître un peu laborieux de vouloir fixer, une fois de plus, des frontières aux contours mobiles et indécis ; ce mémoire relève d’une étude de cas plutôt que d’une étude générale. Avant de passer à la théorie, le livre-univers sera cerné à travers sa perception : dans le temps, et dans l’espace.

 

      A — approche historique

 

               1) Ou : quand situe-t-on le livre-univers ?

 

Il y a des mouvements ancrés dans le temps : l’anticipation, ou les voyages extraordinaires de la tradition vernienne, ont exprimé la foi et les aspirations technologiques d’une civilisation en plein essor ; le début du XXe siècle, avec la découverte de la relativité et du principe d’incertitude, a sonné le glas de ces mouvements en ouvrant la voie aux vitesses supraluminiques et à l’hyperespace. La nouvelle vague britannique prend place au cœur des années 60. Connectée sur l’actualité, elle s’attache aux recherches formelles bien connues de la littérature générale. Le courant cyberpunk, quant à lui, est l’émanation des années 80 dans ce qu’elles ont de plus médiatique. Tout comme la new wave il a ses représentants, son esthétique (qui a nettement débordé du mouvement et même de la science-fiction), ses précurseurs.

Le livre-univers traverse l’histoire de la science-fiction moderne. Les premiers chapitres de Dune, de Frank Herbert, ont été publiés en 1963. Près de vingt-cinq ans les séparent de l’œuvre la plus récente de la sélection, Hypérion. Est-ce à dire que le livre-univers n’est pas tributaire de l’évolution du genre ? On en trouve dans toute la seconde moitié du XXe siècle :

 

 

 

Figure 1. — Période de publication de cinq livres-univers.

Les bandes grisées correspondent aux périodes de publication des tomes.

Avant d’apparaître, il semble que la forme du livre-univers ait attendu une certaine maturation du genre et de ses thèmes.

 

 

               2) Le mot n’est pas nouveau :

 

Il est de notoriété publique que le meilleur moyen pour introduire un mot nouveau, c’est de le mettre sur la page de titre ; il trouve par là sa justification.

Or, notre mot n’est pas nouveau. Il se rencontre dès les années 50, pour signaler des romans complexes, à contenu philosophique ou sociologique. C’est dans ce sens — c’est-à-dire comme pure qualité ou vertu — qu’il a été employé pour Radix [25] ainsi que pour la plupart des œuvres du corpus ; en ce sens pourrait-on l’employer pour un roman-fleuve comme Desolation Road [26] — la science-fiction n’en manque pas. Il désigne des space operas faisant la part large à la démesure, mais aussi des séries qui ont essaimé dans plusieurs médias (littérature, cinéma, jeu vidéo, jeu de rôle) : Star Trek, Star Wars, etc.

Roger Bozzetto donne sa propre définition. Se référant à Nabokov, il considère qu’“ il ne s’agit pas, en art, de reproduire la réalité, mais de la construire sans cesse, et pour cela l’imagination est ce qu’il y a de plus nécessaire ”[27]. L’acception de livre-univers relève d’une corrélation entre forme textuelle et vision personnelle du monde : les créateurs de livres-univers selon Bozzetto s’inscrivent plutôt dans l’avant-garde des années 60, qui a constitué, à travers les recherches expressives d’auteurs comme William Burroughs, Thomas Pynchon ou Kurt Vonnegut, une remise en question des formes anciennes du roman. Cette acception diffère donc radicalement celle de cette étude.

Enfin, les sagas de J.R.R. Tolkien ont souvent été qualifiées de livres-univers. Elles mettent en scène des mondes légendaires dans des temps reculés et mythiques, terres peuplées de créatures à résonances folkloriques, où s’affrontent sorciers et démons. Le genre invoqué est la fantasy, dont l’heroic fantasy constitue la branche la plus connue. On se limitera ici à la conjecture pseudo-rationnelle.

 

Ces diverses acceptions rencontrent celle qui sous-tend cette étude : on y trouve bien la complexité évoquée plus haut, la démesure, la construction imaginaire, l’adéquation de la forme et du fond, la cohérence d’ensemble. Il s’agira non pas d’introduire, c’est-à-dire de caractériser le livre-univers, mais de fixer ce mot.

 

 

      B — le livre-univers en tant que livre

 

               1) La taille :

 

Une question naïve : à quoi reconnaît-on un livre-univers dans le rayon science-fiction d’une librairie ? Tout d’abord, il faut délaisser les romans de deux cents pages. Le livre-univers a une inclination pour la massivité. Par ordre de taille, dans leur première édition française (il convient donc de majorer le nombre de pages pour l’édition de poche, quand elle existe) :

 

TITRE

NOMBRE DE VOLUMES

NOMBRE TOTAL DE PAGES

Noô

2

511

Hypérion

2

1051 (auxquelles il faut ajouter les 565 pages d’Endymion )

Helliconia

3

1229

Dune

6

2591, soit plus d’un million de mots

La Compagnie des glaces

62*

11.000, soit près de seize millions de signes

* On peut considérer la saga comme un seul roman, ou comme 62 épisodes séparés, ou encore en 4 ou 5 périodes correspondant à des rythmes internes.

(À mentionner également les plus de deux mille pages de “Majipoor” de Robert Silverberg, ainsi que les cinq longs tomes du “Fleuve de l’éternité” de P.J. Farmer.)

Par la taille, le livre-univers se situe dans la catégorie des romans-fleuves.

 

 

               2) Fonction de la quatrième de couverture et autres indices éditoriaux :

 

La quatrième de couverture a son importance dans le livre-univers considéré dans son aspect extérieur. C’est à elle de situer immédiatement, en quelques lignes, l’ouvrage parmi les repères littéraires du lecteur. Ici, ce sont les particularités (de taille, de climat) et la richesse du monde romanesque qui sont mises en relief.

Le type représenté par le livre-univers constitue une infime minorité au regard des dizaines de milliers de textes qui composent la science-fiction littéraire. Ils restent des cas d’exception.

Le nom le plus souvent accolé à leur titre est, sinon celui de chef-d’œuvre, du moins celui de texte canonique : 1°) dans la trajectoire de leurs auteurs respectifs, qui les estiment comme un abou­tissement personnel ; 2°) dans la science-fiction tout entière.

En dernier lieu, il faut remarquer que chaque livre-univers est un succès de librairie : succès mondial de Dune malgré sa difficulté d’accès, éclatante réussite d’Hypérion, succès national unique en son genre de la Cie, la série de Georges-Jean Arnaud. De même, ils se sont vu décerner les distinctions littéraires les plus importantes : prix américains Nebula 1965 (décerné par la Science Fiction Writers of America) et Hugo 1966 (universelle­ment réputé dans la SF) pour Dune, prix de la British SF Association et J.W. Campbell Award 1982 pour Le Printemps d’Helliconia, mention spéciale du Grand Prix de la Science-fiction Française 1982 à l’occasion du neuvième tome du cycle des glaces (Le Réseau de Patagonie), prix Hugo 1990 pour Hypérion.

 

 

II. Qu’est-ce qu’un livre-univers ?

 

Il est temps de s’interroger, à présent que sont posés les premiers jalons de reconnaissance — et déjà les contours de sa “forme” —, sur ce qui fait d’un roman de science-fiction un livre-univers.

 

 

 

 

               1) Beaucoup de dénominations pour désigner la même chose :

 

Aucun terme ne s’est encore dégagé pour identifier clairement le sujet de cette étude. C’est pourquoi le champ est ouvert à l’imagination de chacun. Se trouvent, pêle-mêle, cités les noms de “ roman-monde ” (pour Le Château de Lord Valentin), parfois des images picturales ou musicales : “ roman-fresque ” (surtout en ce qui concerne Noô et Dune), “ symphonie ”.

Les termes sont chargés de connotations : “ fresque ” valorise la qualité des images, leur ampleur et le nombre élevé de personnages ; “ saga ”, la filiation des personnages et leur destin ; “ série ” met l’accent sur la répétition, les suites ou sequels ; le terme de “ cycle ” est certainement le plus porteur de sens en ce qu’il implique la circularité, la totalité unifiante du retour éternel. Helliconia, cycle des saisons, illustre à la perfection ce terme dans son acception de renouvellement permanent au sein d’un système fermé ; la Grande Année (le Magnum annus latin) qui regroupe les trois saisons d’Helliconia est un terme d’astronomie antique définissant une période de 1016 ans au bout de laquelle les étoiles étaient censées revenir à la même place ; elle rappelle également les anciennes mythologies cycliques. De même, le retour à la jungle sud-américaine de Brice, dans la gaine brillante semblable à celle de Jouve (Noô, II-207), referme la boucle de son récit ; le reste ne sera plus qu’épilogue. Le cycle renvoie à un temps autonome qui est celui du conte, de la légende.

 

 

               2) Réception critique :

 

L’abondance des termes montre en outre que le livre-univers déconcerte. Un simple article peut-il venir à bout de Dune ou du “Fleuve de l’éternité” ? Certes non. La réception critique, souvent, est éloquente. En premier lieu, celle des spécialistes :

“ Avant même de se lancer dans l’étude du cycle de Dune, il faut avertir le lecteur qu’il se trouve devant un monument littéraire à l’égal des plus grandes œuvres romanesques, poétiques ou dramatiques. C’est là sans doute le roman — l’épopée — qui interdit désormais de classer la science-fiction parmi les genres littéraires mineurs ”[28]. “ Nul doute (…) que la trilogie d’Helliconia va étonner, nul doute qu’à nouveau Aldiss se soit donné de nouvelles règles, de nouveaux buts. Et aujourd’hui, le projet narratif est grandiose ”[29] ; “ De loin son œuvre la plus longue et la plus ambitieuse à ce jour (…) [qui] se compare favorablement à [celle] de Frank Herbert ”[30]. Noô “ est à prendre en bloc, comme un vaste tronc totémique aux ciselures innombrables (…) ; du sommet, le paysage est un enchantement. Reste à savoir quel public l’auteur touchera (…), le créneau est sans doute étroit. Mais le chemin vers les grandes œuvres n’est-il pas toujours étroit ? ”[31]. Le Monde, sous la plume de Jacques Baudou, a vigoureusement salué la sortie d’Hypérion. À juste titre, quand on constate ce que le renouveau du space opera doit à cette œuvre…

Cet l’engouement trahit souvent le fait que la critique ne sait sous quel angle aborder ce genre d’œuvre. Au moment de la parution d’un livre-univers, les critiques des revues spécialisées soulignent sa complexité, admirent son archi­tecture, déplorent parfois l’hétérogénéité des éléments ou la longueur des digressions, pour s’interroger, en guise de conclusion, sur ses intentions cachées. Ils tentent rarement de les intégrer dans un cadre plus vaste.

 

 

      A — une définition

 

L’appellation la plus proche est celle de romance planétaire, issue de “ Planetary romance ”, dont on trouve l’entrée dans The Encyclopedia of Science Fiction [32], l’ouvrage de référence en matière de science-fiction anglo-saxonne. L’article mérite d’être décortiqué paragraphe par paragraphe.

 

               1) Romance planétaire :

 

Tout récit de SF dont l’élément de base (à l’exception des versions de la Terre, contemporaines ou d’un proche futur) est une planète, et dont l’intrigue tourne de façon primordiale autour de la nature de cet élément, peut être considéré comme une romance planétaire. Néanmoins, pour que le terme se voie appliqué de façon appropriée, il ne suffit pas que ce récit soit situé sur un autre monde : Un cas de conscience de James Blish (A Case of Conscience, 1958), par exemple, a une planète pour élément principal, mais n’est pas une romance planétaire en ce que la nature ou la description du monde n’a que peu d’incidences sur l’histoire qui nous est racontée.

[Planetary romance, § 1]

La parenthèse de la première phrase a son importance, car elle détermine, de façon temporelle, l’éloignement du monde décrit par rapport à un ici et maintenant.

Dune : l’action débute “ en la cinquante-septième année de l’Empereur Padishah, Shaddam IV ” (exergue du tout premier chapitre de Dune I). Le ton officiel de cet “ extrait du Manuel de Muad’Dib par la princesse Irulan ” ôte tout semblant de doute. Plus tard, on apprend qu’environ dix mille ans séparent notre époque de celle de cet empire galactique.

Noô : cas unique puisque l’action se situe… dans le passé, entre 1938 et 1977. Mais ce passé révolu nous coupe de la réalité de l’action tout aussi efficacement qu’un millier d’années dans le futur. La rupture avec la réalité est exprimée par le voyage d’un an subjectif en hibernation, suivi d’une véritable résurrection dans le nouveau monde :

Je connus une espèce de cercueil d’acier. Il [Jouve] m’y faisait respirer des mélanges gazeux me donnant l’impression de boire de l’eau froide avec mes bronches. Des kaléidoscopes me brûlaient les yeux d’images abstraites. Un appareil distillait des sons ternes ou graves, qui me traversaient comme une passoire et me faisaient bouillir la moelle des os. [Noô, I-44]

­— La Compagnie des glaces (Cie) : le monde se situe trois cents ans dans l’avenir. Cela semble peu puisqu’il s’agit d’une “ version de la Terre… d’un proche futur ” qui l’exclut théoriquement de notre champ. Mais G.-J. Arnaud use d’un stratagème, un lieu commun consistant à présenter le futur après un holocauste planétaire. En outre, à la moitié du cycle, cette chronologie est remise en question (selon le culte sibérien, “ Nous ne serions pas en 2362 de l’ère chrétienne mais de l’ère glaciaire ”, Cie, XXIX-19, “ de l’explosion lunaire à ce jour, douze siècles s’étaient écoulés ”, Cie, LV-107), avant d’être établie à deux mille deux cents ans (Cie, LVIII-169).

La lune a explosé, provoquant un hiver nucléaire qui prive la Terre de toute chaleur et l’isole du reste de l’univers. Privés de marées, les mers et les océans ont débordé, recouvrant tout relief d’une couche uniforme de glace. La destinée humaine a pris un chemin radicalement différent que celui prévu par notre histoire contemporaine. Les compteurs sont remis à zéro. Non pas pour un seul individu, comme dans Noô, mais pour tous les hommes. Et il n’aura fallu que quelques décennies pour que toute trace de l’histoire préglaciaire soit perdue, aidée en cela par le pouvoir qui a intérêt à maintenir l’humanité dans l’ignorance de son passé. L’existence même du soleil est devenue une légende combattue par les autorités. Lorsqu’une trouée se fait jour, l’espace de quelques minutes, dans l’épais voile qui recouvre la terre (Cie, XVIII), on croit tout d’abord à un immense projecteur. Ce sont donc un cataclysme et un mensonge historique qui assurent le schisme avec la réalité du lecteur.

Hypérion et Helliconia se montrent plus conventionnels. Le premier se situe au XXVIIIe siècle (la fausse précision, comme dans Dune, ne servant qu’à faire mesurer l’abîme entre aujourd’hui et le rêve, abîme trop large pour être franchi en une vie), après la “ Grande Erreur de 08 ”. Il développe un empire classique, l’Hégémonie, dépendant des distrans, machines de téléportation sur le modèle des ansibles, qui servent aussi de réseau informatique. Helliconia s’inscrit dans le VIIIe millénaire. On apprend que le système binaire de Freyr-Batalix, autour duquel tourne, avec trois autres planètes, Helliconia, a été découvert en 3600 ap. J.-C. (II-334) ; à noter qu’un ancien cataclysme — le changement de saison — a lui aussi fait table rase de l’Histoire, tout en fondant une nouvelle Histoire. La multiplicité des calendriers brouille les pistes sous prétexte d’éclaircir la chronologie, et induit un “ faux synchronisme ” : voir Helliconia, II-54. Dans la même page, il est dit que “ le Présent et le passé sur les deux planètes ne pourraient jamais coïncider ”.

Cela établi, le lien même ténu avec la Terre d’aujourd’hui ou son histoire n’est parfois pas tout à fait coupé, qu’il s’agisse de la station Avernus orbitant autour d’Helliconia, des annales du Vatican dans la Terre glaciaire d’Arnaud, des vaisseaux secrets reliant la Terre au système d’Hélios (Noô, I-94, II-88, II-207…), des institutions religieuses émanant de notre présent. Quant à la Vieille Terre d’où est originaire Martin Silénus, le poète d’Hypérion, l’action se situe après qu’un trou noir l’eut dévorée de l’intérieur.

Le principe du schisme avec la réalité trouve un contre-exemple dans la trilogie martienne de Kim S. Robinson[33]. Elle débute en 2050, date que le lecteur de moins de quarante ans est susceptible de voir. John Clute l’explique dans le fanzine français Yellow Submarine :

C’est un récit en complet accord avec la définition que son auteur fait de la SF : un genre qui continue à raconter notre histoire, la vôtre et la mienne (…). C’est un livre consécutif. [[34]]

Sur le terme de récit, on en retiendra le sens de relation d’événements que l’on raconte et que l’on relie. La définition de The Encyclopedia of Science Fiction a inspiré le court article planetary romance du Science-fictionnaire [35] :

Ce terme, relativement récent, s’applique aux romans (ou plus souvent aux cycles) dont toute l’action se trouve située sur une planète imaginaire dont la configuration astronomique, géographique et géologique ainsi que la faune, la flore et/ou la population autochtone, influent sur le déroulement de l’action. [Science-fictionnaire, II-206]

Sont exclus de l’emploi du terme des romans comme L’Œuf du dragon (Dragon’s Egg, 1980) ou Le Vol de la libellule (The Flight of the Dragonfly, 1984) de Robert L. Forward, parce que les mondes qu’ils décrivent ne représentent pour l’esprit pas davantage que les problèmes qu’ils posent, et ne sont en principe voués qu’à être “ résolus ”. Le récit parfaitement linéaire de Question de poids (Mission Gravity, 1953) de Hal Clement illustre ce type de hard science : Mesklin est un astre original, dont le diamètre atteint 70.000 kilomètres à l’équateur ; sa forme évoque un ballon écrasé, sa rotation s’effectue en dix-huit minutes ; au pôle, un homme pèserait près de sept cents fois son poids. (Tout comme dans les livres-univers, deux des caractéristiques majeures sont la démesure et l’étrangeté de l’environnement.) Les Terriens, dont une sonde d’une valeur inestimable s’est écrasée au pôle Sud, font appel à l’espèce indigène de Mesklin, des sortes de chenilles intelligentes d’un pied et demi de long pour aller récupérer ses données. Pour une fois, les héros humains cèdent leur place à l’espèce extraterrestre.

Ces planètes n’ont pas vocation à survivre à l’aventure qu’elles suscitent. Dans une romance planétaire, le monde n’apparaît pas dépendant du récit ; au contraire, il l’englobe et le dépasse.

Bien que le terme soit récent, il est concomitant avec celui du space opera. La plupart des récits d’Edgar Rice Burroughs, comme ces récits de John Carter sur Barsoom, conviennent à cette description et furent bientôt rangés sous l’appellation de “ romances interplanétaires ”, un terme défini par Gary K. Wolfe dans son utile Termes critiques pour la SF et la fantasy [Critical Terms for Science Fiction and Fantasy : A Glossary and Guide to Scholarship, 1986] comme “ au sens large, un récit d’aventures situé sur une autre planète, souvent primitive ” (…). Néanmoins et par malheur, peu des récits décrits comme des romances inter­planétaires montrent un intérêt des plus minimaux pour les transports interplanétaires.

[Planetary romance, § 2]

Il convient de s’arrêter sur un terme cité deux fois dans l’article : le space opera.

 

 

               2) Le space opera comme source possible :

 

“ Bien que le terme [de romance planétaire] soit récent, il est concomitant avec celui du space opera ”, écrit John Clute au début de l’extrait ci-dessus. Il n’existe pas de définition claire, mais les encyclopédies de SF regorgent de qualificatifs tels que “romantique” ou “cosmique”, et évoquent les champs infinis de l’espace moissonnés par des vaisseaux de dix kilomètres de long à l’aérodynamique aussi discutable qu’inutile, des planètes s’entre­choquant, peuplées d’extraterrestres belliqueux ne songeant qu’à exterminer l’humanité… des mondes d’épopée, où l’aventure a un goût de pulp. Que l’on songe à Triplanétaire (Triplanetary, 1948) de E.E. Smith, à La Légion de l’espace (The Legion of Space, à partir de 1934) de J. Williamson, aux Rois des étoiles (The Star Kings, 1949) de E. Hamilton… mais aussi à La Stratégie Ender (Ender’s Game, 1985) d’O.S. Card, Hypérion de Dan Simmons ou les romans de Iain M. Banks : en somme, un genre qui a traversé le temps.

Les dictionnaires ne se montrent guère loquaces sur le sujet : Pierre Versins se contente de mentionner que “ le mot a été forgé avec un sens péjoratif se référant au “Soap Opera”, mais ce n’est pas un thème en soi, pas plus que l’Anticipation. Il s’agit plutôt d’une classe de romans de science fiction dans lesquels l’accent est mis sur la vastitude du décor, l’espace, qui grandit au fur et à mesure qu’on l’explore ”[36]. Il n’hésite cependant pas à le faire remonter vers 180 ap. J.-C., avec L’Histoire véritable de Lucien de Samosate, pour sa bataille entre la lune et le soleil. Mais comme le souligne Brian Aldiss, cela relève moins d’une parenté véritable que de la volonté de se trouver des ancêtres prestigieux.

Moins dangereux, amusant, sympathique même parfois, est le space opera. C’est un simple décor pour toutes sortes d’histoires, histoires d’amour, histoires de violence, histoires d’aventures, histoires policières même. Précisément parce que c’est un décor, il se prête bien à l’interprétation par l’image (…). C’est un peu comme le décor passe-partout des westerns hollywoodiens. [[37]]

Le rapprochement avec le western ou “horse opera” n’est pas nouveau. Le space opera primitif a souvent été qualifié de western galactique. Il transpose à l’échelle cosmique des modèles connus : le roman de cape et d’épée, l’espionnage, le roman de guerre, voire le pur conte de fées. La figure héroïque y est prépondérante, et le destin de l’humanité souvent invoqué. Retour à “O” (1956), Rayons pour Sidar (1957), Piège sur Zarkass (1958) et Odyssée sous contrôle (1959) témoignent du goût prononcé de Stefan Wul pour la figure de l’espion et le canevas de ce type de récits. On notera en outre dans Noô une intrigue d’espionnage (t. II), au terme de laquelle le héros accède contre son gré au rang de prince promis à régner sur le système solaire tout entier — encore une figure classique du space opera, que l’on trouve par exemple dans Les Rois des étoiles, cité supra.

C’est dans les années 20 et 30, avec E.E. “Doc” Smith, Edmond Hamilton, Ray Cummings et Jack Williamson que le space opera prend toute son ampleur. L’Anglais Olaf Stapledon, avec Créateur d’étoiles (Star Maker, 1937), peut être cité comme un cas à part. D’autres auteurs s’imposeront peu après, parfois avec un grand talent, en complexifiant les situations : A.E. van Vogt, John Campbell, Poul Anderson, etc. Dans les années 40, Isaac Asimov donnera au space opera ses lettres de noblesse, avant le renouvellement radical opéré par Frank Herbert.

Le space opera a dominé la SF dans les années 30, jusque dans les années 50 où les auteurs ont dû faire face à la demande d’un public plus exigeant. Des directeurs littéraires — le plus célèbre étant John W. Campbell — eurent une importance déterminante dans l’évolution du genre. L’accent fut mis progressivement sur la crédibilité scientifique — au moins une crédibilité de façade, tandis que l’épopée et les héros invincibles tombaient en désuétude. Ursula K. LeGuin, avec des romans comme La Main gauche de la nuit (The Left Hand of Darkness, 1969), y introduisit une approche plus ethnologique.

C’est en réaction contre cette forme dominante, contre les clichés surannés dont elle s’encombrait ainsi que l’idéologie qu’elle véhiculait, qu’ont émergé des mouvements ambitieux et originaux — telle la new wave, vers 1963 en Angleterre, à partir de la revue New Worlds. Soit en empruntant ses structures pour mieux les détourner (vision réformiste de P.J. Farmer, d’Aldiss), soit en innovant complètement (visions iconoclastes de M. Moorcock, T. Dish, N. Spinrad…). New Worlds a disparu au terme d’une lente agonie, en 1977. Le space opera n’a quant à lui jamais cessé de perdurer, ni d’emporter l’adhésion de la majorité du lectorat[38].

 

En quoi le space opera diffère-t-il du reste de la production science-fictionnelle ? Robert Sheckley dresse à travers lui-même un portrait d’un modèle classique de science-fiction :

Nombre de mes anciennes histoires sont des récits se déroulant dans un contexte d’emprunt esquissé en quelques traits : la Terre de l’avenir, par exemple, telle qu’elle avait déjà été écrite par d’autres. Mais les choses étaient alors beaucoup plus simples : on pouvait imaginer le futur de notre planète sur une base aussi simple que l’accroissement de la population. Imaginer la Terre de l’avenir est aujourd’hui une entreprise beaucoup plus difficile ; il faut tenir compte des problèmes de carburants, d’énergie, de l’effet de serre, des trucs radioactifs, de tous ces machins. À l’heure actuelle, je ne saurais même pas quel contexte emprunter. Alors qu’autrefois je me servais des formules des autres écrivains, maintenant tout le monde se crée la sienne — et en général au compte-gouttes. [[39]]

Sheckley montre ainsi que la plupart des histoires de science-fiction se passent sur une Terre de l’avenir. Cela se vérifie particulièrement dans le cadre des nouvelles, l’un des modes d’expression favoris de cette littérature : la place y est comptée et l’écriture est à l’économie. Pas le temps d’installer un monde complexe, quelques indices d’une pseudo-modernité suffisent à planter le décor : un visiophone, des véhicules flottant dans l’air. La Terre de Guerre aux invisibles (Sinister Barrier, 1939) de l’Anglais Eric Frank Russel, dont l’action se passe en 2015, reste à cet égard un modèle de dépouillement.

Le domaine de prédilection du space opera reste le roman. Comme son nom l’indique, il se déroule dans l’espace : vaisseaux, champs d’astéroïdes habités, stations spatiales… Cette définition restrictive, qui excluait la romance planétaire, s’est élargie, et le terme s’est mis à désigner des aventures se déroulant à la surface d’autres planètes. L’espace signifiant : n’importe où, à l’exclusion de la Terre, du moins en tant que lieu principal. L’important est qu’il y ait rupture avec la réalité quotidienne, le futur immédiat. Le reste est laissé à la discrétion de l’auteur.

On comprend mieux le halo d’incertitude qui entoure le terme. Le space opera consiste en un ensemble de contraintes non formulées, liées à l’espace, ailleurs — ce qui l’exclut de la SF prospective, extrapolation de notre société — et au temps, généralement le futur. Deux caractéristiques qu’ont en commun space opera et romance planétaire. Néanmoins, l’éloignement a des limites, qui le situent à l’intérieur de notre univers physique ; le space opera ne relève ni de l’uchronie, ni des univers parallèles.

Le Monde de la mort [40] de Harry Harrison illustre avec humour le versant le plus populaire — mais non le moins intelligent — du space opera. Jason dinAlt est un joueur professionnel doté de facultés psychosensorielles. Entraîné sur Pyrrus, une planète si inhospitalière que la durée de vie n’excède pas seize ans, il sera amené (par curiosité) à prendre part à la lutte qui oppose les colons à… leur planète ! Tout, de l’écrasante gravité à l’écosystème[41] mutant sans cesse, semble se liguer contre les hommes. C’est Jason dinAlt, l’un des moins aptes à survivre a priori, qui découvrira la vérité : la planète, tout comme lui-même, perçoit les pensées hostiles des colons et réagit à cette agression mentale permanente. Le problème des colons, c’est leur façon de penser le monde en terme de domination.

Tous les ingrédients de la romance planétaire, apparemment, sont réunis : “ l’élément de base (…) est une planète, (…) l’intrigue tourne de façon primordiale autour de la nature de cet élément ”. Mais Pyrrus est “résolue” à la fin de l’histoire. C’est d’ailleurs pourquoi la suite de la série, dont hélas un seul volume a été traduit en français (Appsala, 1981), se déroule sur d’autres planètes.

La série d’Harrison, bien qu’écrite au second degré, s’inscrit dans la tradition problématique du genre. Le héros se trouve confronté à une énigme qu’il doit résoudre. De la solution qu’il trouvera, ou que le hasard mettra en sa présence, dépendra sa survie et/ou celle de la planète. Le récit apparaît comme un jeu intellectuel linéaire qui peut aller jusqu’à la jonglerie mentale, où priment, outre les qualités intrinsèques du héros, l’intelligence et l’esprit de déduction. Ce qui fait de la science-fiction, vue de l’extérieur, un genre cérébral et dépourvu de sensibilité.

La quintessence de cette approche analytique se trouve dans la série des “Robots” d’Isaac Asimov, où l’on trouve d’ailleurs l’origine du mot “robotique”, à partir du mot “robot” (lui même inventé par un autre écrivain de science-fiction classique, Karel Capek). Dans la nouvelle “ Menteur ” (“ Liar ! ”, 1941), est édictée une trinité de lois qui tiennent lieu depuis lors de Code civil à nombre de romans et nouvelles. L’auteur a écrit sur le thème seize romans et trente-cinq nouvelles. D’autres le suivront, et le suivent encore.

“ La science-fiction d’Asimov est à l’image de ses ouvrages de vulgarisation scientifique : parfaitement construite, l’intelligence y est reine ”, note Denis Guiot dans l’encyclopédie La Science-fiction [42], dans l’article consacré à l’auteur.

Le contexte des “Robots” importe peu. Nous sommes dans un futur indéterminé, simple extrapolation d’une Amérique étendue aux dimensions du cosmos. Les humains vivent dans une opulence relative, soutenue par la technologie ; il s’agit d’une vision telle que l’on peut la trouver dans la série de télévision Star Trek. Dans ce futur relativement proche (à l’inverse de “Fondation”), les tâches les plus pénibles sont assurées par des robots produits en chaîne, le plus souvent androïdes. Ils sont pourvus d’un cerveau positronique si complexe que leurs opérations mentales ressemblent à s’y méprendre à celles d’un être humain — l’efficacité en plus. Pour éviter une classique révolte des machines, leur ont été implantés trois commandements : 1°) les robots ne peuvent nuire à un être humain ni laisser un être humain en danger ; 2°) ils doivent obéir aux ordres, sauf quand ces ordres contredisent la première loi ; 3°) ils doivent préserver leur intégrité, tant que cette protection est compatible avec la première ou la deuxième règle. Tout le jeu consiste à déterminer les frontières de ces lois pour mieux les contourner.

On peut estimer que l’ensemble de la science-fiction des années 40 et 50, incarnées outre Asimov par Arthur C. Clarke, et les écrivains de “l’écurie Campbell” tels Robert Heinlein et van Vogt, fonctionne sur le principe de la résolution de problèmes mettant à l’épreuve l’intelligence, la capacité d’action ou l’intuition. L’exemple le plus célèbre du roman d’hypothèse (“ Qu’arri­verait-il si un homme se réveillait transformé en un immonde insecte ? ”) est La Métamorphose (Die Verwandlung, 1915) de l’écrivain tchèque Franz Kafka ; un roman qui n’a jamais été considéré comme une œuvre de science-fiction. Les intrigues induisent des rapports de causalité, et s’organisent de façon linéaire — ce qui ne veut pas dire qu’elles manquent d’imagination. À l’hypothèse : “ Qu’arriverait-il si l’électricité disparaissait du jour au lendemain ? ”, Ravage (1943) de René Barjavel répond à sa manière, proche de la fable. Les œuvres de Silverberg des années 70, de même que tous les romans à thème, où l’issue relève très souvent de la morale et requiert donc une solution tranchée, n’y échappent pas. Et leur succès se comprend, car, en permettant au lecteur de se mesurer avec un problème plus grand que lui, ils sont souvent passionnants.

Il faudra attendre des auteurs comme Jack Vance ou Philip J. Farmer pour voir privilégiée une autre composante du space opera : l’imagination.

 

 

               3) Les précurseurs :

 

Il n’est pas évident aujourd’hui de considérer Edgar Burroughs (1875-1950) comme un précurseur de Frank Herbert. Pourtant, space opera, romance planétaire et livre-univers ont des racines communes.

Le cas de Tarzan est révélateur de la manière de Burroughs. Le cycle compte vingt-quatre romans, dont le premier remonte à 1912. L’action est censée se passer en Afrique, mais l’auteur ne s’est guère soucié de vérisme. Pour le spécialiste Jacques Van Herp, cette Afrique-là n’est pas plus réaliste que celle de Sir Henry Rider Haggard, le créateur d’Allan Quatermain. C’est un continent fantasmé, tout comme l’est la jungle des romans de Stefan Wul. Il n’est pas moins merveilleux, ne recèle pas moins de surprises que Mars (une planète qui mérite néanmoins d’être développée), Vénus, la lune ou Pellucidar, le monde souterrain. Le héros est interchangeable, qu’il s’appelle Carson Napier, John Carter et Dejah Thoris, Bowen Tyler ou Julian ; c’est par le décor que se distinguent les séries. Pierre Versins[43] avance même que le personnage de Tarzan est un héros de science-fiction, une sorte de surhomme qui n’a finalement pas beaucoup à voir avec l’image popularisée par le cinéma puis reprise par la télévision.

À l’inverse de la rigueur apparente des écrivains de hard science, l’auteur prend des libertés avec la conjecture scientifique, plaçant sur un pied d’égalité faits physiques et phénomènes paranormaux. Il se situe ainsi au confluent du space opera et de l’heroic fantasy dont il fut en quelque sorte le fondateur.

Son pendant français est sans conteste Gustave Le Rouge — le père du fameux Docteur Cornélius (1912-1913) — qui soutient aisément la comparaison par l’aventure et la capacité d’invention le rapprochant de la fantasy. Admiré par Verlaine et Cendrars, il n’en finira pas moins pauvre et oublié, partageant le sort de nombre de feuilletonistes. Comme Jean de La Hire, comme Burroughs (dont le héros n’a que sa volonté pour mode de propulsion), il se soucie peu de crédibilité scientifique quand il envoie dans l’espace le héros du Prisonnier de la planète Mars (1908) et La Guerre des vampires (1909) grâce à l’énergie psychique. Fantastique et voyage extraordinaire se télescopent. Car ce défaut d’exactitude a pour compensation une liberté jusqu’alors inédite : celle d’une imagination créatrice flamboyante, qui n’a de limites que l’esprit de celui qui l’exerce.

Néanmoins, la peinture simpliste et naïve des sociétés, l’extravagance et l’incohérence du décor, ôtent à ces romans d’une veine primitive la vraisemblance dont a besoin toute romance planétaire pour convaincre.

 

En réalité, c’est Edward Elmer Smith, le créateur des Fulgurs, qui est considéré comme le premier représentant, en 1928, du space opera. C’est surtout le plus célèbre — et l’un des plus datés. Mais ses aventures spatiales qui ont, avec les serials des années 30, influencé le film La Guerre des étoiles (Star Wars, 1977) de George Lucas, s’éloignent de la romance planétaire et c’est à un autre Smith que l’on doit la maturation du genre.

Les contes ouvragés et décadents de Clark Ashton Smith — aussi essentiels à la création du genre “Science fantasy” [[44]] — sont les premières romances planétaires (Si l’on range l’œuvre de E. R. Eddison sous l’étiquette de la pure fantasy et que l’on considère Un voyage en Arcturus de David Lindsay [[45]] comme trop confus dans son emploi de différents genres pour servir d’exemple). En substituant le déplacement temporel aux glissements spatiaux (inconséquents) d’Edgar Rice Burroughs et ses continuateurs, Smith créa l’élément le plus favorable au développement de cette forme : une planète éloignée de style futuriste sur laquelle magie et science s’entremêlent, peuplée de races très dissemblables dont la recréation de systèmes féodaux et des rituels baroques de notre propre histoire est en général une forme d’art.

[Planetary romance, § 3]

L’article mentionne également Leigh Brackett (1915-1978), pour les séries à l’ambiance fantasy de Mars et de Skaith, comptant respectivement quatre et trois volumes. La planète Mars de L’Épée de Rhiannon (The Sword of Rhiannon, 1953) est sans nul doute celle de Burroughs. Pour Leigh Brackett comme pour Clark Ashton Smith, on peut parler de “ Planet opera ”, véritable précurseur de la romance planétaire. Ces séries ne portent pas le nom des héros, qu’ils s’appellent Eric John Stark ou Matt Carse, mais bel et bien celui de la planète rouge.

 

 

               4) Mars, creuset des romances planétaires :

 

Il n’est guère étonnant que Mars et ses “ sables rouges ” aient inspiré un nombre si élevé d’auteurs depuis le XVIIe siècle (citons Le Voyage extatique (1656) du père Anathase Kirscher). Comme le planet opera, elle a symbolisé la frontière entre le rêve et la science, dès le début du siècle avec La Guerre des mondes (The War of the Worlds, 1898) de H.G. Wells, jusqu’à 1965, date des premières photos de Mariner IV. Après la sonde Viking (1976), il n’était définitivement plus possible de faire fi de sa topographie tourmentée et de son aridité lunaire.

Mars a été le décor des aventures les plus exotiques et les plus extravagantes, tel le cycle de Burroughs qui compte dix volumes du vivant de l’auteur ; à l’opposé, elle a servi de base aux fictions les plus rationnelles, avec Les Sables de Mars (The Sands of Mars, 1951) d’A.C. Clarke ou Chirurgiens d’une planète (1960) de Gérard Klein.

L’archétype science-fictionnel a la vie dure puisque régulière­ment paraissent des romans ayant pour cadre la planète rouge qui se retrouve le monde le plus arpenté du système solaire.

Mars est un endroit très spécial qui représente pour l’auteur et l’amateur de science-fiction quelque chose comme Jérusalem, Rome, La Mecque et Lhassa superposées. Un écrivain qui n’y a pas fait au moins un pèlerinage, fût-ce sous la forme d’une brève nouvelle, ne peut pas être considéré comme de stricte obédience. [[46]]

Le livre sur les canaux de Mars de l’Américain Parcival Lowell (1896) a correspondu, à quelques années près, à la naissance de la science-fiction moderne. S’est établi durablement, dans l’imaginaire populaire et même dans le monde scientifique, un modèle proprement science-fictionnel, aboli par la réalité : celui, à travers d’anciennes constructions visibles de l’espace, d’une race millénaire, luttant contre le climat aride d’une planète mourante. C’est l’image qu’en donnent, parmi tant d’autres, les nouvelles de Chroniques martiennes [47].

On comprend dès lors pourquoi Mars n’est pas absente d’Hypérion (Kassad est originaire des bidonvilles de Tharsis, II-117) et même, indirectement, de Noô (comparaison avec l’atmosphère d’Aequalis, II-32) et Helliconia (III-185, où est repris le thème de la guerre interplanétaire).

La première véritable romance planétaire est certainement Un monde magique (1978) de Jack Vance (The Dying Earth, 1950 — des nouvelles reliées par un thème central), un livre qui pourrait fort bien englober notre propre planète dans le genre — mais assez proche de la fin des temps pour que la magie paraisse plausible. (…) Mais Un monde magique manque d’une véritable rationalisation science-fictionnelle, et c’est un autre roman de Vance qui fournit aux auteurs un véritable modèle. La Planète géante (Big Planet, prépublié in Startling stories sept. 1952 ; coupé en 1957-1958, restauré en 1978) et sa suite, Showboat World (1975-1983) [[48]] est situé dans une galaxie de space opera, sur un immense monde proche de la Terre dont l’étendue est telle qu’elle justifie un fond réaliste où peuvent fonctionner diverses sociétés et qui manque de ressources en métaux lourds (ce qui explique sa gravité relativement basse et permet l’épanouissement de sociétés à faible niveau technologique).

[Planetary romance, § 4, début]

La Planète géante, qui a trouvé un digne successeur en “Majipoor” de Robert Silverberg, s’ordonne selon un schéma devenu classique dans le livre-univers : celui du voyage à travers des continents surréalistes, remarquables par la richesse de l’environnement, tant biologique qu’ethnique, avec sa faune fabuleuse et ses sociétés raffinées. Une Commission de contrôle est envoyée sur la Planète Géante, où se réfugient depuis cinq cents ans tous les indésirables de la Terre. Celle-ci n’y exerce plus aucune souveraineté. Mais voici qu’un homme, Bajarnum de Beaujolais, accumule victoire sur victoire contre les autres seigneurs. Ce qui ne laisse pas d’inquiéter, surtout lorsque le vaisseau de la Commission, à la suite d’un sabotage, s’écrase à soixante-cinq mille kilomètres de l’enclave terrienne. Pour y parvenir, les survivants devront traverser des provinces plus ou moins hospitalières et affronter des indigènes mal intentionnés.

Dans son introduction à une réédition de 1978 de L’Odyssée Verth de Philip José Farmer (The Green Odyssey, 1957), Russell Letson milite avec véhémence pour l’emploi du terme “ romance planétaire ” — qu’il a ainsi inventé — pour décrire ces romans aux bases directement dérivées de Burroughs, dont les intrigues emploient souvent les courses poursuites chères à l’aventure, et dont les personnages sont souvent des technicien(ne)s “perdus au milieu d’indigènes prétechnologiques”.

[Planetary romance, § 5, début]

L’action de L’Odyssée Verth se passe sur une planète de type terrestre, avec la particularité d’une mer herbeuse, parfaitement plate, sur laquelle voguent des vaisseaux de terre ; la société correspond à notre Moyen Age. L’odyssée de Green rappelle celle du cycle de “Tschaï” de Jack Vance, avec le prétexte du héros en quête de son monde natal, et la description de sociétés exotiques. John Clute précise, dans la suite du paragraphe, que le roman, par son jeu avec les anachronismes et son usage des contrastes entre différents niveaux de technologie, a démontré quel usage pouvait être fait du modèle de base.

À partir de ces trois modèles — Un monde magique, La Planète Géante et L’Odyssée Verth — on peut voir dériver, après la création de la SF la plus créative, la plupart des romances planétaires les plus récentes. [Planetary romance, fin § 5]

Pour finir et avant de donner une liste non exhaustive de romances planétaires (§ 6), le rédacteur de l’article distingue les ro­mances planétaires des romans de fantasy dont le modèle est J.R.R. Tolkien (1892-1973) et sa Terre du Milieu, laquelle (outre que l’univers se fonde sur la magie) n’est pas véritablement une planète mais un paysage qui peut être interminable, et qui n’a pas besoin d’être vraisemblable : aux dires de l’auteur, la Terre du Milieu est symboliquement la Terre.

Sont associés au genre, outre Aldiss et Herbert, des auteurs comme Marion Zimmer Bradley, avec sa “Romance de Ténébreuse” (“Darkover”), Lyon Sprague de Camp, dont certains volumes des “Viagens Interplanetarias” [49] comprennent des éléments de fantasy, A Woman of the Iron People (non traduit, 1991) d’Eleanor Arnason, Hegira (non traduit, 1979) de Greg Bear, la plupart des romans de C.J. Cherryh, le “Chant de la Terre” de Michael Coney[50], The Warriors of Dawn (non traduit, 1975) de M.A. Foster, Les Fils de la Sorcière (Golden Witchbreed, 1983) et Ancient Light (non traduit, 1987) de Mary Gentle, Saraband of Lost Time (non traduit, 1985) et ses suites par Richard Grant, Parade nuptiale (Courtship Rites, 1982) de Donald Kingsbury, les récits de la “Ballade de Pern” de Anne McCaffrey[51], Pennterra (non traduit, 1987) de Judith Moffett, les “Starbridge Chronicles” de Paul Park (non traduit, 1987-) probablement influencées par Helliconia, Le Château de Lord Valentin (Lord Valentine’s Castle, 1980) et ses suites de “Majipoor” ainsi que La Face des eaux (The Face of the Waters, 1991) de Robert Silverberg[52], enfin des fractions de Inexistence (Neverness, 1988) de David Zindell. La liste, bien sûr, n’est pas close. On peut la comparer à celle des livres-univers présentée dans l’annexe A.

 

 

      B — un univers de confluences

 

Sur la carte de la science-fiction, le livre-univers se trouve enchâssé entre plusieurs territoires : le space opera et la romance planétaire vus dans le chapitre précédent, mais aussi des thèmes qui s’y inscrivent partiellement : histoires du futur et récits d’empires galactiques (2), la hard science (3). Ces thèmes et ces genres ont leur histoire, qu’on ne peut passer sous silence si l’on veut les “connecter” au livre-univers en toute connaissance de cause.

Il y a des genres et des thèmes, mais aussi une œuvre fondatrice : la “Fondation”.

 

 

               1) La “Fondation” d’Isaac Asimov :

 

Les cinq œuvres retenues pour servir d’exemples de livres-univers prennent place dans le cadre de la romance planétaire. On peut même dire qu’elles en débordent, car leurs contraintes sont plus vastes. Mais avant de mesurer les convergences et les divergences de ces deux genres entre eux, il faut parler d’un pan non encore exploré du livre-univers, et qui le définit tout autant. On le trouve non pas dans ses éléments, comme pour la romance planétaire, avec la présence d’une planète placée dans le temps et dans l’espace, mais plutôt dans une manière spécifique d’élaborer l’univers.

L’ancêtre le plus probant, en tout cas le plus célèbre, de cette nouvelle manière est la deuxième série majeure d’Isaac Asimov (1920-1992) avec celle des “Robots”, conçue à la même époque, en pleine Deuxième Guerre mondiale : la “Fondation”. Entre mai 1942 et 1949 paraissent, dans la revue Astounding Science Fiction, une suite de nouvelles qui, mises bout à bout, formeront Fondation (Foundation, 1951), Fondation et Empire (Foundation and Empire, 1952), et Seconde Fondation (Second Foundation, 1953)[53].

Les trois premiers tomes de la “Fondation” prennent place aux XIIIe et XIVe millénaires d’une ère qui n’est sans doute pas la nôtre, à la fin d’un empire galactique comptant vingt-cinq millions de planètes et cinq quintillions d’hommes, sorte d’Empire romain magnifié[54].

Le concept central est l’existence de la psychohistoire, ou seldonisme, “ cette science que ne devint pas le Marxisme ” selon D. Wollheim[55] : une branche des mathéma­tiques qui a pour méthode de modeler à long terme le comportement des groupes humains, et pour but d’éviter à l’humanité — ou du moins de raccourcir de trente mille à seulement mille ans — la barbarie d’un Moyen Âge galactique, dénommé Interrègne, dans lequel est condamné à tomber l’Empire. Une des conditions primordiales pour que fonctionne la psychohistoire est que l’humanité soit inconsciente de l’analyse dont elle fait l’objet, afin que ses réactions soient bien dues au hasard.

La capitale de l’Empire est Trantor, planète entièrement recouverte de métal où est centralisée l’Administration. Hari Seldon, fondateur de la psychohistoire, a prévu l’effondrement de l’Empire, qui entre déjà en décadence. Son plan, étalé sur mille ans, prévoit de créer deux Fondations très éloignées l’une de l’autre. Mais il est arrêté et exilé avec son équipe sur Terminus, une petite planète à l’écart de l’Empire. On lui permet de travailler sur un projet d’encyclopédie qui l’occupera le reste de ses jours. À sa mort, ses collaborateurs découvrent ses intentions réelles : changer l’Histoire, en faisant agir isolément de petits groupes sociaux en fonction des prévisions de la psychohistoire. Les actions de ces groupes, qui se réduisent parfois à un seul individu, forment la chair de la trilogie. Fondation et Empire (t. II) est le plus intéressant de ce point de vue, car il met en scène un élément que n’avait pas prévu la psychohistoire : le surgissement du Mulet, mutant doté de pouvoirs psychiques et lointain précurseur de Paul Atréides. À lui seul, non parce qu’il est exceptionnel — mutant n’est pas surhomme — mais parce que dans un premier temps il apparaît comme imprédictible, c’est-à-dire impondérable à la science absolue qu’est la psychohistoire, il met en danger l’existence de la Fondation. Les mécanismes régulateurs mis en place par Hari Seldon, sa politique scientifique même semblent pris en défaut. Il ne faudra pas moins qu’une seconde instance, agissant dans l’ombre, pour mettre en échec et intégrer le Mulet dans le Plan.

Trois romans écrits entre 1950 et 1952 se rattachent à la “Fondation” : Cailloux dans le ciel (Pebble in the Sky, 1950), Tyrann (The Stars, Like Dust, 1951) et Les Courants de l’espace (The Currents of Space, 1952). Asimov reprend la suite du cycle vers 1980, avec l’idée d’en combler les trous, mais surtout de la rattacher à son deuxième magnum opus, celui des “Robots”, à l’origine conçu en opposition[56] : Fondation foudroyée (Foundation's Edge, 1982) et Terre et Fondation (Foundation and Earth, 1986). Avec Prélude à Fondation (Prelude to Foundation, 1988) et L’Aube de Fondation (Forward the Foundation, 1992), l’auteur a complété le cycle en amont, jusqu’au fondateur de la psychohistoire, Hari Seldon[57].

La “Fondation” a constitué davantage qu’une évolution du space opera : plutôt une révolution. Ce n’était pas la simple illustration modalisée au futur de l’Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain d’Edward Gibbon[58], ou la représentation symbolique d’un XXe siècle décadent par contraste avec les désordres d’un âge conquérant, comme le Far West des pionniers. Il s’agissait, pour la première fois, de réaliser un ensemble cohérent d’un futur possible à partir d’éléments disparates : des nouvelles. Cette volonté d’intégration et d’unification, que l’auteur aura manifestée jusqu’à la fin de sa vie, représente une révolution dans le mode de pensée. (Asimov avait établi un premier lien entre ces deux cycles, “ La Mère des mondes ”[59], qui provoqua l’enthousiasme des lecteurs de la revue.) Jusqu’à présent, la romance planétaire s’était contentée d’un réseau assez lâche entre les éléments qui la constituent, sans se préoccuper réellement de leur conférer une forme générale : une faune et une flore exotiques, où évoluent des groupes ethniques.

Là, c’est l’univers tout entier qui doit être cohérent, ce qui implique des échanges entre planètes, entre des religions différentes, des systèmes économiques et politiques hétérogènes. À ce titre, Fondation porte bien son nom car il est l’ancêtre du livre-univers, sinon dans la chair, du moins dans l’esprit.

Fondation apparaît comme une romance planétaire sans planète, une “ romance historique ” car l’histoire politique, enjeu du cycle, a une part prépondérante dans l’action.

Quelques rares planètes comme la planète-ruban Radole, Rossemm ou Gaïa, font l’objet de belles descriptions. Et surtout il y a Trantor, le siège administratif de l’Empire, Rome idéalisée :

Huit mille ans durant, ç’avait été la capitale de la plus vaste et la plus puissante des entités politiques (…). Douze mille ans plus tard, c’était devenu la capitale d’une entité politique englobant l’ensemble de la Galaxie (…).

On avait alors — autoritairement — plafonné la population au chiffre de quarante-cinq milliards d’âmes, les seuls espaces verts subsistant en surface étant les jardins du Palais impérial et le complexe université/bibliothèque.

La surface entière de Trantor était recouverte de métal. Ses déserts comme ses zones fertiles avaient été engloutis pour être convertis en taupinières humaines, en jungles de bureaux, en complexes informatiques (…) ; ses chaînes de montagnes rasées, ses gouffres comblés. Les corridors sans fin de la cité creusaient le plateau continental et les océans avaient été convertis en gigantesques réservoirs souterrains… [[60]]

Cependant, Trantor ne se révèle guère plus, au bout du compte, qu’un building administratif, sans flore ni faune, imposant comme un fantasme bureaucratique.

Se trouve présent dans la “Fondation” ce qui fait la singularité du livre-univers : un projet universel organisé autour d’une idée force, ici la psychohistoire, la multiplicité de personnages, l’abondance de références internes tant synchroniques que diachroniques. Certes, il manque à cette unité de la diversité — la vision de Trantor[61] est éloquente — et sa fresque n’a pas la profondeur de celle de Dune. Mais son influence se révélera cruciale sur toute une génération d’écrivains. Sur le créateur de Dune, elle n’est plus à démontrer et ne se limite pas à des emprunts stylistiques, ou à l’importance des grandes Familles et de la Guilde des Marchands du modèle impérial de Gibbon : entre autres, la science mathématique de la psychohistoire préfigure la prescience herbertienne, comme elle incarnée par une organisation secrète.

 

 

               2) Un processus d’expansion et d’unification :

 

Le livre-univers n’est pas né spontanément dans la littérature de science-fiction. Il est le résultat d’une évolution conjointe de cet espace imaginaire si particulier qui est celui du space opera : expansion-unification temporelle avec l’apparition des histoires du futur, expansion-unification spatiale avec la création d’empires stellaires puis galactiques.

 

 

 

a. les histoires du futur :

Il est possible de remonter plus loin qu’Asimov, pour trouver une vision cosmique et holistique d’un univers imaginaire. Jusqu’ici, ceux-ci étaient à l’image de la conception matérialiste et mécaniste héritée du XIXe siècle. Dans Créateur d’étoiles [62], un destin sous-tend l’univers, qui apparaît dès lors comme doué d’une certaine vie.

L’Anglais Olaf Stapledon (1886-1950) a envisagé l’histoire de l’humanité et des post-humanités de l’an 1930 à l’an 2.000.000.000 — puis de celle de l’univers tout entier, de son début à sa fin. Mais la vision de Stapledon, à l’opposé de l’écriture et des schémas traditionnels de la littérature populaire qui demeurera le seul référent du space opera aux États-Unis, reste avant tout philosophique et mystique. À l’inverse de la “Fondation”, dont l’univers reste pure matière et gouverné par l’homme, son œuvre n’aura donc pas de descendance littéraire[63].

Plus modestes, la plupart des auteurs se contentent de la chronologie du futur plus ou moins proche de l’humanité. John Clute a dressé un schéma comparatif des principaux auteurs :

 

 

 

Figure 2. — Comparaison de cinq histoires du futur.

Source : John Clute : Science Fiction, The Illustrated Encyclo­pedia (1995), p.66. C’est nous qui avons traduit les légendes.

 

Comme on le voit sur le schéma, l’échelle de temps varie considérablement d’une œuvre à l’autre. Les histoires futures d’Olaf Stapledon et de l’écrivain britannique Stephen M. Baxter demeurent exceptionnelles par leur étendue chronologique, qui oblige à sortir du cadre restreint de l’histoire pour entrer dans la cosmologie. Les autres auteurs se sont contentés d’une histoire couvrant les prochains siècles ou les prochains millénaires : Larry Niven et ses “Tales of Known Space” ; la “Technic History”, assez peu cohérente, de Poul Anderson ; la série des “Villes nomades” de James Blish[64]. Le livre-univers demeure raisonnable sur l’échelle du temps, même si Dune occupe un grand nombre de millénaires.

Robert Heinlein est connu pour avoir élaboré la première carte du temps servant de cadre à ses vingt-et-unes nouvelles et un roman publiés entre 1939 et 1950 s’insérant dans une “Histoire du futur” (“Future History”), commencée avec son tout premier texte, “ Ligne de vie ”[65]. Heinlein y revint à la fin de sa vie. En France, Michel Demuth, avec les deux recueils de nouvelles des Galaxiales (1976-79), s’est inspiré de la méthode de Heinlein consistant à dresser un tableau chronologique, et les romans de Gérard Klein publiés dans les années 60 dans la collection “Anti”.

Il faut également mentionner l’œuvre tout entière de Cordwainer Smith, regroupée sous le titre “Les Seigneurs de l’Instrumentalité” (“The Instrumentality of Mankind”, 1950-1968), qui compte un vaste roman et trente-cinq nouvelles. Le cycle de Smith est particulièrement imprécis[66], et renvoie bien davantage à la légende qu’à l’histoire. Mais comme le fait remarquer Pierre Versins, lequel fait remonter le genre au début du siècle[67], ces Histoires sont trop lacunaires et contradictoires pour être appelées ainsi. Elles ont surtout pour charge de conférer une aura de réalité supplémentaire au récit — du moins à l’époque de sa publication, car aucune de ces Histoires n’a résisté au temps.

Celles-ci procèdent en tout cas d’une nouvelle approche du temps : une volonté d’organisation et d’unification — sous-tendue, le plus souvent, par l’idéologie —, qui n’existait pas dans les récits de voyages exploratoires, inaugurés par H.G. Wells, ou de patrouilles temporelles sautant indistinctement d’une époque à l’autre. L’histoire de la science-fiction nous apprend que ce phénomène de structuration, tout comme l’évolution de la notion d’espace (voir la section suivante), a été progressif : dans “l’histoire du temps”, la première période a consisté dans la simple vision d’événements passés ou futurs, de portée historique ou cosmique. Cette période s’étend du XVIIe au XIXe siècles. Citons pour exemple L’An 2440, rêve s’il en fût jamais de Louis-Sébastien Mercier (1771), assez proche de l’utopie[68]. On utilise le sommeil, l’hypnose, les drogues, l’animation suspendue pour voyager. Le premier véhicule, qui fait du temps une destination physique que l’on peut mesurer, on la doit à H.G. Wells, La Machine à explorer le temps (The Time Machine : An Invention, 1895, dont une première version, The Chronic Argonauts, est parue en feuilleton en 1888). La théorie de la relativité d’Einstein a permis au thème des paradoxes temporels de devenir un des thèmes majeurs de la SF classique. Le temps, arpenté et mesuré, a contaminé les autres genres de la science-fiction. Le space opera lui-même, auparavant intemporel, n’y a pas échappé même si l’histoire temporelle ne s’insère que partiellement dans ce genre, une histoire future pouvant se dérouler exclusivement sur Terre. Le temps lui a offert une dimension supplémentaire pour y faire évoluer ses histoires : celle de la chronologie — c’est-à-dire un temps unifié par l’Histoire, segmenté par la datation.

L’unification temporelle va de pair avec une unification spatiale. Leur point de rencontre a donné naissance au motif de l’empire galactique.

 

b. les empires galactiques :

On a assisté au même développement de l’espace dans l’inconscient littéraire que ce qui s’est passé pour le temps. Voyage par la pensée, ou en ballon dirigeable, dans des contrées imaginaires au XVIIIe siècle, développement des moyens modernes de propulsion à l’aube de la Révolution industrielle (romans verniens), premiers voyages extra-atmosphériques et dans la proche banlieue de la Terre, puis du système solaire, jusqu’à la Première Guerre mondiale : la notion d’espace, entendons espace peuplé d’humains, est pour ainsi dire entrée en expansion. Ce sont d’abord de simples colonies perdues dans le cosmos, les cosmonautes rapportant des planètes-colonies des minerais et autres richesses vers la Terre-métropole. De la somme des colonies d’une nation naît la notion d’empire. La colonisation suppose des migrations massives, donc la maîtrise du voyage spatial à grande échelle. Dans l’entre-deux-guerres, les dernières grandes découvertes géographiques en Afrique et les progrès aéronautiques se conjuguent dans l’imaginaire.

Une telle expansion devait naturellement se structurer. Le topos de l’empire galactique est né dans les pulps américains :

“ Within the Nebula ” (1929) d’Edmond Hamilton est sans doute le premier récit intéressant où soit exposée l’idée d’empires galactiques. C’était le premier texte d’une série complète se déroulant dans un futur éloigné. Dans l’imagination de l’auteur, la majorité des planètes de la Galaxie étaient peuplées d’êtres intelligents, ce qui conduisait à la création d’une fédération baptisée Conseil des Soleils. Il semble bien qu’Hamilton ait puisé son inspiration dans l’hypothèse d’un vol spatial à une vitesse supérieure à celle de la lumière à la portée de la plupart des races intelligentes. [[69]]

La même encyclopédie mentionne, p.87, une chronique de guerre interstellaire mettant en scène l’empire victorien : The Struggle for Empire (1900) de Robert William Cole. Par la suite, Hamilton et E.E. “Doc” Smith ont créé leurs Patrouilles de l’Espace, sortes de polices interstellaires. Les motifs cosmiques reviennent alors à la mode, mais ce n’est le plus souvent, là encore — à l’image du space opera en général — que la transposition de modèles existants.

C’est Isaac Asimov qui le premier a ajouté l’idée de la chute d’un empire par analogie avec l’Empire romain. Dans le Livre d’or consacré à l’auteur[70], Demètre Ioakimidis précise que la particularité de cet empire exclusivement composé d’humains trouve son explication dans l’influence de John W. Campbell Jr., rédacteur en chef de la revue Astounding Science Fiction. Celui-ci souhaitait voir un empire dominé par les hommes. Ne souscrivant pas à cette forme de racisme liée à l’espèce, Asimov a renoncé à tout personnage intelligent non humain.

Isaac Asimov a également brisé la narration du space opera classique, essentiellement axée sur les batailles spatiales et l’action dramatique, le tout servi par une idéologie peu subtile, pour privilégier le mode discursif. Fondation s’est ainsi annoncé comme le précurseur de romans comme Dune. L’empire tel qu’il est conçu n’est cependant pas conforme à la réalité plurielle de Rome. Au contraire, ceux des deux grands auteurs apparaissent monolithiques, et surtout uniformes, comme si un modèle et un seul s’était imposé.

L’idéologie a été déterminante dans la formation de la notion d’empire dans la science-fiction — et donc, dans l’élaboration des livres-univers qui ont recours à ce cadre. C’est le cas de tout notre corpus (dans la Cie, l’empire n’est qu’économique et ne dépasse pas la planète Terre), même si c’est de façon accessoire, comme dans Noô ou Helliconia ; dans le cycle d’Aldiss, il n’est mentionné que dans le dernier tome. On a vu son importance concernant la “Fondation”.

L’empire galactique a été aussitôt absorbé dans le fonds thématique de la SF : The Planet of the Damned (1952, réédité sous le titre Slaves of the Klau) de Jack Vance décrit la capture d’un couple de Terriens par une espèce dont l’économie repose sur l’esclavage — tout comme celle de la nouvelle “ The Star Plunderer ”[71] de Poul Anderson. L’empire n’est donc pas qu’un reflet de la réalité et des aspirations expansionnistes du monde occidental, il peut servir de cadre à l’imagination la plus débridée.

 

Pour compléter l’évolution entamée au début de cette section : conquête de l’espace jusqu’à la Première Guerre mondiale, expansion dans les pulps des années 20, apothéose de l’empire et interrogation sur son avenir dans les années 40, qui trouve son aboutissement dans l’angoisse métaphysique de Harry Harrison : la nouvelle “ L’Ultime rencontre ”[72] pose implicitement la question qui n’a jamais figuré dans la “Fondation” : à quoi bon dominer toute la galaxie, si l’on est seul à y habiter ?

La science-fiction des années 60 a ramené la Terre, naguère oubliée ou au mieux réduite à une légende, au premier plan : les charmes usés du space opera semblaient avoir fait leur temps. On peut toutefois signaler, sur les schémas anciens, le roman de l’Américain Jerry Pournelle : A Spaceship for the King (1971, non traduit) ou le classique empire qui sert de cadre à Les Maîtres chanteurs (Songmaster, 1978) d’Orson Scott Card. Ce furent les expériences de la new wave en Angleterre et de la speculative fiction aux États-Unis, permettant à “l’espace intérieur” cher à Henri Michaux d’entrer à son tour en expansion jusqu’à concurrencer les espaces interstellaires. Au cours de ces années, l’empire se démocratise, avec “La Ligue de Tous les Mondes” d’Ursula K. LeGuin. Ce cycle regroupe six romans, dont Les Dépossédés (The Dispossessed : An ambiguous Utopia, 1974), Le Nom du monde est forêt (The Word for World is Forest, 1972) qui constitue un pamphlet anti-colonialiste inégalé à ce jour, et La Main gauche de la nuit (The Left Hand of Darkness, 1969). À l’opposé de l’Œcumène (du gr. œkoumène, “ monde exploré et connu ”) du cycle de Gersen de Jack Vance, l’Œcumène de LeGuin n’est pas un banal empire galactique mais plutôt un réseau d’information destiné à améliorer les conditions générales d’un “système humain”. L’œuvre de cette fille d’ethnologues possède la complexité et l’ambiguïté qui font les grands livres-univers. Le space opera moderne lui doit les “ansibles” permettant la communication entre les mondes.

Après une période d’éclipse dans les années 70, la fin des années 80 a vu une renaissance spectaculaire de ce thème usé, sous de nouvelles formes : l’Hégémonie, chez Dan Simmons, possède les apparences de la démocratie, avec sa présidente Meina Gladstone. Endymion revient à une certaine tradition, avec sa théocratie qui a exclu toute machine intelligente (III-155) — renouvelée par la problématique de l’immortalité de masse, qui n’est pas sans rappeler celle du “Fleuve de l’éternité”. L’empire d’Hypérion est à placer sur le même plan nostalgique que les batailles spatiales qui y sont décrites ; Tau Ceti Central, ou TC2, et le Vecteur Renaissance rappellent Trantor, par leur dépendance d’autres planètes pour leur approvisionnement, et leur décrépitude après la chute de la première forme d’empire, dans Endymion.

Le cycle de la “Culture” de Iain M. Banks et les agrégats humains de la “Schismatrice” de Bruce Sterling s’ouvrent à une vision globale qui respecte les différences, ou plutôt s’en nourrit. Les pôles idéologiques de la Schismatrice qui s’expriment par les partis politiques ont encore une volonté hégémonique chez Sterling, qui perpétue l’idéologie du struggle for life. L’Écossais Iain M. Banks prend un contre-pied radical de cette vision du monde : la Culture est essentiellement gauchiste, et pourrait être comparée à une fédération anarchiste[73]. Ce sont les avatars les plus modernes de cette notion d’empire, devenue une fédération lâche, sans espèce dominante. Ils misent, dans leur application à l’humanité, sur l’altération génétique pour constituer des sortes de supercitoyens — voire, dans la “Culture”, des Über­menschen : changement de sexe à volonté, insensibilité à la douleur, longévité accrue jusqu’à trois cents ans. La morale interventionniste de la Culture, l’évangélisme du Contact évoque singulièrement le modèle nord-américain. Mais du moins Iain Banks est-il conscient de cet état de fait.

On retrouve cette impression de liberté dans Noô. La critique a reproché à Stefan Wul une vision de “ colonialisme paternaliste ”. Reproche peut-être fondé pour Piège sur Zarkass (1958) qui dépeint la lutte de bons colonialistes partisans d’un protectorat, face aux mauvais colonialistes[74] — mais déplacé dans le cas de Noô, où plusieurs régimes politiques coexistent, du féodalisme à la démocratie, avec d’étonnantes nouveautés : ainsi le système politique original de Grand’Croix, qui prend en compte des éléments technologiques imaginaires tels les otosomes (Noô, I-144) et les phonosomes (I-146), caméras et micros de la taille d’un grain de poussière, qui fondent une démocratie d’opinion comportementale.

L’empire apporte une charpente osseuse solide aux structures imaginaires des auteurs. C’est pourquoi on le trouve dans la plupart des livres-univers.

 

 

               3) L’apport de la hard science :

 

Il faut en outre mentionner l’apport d’un autre sous-genre de la science-fiction à la constitution du livre-univers : la hard science, anciennement appelée hardcore SF, d’où parfois l’appellation de hard SF.

Sa forme primitive consiste dans l’exploitation systématique d’une hypothèse physique : par exemple les cycles solaires alternés du roman de Hal Clement, Cycles de feu (Cycle of Fire, 1957).

Avec le space opera et l’heroic fantasy, elle représente l’une des formes dominantes de la SF contemporaine, “ directement issue des auteurs classiques des années 40, avec des auteurs tels que Larry Niven, actuellement le plus populaire aux U.S.A., Jerry Pournelle, Ben Bova, John Varley, etc. ”[75]. En fait, la hard science en tant que mouvement n’existe que depuis la fin des années 50. Parmi les pionniers, figurent Arthur C. Clarke (vulgarisateur scientifique de premier plan) et Hal Clement. La postérité est nombreuse : Fred Hoyle, David Brin, Robert Forward… mais aucun Français, malgré la profession scientifique de certains auteurs. Parce que sa fiction s’appuie sur les connaissances de notre époque, la hard science est exercée en particulier par des scientifiques de profession, dont le souci de plausibilité est poussé à l’extrême : Larry Niven est diplômé de mathématiques, Hal Clement diplômé d’astronomie à Harvard, Greg Bear est astrophysicien, Gregory Benford chercheur en fusion thermonucléaire contrôlée…

La hard science est apparue en réaction au manque de vérisme du space opera, dans lequel les impératifs littéraires et imaginaires l’emportaient sur la rigueur scientifique et le “réalisable” comme critères déterminants. Ajoutons à cela l’engouement de John Campbell, à partir de 1950, pour les pseudo-sciences et les faits pseudo-scientifiques, en réalité des mythes camouflés, tel le continent de l’Atlantide, ou de la sorcellerie camouflée sous le jargon scientifique. Asimov prit ses distances très tôt vis-à-vis de Campbell. Le mouvement de la hard science serait né d’un désir de faire table rase de ces dérives : Arthur C. Clarke a situé une de ses nouvelles, “ Un été sur Icare ”[76], sur un astéroïde dont l’orbite passe plus près du soleil que la planète Mercure. Un astronaute s’y échoue et doit sans cesse le parcourir pour rester sur la face obscure, afin de ne pas périr brûlé. Un astronaute vivant réellement cette expérience devrait sans doute agir ainsi.

Les œuvres qui en relèvent se caractérisent par une inventivité rationnelle, qui n’est pas sans évoquer la pure extrapolation scientifique, dotée de sense of wonder [77] Rendez-vous avec Rama (Rendezvous with Rama, 1973) d’Arthur C. Clarke demeure un modèle.

De fait, son attrait est surtout intellectuel, et la rigueur de ses développements freine parfois la liberté de l’imagination. Affirmation qu’il faut nuancer par la remarque de l’écrivain américain Norman Spinrad[78] : la prose de Larry Niven, chantre de la hard science, regorge de pouvoirs télépathiques, d’extraterrestres bicéphales, d’hyperpropulsion, de voyages temporels et d’hypothèses irréalistes comme la réaction en chaîne d’explosions d’étoiles, comme dans un réacteur nucléaire… alors que la SF de Ballard est une extrapolation limitée, bien plus plausible. La hard science n’est pas l’anticipation, ni la scientifiction d’Hugo Gernsback. Elle est affaire d’imagination et d’ambiance, une imagination qui s’exerce dans le domaine de la technologie dont elle utilise le jargon. L’optimisme forcené en l’humanité et le volontarisme conquérant ont fait qualifier cette tendance de naïve et réactionnaire. Progressivement, une nouvelle génération d’auteurs, Gregory Benford en tête, tâche d’effacer cette fâcheuse notoriété.

On peut opposer à la hard science une soft SF, tout aussi rigoureuse mais qui préfère aux sciences exactes les sciences dites humaines, telle la nouvelle de Lewis Padgett “ Tout smouale étaient les borogoves ”[79], ou le roman de Jack Vance Les Langages de Pao (The Languages of Pao, 1958) qui ont préfiguré la psycholinguistique. Les romans de hard science s’appuient sur les sciences dures traditionnelles, ou sur une extrapolation prudente de nouvelles sciences, ou de sciences imaginaires rendues plausibles par la prospective ; le recours au tapis magique ou au démon dans la bouteille est donc proscrit ! En revanche, les techniques de terraformation dans Mars la rouge [80] sont tout à fait vraisemblables et fourmillent de détails techniques. Au début des années 80, une nouvelle branche de la hard science a fait son apparition : le cyberpunk, qui a introduit en force les biotechnologies et l’informatique, dans le champ trop “physique” de la hard science.

 

Une fois de plus, les limites se révèlent floues. Au-delà de l’appellation de sous-genre, la hard science est surtout une démarche, un traitement ; son apport dans le cadre du livre-univers est à mettre sur le plan de l’exigence de vraisemblance permettant d’obtenir un “effet de réel”, une des conditions principales garantissant l’attention du lecteur.

Pour le livre-univers, cette exigence est évidente. Dépeindre des planètes imaginaires nécessite des connaissances en astrophysique, en météorologie, en écologie, en géologie ; créer des civilisations étrangères exige d’autres notions, tout aussi scientifiques. Dans le cas de Stefan Wul, l’utilisation de la science, notamment de ses multiples jargons et de sa propension à créer des mots nouveaux, fait partie intégrante de sa poétique, et se révèle un terreau fertile pour l’imagination. Frank Herbert, ancien journaliste, a suivi à la faculté des cours scientifiques, bien qu’il n’ait passé aucun diplôme. Parmi les professions qu’il a exercées avant de se lancer dans l’écriture, il faut citer celles de botaniste, de géologue et de psychana­lyste[81].

L’aisance à manier le matériel savant n’est pas partagée par tous. Brian Aldiss ne s’était guère préoccupé de logique dans son Monde vert (Hothouse, 1962) ; on se souvient du reproche d’invraisemblance formulé par Thomas Dish. Il en va tout autrement d’Helliconia, où l’auteur, pour une fois, s’est adjoint l’aide de cautions scientifiques dignes d’un écrivain de hard science. Il est frappant de constater que la “ plus grande gratitude ” de Brian Aldiss est réservée aux représentants de la cosmologie, de l’astronomie, de la géologie et de la climatologie, sciences nécessaires à l’élaboration physique d’un monde. Quant à G.-J. Arnaud, s’il demeure plus étranger aux problématiques de la science, c’est dans son expérience passée de militant écologiste qu’il a puisé son matériel : digesteurs de méthane, calorie comme unité d’échange universelle, gestion énergétique des ressources…

 

 

               4) Préférence du terme de livre-univers à celui de romance planétaire :

 

On a vu ce qui distingue le space opera dans son acception la plus large, de la romance planétaire : les aventures galactiques et les “romans de frontière”, qui forment une grande partie du space opera primitif, ne peuvent s’y inscrire. Une continuité géographique est nécessaire dans le développement d’une romance planétaire, avec son relief, sa faune et sa flore, ses groupes humains susceptibles d’interférer avec l’histoire.

Le livre-univers n’est donc pas un “super” space opera, même si, là où le simple voilier du space opera vous attend à quai pour embarquer vers les mers inconnues de l’Imaginaire, le livre-univers déploie toute une flottille. C’est sur ces vaisseaux-mondes que le galvaudé sense of wonder s’exprime le plus largement. Les ingrédients du livre-univers et de la romance planétaire sont communs : pluralité des mondes habités associée à un futur lointain, etc. Le livre-univers est dérivé du concept de la romance planétaire, en l’élargissant : alors que la romance planétaire désigne indifféremment les romans se situant sur une seule planète, et ceux — comme Dune ou Hypérion — qui sont centrés sur une planète mais qui n’excluent pas un arrière-plan galactique, le livre-univers ne concerne que les seconds d’entre eux.

Les contraintes liées à cette catégorie de la SF, elles aussi, s’élargissent. Dans le livre-univers, la pluralité des mondes s’organise en empires humains (Dune) ou non (les Extros d’Hypérion, rameau divergent de l’humanité adapté pour l’espace, adversaire déclaré de l’Hégémonie ; règne phagor durant l’hiver d’Helliconia), en nations et factions opposées (Noô, Cie). Les lieux du space opera sont génériques et ne génèrent guère plus d’effet de réel que ceux du conte de fées. Dans le premier volet d’Helliconia, ce qui est l’histoire d’un personnage puis d’une lignée devient celle d’un lieu : Oldorando. Ainsi qu’on le verra dans la troisième partie, la planetary romance pourrait être considérée comme l’irruption du lieu dans la SF. On préférera à sa traduction littérale le terme de livre-univers :

Livre est un terme générique commode pour regrouper ce qui peut être plusieurs romans, ou un assemblage de nouvelles (par exemple Herbert, qualifié d’“ homme d’un seul livre ”, qui en compte six). D’autre part, romance n’a dans notre langue ni le sens, ni les riches connotations qu’elle possède en anglais et qui indique un type narratif précis, relatif à l’histoire, à l’aventure.

Univers illustre la notion de totalité, cohérente et réglementée par une logique interne, qui est la première caractéristique d’un système.

L’action du livre-univers peut d’ailleurs avoir lieu sur plusieurs planètes : deux dans Noô, davantage dans Hypérion — ou des habitats de l’espace (l’Avernus d’Helliconia, la Cie avec la station orbitale S.A.S. et plus tard la planète Ophiuchus IV, Hypérion).

 

 

               5) Le livre-univers est-il un sous-genre ?

 

Ont été définies certaines des spécificités du livre-univers. Il est possible de l’isoler au sein des dizaines de milliers d’ouvrages qui constituent la masse littéraire de la SF. Cela fait-il du livre-univers un sous-genre du space opera, ou bien ne traduit-il qu’une simple tendance ?

On est tenté de répondre par la négative à la première question. En premier lieu parce qu’il n’a pas conscience de lui-même en tant que genre : un auteur pourra s’en réclamer, ou affirmer de son livre : “ Ah non, ça n’en est pas ! ”

D’autre part, il n’y a pas assez d’œuvres significatives, ni de collection réservée, pour en faire un mouvement, ni même un courant, vers lequel pourrait se diriger spontané­ment un écrivain. Un livre-univers demeure un ouvrage exceptionnel, difficile d’accès, que l’auteur élabore une partie de sa vie, qu’il revendique souvent comme le sommet de sa carrière.

Il est préférable qu’il en soit ainsi. Le livre-univers n’est qu’une dénomination. Son champ d’exploration reste donc ouvert.

 

 

      C — caractéristiques manifestes

 

L’histoire générique nous renseigne quant à la formation et à la situation du livre-univers sur la carte de la science-fiction. Une première définition s’est dégagée, qui prend en compte ses éléments les plus généraux — ceux, élargis, de la romance planétaire —, et la vision holistique qui sous-tend l’œuvre. On s’est efforcé de rassembler des concepts autour d’un mot. Refermons les dictionnaires pour ouvrir le livre. Quels qualificatifs viennent à l’esprit, après la lecture des ouvrages étudiés ? Ceux que l’on trouve le plus souvent sont au nombre de trois : densité, originalité, démesure.

 

 

               1) Densité :

 

On est confronté d’emblée à une densité inhabituelle des éléments du récit, aux antipodes de la tendance actuelle à se conformer à la loi de Boyle-Mariotte sur les gaz, qui veut que plus il y a de volume, moins il y a de pression. Au sein de cette tendance, le succès d’Hypérion est plus compréhensible.

Le discours, description et/ou information, l’emporte sur l’intrigue. Les digressions abondent : surcharge descriptive dans Noô, dis­cussions de politique générale (la Cie, Dune…) et religieuses (Hypérion), développements d’hypothèses qui peuvent être jugées superflues par le lecteur pressé (considérations sur la tique du phagor, I-496 d’Helliconia, sur les mécanismes sociaux dans Noô…), mais qui ont leur utilité dans le schéma général de l’œuvre, comme on va le voir. La densité s’accompagne toujours d’une variété dans les éléments, la troisième partie de cette étude en fait un inventaire succinct.

Pourquoi un tel effort descriptif, auquel le livre-univers ne semble pouvoir se soustraire ? Cela est également vrai dans toute la science-fiction, où tout doit être tiré du texte, celui-ci ne pouvant s’appuyer sur le référent réel, le matelas consensuel du quotidien contemporain. Toute la vraisemblance doit être reconstruite. Dans la romance planétaire et le livre-univers, c’est tout un monde qui part ainsi de zéro, qui doit atteindre à la complexité et la richesse chaotique de la réalité empirique. L’auteur devra faire preuve de qualités descriptives constantes, puisque de ce “rembourrage” d’indices (selon la terminologie de Barthes) dépend l’adhésion ou non du lecteur à la fiction — et l’un des buts de cette recherche consiste à étudier les méthodes de capitonnage en œuvre dans le livre-univers.

La compacité nuit parfois au coulé narratif. On peut être allergique aux nourritures trop riches. Sur ce plan, Noô a déconcerté les admirateurs de Stefan Wul. Les encyclopédies déplorent souvent les digressions de Dune, accusées de jouer avec les nerfs du lecteur. La Cie fait exception, ayant remplacé la compacité par la complexité d’intrigues alternées. Cette série monu­mentale constitue la traduction populaire d’un livre-univers : on y trouve les motifs de l’obsession du complot et de la manipulation des masses, typique de la production de G.-J. Arnaud et du roman d’espionnage en général. Ce dernier l’a conçue à la manière d’un feuilleton du XIXe siècle, dont elle a hérité du goût pour les scènes sentimentales, les personnages typés, et l’écriture volontairement relâchée qui lui a été reprochée mais qui se révèle d’une indéniable efficacité : un tome est écrit en deux semaines. La Cie est le dernier grand feuilleton de ce siècle.

La densité est un caractère quantitatif. L’originalité s’attache au qualitatif.

 

 

               2) Originalité :

 

Par originalité, on comprend le caractère de ce qui est singulier, nouveau, fantaisiste, bizarre, excentrique. Les trois dernières caractéristiques ne s’appliquent pas au livre-univers. Hormis pour les personnes totalement réfractaires à la science-fiction, ce qui est décrit dans le livre-univers n’est pas “bizarre” ou “fantaisiste”.

Ce qui frappe à la première lecture des œuvres étudiées, c’est à la fois la fertilité de l’imagination et l’originalité du monde décrit — un lecteur au courant des codes de lecture de la SF reconnaîtra ces signes dès les premières pages —, l’une puisant sa profusion dans la force de l’autre, comme un seau ramenant de l’eau du fond d’un puits. Le livre-univers est bien original, c’est-à-dire non imité.

La totale originalité est tout simplement impossible. La science-fiction n’est pas une production surréaliste, elle possède un sens explicite, et le plus souvent une histoire. L’originalité s’évalue par rapport à une norme, et par son caractère de nouveauté. Tout le monde s’accorde à reconnaître que les œuvres littéraires se constituent pour une bonne part avec des matériaux pris dans une tradition culturelle[82] ; chaque membre d’une société intériorise des images de son environnement culturel, les transforme en imageries privées. L’œuvre d’art constitue une sorte de rétroaction de ce processus, qui devient circulaire. Un livre totalement original, créé ex nihilo, sans aucun référent avec la réalité ou un imaginaire commun, n’intéresserait du reste personne.

Cependant, Arrakis ne ressemble à aucune autre planète qu’ait produit la science-fiction avant Frank Herbert. D’autres déserts ont servi de lieu à des romans de SF avant Dune — qui semble pourtant se produire pour la première fois. Dune est un Sahara magnifié, Soror une Amérique du Sud et une Afrique fantasmées, Aequalis une Europe grossie aux dimensions d’un hémisphère — mais avec une dose d’invention qui les rend absolument singuliers.

Dévaluer l’originalité, ce serait dévaluer l’imagination. Les auteurs à l’imaginaire novateur sont une denrée rare et précieuse, spécialement en science-fiction.

L’imagination est l’une des qualités premières de Stefan Wul, reconnue dès les années 50 ; Le Temple du passé parvient, près de quarante ans après sa rédaction, à émerveiller. Dans Noô, deux planètes sont données à explorer en touriste : Soror et Candida. Brice, héros malgré lui, plonge dans sa nouvelle vie comme dans le tourbillon d’un grand huit. Soror est placée sous le signe du baroque avec sa capitale multiforme, Grand’Croix, et sa jungle fabuleuse ; Candida, la planète ovale dont seule la face orientée vers le soleil est habitée, sous le signe de l’exotisme. Noô étale un catalogue fabuleux de lieux et de personnages hauts en couleur, un carnaval de plantes et d’animaux extraordinaires mais toujours plausibles. L’épithète que l’on pourrait accoler à l’imagination de Noô est : “foisonnante”.

La plupart des livres-univers — et des romans de science-fiction en général — se déroulent sur des mondes aux conditions de vie difficiles. Arrakis et la Terre future de la Cie déploient chacune des déserts à l’échelle d’une planète : l’une plus chaude que le Sahara, l’autre plus froide que le pôle Nord. Mais la profonde originalité de ces deux lieux n’en ressort pas moins, car l’écosystème (vers des sables et baleines-dirigeables) et les formes de sociétés se trouvent complètement renouvelés. L’originalité s’exerce moins dans les “objets” (lieux, personnages…) qu’entre les objets — c’est-à-dire, moins dans les éléments imaginaires que dans la construction imaginaire.

Par exemple :

[les] papillons larges comme des journaux déployés. Par grande chaleur, les Bouviers leur coupaient la tête, se les accrochaient dans les cheveux. Et tel un grand jouet mécanique, l’insecte décapité battait des ailes pendant des heures en éventant son tortionnaire ” [Noô, I-102]

Ici, l’originalité vaut par l’image poétique que suscite cette trouvaille usée qui consiste à grossir un animal aux dimensions du merveilleux ; non par elle-même, mais par sa comparaison avec un éventail mécanique, dont on imagine l’ample mouvement et le bruit crissant. Une trouvaille comparable — l’utilisation post-mortem d’un animal à la place d’une machine — se trouve plus loin, II-116 : un cœur de vaure (un animal marin) servant de pompe dans la cale d’un bateau. Mais au niveau de l’invention, c’est la variété qui domine par-dessus tout. Ainsi, cet autre exemple tiré de Noô :

Nous revenions tard, sous les faux tulipiers qui froissaient haut leurs branches en déchargeant des éclairs d’électricité statique. [Noô, I-156]

Il y a d’autres arbres électriques dans la science-fiction. En particulier dans Hypérion, avec ses fameux teslas (I-51). Et pourtant, les différences sont si importantes, tant dans leur apparence et que dans leurs effets, c’est-à-dire leurs relations avec d’autres éléments de l’histoire, que les teslas semblent totalement neufs.

Comme celle de Noô, l’imagination de l’auteur d’Hypérion s’exerce dans une veine classique, proche du space opera — contrairement à des auteurs tels Sheckley ou Fredric Brown, qui développent des univers extrêmement personnels, ou la veine fantasmatique des auteurs de la new wave.

Hypérion a ses caractéristiques propres. L’intérêt que la planète suscite chez le lecteur tient à sa perception, qui diverge selon les protagonistes principaux, les “ pèlerins ”. C’est sur cette planète que les lieux sont le plus intimement liés aux personnes qui les perçoivent : la vallée des cruciformes chez le prêtre, les simulations de combat chez le guerrier, les Tombeaux du Temps chez le chercheur… Plus que l’originalité des composantes topographiques, assez conventionnelles au regard de Noô, ce sont les différences d’appréhension qui font sa puissance d’évocation.

La singularité de la planète Helliconia tient à la configuration astronomique de son système solaire : un système binaire qui conduit à l’existence, par-dessus le calendrier ordinaire des Petites Années, d’un deuxième cycle de mille ans permettant l’alternance du règne humain à la surface de la planète (en été) et du règne phagor (en hiver). Chaque saison devient une ère à part entière, avec ses plantes et ses animaux.

L’originalité ne se limite donc pas à la topographie. On peut y voir la volonté des auteurs d’emmener le lecteur ailleurs. Cet ailleurs géographique débouche sur d’autres ailleurs : ailleurs esthétiques, ailleurs idéologiques. Peut-être le désir de créer un livre-univers chez un auteur réside-t-il précisément ici (et explique en outre le besoin de démesure) : se donner un cadre digne d’exercer à loisir une imagination que l’on sait féconde et de haute qualité.

 

 

               3) Démesure et multiplicité dans les éléments du récit :

 

Par démesure, il ne faut entendre ni incohérence, ni incapacité de contrôler la matière, mais dimension excessive, ou plutôt mesure extrême.

La démesure dans la description n’est pas une condition indispensable du livre-univers. On constate cependant qu’elle est présente dans toutes les œuvres qui s’y rattachent. C’est l’héritage du mot “opera” contenu dans le space opera, qui avait tout son sens dans ses représentants primitifs et qui retrouve droit de cité. Les faiseurs de livres-univers sont les Ramsès de la science-fiction, l’ampleur de leur vision imaginaire peut sans peine se comparer à celle du Victor Hugo de La Légende des siècles ou du Balzac de La Comédie humaine.

On trouve de la démesure dans le fleuve Téthys coulant à travers deux cents mondes d’Hypérion grâce aux distrans, dans le fabuleux vaisseau-arbre Yggdrasill, dans l’essaim extro, dans la mégatechnologie qui baigne le roman. L’enjeu, d’échelle galactique, est typique de la démesure du space opera, mais on y retrouve également, par l’appel à la mythologie et à la théogonie grecques, l’influence de Keats.

De la démesure dans les foules en crue et les architectures folles, de béton ou de bois vivant, de Noô ; dans l’ice-tanker créé par Lien Rag (Cie, LV), l’amibe géante Jelly qui s’étend sur un demi-million de kilomètres carrés, mais surtout dans les chantiers pharaoniques de la Compagnie de la Banquise, du tunnel fabuleux de Lady Diana (démesure négative, car gaspillage d’énergie et hybris du pouvoir) ou de la banquise de bois — et dans le roman lui-même… dans la Grande Roue de Karnabhar, sur Helliconia. Elle se retrouve dans le motif de la planète géante, chez les “romances” de Vance et de Silverberg, dans les millions de mondes de Fondation… Bref, elle fait partie de l’étoffe même du livre-univers, comme si les auteurs, en utilisant une échelle particulièrement vaste, se ménageaient une scène à la mesure de leur démonstration.

Le temps, lui aussi, se dilate : Dune, se déroulant sur cinquante mille ans, détient le record mais ce sont tout de même des centaines d’années qui passent dans Helliconia, une génération humaine dans la Cie. Stefan Wul use d’une astuce spatio-temporelle pour changer d’échelle, qui caractérise bien là sa façon de procéder.

L’argument peut être simplement d’ordre esthétique. Ainsi Grand’Croix, dans Noô, renouvelle le poncif de l’hypertrophie urbaine (mais sans les angoisses qu’elle génère, thème traité entre autre par John Brunner), dans la postérité de la Métropolis de Fritz Lang, en lui attribuant une valeur positive :

Car encore et toujours, très haut ou tout en bas, de toutes parts, la Ville creusait ses abîmes ou bien, dans un ciel mauve et or, dilatait ses gigantismes jusqu’à l’absurde en vastes pans d’ombre et de lumière, tout enrubannés de viaducs, de rumeurs et d’arabesques de vent ivre (…).

Alors, c’était donc cela, une ville !… Non, pauvres nains, ne me citez pas de micropoles terriennes. Je les connais vos petites cartes postales, et vous n’avez rien compris ! Je vous dis que chaque détour, chaque station m’enivrait de grandiose et de monumental. [[83]]

Si Arnaud partage le goût de Wul, tous les créateurs de livre-univers n’offrent pas cet hymne à la démesure architecturale. Chez Aldiss, elle paraît plutôt un mal nécessaire. Quant à Herbert, voici comment il évoque le palais d’Arrakeen, construit au cours des douze ans de croisade de Paul pour devenir le plus grand monument jamais construit par l’homme :

Sous le soleil septentrional, les bâtiments étaient énormes. Des colosses ! Devant lui se déployaient toutes les extravagances architecturales d’une Histoire devenue folle. Des terrasses vastes comme des mesas, des cours aussi grandes qu’une ville, des parcs, des jardins où le désert était recréé.

Ainsi, l’art dans ce qu’il avait de superbe pouvait déboucher sur des prodiges atroces de mauvais goût. [Dune, II-131]

L’auteur rompt avec le space opera, en ne misant jamais sur l’effet de gigantisme ou la démesure visuelle. Seul le ver des sables géant fait l’objet d’une courte description. Ce qui est démesuré, dans Dune, ce sont les enjeux : des millions de planètes (alors qu’à peine une dizaine sont effectivement décrites dans tout le cycle) sont dans la balance du jeu du pouvoir ; l’enjeu est, ni plus ni moins, le contrôle de l’Histoire. Le programme du Bene Gesserit est une tâche proprement pharaonique puisqu’il s’étend sur des centaines de générations. En cela, Herbert est l’héritier de la tradition de l’épopée, ce procédé de l’amplification qui est une marque du space opera.

La multiplicité est une autre forme de démesure. Cette notion est une constante de la paralittérature, à laquelle appartient la science-fiction ; multiplicité de situations et de personnages, et qui constitue le reproche majeur des détracteurs du livre-univers. Le propre du héros est de se dresser contre le monde. Les personnages de livre-univers ne se dressent pas contre le monde. Ils l’éprouvent, en font l’expérience[84].

 

 

               4) Des livres carrefours :

 

Le livre-univers se trouve au carrefour de genres et de tendances. L’instabilité de ces genres non clairement définis, ainsi que leurs influences réciproques dans le temps (les histoires du futur et la notion d’empire galactique, le space opera et la science fantasy à l’origine de la romance planétaire, l’importance déterminante du roman Fondation sur le space opera…) empêchent de dresser une carte qui les fixerait hors de l’histoire — ce qui aurait d’autant moins de sens que la science-fiction a tendance à se construire sur elle-même.

Cette partie montre en tout cas que le livre-univers est au centre d’un grand nombre de concepts et de genres.

 

Dernière caractéristique qui conclura cette partie : plusieurs lectures n’épuisent pas la richesse du livre-univers, qui semble construit en strates successives. Stefan Wul, par la bouche de son narrateur, compare son texte à un mille-feuille : une jolie métaphore pour exprimer que celui-ci se développe en surface (syntagmatiquement) et, par empilement, en volume (paradigmatiquement). Il perdure au-delà de la voie à sens unique du simple récit, au-delà des mystères qu’il a portés et qui ont été résolus à la fin. Ouvrez Dune au hasard. L’effet d’immersion est instantané, on est pris en charge par de mystérieux vecteurs. L’univers paraît doué d’une vie propre. Cette magie, l’indépendance apparente du cosmos décrit par rapport aux événements qui s’y inscrivent, est particulière au livre-univers. Elle génère un plaisir qui dépasse l’ambition prométhéenne de reproduction de la réalité, souvent invoquée lors de la genèse d’un nouveau monde, mais miroir aux alouettes puisqu’il s’agit de fiction. Ce plaisir trouve sa source dans le fait que chaque lecture est à la fois cumulative et organisatrice d’éléments dépourvus de liens explicites, émergeant d’un chaos apparent. Parce que le livre-univers n’est pas linéaire, il est possible de cheminer en fonction de ses instincts.

Il suffit de relire les exergues de Dune, pour imaginer sans peine — avec délices — ce qui aurait été donné à lire si le Livre de Ghanima ou les Commentaires de Stilgar avaient réellement existé… de parcourir les passages concernant la flore sororienne ou candidienne de Noô, et de se laisser bercer par ces poèmes en prose. Immanquablement se découvrent des liens jamais remarqués auparavant, quelque référence externe, par le biais d’un hémistiche, à Rimbaud, ou, par le nom d’une plante, aux légendes d’Hélios.

 

 

Chaque élément du récit, chaque idée, contribue à l’entraînement d’une vision d’ensemble, qui varie au gré des lectures.

À ces livres de confluences, où des structures singulières se dessinent sous l’histoire et les thèmes abordés, il convient d’appliquer une méthode d’approche particulière, qui consiste à les envisager sous l’angle des systèmes.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

LE LIVRE-UNIVERS COMME SYSTÈME

 

 

                   Muad’Dib est le fou, le saint,

                   L’étranger doré à jamais vivant

                   À l’orée de la raison.

                   Que s’abaisse votre garde et le voici !

                   Sa paix cramoisie, sa pâleur souveraine

                   Frappent notre univers par des trames de prophète.

                   Au seuil d’un regard tranquille,

                   Hors des jungles stellaires,

                   Mystérieux, mortel, l’aveugle oracle,

                   Le fauve prophétique dont la voix jamais ne se tait.

                   Shai-hulud l’attend sur une grève

                   Où passent des couples aux regards fixés

                   Sur l’ennui délicieux de l’amour.

                   Il traverse la longue caverne du temps,

                   Dispersant le moi-fou de son rêve.

 

 

 

 

 

Frank Herbert. Dune (trad. fr. M. Demuth)

Hymne du ghola, exergue de l’épilogue, II- 265.


 

 

 

 

 

 

 

Le profil du livre-univers a été dessiné. Il s’organise autour d’un système planétaire — rarement la Terre —, qui peut avoir des extensions dans toute la galaxie. Les composantes de la planète jouent un rôle dans le devenir de l’univers décrit autant que dans celui des protagonistes du récit. On peut deviner, en filigrane de la narration, des structures qui dépassent le récit et lui survivent.

 

 

               1) Le roman comme système :

 

Partons d’un lieu commun : tout langage est système, toute fiction une création artificielle impliquant des relations cohérentes et structurées entre les mots et les idées.

Pour qu’un texte n’ait plus de structure, il faudrait qu’aucun personnage, une fois nommé, ne reparaisse ; qu’aucun événement ne découle d’un autre ; qu’il n’y ait aucune référence chronologique. Il faudrait, plus encore, que la syntaxe de chaque phrase soit différente de la précédente, qu’aucun mot ne soit utilisé deux fois, qu’il ne contienne aucune image (puisque comparer c’est déjà construire). Il faudrait que ce texte hypothétique soit construit dans une langue inconnue et à jamais indéchiffrable, littérature lettriste à l’alphabet infini où l’on ne pourrait lire aucune récurrence. C’est dire que la nécessité de la construction est déjà inscrite dans les limites du vocabulaire et de la syntaxe, dans les habitudes de la pensée, dans les nécessités de la communication. [[85]]

Dès les années 1930, le texte est considéré comme une unité cohérente et l’on étudie comment les éléments constitutifs d’un texte littéraire se rapportent les uns aux autres et se modifient mutuellement.

Pourquoi dans ce cas envisager le livre-univers sous l’angle systémique ? Parce que le système sous-jacent de la fiction se révèle de la plus éclatante façon, par une sorte de mise en abîme au sein même de l’espace imaginaire, comme si les faiseurs d’univers prenaient de propos délibéré le contre-pied du texte instructuré imaginé par Jean-Yves Tadié.

La totalité, première caractéristique fondamentale d’un système, est matérialisée par la géographie, dont l’altérité des éléments nous place d’emblée “hors de ce monde”, nous en montrant les limites ; les transformations d’évolution et d’autorégulation, ressorts internes du système, sont symbolisées par les échanges entre les différents éléments du récit et les modifications du milieu, à travers le temps irréversible de la narration. Tout ceci va être développé dans la présente partie.

 

 

               2) Intérêt des auteurs pour la notion de système :

 

L’univers, la planète, les sociétés humaines (dans Helliconia II de Brian Aldiss, le peuple est considéré comme une “ entité organique ” obéissant à des règles, malgré l’apparent libre-arbitre de ses dirigeants), et jusqu’à la vie individuelle elle-même[86], sont considérés comme des systèmes imbriqués comme des poupées gigognes se répondant par des liens d’inter­dépendance. C’est pourquoi la destinée du héros, qu’il s’agisse de Paul Atréides, des sept pèlerins d’Hypérion ou même de Brice et de Lien Rag qui s’évertuent à passer au travers des mailles de l’Histoire, s’incorpore si parfaitement au monde qui l’entoure : dans le livre-univers rien n’est gratuit, tout se complète dans un processus d’intégration. Il est typique que toutes les formes sociales soient assujetties au climat, ce qui explique la prédilection des auteurs pour les climats extrêmes, qui mettent en valeur cette relation privilégiée entre les individus, les sociétés et la nature. Dans la Cie, cette trinité s’interpénètre et s’oppose. Lorsque Lien Rag se révolte contre le pouvoir totalitaire des Compagnies, il ne remet pas en cause le principe du nomadisme ferroviaire à la source de ce pouvoir, parce que ce principe structure sa vision du monde (ce dont il a conscience).

L’intérêt des auteurs de livres-univers pour cette notion, parfois, se trahit :

 

a. dans les citations en exergue :

      — celle de Jacques Monod (Fr, 1910-1976), en tête de Noô : “ Il est tentant, pour un biologiste, de comparer l’évolution des idées et celle de la biosphère ”[87] ;

      — de Norbert Wiener (USA, 1894-1964), mathématicien fondateur et réinventeur du mot cybernétique[88], au début de La Chute d’Hypérion, cité à l’intérieur du roman (I-378) :

Dieu peut-il jouer de manière significative avec ses créatures ? Un créateur quelconque, même limité, peut-il jouer avec les siennes à un jeu significatif ? [[89]]

      — celle même de Lucrèce (98-55 av. J.-C.), au début du Prin­temps d’Helliconia, où il est question du “ système de la nature ”, ainsi que la première strophe de la citation du poète anglais George Herbert (1593-1633), dans L’Été, qui relie l’homme au système de la nature :

L’homme est totale symétrie,

Foyer de proportions, où tout membre a son pair,

Le tout faisant écho au monde entier ;

Chaque élément peut nommer l’autre frère ;

Car la tête et le pied en secret sont amis,

Lunes, marées, leur étant liées.

[Helliconia, II-7]

 

b. dans la chair du récit :

      — à travers le choix des mots : “ équilibre ”, “ système ”, “ régula­tion ”, “ stabilité ”, etc., constellant les textes, qui traduisent, souvent inconsciemment, un univers fictif appréhendé de façon systémique par leur créateur ;

      — dans Dune, les exergues donnent le ton de l’œuvre : sur les cent trente-sept exergues de chapitres que comptent les trois premiers tomes, quarante-cinq sont directement liés à l’idée de système. Ainsi, cette citation de Paul Atréides extraite d’un “ Ordre au Conseil ” :

Le développement de la production et celui des revenus doivent progresser au même rythme dans mon Empire. Voilà, en substance, ce que j’ordonne. Il n’y aura pas de difficultés de balance des paiements entre les diverses sphères d’influence. (…) Je suis le consommateur d’énergie suprême et je le resterai, vivant ou mort. Mon Gouvernement, c’est l’économie. [Dune, II-181]

Il s’agit pour l’essentiel de réflexions liées à l’écologie, la politique, l’Histoire ou la religion, mais aussi à celles qui traitent de l’information. La toute première phrase de Dune (premier exergue), annonce le récit à venir en tant que système, mettant l’accent sur les conditions initiales : “ C’est à l’heure du commencement qu’il faut tout particulièrement veiller à ce que les équilibres soient précis ”. Cet intérêt semble même s’accroître : dans le premier tome, la proportion est d’un exergue sur six ; dans Le Messie de Dune (t. II), est elle d’un sur trois, et d’un sur deux dans Les Enfants de Dune (t. III). Il faut ajouter les exergues relatifs à la prescience (par exemple I*-333), qui met en jeu la notion de prédictibilité, aucun possible ne préexistant à l’état présent du monde ;

      — par les multiples réflexions de personnages :

Sur toute planète favorable à l’homme, disait Kynes, il existe une sorte de beauté interne faite de mouvement et d’équilibre. Cette beauté produit un effet dynamique stabilisateur qui est essentiel à l’existence. Sa fonction est simple : maintenir et produire des schémas coordonnés de plus en plus diversifiés. C’est la vie qui augmente la capacité de tout système clos à entretenir la vie. La vie dans sa totalité est au service de la vie. Au fur et à mesure qu’elle se diversifie, les aliments nécessaires deviennent plus disponibles. Tout le paysage s’éveille, les relations s’établissent, s’interpénètrent. [Dune, I**-363 (appendice I), trad. fr. M. Demuth]

L’attrait intellectuel — la “ beauté ” — de la structure est très aigu chez Frank Herbert, qui a acheté en 1972, avec l’argent rapporté par Dune, une ferme où il a pu expérimenter à son gré des systèmes écologiques[90]. Il n’est pas une page de Dune comportant une réflexion, politique, philosophique ou autre, qui ne soit d’inspiration structuraliste. Chaque action est prise dans un réseau d’implications complexes, et la force de ce réseau est si grande qu’il semble exister indépendamment des actions qui le constituent.

La première réflexion qui place Noô sous le signe des systèmes a lieu avant l’entrée de Brice dans la sphère stellaire d’Hélios. Le premier système, mécanique, perçu par le narrateur est social :

Tout mécanisme nécessite du jeu. Les ajustements bloqués ont leur rôle, mais il en faut de libres pour tourner ou glisser selon les cas. Il en est ainsi jusque dans les affaires humaines, aux cotes de tolérance intuitives et mouvantes, où l’absolu est une somme de combinaisons imparfaites et de déséquilibres compensés. [Noô, I-27]

On ne se méfie pas assez des enfants, que l’on suppose naïfs parce qu’ils manquent de vocabulaire. Je me souviens de mon tact… Ne pas frôler, fût-ce d’un mot, les petites balances intérieures du chef de famille ! [I-28]

(Dans Dune, III-536 : Leto, quand il décide d’épouser sa sœur, voit dans sa lignée à venir un “ écosystème en réduction ”.) Par la suite les remarques abonderont, dans la bouche de Jouve Deméril bien sûr, de Brice ainsi que de personnages secondaires, le père de Vial Dolanis par exemple. Chez Brian Aldiss, ce sont les animaux qui les premiers sentent que le monde est en train de changer : leur acuité aux modifi­cations de l’écosystème est plus grande que celle des humains et des phagors.

Quant aux animaux et aux oiseaux, toujours nombreux malgré le peu d’espèces existantes, leurs sens étaient beaucoup plus sensibles aux fluctuations du globe que ceux des humains. Eux aussi savaient sans savoir qu’ils savaient. Leur compréhension leur disait qu’un changement inéluctable était proche — était déjà à l’œuvre sous la terre, dans la circulation sanguine, dans l’air, dans la stratosphère, et dans tout ce qui faisait partie de la biosphère. [Helliconia, I-183]

Les hommes (et d’abord les femmes) ne s’en rendront compte que plus tard, au prix d’une conceptualisation :

Le fait que l’univers n’est pas soumis au hasard. C’est une machine. On peut par conséquent en connaître le fonctionne­ment. [Helliconia, I-470]

Cette sensibilité aux systèmes peut s’exprimer de façon intuitive, par une sorte d’animisme qui relie l’homme à son environnement, en une imbrication de sphères de perception :

Cheveux et poils poussent sur votre tête et votre corps tout comme les soleils se lèvent et se couchent. Ce ne sont pas là des actions séparées mais une seule et même chose sous le regard de Wutra. Notre monde dessine un cercle autour de Batalix, et il y a d’autres mondes comme le nôtre qui se comportent de même. [[91]]

      — par une matérialisation, ou une traduction pseudo-scientifique, de l’appréhension systémique du monde : la psycho­histoire, science de la prévision historique d’inspiration structuraliste, dans Fondation ; dans Hypérion, l’imbrication du monde matériel et de l’infosphère, qui présente un univers à multiples niveaux ; dans Helliconia, la relativité interdépendante des “ Umwelts ”[92], qui place la mise en système sous le signe de la communication, les “ mathématiques qui régl(ai)ent les rapports humains ”[93]. Dans Dune, la prescience, les “ images-visions ” délivrées par l’épice dans un état de sur-perception se présentant comme une modéli­sation de futurs possibles fluctuant selon divers paramètres — mais qui ne décident pas de l’avenir. Dans Noô, ces concrétisations de l’idée de système abondent : Arbre des Struc­tures combinables, “ écober­nétique ”, théories bio-sociologiques aboutissant au “ mérilisme ”, et dont le “ pansynergopte ” constitue là encore une modélisation, ancêtre mécanique de la simulation de prospective informatique — qui donnera lieu à un développement infra, p.235.

Et le mot “ équilibre ” revenait comme un leitmotiv dans nos derniers entretiens. Quand il [Jouve] voulait faire image, il parlait de thermostat, d’autorégulation, de mécanismes biologiques… ” [Noô, II-80]

“ Psychohistoire ” et “ mérilisme ” ont en commun de combiner langage du savoir (mathématique, statistique) et langage du sens (politique, histoire, religion).

Tandis que Noô s’attache plutôt aux objets, dans Dune la pensée structuraliste se montre à travers les organisations humaines : la Science de la Religion du Bene Gesserit procède en termes de structures, de même que l’enseignement de Muad’Dib[94], les Mentats — ordinateurs humains capables d’une sur-perception limitée, acquise par l’enseignement —, et même la pensée fremen :

Se fondant sur les Fremen, les Planétologistes voient la vie comme un ensemble de manifestations de l’énergie et cherchent les relations dominantes. (…) Ce que les Fremen possèdent en tant que peuple, n’importe quel peuple peut le posséder. Il lui faut seulement développer un sens des relations d’énergie. Il lui faut seulement observer que l’énergie absorbe les structures des choses et construit avec ces structures. [Dune, III-473]

On peut aller puiser un dernier exemple chez les Roux, pour qui le respect des équilibres naturels est plus intuitif : “ Comme toujours, les Roux n’avaient prélevé qu’un ou deux œufs par nid, pour préserver l’équilibre naturel. ” (Cie, XXXVI-142).

Par toutes ces références, il est possible de sentir combien la notion de système imprègne le discours des auteurs. Pourquoi ceux-ci manifestent-ils de l’intérêt pour cette notion ? On établira les premiers éléments de réponse dans la deuxième section.

 

 

I. Composition d’un système

 

La notion de système peut être décrite de façon sommaire comme correspondant à un ensemble d’éléments organisés en fonction d’un but, qui interagissent entre eux et, éventuellement, avec le milieu extérieur. La structure, terme déjà ancien d’origine anatomiste et grammairienne, s’attache quant à elle au principe d’organisation de l’objet considéré.

Un organisme vivant, une entreprise, un ordinateur, l’économie d’un pays… et un livre-univers, peuvent être envisagés en tant que système au sens technique du terme.

Le but d’une entreprise est relativement simple : prospérer en produisant du profit. Quel serait le but du livre-univers ? Il faut reprendre l’image de l’écosystème, dont la finalité est de maintenir ses équilibres et de favoriser le développement de la vie. Celle du livre-univers est de maintenir ses équilibres — sa cohérence interne — et de permettre le développement des idées.

Les éléments peuvent être abstraits ou concrets. Abstraits, ce sont les symboles et les thèmes, propres ou non à la science-fiction. Concrets, ce sont les décors, les types de personnages, et tout ce qui peut porter la dénomination d’objets. La troisième partie les passera en revue.

La notion de système, assez floue, est sujette à débat. Il y a de multiples façons de l’envisager. Plus constructif est de cerner ses caractéristiques. Le système en compte trois : la totalité, la transformation, et l’autoréglage.

 

 

      A — totalité

 

Un système est formé d’éléments. Pour qu’il y ait système, il faut avant toute chose que ces éléments composent une totalité. Une cellule est un système vivant ; sa totalité est contenue à l’intérieur d’une membrane de protéines. Comme la cellule, le livre-univers est un tout autonome, avec des frontières qui le séparent du monde extérieur. L’autonomie[95] est symbolisée par un simulacre d’éloignement, d’extranéité par rapport au monde contemporain tel qu’on le voit décrit en littérature générale : une distance de quatre années-lumière séparent notre soleil d’Hélios, suffisante pour transformer ses planètes en “ Mondes Perdus ” (Noô, I-81). Plus loin : “ Jouve est catégorique : je ne reviendrai jamais. ” (I-87). Brice et Jouve Deméril sont partis de la Terre le 17 septembre 1938 ; Stefan Wul a seize ans à l’époque, c’est-à-dire à peine deux ans de plus que son héros. Celui-ci débute ses aventures en 1973, au moment de la rédaction du roman. Du reste, Brice part du Vénézuéla, qui constitue déjà un ailleurs ; d’un exotique terrien, Stefan Wul transporte son lecteur dans un exotisme extraterrestre.

Mille années-lumière séparent le lecteur du système binaire helliconien, l’éloignement profitant des lois de la relativité ; la vitesse de la lumière ne peut être dépassée, de sorte qu’il faut quinze siècles pour effectuer le voyage entre la Terre et Helliconia ; en outre, une barrière biologique, le virus hélico, rend l’atterrissage des Terriens en observation sur Helliconia impossible, sous peine de mort à court terme.

Quant à la Compagnie des glaces, une ère climatique la sépare de notre monde. Canopus, le système d’Arrakis, n’appartient pas à notre galaxie, et le système de datation de Dune se fonde sur l’avènement de la Guilde (une date précédée de “ A.G. ” signifie “ Avant la Guilde ”). Les mondes d’Hypérion se situent dans un avenir lointain, hors de la Terre : pas de retour en arrière possible. Transgresser la règle d’isolement, c’est périr (Billy dans Helliconia II) ou devenir fou (Brice, au dénouement de Noô).

On retrouve donc le principe déjà énoncé dans la première partie du schisme avec la réalité à propos de la romance planétaire, et qui est comme un appel du pied au lecteur : “ Voyez, mon univers est factice. Les événements qui s’y inscrivent n’ont jamais eu lieu, les personnages n’ont jamais existé, même s’ils empruntent parfois des traits à des personnages historiques. ” De cette façon, l’Histoire n’interfère plus avec la symbolique du récit. La distance matérialise la distanciation[96].

Néanmoins, le peuple fremen de Dune ou la société ferroviaire d’Arnaud sont pour moi aussi présents, aussi réels sinon davantage que la bourgeoisie mondaine de Proust, ou les milieux sociaux minutieusement reconstitués de Balzac. Tous deux sont devenus dans mon esprit des objets littéraires.

Cette autonomie existe intrinsèquement dans la science-fiction. Dans le livre-univers, elle se voit attribuer un but : servir de “ membrane cellulaire ”. À l’intérieur de cette membrane, de ce sac, se loge un monde imaginaire dont le lecteur est amené à deviner les contours.

 

 

               1) Merveilleux raisonné et vraisemblable dans la science-fiction :

 

Il a été brièvement évoqué, dans l’introduction, la différence entre science-fiction et fantastique. Il est nécessaire d’y revenir.

Le merveilleux, révèle le dictionnaire, est ce qui paraît surnaturel, et, dans une œuvre littéraire, résulte de l’intervention de moyens et d’êtres surnaturels. Auparavant le terme, aujourd’hui tombé en quasi désuétude, désignait toutes les formes d’imaginaire qui pouvaient exister en littérature avant de s’incarner essentiellement dans la littérature enfantine.

Le merveilleux est commun au conte, à la légende et au mythe, à la fantasy, au merveilleux-scientifique et à la science-fiction. Il implique un univers qui a ses règles propres, différentes de celles de la réalité. Dans le cas de la SF, il n’est pas fermé à la conjecture rationnelle. Tzvetan Todorov définit le merveilleux comme un “ surnaturel accepté ”[97], ce qui n’est pas loin de la “ suspension volontaire d’incrédulité ” invoquée pour la SF.

Le monde merveilleux est une extension du naturel, en ce qu’il est naturel que les fées détiennent des pouvoirs surhumains, ou qu’une fusée dépasse la vitesse de la lumière. Dans les deux cas, l’élément “étranger” fait corps avec le monde, qui, du coup, ne peut plus être le nôtre. Les pouvoirs sont définis, limités et mesurables, ils font partie de l’ordonnancement du monde, même s’il s’avère hypothétique. C’est pourquoi la littérature fantastique, affirme Todorov, s’exclut du merveilleux. Le fantastique prend sa source dans la réalité vécue, quotidienne ou historique, et altère celle-ci. Dans le fantastique, selon l’expression de Roger Caillois il faut qu’il y ait scandale, que la réalité soit violée par un événement inexpliqué qui n’a pas sa place dans ce monde.

La SF, en revanche, se définit par un monde distancié du nôtre, dans le temps et dans l’espace. On a mis en évidence dans la première partie que c’est dans le livre-univers que la distanciation est maximale, si on la compare à d’autres genres de la science-fiction. Notre différence entre science-fiction et fantastique se fonde donc sur une différence cosmologique :

— d’un côté un monde distancié, limité et fermé (SF) ;

— de l’autre un au-delà à ce monde (fantastique).

Dans le livre-univers, l’effet merveilleux est renforcé par la “membrane cellulaire” que constitue une histoire et une géographie très identifiables : on ne peut confondre Arrakis, Soror ou Hypérion, avec aucun autre monde.

 

Le livre-univers est un centre de fonctionnement, qui possède sa propre logique, c’est-à-dire son ensemble de règles.

Le propre de la SF est de créer de nouvelles règles régissant l’univers[98]. C’est d’abord le besoin qu’éprouve le romancier d’établir des niveaux de vraisemblance pour offrir un sol ferme à son lecteur.

L’effet de réel est surtout patent dans les récits se déroulant par exemple dans un cadre post-atomique ; il est d’autant plus frappant que cette réalité est proche dans l’avenir, et que le changement se réduit à un seul facteur : la radioactivité, tout en empruntant beaucoup à la réalité, au sens commun. L’effet de réel du livre-univers relève d’une autre approche, même si la motivation est la même : donner à voir, décrire un monde. En ce sens, la science-fiction est le genre le plus réaliste qui soit, tant elle passe de temps à décrire, à représenter. Dans le livre-univers, le choix du futur éloigné peut s’expliquer dans le fait que la crédibilité de la construction est, par rapport aux récits de futur proche, beaucoup plus affaire de cohérence interne que d’informations qualifiées sur le monde actuel et sur ses enjeux. Choisir le lointain futur, où rien ne va plus de soi, c’est se débarrasser de la substance de la réalité contemporaine au profit des structures de cette réalité, rendues perceptibles par l’énoncé de règles claires. Le cas est des plus courants en science-fiction, et les indicateurs apparaissent jusque dans les titres. 2001, l’Odyssée de l’espace (2001 : A Space Odyssey, 1968) d’Arthur C. Clarke lève toute ambiguïté sur les conditions de sa fiction : dans un futur proche où l’expansion de l’homme dans l’espace s’est poursuivie. Le titre français Apocalypse 2024 du film de L.Q. Jones A boy and his dog (USA, 1975), procède de même.

La SF ne s’identifie pas au réel, s’affirme comme construction intentionnelle, et invite le lecteur à l’élaboration polysémique. Plutôt qu’opposer la distanciation de la SF à la non-distanciation du réalisme, mieux vaut dire que le réalisme dissimule et motive sa nécessaire distanciation derrière le vraisemblable quotidien, jusqu’à la rendre invisible [valorisant des éléments formels plus visibles comme l’étude psychologique, puisque le réel ne la fournit pas, et le style], alors que la SF dénude la sienne et la met en évidence [en traçant les lignes universelles par de nouvelles règles de fonctionnement]. [[99]]

Les nouvelles règles de fonctionnement du monde pourront apparaître surnaturelles au lecteur, c’est-à-dire qu’elles constitueront une rupture brutale, complète, inattendue, avec les lois de notre réalité : la température moyenne de la Cie est comparable aux tempé­ratures les plus basses enregistrées en Antarctique (soit -55°C), les voyages interplanétaires rendus possibles par l’usage d’une drogue, dans Dune… mais elles resteront des règles soumises à la logique[100].

Ces règles sont de deux ordres : 1°) constantes, paramètres qui restent inchangés (en général les données relatives aux coordonnées astronomiques, au type de climat, les repères historiques…) et paraissent immanents ; 2°) variables, paramètres susceptibles de changer. Dans Noô, on peut considérer le noôzôme, cette substance émettant de la pensée que l’on trouve sous forme de gisements, comme une constante, qui affecte plusieurs parties de l’histoire sans rapports entre elles. La fin du roman nous donne sa fonction originale, c’est-à-dire qu’elle l’élucide en tant que “règle du monde”. On remarquera que c’est souvent de cette manière que se fonde une histoire de science-fiction : sur la découverte des règles de fonctionnement d’un monde inconnu (comme l’illustre supra le résumé du Monde de la mort, p.41). À l’inverse, ce qui apparaît de prime abord une constante peut ne se révéler, au bout du compte, qu’une variable : ainsi Arrakis, fil conducteur des quatre premiers volumes du cycle au point que cet élément de l’histoire est devenu une règle d’unité de lieu, ne se révèle qu’une variable, appelée à disparaître.

Constante ou variable, l’application d’une règle doit être rigoureuse, afin de ne pas briser le charme merveilleux. Les auteurs, on l’a vu, suivent la tendance hard science parfois malgré eux. L’effort de vraisemblance est l’apport de la SF dans le merveilleux. L’éloignement par rapport à notre réalité se fonde sur des repères appartenant au monde moderne : l’astronomie et la cosmogonie de la fin du XXe siècle.

L’effet de réalité est spectaculaire dans le cas du livre-univers, au point que :

1°) le monde, imaginaire mais rigoureusement ordonné, est pris comme hypothèse scientifique et provoque des débats passionnés : développements sur l’existence possible de l’Anneau-Monde, dont s’étonne Larry Niven dans sa dédicace des Ingénieurs de l’Anneau-Monde (Ringworld Ingineers, 1979) ; débats sur la viabilité du cycle des truites des sables / vers d’Arrakis de trois cents mètres de long, etc. Stefan Wul va jusqu’à jouer de la vraisemblance de la hard science, en élaborant un “Que sais-je ?” faussement extra-romanesque, en annexe de Noô, appelé “ Abrégé de noômologie ”.

2°) Dans l’œuvre, l’existence même de la Terre contemporaine, ce qui exclut Hypérion, peut paraître une intrusion de nature fantastique. C’est le cas des membres de la Station d’Observation Terrienne Avernus sur Helliconia, et de leurs objets manufacturés[101] ; de l’avertissement : “ La Terre, ici, c’est un peu l’Atlantide ” (Noô, I-95) et de l’épisode à Grand’Croix, où Brice croit reconnaître un compatriote Terrien dans la foule (Noô, I-191) ; des Garous du pôle Nord, dans Le Sanctuaire des glaces (Cie, II-214). Par la suite, les chimères se retrouvent plus fréquem­ment (dans le “Gouffre aux Garous”, Knot et Gravel Station, le satellite S.A.S., etc.), et quittent lentement leur statut fantastique à mesure qu’elles entrent dans le plan général de l’intrigue. On notera que les hybridations monstrueuses sont un lieu commun du fantastique.

Cette rigueur tend à exclure certains éléments de fantasy. L’auteur aura peu recours aux pouvoirs supra-normaux. S’il use de parapsychologie, il prendra soin de fournir un argument scientifique : programmation génétique de la télépathie dans la Cie [102], “ endo­gnose ” dans Noô, II-132.

L’effort de création apparaît avec netteté dans le space opera, dont les planètes étrangères concrétisent cette reconstruc­tion. Les ponts avec la réalité sont coupés par la distance astronomique. Cet effort est encore plus complet dans le livre-univers, où celui-ci ne se contente pas de couper les ponts : il présente des formes de vie exotiques, des sociétés humaines ou non, uniques en leur genre. La planète centrale, par sa géographie remarquable (les “ sietchs ”, grottes habitées par une communauté tribale, ou les dunes-tambours d’Arrakis, les cités souterrai­nes d’Helliconia, les jungles folles de Noô…) s’im­pose avec d’autant plus de force et fait du livre-univers, dans ses effets, un Merveilleux au carré. C’est pourquoi la Terre conjuguée au futur proche est rarement choisie comme lieu principal.

 

 

               2) Une volonté de cohérence :

 

Chaque œuvre insiste sur le fait que tous les événements sont liés. “ Rien n’est fortuit. Jamais ”, affirme un personnage de la Compagnie à Yeuse (Cie, XXVIII-17), qui s’interroge sur sa rencontre avec Lien Rag à laquelle serait associé le changement psycho­logique de celui-ci, qui le conduira à se lancer dans la quête de la vérité sur les Roux.

La volonté de faire cohérence s’exprime à l’intérieur d’une même œuvre, ou entre des œuvres différentes : le modèle, ici encore, est Isaac Asimov, qui passera la fin de ses jours à tisser des liens entre la “Fondation” et les “Robots”. Liens spatio-temporels, mais aussi liens de causalité.

L’auteur prend la parole, ainsi qu’il en a pris l’habitude pour chacune de ses nouvelles réunies en recueils, dans une postface à Fondation foudroyée :

Bien que pouvant se lire indépendamment, ce livre forme une suite au Cycle de la Fondation qui comprend trois titres : Fondation, Fondation et Empire, Seconde Fondation.

En outre, j’ai écrit d’autres livres dans ce qu’on pourrait qualifier l’ “univers de la Fondation”.

C’est ainsi que les événements narrés dans Tyrann et dans Les Courants de l’espace se déroulent à l’époque où Trantor commençait son expansion qui allait le mener à l’Empire, tandis que l’intrigue de Cailloux dans le ciel se situe alors que le Premier Empire galactique est à l’apogée de sa puissance. Dans Cailloux, la Terre tient un rôle central et l’on retrouve dans le présent roman, de manière indirecte, des allusions au cadre décrit dans ce texte plus ancien.

Dans aucun des trois tomes précédents du cycle de la Fondation n’étaient mentionnés les robots. Dans ce volume-ci, toutefois, on fait effectivement référence aux robots. [[103]]

 

Il faudrait un volume entier pour recenser toutes les occurrences liées à la notion de cohérence interne. On en a vu quelques-unes au début de cette partie. Cohérence des situations, cohérence spatiale par la géographie, mais surtout cohérence chronologique. D’où l’abondance des prédictions, des prophéties. Le destin assure une cohésion à la fois lâche et très forte parce que les liens entre l’histoire du héros et celle du monde se tissent d’eux-mêmes et n’ont pas à être expliqués. Spécialement dans Noô, où le destin est invoqué, souvent avec humour (I-190), et ce dès le début : “ Mon père, je l’ai dit, ne m’a pas botté le derrière. Mais une pichenette du destin m’a envoyé, cul par-dessus tête, crever la toile de fond ” (Noô, I-21). La cohérence temporelle, dans Hypérion, s’étend jusque dans le futur puisque l’ouverture des Tombeaux du Temps dérivant de l’avenir vers le passé doit coïncider avec l’arrivée annoncée du gritche qui les garde, formant un système chronologiquement clos, une temporalité apparemment bouclée sur elle-même.

Au moment de la composition de l’œuvre, la cohérence relève moins du calcul que de l’intuition artistique. Il s’agit d’être crédible afin d’apaiser la surprise et de faire passer l’étrangeté des productions imaginaires, par un effort de vraisemblabi­lisation. Dans le livre-univers, la volonté de réalisme paraît poussée à l’extrême. La hard science, on l’a vu, représente l’une des voix par lesquelles cette volonté s’exprime. Elle est très sensible dans Dune, le plus prolixe en digressions. Stefan Wul a contourné la difficulté en aérant ses exposés parfois longs de plusieurs pages, et en usant de ruses littéraires comme celle, difficile à manier, de l’humour. L’auteur de Noô s’est expliqué sur ses façons de procéder[104]. Il y est surtout question de vraisemblance. Mais sous ce terme l’on voit poindre celui de cohérence, donc de système :

Il me fallait donc, avant d’écrire une ligne, que dis-je, avant même d’imaginer la moindre intrigue, un univers solidement construit et agencé. La planète Soror (sans parler de quelques autres) étale une géographie sous laquelle on devine une géologie déroutante, mais crédible ; ses continents portent des races, des peuples, avec des marginaux de tout poil qui s’affrontent pour des raisons politiques ou religieuses. Nous sentons (…) partout les réminiscences et les aboutissements désordonnés d’un passé historique aussi mouvementé que le nôtre, sinon davantage. Les méthodes de gouvernement fondées sur l’informatique, les techniques d’éducation, la diversité des mœurs, des costumes et des modes, les endémies, les cuisines locales, les types d’habitats… J’ai tâché de n’en rien oublier pour plonger le lecteur dans un monde intégral, dans un autre réel.

Cet “ autre réel ” est bien celui défini comme merveilleux raisonné. Ses “ peuples ”, ses “ méthodes de gouvernement ”, ses costumes et ses modes, ce sont les éléments manifestes, concrets, du monde que Stefan Wul définit, avec justesse car il faut le prendre dans son sens littéral, d’“ intégral ”.

La volonté de cohérence à la base de la création constante d’un monde possible suppose un tel effort que peu d’auteurs consentent à le soutenir. Un nombre restreint d’entre eux sont capables de le soutenir. C’est en grande partie ce qui fait la rareté du livre-univers.

 

 

      B — transformation

 

Une image grossière se dégage du livre-univers : celle d’une totalité autonome, composée d’éléments signifiants qui agissent entre eux. Ces éléments se caractérisent par plusieurs points : 1) la variété, 2) ils forment un système-monde, 3) qu’ils font évoluer.

 

 

               1) Variété et complexité :

 

La variété est le caractère de ce qui est varié, dont les éléments sont divers, différents[105]. La complexité est le caractère de ce qui se compose d’éléments différents, combinés d’une manière qui n’est pas immédiatement saisissable. Variété et complexité sont étroitement liées, la seconde découlant de la première. La citation de Wul ci-dessus rend compte de la complexité dans la composition, maître mot du livre-univers, qui sous-tend Noô. La complexité implique une diversité “informatique” des éléments, ou composants, du système. Variété des thèmes, des modes narratifs, etc. Mais également prodigalité des formes de vie.

Une lecture approfondie de Noô conforte le lecteur dans l’opinion d’une extraordinaire richesse d’imagination. Selon quels critères peut-on évaluer la richesse d’une idée ?

1°) D’abord sa singularité, son invention. Notion très subjective, où intervient la notion de culture. Qui a lu Hypérion sans jamais avoir lu aucun autre livre de science-fiction trouvera ce roman profondément inventif et original. L’amateur de science-fiction de longue date, lui, retrouvera des idées déjà énoncées[106], et appréciera la façon nouvelle dont elles ont été transformées et agencées. Ce même amateur ne pourra qu’être charmé par la prolifération d’idées profondément singulières et inventives de Noô.

2°) Cette idée doit pouvoir féconder d’autres idées, augmenter leur signifiance. Le “tong-tâ” ne s’arrête pas à l’idée épisodique de bruit cardiaque produit par un Kiha se frappant la poitrine, dans Noô. C’est un thème culturel caractérologique, à travers lequel le narrateur apprend à connaître une espèce, et appelle le lecteur, par l’imagination, à penser au Kiha en terme d’Africain (le tong-tâ étant un tambour interne, produit par son anatomie particulière).

 

a. de la variété de la vie à l’analogie organique :

Un point commun des livres-univers est la sensation de touffeur, de richesse par la disparité, qui s’en dégage. On a vu que la quantité d’éléments est indispensable (bien que la quantité ne détermine pas la structure) : plus la quantité est grande, plus la variété a de chances de s’exercer, et la structure d’apparaître complexe. Cette complexité ayant pour but d’augmenter l’effet de réel.

Le modèle, ici, est sans nul doute Jack Vance (Noô en est le digne successeur quant aux mœurs), bien qu’en général son inventivité ne dépasse pas le stade de l’exotisme et que son héros se trouve peu mouillé par la pluie de détails pittoresques. Chaque livre de Vance est une explosion de vie, et sa flore de “ bruyère campanule, de l’herbe mutus, des arbres mouchoirs dont les fleurs sont semblables à des morceaux de tissu, des buissons-bronze, des trembles-fil de fer, une centaine de variétés de genêts épineux ”[107] a subjugué nombre de lecteurs, inspiré des générations d’écrivains.

Il y a dans le livre-univers l’exigence d’une profusion d’éléments, à l’opposé de l’optique de Flaubert, qui rêvait d’un roman idéal à partir de rien, pure utopie structuraliste[108]. L’intuition que c’est par l’accumulation d’éléments désordonnés qu’émerge une structure est le plus sensible chez Herbert, et surtout chez Wul qui procède par l’exemple. Mais aussi que les équations simples ne peuvent représenter parfaitement la réalité. Les opérations de transformation et de régulation ne peuvent avoir lieu, ni même se concevoir, hors des constituants préalables.

Cela se traduit par :

1°) L’aversion du vide, pareille à celle qui étreint Yuli quand il s’éloigne du monde profane pour entrer dans un temple :

…le manque de tout, le vide que ses sens n’enregistraient que sous la forme d’un vague chuchotis, l’agressaient véritablement.

[Helliconia, I-63]

Le livre-univers s’accorde mal du minimalisme et de l’intimisme, et l’on retrouve ici un des principes de la philosophie baroque dont le but est de démontrer que la nature a le vide en horreur (ce que Brian Aldiss rappelle dans Helliconia, II-112). Le correspondant social du vide est l’uniformisation. On la retrouve dans les effets de la croisade galactique de Paul Atréides, qui en est d’ailleurs conscient (voir infra, note 183), et l’image dystopique donnée par Herbert du modèle social des Honorées Matriarches, pour lesquelles “ il y avait eu jusqu’à présent beaucoup trop d’errements, trop de cultures diverses, trop de religions instables ” (Dune, VI-336).

2°) Inversement, l’image de la profusion est perçue de façon positive — en particulier dans la vision organique de la ville, représentation très prisée chez les écrivains de science-fiction. Les auteurs reprennent à leur compte une métaphore née à la fin du XVIIIe siècle et développée au XIXe siècle par des philosophes naturalistes tels Spencer, Bonnet, Saint-Simon, qui ont étendu la notion d’organisme à la société dans son ensemble. Il est à noter qu’à cette même époque, le principe de la sélection naturelle est comparé à celui d’une machine à vapeur (Alfred Wallace, en 1866).

Aussi Brian Aldiss n’innove-t-il pas quand il dit d’Oldorando : “ Comme tout organisme vivant, la cité s’agrandissait sous un climat favorable, se rétrécissait dans le cas contraire ” (Helliconia, II-536). Les créateurs de livres-univers poursuivent cette métaphore jusqu’à sa conclusion logique, en embrassant tout l’univers — même si le rapprochement reste social pour l’essentiel, et que le cliché de la ville comme fourmilière humaine, à la fois intégrée et aliénante, ne dépasse pas le niveau superficiel, en particulier chez Stefan Wul, de la seule image.

Chez G.-J. Arnaud, la profusion, issue de l’invention permanente qui permet l’ajout d’informations nourrissant le “ système du monde ” des livres-univers, — cette profusion est remplacée par la redondance des structures. On trouve, par exemple, peu de variété écologique. La variété, il faut la chercher dans les systèmes politiques : sociétés collectivistes (C.C.P.) et théocra­tiques (les Lamas) ; sociétés de pirates et de truands comme à la Burdade au XVIIe siècle ; les cinq grandes Compagnies ferroviaires anonymes, représentant une dictature économique (qui fait l’un des thèmes centraux du cyberpunk) ; volonté démocratique, avec la Compagnie de la Banquise.

Le tissu urbain, dans l’univers de la Cie, est conforme au traitement classique en SF, c’est-à-dire marqué par l’uniformité et dépourvu et contrastes : l’architecture en dôme reste très rudimentaire ; les villes-stations, purement fonctionnelles afin de pouvoir être facilement transportées sur rails, se ressemblent jusque dans leur nom : “ X-station ”, “ Y-station ”. En revanche, elles représentent un réservoir de vie : ses villes-stations grouillent d’une humanité chaotique, prête à toutes les métamorphoses — surtout politiques, voir le destin de Kaménépolis par rapport à son envers, l’utopique et morne cité aux vingt-cinq coupoles de silice, Titanpolis. Elles fournissent une réserve inépuisable de personnages et d’intrigues.

Le modèle de la ville envisagée comme une pompe aspirante et refoulante est évidemment Grand’Croix, dans Noô. La profusion baroque va jusqu’au grotesque, jusqu’à la saturation : la capitale d’Uxael, mégalopole New Yorkaise mâtinée d’un Paris soixante-huitard et des labyrinthes d’Escher, est l’objet de descriptions dont l’inspiration poétique traduit l’envoûtement, qui s’échafaudent hors du récit principal et ont donc valeur démonstrative.

La Ville m’a avalé, fractionné, neutralisé, recomposé. Je suis une molécule assimilée, une nucléoprotéide, un fragment d’enzyme. La bulle est un globule rouge. Un leucocyte, peut-être ?… [[109]]

L’analogie biologique est constante, allant parfois jusqu’à se concrétiser dans la nature même des immeubles :

J’avais vécu dans une D.V. (Demeure Végétale), sans me douter une seconde que le revêtement intérieur était un parenchyme. J’avais ignoré que dans le sol, sous mes pieds, des racines se nouaient jusqu’aux égouts pour y puiser la sève qui montait dans les murs en entretenant du même coup une confortable isothermie. [[110]]

On est loin des métropoles aseptisées ou des cavernes d’acier des romans futuristes. Loin aussi de Trantor, la ville-planète monochrome, capitale de l’empire d’Asimov vouée au démantèlement. Les rues sont rarement larges et droites. La cité n’est plus un Temple de la Science capable de fonctionner toute seule, comme le New York de Niourk de Stefan Wul qui reprend le thème déjà usé de la ville robotisée ; là encore, le charme d’un mouvement perpétuel que l’on sait factice l’emporte sur l’inhumanité du lieu.

Le livre-univers emprunte à l’architecture non seulement une conception de la ville, son urbanisme labyrinthique à la fois bénéfique et maléfique, mais aussi une volonté de stabiliser le monde, d’en établir les règles d’habitation. Produire une vision proliférante de la ville, c’est donner une idée proliférante de la vie.

Les villes proliférantes se trouvent dans la littérature surréaliste, la poésie moderne pour laquelle la ville est confusion. Stefan Wul ne méconnaît pas cette contiguïté, à propos des buildings de Grand’Croix.

 

b. la théorie du chaos déterministe :

Le champ d’étude du chaos est le même que celui qui fonde l’approche de la présente étude : des systèmes. La première introduction générale du chaos date de 1981 — aucun livre-univers ne s’y réfère explicitement —, mais la théorie est née dans les années 60, sur la base d’une constatation : à partir d’une situation initiale connue et en suivant des lois connues, se développe un mouvement qui échappe à toute prédiction, parce qu’entre l’état initial et le résultat final, s’interpose la complexité. On ne peut donc effectuer de prédiction certaine à cent pour cent, de ce qui peut se produire dans le futur immédiat, parce qu’il s’édifie en permanence en ajoutant sans cesse des informations ; le temps devient, comme l’écrit Paul Valéry, une construction. Le chaos interdit donc toute interprétation téléologique, et sa logique réfute aussi bien le principe anthropique (pour lequel le cosmos a été spécialement agencé pour l’apparition de l’homme) que la théologie classique, et la philosophie de Descartes.

Le chaos est un pont entre le pur hasard et le déterminisme absolu qui ne laisse aucune place à la nouveauté, et tend à englober tous les processus complexes, de la turbulence d’un torrent au fonctionnement du cerveau — ce qui en fait l’outil idéal pour comprendre l’organisation du monde.

La relativité a éliminé l’illusion newtonienne d’un espace et d’un temps absolus ; la théorie quantique a supprimé le rêve newtonien d’un processus de mesure contrôlable ; le chaos, lui, élimine l’utopie laplacienne d’une prédicibilité déterministe. [[111]]

La théorie du chaos met en évidence que les systèmes les plus simples posent des problèmes de prédicibilité extraordinairement difficiles ; qu’essayer de déterminer l’état du monde, et peu importe le nombre de paramètres utilisés, revient à se déplacer dans un labyrinthe dont la disposition des murs changerait à chaque fois que l’on fait un pas. Par conséquent, les équations simples ne peuvent représenter parfaitement la réalité. La dépendance sensitive aux conditions initiales, mieux connue sous le nom d’“effet papillon” (déterminé en 1961 par E. Lorenz et qui est considéré comme le point de départ de la théorie du chaos), est une notion déjà répandue dans le sens commun, selon laquelle les petites perturbations finissent par déterminer l’avenir du système entier. On la trouve également dans un procédé narratologique bien connu : c’est par un petit détail que l’histoire bascule, et commence. “ Car tout est parti de cette colère d’enfant mis en pénitence, oui, tout ! ” (Noô, I-21) Cette notion importante a été fréquemment illustrée dans la science-fiction par les effets du voyage temporel : “ Un coup de tonnerre ”[112] de Ray Bradbury raconte une expédition de chasse aux dinosaures qui tourne mal : pour avoir accidentellement tué un papillon dans la préhistoire, c’est tout le futur qui se trouve bouleversé, dans les domaines les plus inattendus ; quand l’expédition revient à leur époque initiale, c’est pour voir que l’orthographe a changé, et que le résultat des élections s’en est trouvé modifié.

Le tout premier exergue de Dune (supra, p.89) replace cette notion dans son optique systémique. Il faut veiller à ce que les équilibres soient précis — c’est-à-dire évaluer précisément les conditions initiales, afin de garantir une bonne analyse de système, et une prescience juste (infra, p.190-191). On notera cependant que des conditions initiales connues avec une précision infinie n’existent pas dans la nature.

Il y a dans la méthode du chaos quelque chose de très proche de la science-fiction telle qu’elle est pratiquée dans le livre-univers : la propension à conjecturer, à regarder les règles “de loin” ; mais aussi l’importance des images graphiques dans le processus de création (on a souvent reproché l’iconophilie des théoriciens du chaos, comme celle de certains auteurs de SF), de l’intuition des systèmes, de l’interdisciplinaire, de l’ambition sous-jacente de proposer un modèle cosmologique. Le succès du chaos est dû au fait que (à l’inverse de la théorie quantique), il propose un modèle cosmologique cohérent, voire une cosmogonie, alors que les revues de vulgarisation scientifique s’accordent à dire que nous sommes à la veille d’un renouveau des modèles cosmologiques. Évitant l’anarchie du pur hasard et la dictature du déterministe, le chaos présente un modèle optimiste, qui n’est pas étranger à l’idéologie perceptible dans Noô : au bout du compte, la complexité finit par déborder les règles trop strictes.

Complexité, conditions initiales… chaos et approche systémique du livre-univers parlent le même langage. Il est frappant de constater combien les auteurs de livres-univers ont perçu la nature chaotique de la réalité, notamment en ce qui concerne son contrôle : un système chaotique est par essence extrêmement sensible à de petites perturbations, aussi bien en ce qui concerne les conditions initiales que tout au long de son évolution. Le contrôle historique de l’humanité par des organisations secrètes, par exemple des psychohistoriens de la Fondation (voir infra, p.308) ou les empereurs prescients de Dune, consiste à influer de façon non déterminante sur le flux historique, à donner de subtiles impulsions et maîtriser les fluctuations, permettant à l’humanité de rester sur la “ Voie étroite ” ou le “ Sentier d’Or ”, afin d’éviter les dark ages (périodes chaotiques) redoutés des théoriciens d’empires, de Hari Seldon à Jouve Deméril. Tous les prescients de Dune, de quelque niveau que ce soit, savent que le futur n’est pas écrit, parce qu’il est d’essence probabiliste, qu’il se situe en un point indéterminé entre le hasard et la nécessité. Ce qui explique les erreurs du Bene Gesserit, de la Guilde, des mentats au service de l’Impérium.

Le livre-univers essaie de traduire, par l’organisation de la complexité, une vision de la réalité que l’on peut qualifier de chaotique — donc, d’essentiellement moderne. Les impressions de fadeur et d’archaïsme ressenties par beaucoup de lecteurs vis-à-vis de la littérature générale française contemporaine seraient-elles dues à l’image du monde donnée par cette dernière, qui paraît une pâle approximation de l’effervescence du monde réel ?

 

 

               2) Organisation de la variété en système-monde :

 

Profusion et variété confèrent une impression de densité qui, on l’a vu, peut rebuter un lecteur habitué aux récits linéaires qui contiennent leurs propres motivations. Ces qualités répondent d’abord — et c’est l’argument invoqué par les écrivains interrogés sur le sujet — à un besoin de présomption de réalité, bref de vraisemblable. L’univers décrit doit être cru, d’où une abondance de “détails vrais”, c’est-à-dire vraisemblables entre eux.

Cela ne suffit pas, mais il est possible d’organiser de manière grossière la variété des éléments constitutifs de l’univers. Les éléments s’inscrivent dans trois couches relevant de différents domaines, et dont le réseau d’interactions forme ce qu’on appellera le système-monde :

 

 

 

Figure 3. — Représentation du système-monde.

couche I : on appelle cosmosphère les conditions physiques qui régissent un monde (on notera, sans le démontrer dans l’immédiat, que la complexité s’exerce à l’intérieur d’une liste de règles simples, relevant la plupart du temps de la cosmosphère : un abaissement important de température dans la Cie, l’opposé dans Dune, un système solaire colonisé par deux espèces dans Noô, de Grandes Saisons modelant l’Histoire dans Helliconia) ;

couche II : la biosphère regroupe tout ce qui est vivant (à ne pas confondre avec la notion d’écosystème, définie dans la note 41, qui comprend les couches I et II) ;

couche III : la noosphère (du gr. noô, “penser”), la plus abstraite des trois couches, regroupe à la fois l’action de l’homme sur la nature, par l’industrie et l’agriculture, et ce qui relève de l’intangible, tels la religion et le langage. Cette couche conditionne l’aspect de l’univers d’Hypérion par l’existence du réseau distrans, ainsi que celui de Noô, grâce à la possibilité du voyage dans l’espace.

 

Les frontières entre les couches sont poreuses, et autorisent de nombreux transferts, symbolisés sur le diagramme par les trois flèches à double sens. Ces connexions, ces interactions, sont la condition sine qua non de la présence d’un système, au point qu’elles peuvent se révéler plus importantes que les composants (ou relata) eux-mêmes. Ces relata sont ce qui différencie la variété d’un Jack Vance de la complexité d’un Herbert : on passe de l’un à l’autre en augmentant la signifiance.

Les conditions climatiques influent directement sur l’histoire humaine d’Helliconia et de la Terre future de G.-J. Arnaud (flèche 1). L’exposé du prince Taynth Indredd fait aussi le lien avec la religion (Helliconia, II-146). Dans Le Printemps d’Helliconia, une altération géologique a des répercussions déterminantes sur l’Histoire :

Le passage du nouveau fleuve dans la nouvelle vallée força un petit groupe de phagors de l’espèce nomade à se disperser en direction d’Oldorando au lieu de faire route vers l’est. Leur destin était de rencontrer Aoz Roon à une date ultérieure. Bien qu’à l’époque cette déviation eût peu d’importance, même aux yeux des ancipités, elle devait altérer l’histoire sociale du secteur. [Helliconia, I-377, trad. fr. J. Chambon]

À l’inverse, la vie détermine le climat planétaire (flèche 2) : l’eau a disparu de la surface d’Arrakis, emprisonnée dans le sous-sol par les truites des sables, l’eau étant un poison violent pour les vers géants.

La configuration astronomique d’Helliconia justifie le système philosophique des habitants (flèche 1) :

Nos deux soleils ont été placés dans nos cieux pour nous rappeler constamment notre double nature, esprit et corps, vie et mort, et les dualités plus générales qui gouvernent l’existence humaine — chaleur et froid, lumière et obscurité, bien et mal. [Helliconia, II-219]

Les connexions font répondre des catégories en apparence sans rapport. “ Les anciennes valeurs changent, sont reliées au paysage avec ses plantes et ses animaux. ” (Dune, III-96) Tout en témoignant de l’originalité de l’auteur, ces connexions désignent la cohésion générale de l’univers littéraire.

C’est le cas par exemple des cruciformes, dans la première partie d’Hypérion et dans Endymion : ces parasites se fixent sur les êtres humains, un peu à la manière de ceux de Marionnettes humaines (Puppet Masters, 1951) de Robert Heinlein. Mais à la différence de ces derniers, qui asservissent la volonté de leur porteur, les cruciformes laissent la conscience intacte (du moins le suppose-t-on). Il s’agit moins là de parasitisme que de symbiose, car en codant la structure mentale et les souvenirs de son hôte, le cruciforme lui procure l’immortalité physique. La biologie (couche II) entre en résonance intime avec la morale et la religion (couche III).

L’exemple du noôzôme, dont l’abréviation donne son titre au roman, est remarquable par sa complexité. Cet élément, produit par une espèce extraterrestre disparue (les Fâvds), se trouve dans des gisements naturels de Soror et de Candida, les deux planètes habitées du système solaire d’Hélios. Elle a l’aspect du blanc d’œuf, et offre la particularité d’émettre des flux psychiques. Pseudo-organique, le noôzôme se situe entre la couche I et la couche II. À cheval entre deux états, il est enclin, à l’image d’une molécule insaturée — et comme le héros même du roman (ainsi qu’il qualifie lui-même son esprit, Noô, II-72) —, à rechercher les interactions.

Quelques exemples d’interactions du noôzôme :

— avec la géographie (I), car son action écartant les populations humaines, il conditionne l’aspect du relief ;

— avec la biologie (II), par son action sur la faune et la flore, et les groupes humains : “ énervites ” (Noô, I-161)… ;

— avec la politique (III) : attentat projeté par Vial (Noô, I-181), fuite de Jouve dans le Subral (I-222)… ;

— avec l’histoire, la mythologie, le langage (III) : hypothèses scientifiques et légendes (cervelle de Fâvds…) qui lui sont attachées ; créations verbales du schéma, chapitre 3… ;

— avec l’économie (III) : “ grands iguanes rendus adroits et dociles par noôlobotomie ” (Noô, II-240) utilisés par l’industrie aequalienne, etc.

Ces interactions internes, dont il n’est fait mention ici qu’une minorité de cas, tissent à l’intérieur du roman un réseau cohérent de contraintes qui, au-delà du récit, sous-tend l’univers même. On en trouve plusieurs, entre autres :

1°) toujours dans Noô, les pnéomycoses, ou mycoses respiratoires, sont à l’origine de la colonisation des planètes étrangères et même du vide spatial, en permettant aux hommes de respirer sans avoir recours aux lourdes techniques de terraformation.

2°) Dune : le cycle de vie du ver des sables qui se poursuit après la destruction d’Arrakis, produit l’épice fongoïde. Excrétion des Petits Faiseurs qui donnent naissance aux colossaux vers des sables, l’épice permet aux Navigateurs de la Guilde de mener leurs vaisseaux à bon port en facilitant le choix du chemin le plus sûr pour replier l’espace. C’est elle qui conditionne le voyage spatial et donc l’existence de l’Impérium. Grâce au don de prescience qu’elle octroie, elle plonge des rami­fications au sein du mythe, domaine a priori fort éloigné de l’écologie, débouchant sur une réflexion sur l’homme et le temps.

3°) Helliconia : la mouche à rayures jaunes et la tique du phagor, véhiculant le virus hélicopléomorphique, qui ont conditionné l’évolution respective des phagors et de la para-humanité sur Helliconia. Le cycle complexe du ver de Wutra et les mutations du hoxney, le cheval helliconien, qui symbolisent et font comprendre à l’humanité les liens que le vivant entretient avec le climat.

4°) Hypérion : le cruciforme modifie une constante de l’être humain, la mortalité. On remarquera que la relation homme-cruciforme est exclusive, l’opposant au reste de la nature.

 

Cet intérêt pour les interactions a conduit les auteurs à créer de nouveaux termes : la psychohistoire d’Isaac Asimov n’est, à la base, qu’une série de liens unissant le béhaviorisme, les mathématiques statistiques et la sociologie structurale appliqués à la prédiction socio-historique. (On remarquera du reste que la psychohistoire, comme la psycho­bernétique de Noô, sont des mots composés indiquant une synergie.) Ces liens se sont révélés si solides et stables qu’ils ont suscité un terme à part entière. De liens, ils sont passés à l’état d’élément : une science de la prospective.

La science du Bene Gesserit combine discipline historique et manipulations génétiques. Pas plus que la psychohistoire, elle n’est à prendre au pied de la lettre, à la différence de ces panneaux pseudo-scientifiques, dianétique et autres nexialismes, dans lesquels sont tombés John Campbell et A.E. van Vogt. Dans Les Joueurs du À (The Players of À, 1956), van Vogt a écrit une postface décrivant l’institut de Sémantique Générale comme étant une réalité. Cette science multidisciplinaire met en évidence que le monde se défie des catégories tranchées. La génétique et l’histoire sont liées, tout comme la biologie, la psychologie et la sociologie qui forment la base constitutive de la “ psycho­bernétique ” et du “ mérilisme ” dans Noô. Le mérilisme a son outil, le “ pansynergopte ”[113], sa rhétorique, ses méthodes (d’abord la Révo­lution contrôlée par l’élite, telle qu’a pu être perçue la Révolution française ; puis l’élaboration d’un texte religieux qui cimentera l’idéologie), et ses buts, qui sont ceux de la psychohistoire : assurer la stabilité des structures sociales et assurer au plus grand nombre sinon le bonheur, du moins la liberté.

               3) Une complexité en transformation :

 

Les auteurs, tout comme les protagonistes des livres-univers, savent que le bonheur ne peut se construire dans un système figé. Leur réalisme — au-delà des apparences extraordinaires de leurs mondes — diffère irréductiblement des utopistes pour lesquels il existe un état parfait de société. Ces deux mots, “état” et “parfait”, contiennent une répétition, car ce qui est parfait n’a pas besoin d’évoluer, de changer d’état. Dans le livre-univers, le devoir du monde est de se transformer. Il est destiné à se réformer, le plus souvent au prix de la violence. L’utopie traite d’un état de société, le livre-univers de processus. Ainsi peut être compris l’“ Extrait de Les Dits de Muad’Dib, par la Princesse Irulan ” :

Il est en toutes choses un rythme qui participe de notre univers. Symétrie, grâce, élégance (…). Vous pouvez retrouver ce rythme dans la succession des saisons, dans le cheminement du sable sur une corniche, dans les branches d’un buisson créosote ou le dessin de ses feuilles. Dans notre société, dans nos vies, nous avons essayé de copier ces formes, de chercher les rythmes (…). Pourtant, il est possible de discerner un péril dans la découverte de la perfection ultime. Il est clair que le schéma ultime contient sa propre fixité. Dans cette perfection, toute chose s’en va vers la mort. [Dune, I**-210, exergue 40]

Avernus, société idéale où la notion de bonheur s’est perdue dans la résolution des grands problèmes humains, représente ces mondes bloqués : la société s’est figée en clans, la sexualité est dominée, la reproduction maîtrisée. Avernus contraste avec Helliconia par son manque de réalité. La dualité de l’histoire terrienne et helliconienne que déplore Dominique Warfa dans sa critique d’Helliconia, l’été [114] est en fait la comparaison d’un système vivant, dont l’évolution se manifeste par la recherche de nouveaux équilibres, et l’utopie étouffante dans laquelle vivent les six familles de l’Avernus. Le dernier volet fait éclater cette impossible utopie : les familles, réduites au nombre de deux après quatre millénaires, réintègrent le cours de l’Histoire de la plus terrible façon, mais les déséquilibres accumulés, trop importants, aboutissent à la mort et à l’échec du projet.

La transformation implique la remise en question du monde à un instant donné, qui serait en principe celui du début de la narration. En réalité, la plupart des auteurs prennent le temps d’établir leur système, de présenter leurs particularités physiques et sociales, avant de bouleverser ces règles en leur attribuant de nouvelles valeurs.

1°) Le rôle de transformation est dévolu en premier lieu à l’environnement naturel. C’est le principe même d’Helliconia ; on le retrouve dans la Cie, quand la température commence à remonter et met en danger toute la civilisation ferroviaire ; dans Dune, quand Arrakis se dote d’eau, mettant en péril la civilisation galactique fondée sur l’épice. L’effet est d’autant plus frappant que la variable changée est simple : dans les trois cycles, elle se limite à la température. Dans Noô, la transformation est déterminée par l’idéologie : Jouve est poursuivi pour raisons politiques (t. I), puis Brice est pris pour un important dignitaire qui peut changer la face du monde (t. II). Dans Hypérion, l’ordre du monde — et même sa nature — est remis en question par une prophétie religieuse.

2°) Le rôle d’éprouver le système est dévolu au héros. D’où la propension à faire intervenir des prophètes ou des êtres pré­destinés, qui “sentent” intuitivement les balances du système, tout comme les animaux d’Helliconia, ou Brice à la recherche des ressorts de la réalité. Il peut s’agir de politiques avisés et/ou visionnaires, dans le sillage de Hari Seldon : Jouve Deméril (Noô), la majorité des protagonistes de Dune, Paul Atréides en tête, et même le glaciologue Lien Rag — ceux-là ont conceptualisé le système-monde. Tous, à des degrés divers et parfois malgré eux, se muent en messies. (Jdrien, dans la Cie, ne se prend pas lui-même pour un messie, bien qu’il porte ce titre à son corps défendant : il est comme Moïse guidant son peuple). Hypérion échappe à ce schéma, à cause du fractionnement en sept personnages et du principe narratif en raison duquel la nature du système n’est comprise que dans les dernières pages. La suite d’Hypérion, Endymion (1995), introduit une variante, puisque le prophète, Énée (Aenea), est une femme.

Le héros peut servir de vecteur aux bouleversements, et donc faire intimement partie du système du monde. Paul Atréides illustre ce cas à la perfection, et son changement de nom en Muad’Dib marque la modification de son statut. Brice se contentera, quant à lui, de comprendre ; au cours du second tome de Noô, cette recherche de la compréhension, qui succède à l’errance, s’apparente d’ailleurs à une quête. En refusant le trône, Brice refuse d’influer sur le système. Son attitude, motivée par l’amour — Wul reprend ici une dualité traditionnelle du roman romantique, qui oppose l’amour au devoir — le conduit sur un astéroïde. Le fort décentrement géographique préfigure son éviction. En brisant la radio qui le relie à l’extérieur, il s’isole du système, ce qui est d’ailleurs présenté comme une folie. Les événements ont désormais lieu sans lui, sans même provoquer son intérêt. Il est finalement expulsé, de même qu’un corps étranger enkysté puis rejeté par un organisme.

De même Lien Rag, le héros individualiste de la Cie, est effrayé par le rôle qu’il pressent devoir jouer dans le devenir du monde, car il y voit la perte de sa liberté.

 

 

      C — autoréglage

 

Le schéma classique du space opera repose sur l’idée d’expansion illimitée de l’humanité dans l’espace et dans le temps, en une courbe exponentielle tendant vers l’infini. Il reflète en ce sens le rêve des années 50 où les ressources énergétiques étaient présentées comme inépuisables, et où tout semblait permis. Une époque où l’impact anthropique (pollution industrielle et appauvris­sement du biotope en particulier) passait pour négligeable. Cette vision sort en droite ligne du XIXe siècle. Les deux premiers principes de la thermodynamique ont été introduits par le physicien français Sadi Carnot vers 1820. Il existait déjà à cette date des ouvrages de vulgarisation scientifique, mais ils ont mis plus d’un siècle à toucher le grand public. Parmi les soixante-dix-sept “Voyages extraordinaires” de Jules Verne, dix mettent en scène des véhicules singuliers. Que constate-t-on ? Dans L’Île à hélice (1895), deux dynamos développent chacune cinq millions de chevaux-vapeur, grâce à leurs centaines de chaudières chauffées avec des briquettes de pétrole. À la fin, l’île est en perdition, faute de vivres et d’eau — non pas de pétrole. Les autres romans, où l’on trouve dans les réactions énergétiques toujours plus d’énergie à la fin de la chaîne qu’au début, démontrent que Jules Verne ne paraît guère préoccupé par la conservation de l’énergie. Celui-ci n’a jamais reçu de formation scientifique, ses machines relèvent de la fantaisie, de la féérie scientifique.

Cette ignorance commode au romancier a perduré jusqu’à l’époque du space opera.

La nostalgie de l’Âge d’Or de la science-fiction provient sans doute en partie du mythe de l’expansion infinie que le réalisme des années 60 a tué, tandis que la pensée systémique diffusait chez les acteurs économiques et, très timidement, dans la société occidentale toute entière.

Le livre-univers marque ce changement de mentalité. Le monde où il s’inscrit est limité dans l’espace et le temps.

 

Un système évolue, c’est-à-dire traverse le temps du passé vers le futur. Ses transformations peuvent être représentées sous la forme de flux d’énergie ou de données. À l’intérieur du livre-univers, les flux s’exercent dans la narration, seule dynamique capable de créer des courants entre les éléments. Il n’est pas de livre-univers sans récit.

 

 

               1) Le livre-univers comme représentation en action d’un système :

 

Le livre-univers n’apparaît-il pas comme un système figé, inactif, ou plutôt comme l’instantané d’un système ? Contrairement au jeu, le lecteur ne peut pas apprendre les règles en agissant dessus — mais l’effort de lecture, l’intégration du monde décrit dans son propre imaginaire qui agit comme un filtre, fait que cet apprentissage ne peut pas être qualifié de passif ; le travail est seulement inconscient.

Cette problématique s’applique-t-elle à l’auteur ? La structure littéraire s’élabore, se complexifie dans le temps de l’écriture ; alors seulement elle est vivante car l’écrivain peut modifier à son gré les variables de son univers, y apporter des rétroactions. Après sa publication le seul élément dynamique est le lecteur dont la conscience, le degré d’imagination et la culture prêtent une vie individuelle, unique et sans cesse renouvelée à ce monde de papier. C’est peut-être l’attachement de l’auteur pour son propre univers qui le pousse à en écrire des suites, à mener l’expérience plus loin en élaborant de nouvelles intrigues. Ainsi Georges-Jean Arnaud :

Mais je suis vraiment très impliqué dans le monde des glaces et je me demande, quand la série sera terminée, si je n’écrirai pas des histoires sur la genèse de ce monde, des nouvelles sur des habitants de ce monde en transformation. [[115]]

Il semble que les auteurs de livres-univers n’en aient jamais terminé avec leur création (l’on fera exception d’Aldiss). Chez Frank Herbert, “ voyeur cosmique ” au sens où on le trouve dans Dune, III-365, ce désir d’expérimentation va très loin — jusqu’à la destruction du monde d’origine (changement de nom au tome V, d’Arrakis en Rakis, puis élimination physique, au t. VI), où la transition de la romance planétaire au livre-univers est achevée. Cela explique sans doute pourquoi Dune a déçu les amateurs de séries, constituées à partir de “bibles”, ou ensemble de règles immuables. Le livre-univers, qui propose une certaine forme du monde et par conséquent le fige, est appelé, dès sa création, à se démoder — d’où l’ampleur de la vision, qui est une certaine façon de perdurer. Dune est un système à six planètes, six Dune différentes. Ce qui lie, c’est le discours de l’auteur, dont la constance passe parfois pour de la redondance. Le livre-univers tend vers la tautologie, c’est-à-dire vers une cohérence interne des idées et des processus.

 

Le livre-univers apparaît donc comme la représentation en action d’un système qui, à l’instar de la nature, a pour but de se perpétuer lui-même en se modifiant. L’analogie organique mise en évidence pour la ville (supra, p.107) peut donc être étendue à l’univers dans son ensemble. Il n’est pas étonnant que l’histoire commence souvent par un dysfonctionnement du monde : il est difficile de parler des systèmes vivants lorsqu’ils sont sains, il est beaucoup plus aisé de parler des sujets vivants lorsqu’ils sont malades ou perturbés. (Il est facile de débattre de pathologie, au contraire de la santé.)

Dans les deux premiers tomes de Dune ou de Noô transparaît néanmoins une certaine stabilité dans le mouvement. L’univers de Noô, malgré les changements politiques radicaux, conserve sa forme. Les mécanismes d’autorégulation fonctionnent parfaite­ment, absorbant tous les chocs. Il peut être qualifié d’homéo­statique[116], tout comme la société ferroviaire sur la majeure partie du cycle de la Cie.

 

 

               2) La résistance au changement :

 

La résistance au changement fait partie du processus de régulation en assurant à la fois une dynamique et un frein aux forces d’évolution[117]. C’est pourquoi les forces qui s’opposent au héros rebelle, vecteur de changement, ne sont souvent pas montrées de façon totalement négative, parce qu’elles sont perçues de façon systémique, c’est-à-dire nécessaires à la complexité du monde. Il en est ainsi du système féodal candidien, dans Noô ; des institutions canoniques de l’Impérium de Dune, mais aussi des vieux Fremen qui regrettent l’économie de pénurie sur Arrakis, ceux-ci incarnant la notion que ce qui résiste au changement est appelé à le subir, voire à disparaître. Les structures sociales et religieuses des Fremen reposent sur le désert ; la transformation d’Arrakis en jardin signe leur perte, après une lente et pitoyable dégradation de ces derniers. Les Corporations d’Helliconia ont permis, pendant l’hiver de la planète, de perpétuer le secret des techniques et donc de sauvegarder l’unité de l’espèce humaine. En été, elles ralentissent au contraire les progrès de la science. La résistance au changement se retrouve dans la caste des Aiguilleurs de la Cie alliée aux grands dirigeants (XXXI-159, etc.), puis, le réchauffement s’imposant, la colonie des Rénovateurs sur les Échafaudages qui se raccroche aux glaces.

Tout changement induit de se redéfinir par rapport au monde, de renoncer à des valeurs peut-être sacrées, donc de remettre en question le système tout entier. Comment se combat l’angoisse qui en résulte ?

Les réponses divergent selon les livres-univers.

Dans Dune, le Bene Gesserit n’a pas d’autre but, finalement, que d’éteindre cette angoisse existentielle toute humaine en provoquant lui-même les facteurs de changement, afin de mieux le contrôler. Ce en quoi Frank Herbert montre que la réalité dépasse toujours les prévisions les plus éclairées. L’angoisse et l’incompréhension de la réalité, et notamment les liens qui unissent les éléments du système-monde, dominent chez Brian Aldiss. Stefan Wul, se plaçant au niveau individuel, opte pour une vision résolument optimiste : c’est le désir d’apprendre qui confine parfois à la boulimie, la malléabilité de l’être humain face à la dureté de la réalité qui permettent de la supporter, avec son cortège de tueries. Brice dispose d’une sensibilité élevée au changement, mais sans le phénomène d’accoutumance qui guette l’amateur de sensations fortes. Cette phrase lapidaire résume à elle seule le personnage : “ L’extraordinaire a toujours été mon ordinaire. ” (Noô, I-16)

L’attitude du livre-univers vis-à-vis des forces conservatrices a parfois été prise par la critique pour de la complaisance. On a reproché à Dune ou Noô d’être réactionnaires. C’était méconnaître la vision englobante qui anime ces œuvres, et privilégier les éléments au détriment de la structure. Paul Atréides, dans sa croisade pour la liberté fremen, n’a rien d’un anarchiste. Il sait que l’abolition totale des contraintes ne peut conduire, à court terme, qu’à la destruction du système tout entier. L’accession au pouvoir n’est envisagée par lui que comme un choix et un dosage des contraintes politiques. Dans Le Messie de Dune, au terme de douze ans de guerre sainte (Herbert évoque à plusieurs reprises son prix en vies humaines et en atrocités), de nouveaux états stationnaires et de nouveaux points d’équilibre ont été atteints. Équilibre condamné par la théocratie dans le tome suivant, Les Enfants de Dune.

 

 

II. Pertinence de l’analogie systémique

 

Cette section est l’occasion d’introduire la quatrième partie intitulée Des cosmologies de l’avenir. Entre-temps, les principaux constituants du livre-univers auront été détaillés.

Quelle pertinence peut-on accorder à l’analogie systémique ? Pour répondre à cette question, il convient de comparer le système-monde (supra, figure 3, p.114), qui permet d’évaluer la complexi­té et la répartition des idées — autrement dit la distribution de l’information — concernant la création d’un monde imaginaire, au modèle qui existe pour décrire notre monde, la Terre.

 

 

      A — une création relevant de l’écologie

 

Le système-monde a permis de mettre en évidence le projet cosmologique des créateurs de livres-univers. Il s’agit avant tout de dépeindre un monde avec des éléments tangibles, que l’on peut classer. La notion de système-monde demande pour cela d’être affinée, mais il faut faire appel à des concepts relevant de l’écologie (science des relations entre les êtres vivants et leur milieu), et du modèle systémique de la Terre qu’elle a contribué à développer.

 

 

               1) La Terre, modèle systémique :

 

Le modèle que les écosystémistes ont élaboré pour décrire l’environnement de notre planète introduit la notion de sphère, ou niveau d’organisation. Là où trois couches ont été distinguées dans le modèle du système-monde, se dénombrent cinq sphères. Une sixième sphère doit néanmoins être ajoutée, pour donner une représentation complète des interactions entre l’homme et la nature. Ce qui donne un nouveau système-monde, plus affiné que celui présenté supra, p.114 :

 

 

1) atmosphère

masses d’air

 

2) lithosphère

constituée de la roche mère, mais incluant les facteurs climatiques : chaleur, humidité, électri—cité atmosphérique…

3) hydrosphère

océans, fleuves, lacs…

 

4) biosphère

conceptualisation de la vie, à la surface du globe et dans les océans, conçue comme une totalité ; avec une majuscule, la Biosphère désigne celle de la planète Terre ; apparue en 1875, cette notion n’a jamais cessé d’être sujette à controverses

5) technosphère

ensemble des productions humaines matérielles : industrie, agriculture, production d’énergie…

6) noosphère

ensemble des productions immatérielles de l’esprit humain dont le langage, l’art et la religion[118]

 

 

La notion d’écosphère — ensemble des écosystèmes naturels ou artificiels, présentée en général comme le système qui inclut les quatre ou cinq premières sphères avec leurs échanges, selon les auteurs ou les objectifs de la modélisation —, est une tentative pour rendre compte de l’interdépendance et de l’influence des sphères les unes sur les autres. Car la seule distinction de ces champs de perception ne suffit pas. Plus, elles n’ont pas de sens si on ne les inscrit pas dans un réseau d’interdépendance, basé sur une similitude de comportements (voir supra, cité/cellule, sélection naturelle/machine à vapeur).

Le mot biosphère a été créé par le géochimiste russe Wladimir Vernadsky[119]. Sa rencontre avec Teilhard de Chardin joua un rôle capital dans sa vision cosmique de la vie terrestre.

 

Les quatre premières sphères de ce système-monde se trouvent présentes dans les romances planétaires à partir des années 50 (voir la liste supra, p.50-51), pour une description plausible des planètes exotiques. Le propre du livre-univers est de parvenir à élaborer une écosphère étrangère la plus complète possible avec sa topographie particulière, sa biosphère exotique, ses sociétés humaines ou non.

La technosphère est présente dans la plupart des livres de science-fiction, même si on la voit interagir essentiellement avec la noosphère, dans la problématique classique : “ Quelles sont les répercussions de la science sur les activités humaines ? ” Il revient peut-être au mouvement cyberpunk d’avoir exprimé la science dans un mode d’environnement, même si sa valeur est avant tout esthétique. Dans le domaine du space opera, la technosphère se réduit parfois à quelques objets symbolisant la technologie, destinée à asservir une nature souvent présentée de façon stylisée : le principal apport technologique, dans Le Monde de la mort [120] de Harry Harrison, est relatif à l’armement. Celui-ci est spécifiquement utilisé contre la nature. Beaucoup des éléments technologiques d’Hypérion sont de cet ordre, à commencer par le réseau de distrans, qui nie la nature dans son étendue géographique, de sorte qu’il n’y a plus de distance entre un centre urbain et un autre — ce qui rend les relations entre l’homme et la nature non domestiquée quasi nulles.

La noosphère est une notion introduite par le paléontologue et théologien Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), qui a tenté de concilier le catholicisme et les lois de l’évolution des espèces. Il a conféré une finalité métaphysique à la noosphère, conforme avec ses convictions chrétiennes : il se produit une évolution de la matière qui prend des formes de plus en plus complexes (Le Christ-évoluteur, posth., 1968), l’intelligence humaine suivant elle aussi cette pente jusqu’à un point de spiritualité parfaite, le point Oméga. Si la vie vient de la matière, à son tour la biosphère engendre la noosphère, sphère des êtres pensants et conscients. Arrivée au point Oméga, l’humanité ne sera plus qu’une unité mystique de personnes qui vivront dans un amour mutuel, où le Christ rayonnera.

L’ombre de Teilhard de Chardin plane sur Noô : “ Le mot n’est pas de moi, mais d’un père jésuite que j’ai rencontré en Mongolie ”[121], et sur Hypérion, où il est devenu Saint Teilhard (voir aussi Endymion, p.453). Les IA d’Hypérion mettent en application la recherche teilhardienne du point Oméga, l’Intelligence Ultime, point suprême de spiritualité. Cette référence renvoie chez Dan Simmons à une interrogation religieuse, permanente dans l’œuvre. On ne peut s’empêcher de songer, pour le rapprochement avec la SF en général, au sens quasi religieux du dépassement de l’espèce d’A.C. Clarke dans Les Enfants d’Icare (Childhood’s End, 1950-53 — à la fin, l’homme rejoint le Sur-Esprit et la Terre se transforme en énergie pure après son départ) et 2001, l’Odyssée de l’espace [122] — ce même Clarke qui écrivit la nouvelle antichrétienne “ L’Étoile ”[123], laquelle gagna un Hugo.

Si la philosophie biologique de Teilhard de Chardin a été férocement critiquée par Jacques Monod car “ comparaison n’est pas raison ”[124], et par Gregory Bateson qui lui a reprochée de faire entrer le surnaturel par la petite porte[125], la noosphère est un concept utile pour circonscrire les effets des cultures humaines sur la nature. Ce rapport est présent dans tous les livres de science-fiction, où la validité de la science — ou plutôt de l’idéologie scientiste, ce qui n’est pas la même chose — est remise en cause.

 

 

               2) Le livre-univers, une écologie imaginaire :

 

Héritage de la romance planétaire, le livre-univers présente une (ou plusieurs) écosphère singulière : Soror ou Aequalis, Helliconia ou Dune sont des mondes à part, qui possèdent leur histoire propre. Les catégories ci-dessus servent à les caractériser. C’est au sein d’une science qu’elles ont été définies, l’écologie.

 

a. histoire de l’écologie, du naturalisme au chaos :

Comme la science-fiction, l’écologie est vieille d’à peine un siècle. Fondée aux États-Unis par des botanistes à la fin du siècle dernier, l’écologie a profité des nouveaux concepts apportés par la zoologie dans les années 20 ; puis, la révolution de la biologie moléculaire, pour devenir une science pluridisciplinaire par excellence (on ne peut faire de l’écologie sans faire appel à la botanique, à la géochimie, à l’étude des climats, à l’économie…), jusqu’à l’introduction de la théorie du chaos, dans les années 80.

L’écologie fait partie d’une histoire plus ancienne : celle du rapport de l’homme et de la nature. Avec le triomphe du christianisme en Occident, l’attitude humaine devant la nature est devenue celle du commandement divin :

Soyez féconds, multipliez et remplissez la terre. Soyez la crainte et l’effroi de tous les animaux de la terre et de tous les oiseaux du ciel, comme tout ce dont la terre fourmille et de tous les poissons de la mer : ils sont livrés entre vos mains. [Genèse, 9, 1-2]

La victoire du christianisme occidental sur le paganisme a consacré la séparation et la supériorité de l’homme vis-à-vis de la nature. Cette tradition extrêmement vivace dans l’imaginaire occidental, qui trace une ligne de partage entre l’homme et les animaux — jeu sur la dualité exploité dès le début de la science-fiction avec L’Île du Docteur Moreau (The Island of Dr Moreau, 1896) de H.G. Wells —, cette tradition définit aussi un critère d’ordre chez les humains. Par la métaphore, l’image de l’animalité désigne les primitifs, les fous, les femmes… et une grande partie des extraterrestres de la science-fiction (les Kzinti de L’Anneau-monde [126] sont comparés à de grands chats oranges, les Phagors d’Helliconia sont inspirés de taureaux, les Kihas de Noô de perroquets…). La supériorité de l’homme sera illustrée dans la France du XIXe siècle par l’image des animaux-machines. Au lieu de zoologiser la matière comme le firent les Grecs, Descartes matérialise, ou plutôt géométrise et mécanise l’animal, avant de séparer complètement et métaphysiquement l’homme de l’animal. L’homme ne fait pas partie du règne animal, pas même au titre d’animal raisonnable. Il n’est pas indifférent que Descartes ait été redécouvert précisément à une époque où la Révolution industrielle avait besoin de justifications philosophiques à son pouvoir grandissant sur la nature. Dans son effort de montrer l’homme plongé dans la nature, littéralement enfoui sous elle, physiquement recouvert (les pnéomycoses dans Noô, les symbiotes cruciformes d’Hypérion…), le livre-univers s’affirme comme une manière de réfutation inconsciente de ce préjugé.

Il faut attendre le XVIIIe siècle pour que les êtres vivants soient perçus dans leur spécificité :

Par économie de la nature, on entend la très sage disposition des êtres naturels instaurée par le Souverain créateur, selon laquelle ceux-ci tendent à des fins communes et ont des fonctions réciproques. [[127]]

C’est à la fin du XVIIIe siècle que la nature devient l’objet de la science seule, même si l’anthropocentrisme absolu est toujours de rigueur. Selon Buffon, l’ordre le plus naturel de classification doit juger les animaux en fonction de leur utilité pour l’homme vassal du Ciel et roi de la Terre ; le cheval et le bœuf viennent au premier rang. Les débuts de l’industrialisation s’accompagnent d’une montée de l’idéologie qui pourrait se résumer à la phrase d’Isaac Newton : “ Il faut faire rendre gorge à la nature ”, et qui est représentée dans l’incipit d’une nouvelle de Ray Bradbury, “ Icy, il doit y avoir des tigres ”[128] :

“ Il faut battre une planète à son propre jeu, disait Chatterton. Allez-y et défoncez-la, tuez les serpents, empoisonnez les animaux, asséchez les rivières, purgez l’air de pollen, creusez le sous-sol, arrachez-lui ses secrets, démolissez-la à coups de pioche et tirez-vous de là dès que vous aurez obtenu ce que vous voulez. ” [[129]]

Le XIXe siècle est marqué par une série de ruptures : découvertes fondamentales de Darwin et de Wallace, progrès de la physiologie et de l’analyse chimique, naissance de la biologie, même si le vitalisme reste une croyance partagée par la plupart des savants[130]. La science doit évoluer entre deux nécessités contradictoires : la spécialisation pour approfondir les connaissances spécifiques, et la globalisation indispensable à la compréhension de la marche de l’ensemble. C’est dans un contexte où la confiance dans le progrès a une force extraordinaire qu’est proposé le mot écologie[131]. D’autres mots établissant de nouveaux concepts s’imposent : les biocénoses de Möbius, le microcosme de Forbes, mais les écoles de pensée dominantes ne suivront pas les pistes théoriques de l’écologie et de la thermodynamique. Marx exprime en termes positifs la dévalorisation culturelle et idéologique de la nature qui partout a légitimé l’industrialisation depuis trois siècles. L’écologie rentre en sommeil, jusqu’à la découverte du principe de l’écosystème par Tansley (supra, note 41), qui considère la végétation comme un organisme. L’entre-deux guerres est l’âge d’or de l’écologie théorique. Les schémas systémiques (comme celui qui définit le système-monde) s’affinent, les espèces vivantes ne sont plus étudiées séparément les unes des autres. Dans les années 60, Howard Odum popularise le parallèle entre faits naturels et faits sociaux, où le même principe d’optimisation de l’usage des matières premières et de l’énergie est à l’œuvre.

Dans les années 70, biogéographie, écologie et évolution se mêlent au sein du modèle de l’équilibre dynamique, qui a pour conséquence une description de la nature abolissant la séparation du vivant et de l’inerte — le noôzôme, ainsi que certaines espèces inventées par Stefan Wul, illustrant parfaitement cette tendance à dissoudre des frontières que l’on tenait pour acquises. C’est durant cette période que le médecin britannique James Lovelock énonce l’“ hypothèse Gaïa ”, du nom de la divinité grecque de la Terre. Cette hypothèse envisage la Terre comme un superorganisme unique, organisé et autonome, constitué de différents sous-systèmes (atmosphère, biosphère…). Sa théorie a été victime d’une dérive métaphysique, et son accaparement par le mouvement new age a récemment poussé des chercheurs anglais à s’en démarquer en créant la géophysiologie, champ d’étude des interactions entre la vie et le reste de la terre.

Le dernier stade de l’évolution de l’écologie a été franchi par une conférence prononcée en 1985 par Robert May, un transfuge de la physique théorique[132] ; elle a introduit des thèses regroupées sous la dénomination de théories du “chaos déterministe” (voir supra, p.110).

Qu’en est-il de l’écologie en France ? L’hégémonie américaine et l’état de crise permanent de l’écologie scientifique française a relégué cette science au dernier rang de la hiérarchie qui a force de loi dans notre pays ; la SF politique française des années 70 et 80 — la Cie en est un bon exemple — trahit bien cet état de fait, en confondant écologie et mouvement politique de l’écologisme[133].

 

 

b. l’écologie, de la science-fiction en général au livre-univers en particulier :

On trouve dans l’écologie beaucoup des soucis qui feront plus tard des thèmes de prédilection de la science-fiction. En 1925, Vernadsky, le concepteur de la biosphère, a rêvé de pouvoir utiliser l’énergie solaire directement, sans l’intermédiaire végétal, pour créer l’abondance alimentaire et énergétique. Ce type de spéculation relève sans ambiguïté de la science-fiction. Inclure ou non l’humain dans les flux du monde vivant conçu comme une totalité, voilà qui a été dès l’origine et qui demeure une question essentielle de la science écologique, et de livres-univers comme Noô, Dune ou Helliconia. Jules Verne, vers la fin de sa vie, met en garde contre la chasse abusive de la baleine (Le Sphinx des glaces, 1897), signale la pollution causée par l’industrie pétrolière (Le Testament d’un excentrique, 1899), dénonce le massacre des éléphants (Le Village aérien, 1901). Dans les années 30, H.G. Wells considérait l’écologie comme l’extension de l’économie au monde vivant.

L’inévitable intervention humaine est-elle devenue nécessaire aux équilibres des écosystèmes (Cie) ? Jusqu’à quelles limites l’homme, première force écologique planétaire, peut-il utiliser et altérer la nature (Dune) ? Quel est l’avenir du globe, à l’heure des dérèglements climatiques dus à la pollution et à la dégradation des ressources naturelles ? Questions qui n’ont cessé de se poser dans l’écologie comme dans la science-fiction. Dans Dune, l’activité humaine conduit à la transformation de plusieurs planètes : Arrakis, qui devient un désert, puis une planète verdoyante, puis enfin un astre mort par l’action humaine ; la planète du Chapitre, devenue désertique par des terra-ingénieurs au service du Bene Gesserit. Dans Hypérion, des planètes entières sont mises en culture, pour l’approvisionnement du centre administratif — situation comparable aux métropoles contemporaines, constituant des gouffres d’eau et de nourriture ; le fleuve Téthys coulant entre les mondes symbolise une pseudo-nature, au service du seul l’agrément humain, destinée à disparaître avec la technosphère qui lui a permis d’exister.

Beaucoup considèrent que la science-fiction moderne est née le 6 août 1945, date de l’explosion, au-dessus d’Hiroshima, de la première bombe atomique. C’est-à-dire qu’elle est née sur un questionnement d’ordre écologique. L’idée s’imposa définiti­vement, avec l’explosion de la bombe à hydrogène en 1952 dans les îles Marshall (on trouvera symbolique qu’Herbert ait publié sa première histoire cette année-là), que pour la première fois de son histoire, l’homme disposait du moyen de détruire entièrement son espèce, et toutes celles portées par le globe.

Préoccupations écologiques dans le motif des arches stellaires, gigantesques vaisseaux spatiaux recréant des biosphères entières, ainsi qu’au travers de thèmes liés à la fin de l’humanité (disparition d’une ressource naturelle, changement brusque du climat, épidémie, catastrophes écologiques diverses) ou à sa relativisation dans le monde vivant (par le thème du mutant qui le replace dans l’évolution, ou l’irruption d’espèces extraterrestres) : “ La science-fiction peut plus sûrement que dans d’autres domaines prétendre à une certaine précogni­tion ”[134]. Un peu plus loin : “ Seuls, ou à peu près, des écrivains de SF ont entrepris d’expliquer sur le mode esthétique qui est le leur, cette étrange collusion ”[135]

Humanité et demie (Half Past Human, 1971) de T.J. Bass, est un autre exemple de motif écologique, qui prolonge jusqu’à son affreuse conclusion la logique d’expansion illimitée de Malthus. L’humanité a conquis la surface entière de la Terre. Elle s’est transformée et divisée en deux espèces : les Néchiffes à quatre orteils qui habitent d’immenses cités fourmilières. (Le domaine souterrain semblant être une constante dans les grands cauchemars écofascistes.) Au nombre de trois trillions, ils mènent sous terre une existence programmée d’hommes-insectes asexués. Les Agrimaches cultivent pour eux les champs et ont éliminé toute forme de vie inutile. De l’autre, une poignée de Broncos, errant librement à la surface mais traqués comme des parasites par les chasseurs Néchiffes. Ce sont des humains sauvages à cinq orteils. Le Meilleur des mondes (Brave New World, 1932) d’Aldous Huxley et La Ruche d’Hellstrom (Hellstrom’s Hive, 1973) de Frank Herbert sont deux autres exemples d’écofascisme. L’avatar récent le plus remarquable est Le Souffle du cyclone (Voice of the Whirlwind, 1987) de Walter J. Williams, qui décrit une espèce extraterrestre, les Puissances, dont l’organisation socio-biologique combine les avantages de la ruche et ceux de la sélection naturelle interne.

Le cinéma, dans son processus perpétuel de recyclage des méthodes et thèmes littéraires, a suivi la tendance écologiste, dans l’adaptation d’œuvres existantes, telle la fable écologique Soleil vert [136], ou dans son esthétique :

Le réel triomphe du cinéma récent de SF a été l’introduction de la saleté et, avec elle, une impression d’authenticité. Les vaisseaux spatiaux et les stations dans les Aliens, par exemple, sont extrêmement sales — mais nous les apprécions d’autant plus. Mais le cinéma de SF n’a jamais eu beaucoup de rapports avec le monde réel. La planète Terre n’est pas un décor. La pollution nous tue. [[137]]

La malpropreté donne effectivement une impression d’authenticité, pour une raison simple : c’est que la vie produit des déchets et s’en nourrit. Les équipements soumis au temps se dégradent, l’environnement confiné des stations ou des vaisseaux s’altère naturellement. C’est la raison essentielle pour laquelle l’image d’un film comme 2001, l’Odyssée de l’espace (1968) paraît datée. Il semble que la notion d’environnement fasse désormais partie intégrante de la SF moderne.

Quant à l’“ hypothèse Gaïa ”, dont l’idée n’est pas neuve puisqu’elle n’est pas étrangère à un certain mysticisme qui voit dans la terre un être pensant, la science-fiction l’a déclinée de multiples façon : en imaginant un océan pensant dans Solaris (Solaris, 1961) de Stanislas Lem, une planète féminine dans la nouvelle de Ray Bradbury “ Icy, il doit y avoir des tigres ”[138]… Dans le livre-univers, le concept n’est pas absent : le noôzôme est interprété, de façon symbolique et superstitieuse, comme un réservoir de pensées archéennes. Quant à Aldiss, la dette envers le créateur de la théorie, Lovelock, est explicite dans Helliconia (III-507, remerciements).

 

De part leur fonction de créateurs de mondes, les auteurs de livres-univers ont une vision écologique qui leur est propre.

1°) Dans Noô, la vision proprement scientifique prédomine. Noô montre des écosystèmes parmi les plus complexes qu’aient donné à lire la science-fiction. Les termes biologiques, botaniques, zoologiques fourmillent. Comme s’ils n’étaient pas assez nombreux, Stefan Wul en crée, illustrant par le langage que la vie est source perpétuelle d’inventions et de combinaisons. Cette écologie ressemble assez à celle du début de ce siècle, qui consiste avant tout à recenser des espèces, parfois insérées dans des “ leçon(s) de choses ” (Noô, I-53).

La vision politique est cependant loin d’être absente, Noô est un livre de son temps. Si la société industrielle, sur Soror, n’a visiblement pas les mêmes problèmes que les sociétés occidentales de la Terre, c’est que son histoire est différente. À l’inverse de ces dernières, son développement technologique est multiséculaire — il est question de “ XXXVe siècle ” (Noô, I-112) — et elle n’a pas connu de révolution informatique récente. Ses modes de fonctionnement apparaissent plus écologiques, plus proches de la nature[139]. La cité ne ronge pas la campagne, mais au contraire semble prolonger la jungle, en colonisant l’espace vertical. Grand’Croix est une ville aérienne, assez proche de la “cité idéale” de l’entre-deux guerres. Soror montre en tout cas une civilisation futuriste (elle n’existe pas encore) radicalement différente de la nôtre et des expressions comme “course au progrès”, “déchets toxiques”, “pollution planétaire” n’y ont pas leur place. Brice, de retour sur Terre, juge ainsi la société moderne, qu’il a quittée en 1938 pour revenir un demi-siècle plus tard :

Je n’aime pas ces forêts nauséabondes, ni les gigantesques pyramides d’ordures métalliques et de véhicules qui, lancés du haut des airs, souillent les carrefours de la jungle ou transforment les torrents en cascades de rouille et d’immondices. [Noô, II-208]

Des vaisseaux spatiaux sillonnent le système solaire d’Hélios, mais les centrales nucléaires y sont inconnues ; au lieu de cela, une éponge de verre — précurseur de l’application des matériaux supraconducteurs ? — logée sous les combles ravitaille les maisons en électricité domestique.

2°) Dune est l’ancêtre fondateur de l’écologie en science-fiction. Certains exergues pourraient avoir été tirés d’un manuel d’écologie, et le premier personnage historique d’Arrakis est le planétologue Pardot Kynes, un écologiste dont l’histoire est racontée dans l’appendice I en fin de Dune. L’auteur s’est inspiré, pour sa vision de la science, d’écologistes tel Paul B. Sears. Frank Herbert a du reste rassemblé une anthologie d’articles sur l’écologie de portée philosophique et pratique, intitulée New World or No World (1970, non traduit). Avec les bénéfices que lui ont rapporté Dune, il a développé à Port Townsend, dans l’État de Washington, une ferme expérimentale de 2,5 hectares fonctionnant sur des apports énergétiques minimaux. Les positions de Frank Herbert vis-à-vis de l’écologisme se retrouvent dans le discours, et l’intrigue même, de ses romans.

Je ne suis pas très intéressé par l’écologie “ pure et dure ”. Mais j’aime rêver à une vie meilleure. Ceux qui, de par le monde, prennent les décisions, ne veulent pas que l’on rêve. D’autre part, nous ne pouvons faire autre chose. Nous ne sommes pas en position d’organiser une révolution violente. C’est une chose du passé. [[140]]

Frank Herbert a recours à l’analyse énergétique pour laquelle, selon le dicton américain qu’il a fait sien, il n’y a pas de déjeuner gratuit (“ There ain’t no such thing as a free lunch ”), c’est-à-dire que les générations futures paieront le pillage énergétique de la génération actuelle. Ce que regrette l’auteur et qu’il réalise dans Dune, c’est l’absence de projet écopolitique à long terme, par des idéologies en plein effritement.

Bien sûr, une science-fiction ne peut s’empêcher d’être politique. Cela ne veut pas dire qu’elle ne se trompe jamais. (…) Des inventeurs se sont parfois inspirés de mon propre travail, des technocrates ont pris des idées chez moi et les ont réalisées. La même chose est arrivée à Arthur Clarke. ” [[141]]

Bien qu’il se méfie de l’écologisme, l’auteur ne se situe donc pas “hors du monde”, contrairement à Brian Aldiss dont les motivations sont moins politiques que philosophiques et morales.

3°) Helliconia : la forme même de la démonstration de Brian Aldiss est de nature écologique : sont montrées deux espèces en compétition dans un même milieu, isolé comme une île (qui est un lieu d’étude privilégié des écologistes), dont on observe la coexistence ; ce milieu varie au cours du temps et avantage alternativement l’une ou l’autre espèce. L’espèce favorite de Brian Aldiss est l’humanité, c’est elle qui, de loin, est historiquement la plus traitée. L’intérêt d’Aldiss est aussi, surtout, d’ordre moral. Il confère un sens élargi à l’empathie, ordinairement réservée aux relations interhumaines, de lien de compréhension entre la noosphère et la biosphère. Cette empathie, morale chez Aldiss, poétique chez Wul, matérialiste et scientifique chez Herbert, paraît aujourd’hui de bien peu de poids face aux motivations économiques fondées sur l’immédiateté des sociétés capitalistes actuelles — non seulement nos sociétés industrielles qui ont mis la planète au pillage, mais aussi toutes celles ou presque depuis le paléolithique. Aucune société ne s’est jamais fondée sur l’altruisme, aucune n’a jamais été écologiquement neutre.

4°) Les convergences de l’écologie et de l’œuvre de G.-J. Arnaud passent par l’écologisme, l’auteur ayant été “ à la fois gauchiste et écologiste (…) de 1968 [jusqu’] à l’après Malville ”[142].

J’ai été très longtemps un “ vert ” acharné. Maintenant, je milite moins. Mais j’ai utilisé dans ma série toutes les formes d’énergie que j’ai eu l’occasion de connaître, par exemple les digesteurs de matières organiques, les éoliennes, les pompes à chaleur, etc. [[143]]

Les expériences de retraitement naturel évoquées ici ne sont pas loin de celles réalisées par Frank Herbert dans sa ferme écologique à Port Townsend. Mais l’écologie de la Terre de G.-J. Arnaud, présentée comme une “économie de la nature”, est très proche du réductionnisme énergétique de H.T. Odum :

L’écologiste devient le superintendant du grand magasin de la nature auquel viennent s’approvisionner les consommateurs affairés des sociétés modernes. La monnaie n’est que l’image commode des flux réels, dont le comptable-écologiste tient un budget rigoureux, dans le langage universel de l’énergie. Nature et société sont les deux acteurs de l’échange généralisé, répertorié dans ce nouveau livre de comptes écologiques, avec recettes, dépenses, et affectations aux différentes postes d’entretiens (…). [[144]]

Cette écologie gestionnaire sous-tend l’économie des Compagnies. Dénoncée comme rétrograde, elle n’en conditionne pas moins les sociétés humaines fondées sur l’exploitation systématique de troupeaux de phoques et de baleines — à l’exception d’une seule, les hommes-Jonas. Le facteur d’évolution joue dans le même sens, transformant les phoques en “ outres d’huile ” géantes. L’une des monnaies utilisées est la calorie, unité de mesure de quantité de chaleur et de valeur énergétique des aliments.

5°) Quelle place Dan Simmons accorde-t-il à l’écologie et à ses processus ? Dans Hypérion, peu en apparence. La figure du gritche illustre parfaitement le courant de pensée évolutionniste traditionnel de sélection naturelle et de survie du plus apte issu de l’économiste Herbert Spencer, très puissant aux États-Unis, où n’intervient aucun autre processus que la prédation : le gritche, c’est le prédateur ultime dans ce qu’il a de plus absurde, puisqu’il est sans concurrent. C’est pourquoi il fascine tant : modèle dépassé, qui ne “fonctionne pas” au niveau écologique, il est devenu mythique. Il est intéressant de noter l’aspect machinique du gritche, entre le robot et le samouraï : yeux comme des diodes rouges ; carapace, lames et tendons de métal chromé. Le gritche est une machine vivante. Sa taille et ses quatre bras en font une quasi divinité tueuse (il y a d’ailleurs, près des Tombeaux du Temps, le Palais du Gritche, sorte de temple dont l’architecture se réfère à l’anatomie et à la fonction du gritche). Mais une divinité scientifique : le gritche est une machine à tuer parfaite, devant laquelle plie même le déroulement du temps — bref, un triomphe matérialiste.

À l’opposé de la prédation, la symbiose est la coexistence bénéfique entre plusieurs espèces différentes. Un des premiers textes sur ce thème écologique, “ Red Shards on Ceres ”[145] de Raymond Z. Gallun décrit un protoplasme conscient protégeant l’environne­ment intérieur d’un astéroïde en symbiose avec une espèce domestique. Sur un monde marin de Créateur d’étoiles [146], des arachnoïdes-poissons sont chevauchés par des crabes-araignées. On trouve également la symbiose, souvent involontaire, d’un animal et d’une plante à la fin de Terminus 1 (1958) de Stefan Wul, mais surtout dans Le Monde vert d’Aldiss, où plusieurs cas de symbioses sont développés.

Symbiose mentale enfin, avec par exemple “ Le Frère silencieux ” (“ Silent Brother ”, 1955) d’Algis Budrys où l’homme gagne des pouvoirs régénérateurs et une intelligence supérieure.

Dans aucun de nos livres-univers, la Cie (les hommes-Jonas) exceptée, ne se trouve de symbiose harmonieuse. Les cruciformes d’Endymion et les pnéomycoses de Noô (voir l’index) constituent néanmoins des cas intéressants, car ils modifient le paradigme humain en leur offrant à chacun un pouvoir incommensurable : les cruciformistes immortels nous sont aussi étrangers que des mutants (les thèmes de la symbiose et de la mutation sont équivalents), et Wul pose la question, au sujet des mycosés : “ Étaient-ce encore des hommes ? ” (Noô, II-36). Les pnéomycoses apparaissent d’ailleurs comme un agent de pantropie[147], en permettant à l’homme de se répandre dans les milieux les plus extrêmes.

 

c. le modèle écosystémique de la Terre et son traitement dans le livre-univers :

Dans le livre-univers, toutes les planètes ne sont pas traitées, loin s’en faut, de la même manière. Certaines sphères du modèle écosystémique sont plus favorisées que d’autres. Doit-on juger de la pertinence d’un univers en fonction du degré d’élaboration de chacune des sphères, des “strates” de réalité ? Cette catégorisation doit être considérée comme un outil plutôt que comme un étalon de jugement de qualité d’une œuvre. En tout cas, une évaluation même grossière nous donne des indices sur la culture et les intentions, naturalistes et/ou esthétiques, des auteurs :

1°) Ce qui est privilégié dans Noô est la biosphère. D’une part l’invention : sur environ quatre cents néologismes recensés, près de la moitié sont consacrés à la faune et à la flore micro et macroscopiques ; d’autre part la prééminence des environne­ments naturels dans le déroulement du récit : marécage, jungle, savane, mer… Stefan Wul se donne tous les moyens de “faire monde” et aucune sphère n’est délaissée, y compris la lithosphère, puisque l’auteur est allé jusqu’à dessiner dans ses carnets préparatoires un schéma géologique de Soror — sans compter tout un jargon imaginaire ayant trait à cette science[148]. Quant à la noosphère, elle compte une centaine de néologismes ayant trait à la “ psychobernétique ”, au “ mérilisme ”, à la religion[149]. On peut prétendre sans trop s’avancer que Noô rivalise avec Dune pour la création d’un monde la plus complète qu’a produit la science-fiction.

2°) Dans Dune, œuvre marquée par une approche philosophique écocentriste (qui s’oppose au technocentrisme d’Hypérion ou de la Schismatrice), la technosphère est presque absente en dehors d’objets spécifiques à la survie ; une importance accrue est donnée aux autres sphères. L’imbrication de la biosphère et des sphères non-vivantes est remarquable, jamais il n’est question de ver géant sans qu’il ne soit fait mention de son milieu de vie, le sable, et son pendant, l’eau. L’auteur est précis jusque dans la composition de l’air (Dune, I**-366), et des courbes de température. Mais c’est dans la noosphère, enjeu du pouvoir suprême où se définit, au fond, la tessiture du réel (la réalité perçue, donc celle de la religion[150]).

3°) L’opposition écosphère-noosphère est l’argument principal d’Helliconia, et résume le “ drame humain ” qu’est son divorce avec la nature (annoncé dans la préface du t. I, mais surtout développé dans le dernier tome), en plaçant l’enjeu sur le terrain de la communication. Il s’agit d’un dialogue rompu.

4°) Dans Hypérion, la technosphère prédominant, il est normal qu’elle se révèle l’enjeu véritable de l’histoire, c’est-à-dire : à qui profite réellement le réseau de distrans qui dessert tous les mondes du Retz. Ce rapport énergétique est de nature écologique, même si la nature est réduite à la portion congrue. Le problème politique n’est par ailleurs pas totalement évacué, et le réquisitoire écologiste du Consul contre l’humanité est l’occasion d’une nouvelle analogie biologique :

— Nous nous sommes répandus dans la galaxie comme des cellules cancéreuses à l’intérieur d’un organisme vivant. Nous nous multiplions sans tenir compte des innombrables formes de vie qui doivent mourir ou nous laisser la place pour que nous puissions nous reproduire et tout envahir. Nous éliminons sans pitié toutes les formes de vie intelligentes qui pourraient rivaliser avec nous. (…) Toute l’écologie de Garden a été détruite, Duré, pour que quelques milliers de colons humains puissent vivre là où des millions de créatures autochtones avaient prospéré avant eux. [Hypérion, II-403]

Une liste des formes de vie intelligentes exterminées est donnée peu avant, II-368. Ainsi que, peut-être, la justification de la fin de l’humanité, justification écologique : “ Tous ceux qui ont hérité des péchés d’Adam et de Kiev [la création du mini-trou noir à l’origine de la destruction de la Terre] doivent subir les conséquences de l’assassinat de leur propre planète et de l’extermination des autres espèces ” (Hypérion, II-368). La conclusion d’Hypérion précise le discours général, qui poursuit, sans le passéisme d’un Ray Bradbury, le thème classique de l’asservissement de l’homme par la machine (ici les IA). Sujet écologique s’il en est.

Dans la suite d’Hypérion est pressentie une “métasphère” (III-299) qui engloberait les six sphères du modèle systémique. L’Avènement d’Endymion apportera certainement une réponse claire à ce qui demeure un mystère.

 

 

 

               3) Limites de l’analogie systémique :

 

Un premier bilan nous amène à constater que la représentation du système du monde constitue un discours caché au cœur du livre-univers. Il convient d’abord de fixer les limites de l’analogie, qui sont celles d’une formalisation. Cette application d’une analyse de nature scientifique au matériel littéraire doit rester à l’état de comparaison, de commodité. Et cette comparaison n’a de sens qu’avec des œuvres relevant du space opera ou assimilé — la Terre de G.-J. Arnaud étant assimilée à une terre étrangère. C’est la condition de validité, qui définit le degré d’universalité de cette typologie.

Comme toute œuvre d’art, le livre-univers fonctionne à différents niveaux. L’analyse systémique, dont le présent texte ne présente que quelques aspects, explore un de ces niveaux et ne saurait supprimer les autres dimensions de la recherche ; au contraire, elle tend à les intégrer, en se complétant d’autres analyses — narratologique, morphologique ou psychanalytique, pour ne citer qu’elles. Cette approche n’est pas l’aboutissement d’une réflexion, mais le point de départ d’une recherche.

Il ne s’agit pas non plus de déboucher sur une fiction (le système en tant qu’essence) venant se plaquer sur la fiction littéraire : ce serait couper les liens avec les éléments, et amoindrir ce que le système sert justement à renforcer. Sans la chair qui constitue la structure, celle-ci n’est rien, n’a ni source ni descendance. Les livres-univers sont avant tout des romans, des actions en marche, dont la fiction est le moteur, et l’imagination le combustible. Car il faut prendre garde d’oublier la part littéraire : la psychohistoire n’est pas la dianétique, elle est à prendre, comme le noôzôme, comme une virtualité, une création de fiction. Il en va de même de tous les autres éléments du roman, que l’on ne peut traiter comme le simple reflet d’une réalité qui, au fond, n’existe pas.

 

 

      B — Le problème de la logique et de l’ima­gination

 

Le livre-univers résulte d’un processus créatif mettant en jeu la logique et l’imagination : la logique, dans la spéculation intellectuelle qui caractérise tout récit de science-fiction, et qui garantit la cohérence du monde décrit ; l’imagination, que traduit l’originalité du monde et celle de ses ingrédients. Ce double centre peut être caractérisé en comparant la forme de logique et le statut de l’imagination dans le livre-univers, avec leur forme et leur statut dans la conception occidentale du monde.

 

 

               1) Cartésianisme et pensée causale :

 

a. la révolution cartésienne :

La création d’un monde, telle est la démarche liminaire à la création d’un livre-univers. Création, ainsi qu’on le verra dans la dernière partie, fortement liée à la conception du monde en vigueur dans la société où est né l’auteur.

En Europe mais spécialement en France, la conception cartésienne s’est imposée à partir du milieu du XIXe siècle comme évangile de la science classique. C’est une erreur historique d’assimiler le cartésianisme et la rationalité, à la logique cohérente, à la rigueur intellectuelle. Émile Zola, se fondant sur un postulat scientifique erroné, a fait œuvre rationaliste, cohérente et justifiée pour les gens qui, à son époque, affichaient des croyances rationalistes. À l’inverse, Jean-François Revel a montré ce qu’avait de confus la Méthode, fondée sur un “bon sens” forcément subjectif et une métaphysique dogmatique. Le Discours de la méthode (1637) est le premier classique de la philosophie moderne en ce que, séparant science et philosophie, il a instauré une nouvelle organisation du savoir à l’intérieur de la philosophie. Cette organisation écarte l’imagination “ maîtresse d’erreur et de fausseté ” ; selon la Méthode, il faut d’abord disposer d’une évidence, ensuite mettre de l’ordre dans les raisons[151].

Cette philosophie qui a profondément influencé notre conception du monde, qu’en reste-t-il aujourd’hui ? La théorie cartésienne découle toute entière d’une hypothèse métaphysique qui est la séparation de l’esprit et de la matière. L’animal est une machine, l’homme est un homme déduit, construit à partir de deux substances primitives : l’étendue et la pensée. Pour Descartes, toute connaissance découle de causes premières (constantes, Principes de validité éternelle) formant un système définitif, complet de la réalité, fixé une fois pour toutes. Ce système n’admet donc pas l’intervention déterminante de variables, ou que des variables deviennent constantes, tout en ayant été fixé au départ, au point de création. Est éliminé de fait le facteur temps, indispensable à l’élaboration d’un système vivant comme à l’existence du livre-univers.

Le dualisme chrétien de Descartes livre le monde matériel à la physique ou, plus exactement, à la mécanique mathématique (“ la nature est écrite en langage mathématique ” affirme déjà Galilée dans son Saggiatore, 1623), et l’âme spirituelle rationnelle à la métaphysique. Si sa pratique est matérialiste, sa théorie, qui sépare esprit et matière, est idéaliste ; son “ Cogito ergo sum ” est un axiome qu’il faut accepter comme proposition de foi, préalable à toutes les vérités évidentes, et qui se conclut à l’existence de l’âme comme substance spirituelle et à l’existence de Dieu, sur laquelle se fonde celle du monde matériel. “ La connaissance de Dieu conduit à la connaissance détaillée de l’univers, tout le cartésianisme est dans cette conviction ”[152].

Un des révélateurs de la dualité platonicienne, de la dichotomie même, corps-esprit (matière-esprit, corps-âme) dans la science-fiction est l’idée des descendants de l’homme décrits comme des cerveaux géants plantés sur des corps rachitiques, au tronc et aux membres atrophiés. Leur tête dépourvue de cheveux, à la mâchoire rétrécie et édentée, présente une piètre et absurde victoire de l’intellect sur la chair, le premier ne pouvant, dans cette optique dualiste, se développer qu’au détriment de la seconde. “ The Man who Evolved ”[153] d’Edmond Hamilton présente le stade ultime et parfaitement irrationnel de cette évolution dualiste : un gigantesque cerveau nu et tout-puissant, symbole au fond de l’incapacité de cette conception à donner une image plausible du futur.

 

La vision dualiste (concernant l’esprit humain, on songe également au dualisme de Pascal, opposant raison et passion, ou, sur le plan moral, au manichéisme), traduit une approche simplifiée du monde, en accord avec la période manufacturière des civilisations occidentales, approche aujourd’hui insuffisante. L’on sent bien, par exemple, ce qu’a de superficiel un jugement purement moral du monde de Dune, ou un jugement politique de celui de Noô.

 

b. la logique causale :

Selon le principe de causalité, tout fait a une cause, les mêmes causes dans les mêmes conditions engendrant les mêmes effets. Ce concept a dominé l’histoire de la pensée scientifique occidentale jusqu’à ce que se développe, à l’intérieur et entre les disciplines scientifiques, l’idée de système et de non-linéarité.

Dans la perspective causale, “ comprendre signifie sim­plifier ”[154]. Le seul principe de causalité ne rend pas compte de la réalité, comme le raille aimablement la fable de l’âne en exergue dans Dune, V-378.

Dans la Méditation Troisième (Meditatio tertia, 1640), Descartes part du principe qu’il ne peut pas y avoir davantage dans l’effet qu’il n’y a dans la cause. La récupération laïque de sa métaphysique a évacué la divinité comme source de tout mouvement et de toute causalité, pour amener la causalité à la toute-puissance d’un monde machinisé. Là où la SF se préoccupe le plus de rapport de cause à effet, c’est dans le paradoxe temporel où les liens de causalité sont tiraillés jusqu’à parfois se rompre. Ainsi dans Le Voyageur imprudent de Barjavel (1943-44), le héros voyageant dans le passé est amené à tuer son grand-père, de sorte qu’il n’existe plus, et ne peut donc pas se tuer, etc. Les contorsions de William Tenn, de Robert Heinlein ou Stefan Wul ont suscité parmi les meilleures productions de l’Age d’Or. Elles montrent que la logique intemporelle est un modèle incomplet du rapport causal : lorsque la séquence causale est circulaire, on aboutit à des paradoxes car la causalité ne fonctionne pas à rebours[155].

L’approche systémique de la réalité se fonde sur un niveau d’abstraction global, de l’ordre de la Gestalt, plutôt que sur de simples notions causales.

Pourquoi les auteurs de livres-univers font-ils appel à la notion de système, invoquée parfois comme un leitmotiv, ainsi que le montre l’introduction de cette partie ? D’abord, l’élaboration d’un univers entier, de personnages et de peuples aux intérêts contradictoires, rend sensible à la notion de globalité. L’auteur de livre-univers se trouve face à la création d’un monde nouveau, qu’il lui faut exploiter sans l’épuiser (du point de vue de la lecture). On a vu dans la première partie qu’une intrigue fondée sur un type logique de rapport de causalité — du genre policier : le monde recèle un mystère qu’il faut éclaircir — ce type logique, s’il convient parfaitement à l’intrigue romanesque, ne sert guère le monde imaginaire, qui se trouve résolu et donc dépouillé de tout intérêt.

Le concept systémique est un autre type logique, d’un ordre supérieur : le mystère que recèle le monde (le secret de l’épice, ou l’origine du noôzôme) ne sera plus que l’une des règles du monde. Une parmi d’autres peut-être, à éclaircir. Et son éclaircissement, qui débouche souvent sur des modifications de la valeur de la règle, met à jour de nouvelles variables, d’ordre économique, politique ou autre, à leur tour sujettes à des tensions qui déséquilibrent le monde, etc. La boucle peut se révéler sans fin — c’est la leçon de Dune. Dans Noô, la mort de Jouve n’entraîne pas la mort symbolique — l’achèvement — du monde. Dans Dune, celle de Paul ou de l’Empereur-Dieu, pas celle de l’univers. Les règles causales se révèlent insuffisantes dans le processus de création du livre-univers. Dès lors, la complexité prend un nouveau visage et répond au fait que plus il y a de composants, plus les niveaux de contrôle, dans les couches du système-monde, sont nombreux et variés — et plus le monde paraît structuré et cohérent, donc vraisemblable.

Un exemple bien connu, le noôzôme. Toute seule, cette idée, pour amusante qu’elle soit, ne paraît guère vraisemblable : des corpuscules de pensée émanés d’une substance inanimée, comme de l’uranium irradiant des neutrons — presque du fantastique. C’est pourquoi l’auteur tisse un réseau de correspondances à travers trois couches, une trame élastique qui soutient toute l’idée, la fait paraître non seulement vraisemblable, mais nécessaire. Car Noô sans le noôzôme, ce n’est plus Noô !

 

 

               2) L’imagination :

 

Le mot “ imagination ” désigne, dans la langue française, une production mentale de représentations sensibles, distincte de la perception sensorielle de réalités concrètes et de la conceptuali­sation d’idées abstraites. L’imaginaire rapporte l’imagination à la catégorie particulière des fictions.

Les idées se surajoutent au thème principal, cela vient au bout de l’imagination ou de la plume, vous ne savez pas pourquoi (…). Vous partez d’un thème donné et ça fiche le camp par la tangente, vous ne savez pas pourquoi. En réalité, il y a un petit détail qui fausse tout dès le départ : comme vous avez extrapolé [à partir d’un fait réel], vous faussez l’action, et au fur et à mesure qu’elle progresse, vous vous écartez et arrivez à cent lieues du point de départ et du point d’arrivée que vous aviez prévu d’ailleurs, parce que ce point d’arrivée, il fallait l’originaliser. [[156]]

Pour Stefan Wul, l’imagination est un mode de travail, le point de départ de la création de ses mondes. Il avoue avoir écrit beaucoup de ses romans les plus originaux de cette manière, sans plan préconçu, en laissant son imagination vagabonder.

Dès Aristote, l’imagination est considérée comme une condition sine qua non de la pensée. L’auteur de la Poétique étudie, dans le traité De l’âme, la fonction intermédiaire et médiatrice de l’imagination : l’image, sensation affaiblie, est la condition de la mémoire. Dans Sur la mémoire et la réminiscence, il généralise cette assertion : l’homme a besoin d’images pour penser dans le temps ce qui est hors du temps.

La confusion sémantique règne sous cette appellation singulièrement plate et pauvre, qui cache des activités multiformes. Comme le note Henri Peyre, “ il nous manque une histoire sémantique du mot [imagination] et sans doute, à travers le mot, du concept ”[157], contrairement à la langue du grec ancien qui distinguait six termes correspondant à six types d’activités mentales relevant de l’imagination. En anglais, la dualité nominale de fancy et d’imagination se retrouve dans les deux expressions verbales : to fancy qui se rapporte plutôt à l’aptitude de former des images illustratives et reproductrices, et to imagine, qui désigne davantage le pouvoir de donner consistance à des fictions. Les termes allemands ne manquent pas. En France, bien que très étudiée depuis un siècle, l’imagination est plutôt mal lotie[158].

Réduite dans le roman traditionnel français à un rôle décoratif, souvent critère le plus bas dans l’évaluation qualitative d’un roman, l’imagination créatrice est au cœur du livre-univers. Dans cette section, il sera question des images psychiques relevant de l’invention, définissant une imagination spéculative où entrent en jeu des processus de combinaisons, de décalage, d’analogie, etc., processus non pas conscients mais intuitifs. Cette activité se traduit de façon qualitative, par l’originalité dans la conception du monde, et quantitative, par la profusion des constituants et la complexité des règles.

 

a. la dévaluation classique de l’imagination dans la science et dans l’art :

Cette dévaluation trouve une source historique dans la philosophie platonicienne (la vertu délivre de tout ce qui en l’âme est insensé). Elle se concrétise véritablement à l’époque de la Renaissance, avec la déperdition de la fable, récit fictif conçu pour amener au sens caché des choses de la nature, alors véhicule privilégié de l’imaginaire sous forme allégorique. La logique démonstrative tend à s’imposer. Certains philosophes tel Leibniz se sont élevés contre la tradition philosophique de dualisme séparant connaissance rationnelle et imagination, en reconnaissant la nature syncrétique des idées.)

L’homme est titulaire de la Raison Universelle. Pour Descartes, l’imagination ne saurait avoir droit de cité dans la science, elle ne saurait être porteuse de quelque vérité que ce soit. D’abord parce qu’elle est abstraction pure et échappe à la volonté, l’imagination est un danger pour la raison ; l’homme enclin aux chimères se berce d’illusions. Mais aussi pour un autre motif : parce qu’elle “ appartient donc à l’esprit, et cependant elle utilise l’image, c’est-à-dire quelque chose qui n’appartient pas à sa propre essence, mais à celle du corps ”[159]. L’imagination, pont entre le corps et l’esprit, demeure un mystère pour le philosophe qui n’a cessé, par la suite, de lui attribuer un rôle subalterne (règles XII et XIV de la Méthode).

En Angleterre, Samuel Butler (1612-1680) assigne aux poètes l’imitation de la nature, compromise par la déviation imaginaire qui “ représente les choses autres qu’elles ne sont dans la Nature ”[160], raillant ceux qui développent des représentations extravagantes. De la science à l’art, il n’y a qu’un pas que la hiérarchisation des genres littéraires en France va franchir au XVIIe siècle, en cantonnant l’imagination dans des genres non valorisés, telle la comédie (dont les règles sont fixées depuis Aristote). L’imagination est reléguée aux genres du vulgaire, et au conte pour enfants. Elle n’est plus une affaire d’adulte.

On peut citer Cyrano de Bergerac (1619-1655), mais son œuvre est déjà marquée par la distorsion comique et le rationalisme, qui relativisent le burlesque[161]. (Quant à notre époque, il est intéressant de noter que l’adaptation cinématographique la plus récente de Cyrano de Bergerac (1989) par Jean-Paul Rappeneau, élimine le passage où l’imagination s’exprime dans toute sa profusion : le catalogue des moyens pour monter dans la lune.)

Le XVIIe siècle annonce le triomphe de la raison. Le propre du visionnaire est d’être “ sujet à des visions, à des extravagances, à de mauvais raisonnements ”[162]. Au XIXe siècle, l’imagination est méprisée par la critique réaliste, au point que cette dernière trouve chez Balzac “ un côté Rocambole ” (Léautaud, Proust), et chez Dostoievski un excès d’invention.

Jean-Paul Sartre remet en cause l’idée même d’une faculté imaginative à proprement parler, en niant l’existence d’un monde d’images autonomes (L’Imagination, 1936), puis en soutenant (L’Imaginaire, 1940) que l’imagination, d’un point de vue phénoménologique, n’est pas un pouvoir d’engendrer ou de combiner des images, mais une simple variété intentionnelle de la conscience (à côté du percevoir et du concevoir), une “quasi-observation” stérile, qui vise le donné sur le mode de l’absence, en le néantisant — c’est-à-dire une conduite magique de la conscience pour posséder le monde. L’imagination résulte, au final, d’une déficience de la connaissance vraie.

Certains mouvements artistiques ont bien tenté de réhabiliter l’imagination : le symbolisme puis le surréalisme, ou récemment la Nouvelle Fiction[163], tentative théorique de renouvellement du roman qui avoue du reste une parenté, au moins dans la préoccupation commune d’une réévaluation de l’imaginaire, avec la science-fiction.

Doris Lessing, elle, a franchi le pas. Elle a constaté le phénomène d’incompréhension qui entoure la science-fiction, procédant d’une faculté possédée par nos ancêtres (la compréhension immédiate et intuitive des fables, des paraboles), et qui n’est plus enseignée par la société. Elle en a déduit que “ nous avons perdu, pour beaucoup d’entre nous, une faculté ; nous avons rétréci notre esprit, tout cela à cause de ce grand et merveilleux phénomène : le roman réaliste, l’histoire réaliste ”[164].

Les tentatives de réhabilitation, si elles n’ont jamais rencontré de succès massif sur le fond, traduisent le “manque” dont fait état l’extrait ci-dessus. Manque induit par la dualité cartésienne et l’éradication de l’imagination des processus mentaux “nobles”.

Quant à la science-fiction, foyer vif de l’imaginaire, production de l’imagination tendant vers l’étonnement de l’étrangeté, elle est évidemment bannie des belles-lettres :

Positivisme dans le mépris des aventures de S.-F., considérées a priori comme sans valeur scientifique ni littéraire parce que livrées à l’imagination d’abord. [[165]]

La valeur de l’imaginaire a été niée y compris au sein de la science-fiction, “refuge” en principe de l’imagination, à l’instar des autres prétendument infra-littératures. Aux États-Unis, par l’école d’Astounding qui privilégie le rationnel et rejette des auteurs, tel Ray Bradbury, pour leur excès d’imagination non rationnelle. En France, à travers deux mouvements : la tendance politique caractérisée par la collection “Ici et maintenant”, opérant des choix résolument opposés à la collection “Ailleurs & Demain”, désirant se rapprocher des engagements politiques du temps. La création de mondes imaginaires s’en trouve réduite à néant. Puis ce qu’on a appelé la tendance néo-formaliste, qui a tenté de rapprocher la SF de la littérature générale : tendance qui ne nie pas la valeur de l’imaginaire, mais la ramène à un pur jeu intellectuel. Ces deux mouvements, qui se sont aliénés une grande partie du lectorat, ne sont aujourd’hui plus guère représentés.

Le cartésianisme a conduit, dans l’art, au rejet des belles-lettres vis-à-vis des littératures de l’imaginaire, et, à l’intérieur de la science-fiction, par la suspicion qui entoure le space opera, genre où l’imaginaire triomphe.

 

b. la réévaluation de l’imaginaire :

Pour Gianni Rodari, l’imagination n’est pas une évasion, une fuite, un refuge hors de la réalité (et cela rappelle singulièrement les critiques formulées à l’encontre de la “littérature d’évasion”), mais un regard différent sur celle-ci, une subversion des idées reçues par le biais de l’insolite, un recul vis-à-vis de la réalité en tant que matière brute, en tant que donnée immédiate de la conscience. L’imagination est une énergie transformatrice, une usine à transformer la réalité, comme on transforme une matière première en produit fini, comme on enrichit l’uranium. Aragon, Breton, Rodari l’ont déjà écrit.

L’imagination n’est pas une hypothétique faculté séparée de l’esprit : c’est l’esprit lui-même dans son intégralité qui, appliqué à telle ou telle autre activité, se sert toujours des mêmes procédés. [[166]]

L’invention n’est donc pas le contraire de la réalité, elle en est un état plus ou moins crypté. La “pure invention” existe-t-elle, a-t-elle même un intérêt ? L’inconnu, pour être intelligible, doit être étudié sur un fond de connu, se découper sur le familier. “ En ceci l’esthétique de SF rend plus visible un trait qui caractérise toute littérature originale ”[167]. Les éléments imaginaires d’une fiction sont pris, comme les pièces d’un puzzle, à la réalité empirique (expérience personnelle, mythes sociaux…) et à la tradition littéraire. L’imaginaire est un opérateur au sens mathématique, qui fonctionne sur des éléments concrets, utilise l’environnement sensoriel pour alimenter sa machine.

Puisque le matériel provient pour l’essentiel de la nature, où situer l’imagination — entendu par imagination l’aptitude à susciter (invention) et combiner les images ? Dans l’intelligence qui donne sa forme au nouveau puzzle, dans le cryptage qui lui donne sa cohérence. L’imagination est en fait affaire d’intelligence. Intelligence moins analytique qu’intuitive, il s’agirait d’une “intelligence des formes”.

La SF est une réponse (…) au rationalisme positiviste contraignant de notre temps ; sans nier le rationalisme, il l’élargit et le complète par l’usage de l’imaginaire. [[168]]

La lecture systémique met l’accent sur l’imagination en tant que telle et non au service d’une cause, qu’elle soit artistique (la new wave), psychologique ou sociale (la SF politique). Plus que l’intelligence partagée à un moindre degré par certaines espèces supérieures, l’imagination est l’apanage de l’homme.

 

Par l’usage de l’imaginaire et les processus de création transcendant la pensée causale, le livre-univers s’affirme comme un roman anti-cartésien. L’ambition de la science-fiction est-elle, comme Baudin l’énonce par ailleurs, de “ mettre l’imagination au pouvoir ” ? C’est Brice, dans Noô, qui se fait le porte-parole de Stefan Wul, détournant l’axiome cartésien pour songer, à la manière des surréalistes : “ Je rêve, donc je suis ” (Noô, I-209).

 

 

 

 

               3) Le livre-univers comme jeu du monde :

 

Le jeu est partout dans la S.-F. Dans toute littérature de fiction, dans toute fonction de l’imaginaire et même dans toute activité humaine (…), il tient une place fondamentale. Les principes universels du jeu entrent dans la religion, dans les rapports sexuels, dans la guerre, dans les rapports hiérarchiques. (…) Dans certains romans policiers, la comédie hypercodifiée du tribunal remplace presque toute autre forme d’action. Mais c’est dans la science-fiction que le jeu est le plus présent, ou plutôt qu’il s’exprime à la fois de la manière la plus diversifiée et la plus constante. [[169]]

Les titres de romans où figure la notion de jeu sont légion en SF, la liste qu’en donne Alexis Lecaye pourrait être allongée indéfiniment ; quant aux nouvelles, il n’est qu’à citer “ Tout smouales étaient les borogoves ”[170] et “ La Brousse ”[171] de Ray Bradbury pour montrer que le jeu représente un motif majeur de la SF. Lecaye écarte l’utopie parce que, système statique, elle est avant tout un non-jeu où ne peut s’y rencontrer aucun adversaire.

Il est intéressant d’observer le livre-univers sous l’angle du jeu. D’abord en tant que fiction : “ La fiction est à l’homme adulte ce que le jeu est à l’enfant ”, écrit l’écrivain écossais Robert Louis Stevenson[172], l’art partageant avec le jeu le fait d’être une autre vie simulée. Mais surtout par différents traits, qui rapprochent le jeu du livre-univers en particulier : la détermination d’un espace imaginaire, parfaitement défini et circonscrit ; cet espace doit obéir à un certain nombre de spécifications qui en limitent la diversité — une certaine homogénéité préalable (le désert de Dune, la planète qui forme un espace clos) ; le gigantisme[173] et le goût de l’excessif sont des fonctions typiquement ludiques ; des règles variées, connues dès le départ, ou à découvrir dans le cas du récit initiatique (Noô) ; des adversaires variés : monstres, gouvernants dominant les règles du jeu (la Cie) — ce qui constitue un terrain idéal pour la réflexion politique. Dans ce jeu du pouvoir, le vainqueur impose ses propres lois, en substituant à l’ancien jeu un nouveau dont il a la maîtrise : Paul Atréides dans Dune, ou, de manière moins radicale, le Kid dans la Cie.

 

a. le livre-univers, jeu métaphorique du réel :

Le livre-univers est une totalité imaginaire cohérente, dont le discours, par un effet de miroir déformant, porte sur l’essence du monde — et cela pourrait constituer une conclusion provisoire de cette étude[174].

Ces déformations, ce sont les règles qui régissent l’univers fictif, du moins celles qui s’écartent de la norme de notre réalité (température, gravité…) et qui la mettent ainsi en perspective. Le livre-univers est avant tout homologique. La métaphore se montre plus ou moins transparente, d’autant qu’il faut compter avec la fonction purement esthétique de l’œuvre, qui échappe à cette analyse.

Le livre-univers contient de nombreux indices de réalité. Dans ses éléments :

Dans la Cie, c’est le monde occidental contemporain qui est traité, bien que les référents géographiques aient disparu. Les grandes Compagnies ferroviaires, qui recouvrent les anciens continents (Panaméri­caine, Trans­européenne, Sibérienne, Fédération australa­sienne, Africania) symbolisent les multinationales actuelles en même temps qu’un découpage désuet du monde. Par leur mode de vie à l’écart du progrès et les persécutions dont ils font l’objet, les Roux, réponse écologique à l’invasion du froid, figurent les Indiens, auxquels ils sont plusieurs fois comparés… mais aussi les Noirs, comme le suggère le néologisme “ roussitude ” sur le modèle de négritude, qui revient à plusieurs reprises. Autres Indiens à leur manière : les Phagors, premiers habitants d’Helliconia vivant à leur propre rythme avant l’arrivée de l’homme.

Les parallèles sont également idéologiques : les C.C.P. de Kaménépolis, dans la Compagnie de la Banquise, sont calqués sur les Maoïstes de la Révolution culturelle pour qui tout ce qui est vieux doit être supprimé. La géographie des deux planètes de Noô évoquent sans ambiguïté l’Amérique du Sud et l’Afrique. L’univers d’Hypérion est quant à lui très nettement occidental, et il est difficile de ne pas voir dans la planète catholique Pacem un Vatican futur. Herbert fait explicitement référence au communisme dans Dune [175]. La situation d’Arrakis, Sahara magnifié où l’épice joue le même rôle que le pétrole ou l’eau (le “ despotisme hydraulique ” est expliqué en détail dans Dune, IV-110), rappelle irrésistiblement celle du monde arabe. Les Fremen s’inspirent des coutumes autarciques des Bédouins du VIIe siècle. Arrakis devenu centre de l’univers fonctionne comme la Mecque, dont le pèlerinage constitue une source de revenus importante. Comme les Apaches, les Fremen sont des guerriers aussi redoutables qu’insaisissables, capables de mettre en échec les meilleures troupes de l’Empire. Comme les Juifs, ils sont victimes de pogroms (le terme est utilisé) et attendent leur messie. Comme les Arabes, ils découvrent leur identité religieuse et culturelle grâce à l’appel d’un chef fort, et construisent une religion combative fondée sur des facteurs économiques aussi bien que religieux. Le roman d’Herbert, contemporain de la création de l’O.P.E.P., aura été prophétique de la Révolution iranienne, et de la situation qui secouera le monde douze ans plus tard. L’histoire classique n’est pas en reste, et l’on ne peut négliger le parallèle transparent des Maisons de l’Impérium avec les familles helléniques et romaines et les complots permanents les entourant. Quant aux mots de Harkonnen, de Sardaukar et de Bashar, dont les sonorités évoquent l’Europe de l’Est, il faut se rappeler que Dune a été écrit pendant la guerre froide : les connotations ont aujourd’hui disparu.

Les parallèles historiques sont tout aussi faciles à établir dans Helliconia, véritable condensé de l’Histoire humaine, que dans Hypérion et Dune. À l’instar des autres auteurs, Aldiss a utilisé de petits fragments d’histoire. Ainsi dans L’Été (t. II), Aldiss a puisé dans l’expérience personnelle d’un voyage en Yougoslavie :

Les monastères serbes sont peu connus mais pleins d’histoire, y compris le récit du roi Nemanitch dans un royaume médiéval, Miloutine, qui se maria à une jeune fille pour des raisons dynastiques. J’ai transposé ce morceau d’histoire dans JandolAnganol. Mon personnage préféré, à part l’adorable reine, est le Capitaine de la Glace Muntras. Son commerce a prospéré sur Terre, avant l’avènement des réfrigérateurs. [[176]]

Le livre-univers emprunte donc des éléments à la réalité pour rendre le jeu crédible. Mais ce résultat est-il crédible ? L’impossibilité d’un empire dilaté aux dimensions d’une galaxie a été mise en évidence il y a longtemps déjà[177] ; outre l’impossibilité einsteinienne du voyage plus vite que la lumière, le coût d’une telle concentration serait astronomique, le poids administratif et fiscal disproportionné, les difficultés soulevées par l’homogénéisation culturelle insurmontables. Et pourtant, le succès de Fondation et Dune ne s’est jamais démenti. De même pour Hypérion, la liberté totale aux accès distrans n’est guère réaliste, dans le cadre d’une Hégémonie structurée. Il n’empêche, le lecteur-joueur n’en a cure. Il sait intuitivement qu’à travers les règles manifestes, il lui faut en voir d’autres, discerner notre réalité transposée, extrapolée et altérée. Dans cette métaphore se trouve une démarche essentielle de la science-fiction : il s’agit non pas de capturer la réalité (ce qu’une œuvre dite réaliste pourrait faire croire), mais de la représenter, et surtout de la rendre représentable, en grossissant certains de ses traits.

Quelle pseudo-réalité le livre-univers nous donne-t-il alors à contempler ? La version du monde dominant chez Wul est celle de la disparité géographique et culturelle, d’une fécondité d’échanges économiques, où l’artisanat côtoie l’industrie lourde. Les personnages voyagent beaucoup. C’est l’image du monde de la fin du XXe siècle, avec la mondialisation économique mais aussi beaucoup d’instabilité politique (rappel de la situation sous la Quatrième République ?), et la crainte de la récession des années 70 : la pénurie croissante de vaisseaux, dans Noô, reflète la crise énergétique, quatre ans après le premier choc pétrolier.

Le livre-univers offre un système complexe de coordonnées imaginatives, c’est un filet tendu pour capturer la réalité. Il est donc aussi, en dehors de sa valeur propre que lui confère l’invention, un procédé.

Là où il a fallu attendre la fin du dernier tome de Dune, Brian Aldiss annonce d’entrée le procédé littéraire au lecteur :

Chaque produit de l’art est une métaphore, mais certaines formes d’art sont plus métaphoriques que d’autres ; peut-être, me suis-je dit, pourrais-je mieux faire en adoptant une approche plus oblique. J’ai donc créé Helliconia : un monde fort semblable au nôtre à une exception près — la longueur de l’année. Ce devait être la scène de l’espèce de drame auquel nous sommes mêlés en ce siècle. [Helliconia, I-7, Préface]

Aldiss tient à rendre visible le commentaire philosophique, sous la fiction narrative. Mais un paragraphe plus loin, il est précisé que “ l’invention a pris le pas sur l’allégorie ”. En d’autres termes : de moyen, la création du monde imaginaire est devenue un but, trouvant en soi sa légitimité. On notera du reste qu’Aldiss est passé de la métaphore à l’allégorie : la nuance a de l’importance.

Ainsi, cette sorte de mission allégorique que je m’étais fixée, je l’ai laissée derrière moi. Je n’aime pas l’allégorie. [[178]]

À l’insu d’Aldiss, le simulacre a pris corps, donc un peu d’indépendance, pour former un simulacre ne rendant pas le monde tel qu’il l’a pris. À l’image du jeu, l’investissement intellectuel, au moment de l’élaboration et de la consommation, est total. Le livre-univers a sa propre réalité.

Cela n’en demeure pas moins une expérience de représentation symbolique du monde — réalité telle qu’elle est perçue par les contemporains de l’écrivain, et monde personnel, fantasmatique et idéologique, de ce dernier. Dans cette optique, les particularités planétaires et climatiques font figure de simplification et de stylisation de la réalité, telle qu’on la rencontre sur une aire de jeu. Espace fictif, comme le font remarquer les détracteurs de la science-fiction. Mais le fictif n’est pas le faux (ni le vrai d’ailleurs). Les auteurs de livres-univers disposent d’une connaissance, qui ne relève ni du savoir ni du croire, mais d’un acte créateur de l’imagination.

Ce changement de perspective n’est pas nouveau : c’est l’un des moteurs les plus puissants de la SF des origines, celle du merveilleux scientifique qui découvre un monde dans l’atome (Un homme chez les microbes, scherzo de Maurice Renard, 1928), ou des monstres dans de simples araignées du logis comme dans L’Homme qui rétrécit (The Shrinking Man, 1956) de Richard Matheson. Ce regard différent sur le réel invoqué par Gianni Rodari ou Roger Caillois met en évidence ce que, revenu à notre échelle, nous risquons de méconnaître. Cette science-fiction est née d’un élargissement de la perception, avec l’apparition du microscope (infiniment petit) combinée à la représentation symbolique en système solaire de l’atome. Elle a accompagné l’affinement de nos sens, par les progrès de l’astronomie et de l’astrophysique (infiniment grand), de la biologie et de la physique des molécules, puis des particules. C’est aussi la découverte de la notion d’environnement, dont l’homme ne peut se passer — sauf dans des fantasmes névrotiques, tels ceux des Cavernes d’acier (The Caves of Steel, 1954) d’Isaac Asimov. Le changement d’échelle n’est pas que spatial, il peut aussi être temporel : voyager dans le temps par exemple, c’est transgresser notre propre mort et celle de notre civilisation.

 

b. l’activité structuraliste :

Essai de représentation du monde, le livre-univers s’interroge forcément sur le problème de la perception, l’un des thèmes chers à la science-fiction. Il propose une conception qui dépasse les certitudes mécanistes propres au cartésianisme et à la conception newtonienne. Depuis les naturalistes, le champ de perception romanesque est toujours victime d’une réduction de type scientiste qui exclut tout mystère, et souvent le sens du merveilleux. Telle est la profondeur du fossé qui sépare science-fiction et littérature générale. Dans le livre-univers, c’est la tessiture même de la réalité qui est remise en question, une réalité qui ne se satisfait plus des relations de cause à effet. Le livre-univers procède d’une activité structuraliste, comme on a parlé d’activité surréaliste.

Le but de toute activité structuraliste, qu’elle soit réflexive ou poétique, est de reconstituer un “ objet ”, de façon à manifester dans cette reconstitution les règles de fonctionnement (les “ fonctions ”) de cet objet. La structure est donc en fait un simulacre de l’objet, mais un simulacre dirigé, intéressé, puisque l’objet imité fait apparaître quelque chose qui restait invisible, ou si l’on préfère, inintelligible dans l’objet naturel. L’homme structural prend le réel, le décompose, puis le recompose. [[179]]

Si l’on remplace “ l’objet ” par le monde, le simulacre (poétique) est bien le livre-univers, roman structural se fondant aussi bien sur l’analogie des substances (les éléments empruntés à la réalité) que sur celle des fonctions (ce que Lévi-Strauss appelle homologie). La similarité des structures ne va pas de soi, même chez le lecteur averti ; le fait que le récit du livre-univers emmène son lecteur sur une autre planète a été interprété comme une rupture avec la réalité et rien de plus. C’est encore le cas aujourd’hui, si l’on en croit Edmund Cooper quand il écrit que “ c’est [dans la speculative fiction à court terme], et non dans le domaine des empires galactiques, des invasions extraterrestres, des conflits interstellaires…, qu’existe une interaction entre science fiction et société ”[180]. La quatrième partie de cette étude tâchera de démontrer la fausseté de cette assertion.

La symbolique du système est une réponse, pour autant qu’une œuvre littéraire puisse constituer une réponse, aux questions posées par la crise de pensée du XXe siècle issue du cartésianisme, depuis l’avènement de la physique quantique et la théorie de la relativité, plus récemment par la révolution de la théorie du chaos.

 

Valorisation de l’imaginaire, métaphore de la complexité du monde : à la jonction de ces deux traits se rencontre le livre-univers.

 

 

      C — une illustration de l’analogie systémique : héros et société

 

On peut d’ores et déjà illustrer l’ensemble de la question par un exemple concret, quelques considérations sur une dualité traditionnelle dans la littérature de science-fiction.

De prime abord, la SF ne possède pas cette capacité qu’a eue (pour la perdre ensuite) le roman de littérature générale de faire accéder des personnages au rang de mythes littéraires — par exemple le succès de Madame Bovary, consacré par un néologisme, le bovarisme. Dans un roman classique, les symboles s’organisent en priorité autour du personnage.

La science-fiction ne semble pas jouer dans le même registre. Et de fait, les amateurs du genre se trouvent quelque peu gênés quand il leur est demandé de citer leurs personnages préférés. On pourrait rétorquer que les personnages se définissent aussi “en creux”, mais le problème est ailleurs. La SF, en effet, ne présente pas de personnages en ce sens qu’ils ne véhiculent guère de psychologie — filtre obligé par lequel se doit d’exister tout personnage s’il veut être identifié comme tel — mais plutôt des mythes. Jekyll est l’homme qui n’a pas vu venir le mal en lui, le monstre de Victor Frankenstein, un mythe biblique revisité (une créature non reconnue par son Créateur). Pourquoi cette apparente lacune ? S’agit-il d’une réaction par rapport à la perception du personnage dans le roman français, qui fait autorité ? Le héros de science-fiction, “ héros béhavioriste, super-rat de laboratoire, il modifie peu à peu, par sa seule présence, les conditions de l’expé­rience ”[181]. Il ne se trouve jamais seul, mais en relation avec des objets, des situations, un environnement. Cette perspective constitue en soi une définition de l’individu, inséparable de son milieu.

Des noms que tout le monde connaît, il n’y a guère que quelques ancêtres : le capitaine Nemo, les docteurs Moreau, Jekyll et Frankenstein. Dans la bande dessinée, des professeurs : Nimbus, Cosinus, Tournesol. Quant à ceux que le cinéma et la télévision ont popularisés : Robbie, Dark Vador, Terminator, Spock, Hal (l’ordinateur de 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick), on remarquera qu’ils renvoient à des personnages non humains. En littérature, ils se comptent sur les doigts d’une main, et ne peuvent prétendre au statut de mythe littéraire : le créateur de la psychohistoire Hari Seldon, Suzan Calvin, Jerry Cornélius, l’écrivain Kilgore Trout, le messie de Dune Paul Atréides… Pour les plus jeunes lecteurs, ces noms n’évoquent parfois aucun souvenir. Héros exotiques ou monstrueux — ainsi Gully Foyle, dans Terminus les étoiles (Tiger ! Tiger !, 1956) d’Alfred Bester, dont le visage se transforme en gueule de tigre à chaque émotion violente.

Les autres célébrités relèvent de l’heroic fantasy.

Si la science-fiction joue d’une vaste gamme de héros, ceux-ci n’en restent pas moins stéréotypés : héros classique en quête du monde, savant fou, surhomme et anti-héros (détaillés ci-dessous), aventurier, scientifique s’opposant aux militaires… Malgré l’introduction de la psychologie dans son champ romanesque, malgré souvent sa pauvreté discursive, la science-fiction est une littérature d’idées, de système plus que de personnages, d’où la rareté des romans ayant pour titre le nom du héros. Le livre-univers, quant à lui, combine volontiers vision collective et vision individuelle. De part son ampleur, il peut fouiller davantage chaque personnage.

 

 

               1) Deux archétypes, le surhomme et l’anti-héros :

 

Le thème du surhomme est abondamment traité dans les encyclopédies de science-fiction. Souvent il n’est surhumain que par antiphrase. Prisonnier de ses pouvoirs ou simple technicien surdoué, il manque justement d’humanité, quoi que recouvre cette notion dans la pensée des auteurs (le surhomme étant parfois assimilé à un “mauvais citoyen”, incapable de bons sentiments). Certains personnages de livres-univers possèdent les attributs du surhomme, de Jouve Deméril, “ Spartacus roman­tique ” (Noô, I-218), singulier “ mélange de Socrate et de Jésus, de Marx et d’Auguste Comte… sous les traits inattendus et photogéniques de Flash Gordon ! ”[182] — à Paul Atréides :

Il était guerrier et mystique, féroce et sain ; il était retors et innocent, chevaleresque, sans pitié, moins qu’un dieu, plus qu’un homme. On ne peut mesurer Muad’Dib selon les données ordinaires (…). Car souvenez-vous bien : nous parlons de Muad’Dib qui revêtit ses tambours de la peau de ses ennemis, qui rejeta toutes les conventions de son passé ducal en déclarant simplement : “ Je suis le Kwisatz Haderach. Cette raison me suffit. ” [Dune, I**-326, chap. 48]

À propos des origines de Dune, Herbert se rappelle :

Cela a commencé avec un concept : faire un roman à propos des convulsions messianiques qui, périodiquement, secouent les sociétés humaines. J’avais l’idée que les superhéros étaient désastreux pour les êtres humains. [[183]]

Les héros, note Marie-Françoise Dispa, “ se flattent volontiers de l’idée qu’ils agissent de manière autonome, sans stimulation extérieure ”[184]. Le plus souvent, l’adversaire du héros, son ennemi de tous les instants, c’est la société. Même, sa qualité principale est sa capacité de rébellion.

En apparence, Paul-Muad’Dib est classique dans son rôle de conquérant inspiré, de rebelle indomptable, de messie venu d’une terre étrangère — un rôle qui n’est pas sans rappeler Lawrence d’Arabie. L’auteur n’est pas long à détromper son lecteur, en lui apprenant que le jeune héros est le produit d’une expérience génétique menée sur des millénaires par un ordre féminin, le Bene Gesserit, en vue d’obtenir un être parfait, le Kwisatz Haderach. Si Paul est unique, c’est qu’une expérience semblable, menée par le Bene Tleilax, a échoué dans le passé. Mais c’est un être programmé qui entre dans un système où le mysticisme se mêle à l’exercice du pouvoir ; s’il est reconnu par les Fremen comme leur prophète, c’est parce qu’une envoyée du Bene Gesserit, des millénaires auparavant, a implanté le mythe dans l’inconscient collectif. Son fils Leto II, le Tyran, deviendra lui aussi un kwisatz haderach. Herbert n’oublie pas le mythe et la nature messianique de Paul l’amènera à s’exiler dans le désert. Qu’il soit Bene Gesserit ou Tleilaxu, le surhomme intègre toutes les formes d’humanité dans une sorte de totalité :

Mais le surhumain, ici, ne se laisse penser qu’en tant qu’il l’avenir de l’homme : je veux dire que, loin de rompre avec l’espèce, il l’accomplit, la réalise (…). Le “Kwisatz Haderach” lui-même, comme but ultime du programme génétique, le mâle investi de tous les pouvoirs Bene Gesserit, qui élèverait ceux-ci à leur intensité et à leur extension maximales, n’est absolument pas un dieu, ni même un messie : n’ayant plus rien d’“humain”, il n’est rien non plus d’extra-humain, mais l’homme, comme fin que, dès l’origine, l’espèce s’est proposée. D’où l’insistance sur les procédures par lesquelles le Bene Gesserit s’assure de l’humanité des individus auxquels son plan assigne un rôle : d’où, a contrario, le rejet absolu dont Alia — “l’Abomination” — est l’objet : en tant qu’elle n’est plus un individu, elle est aussi sortie de l’espèce. [[185]]

Quant à Jouve Deméril, il arrive au narrateur de s’en moquer gentiment, ou de nous le montrer vieillissant (Noô, I-218). Il lui arrive de se tromper, ce qui le rend humain. Il diffère profondément des surhommes selon Stapledon ou Bruss, dotés de pouvoirs supranormaux. Il faut plutôt le comparer au héros super-compétent de Heinlein. Comme Leto et Paul, il est manipulateur et montre plusieurs facettes. La communication passe par le discours politique. Chez Paul, elle passe par le messianisme.

Le livre-univers exige des personnages complexes, capables d’interagir avec leur milieu. Le héros fait le vide autour de lui. Le livre-univers, roman de la profusion, s’en accommode mal.

Brice, s’il est prédisposé à l’héroïsme[186], répugne à intervenir. Inhibé par la présence de Jouve et par une inclination naturelle, il se pose surtout en témoin. Mais contraire­ment à un journaliste, il n’est pas cuirassé de sang-froid et de confiance en soi, il n’est pas de ces anti-héros couramment rencontrés dans les romans français ou américains. Il y a en lui du nihilisme, tempéré par un amour sensuel des choses. Aucune religion ni idéologie, malgré un engagement politique inspiré par le désœuvrement, ne grave son empreinte en lui. Son aspiration à l’excès, la boulimie d’aventure et d’extraordinaire dont il a fait son principe de vie, n’est pas sans rappeler la typologie nietzschéenne du dionysiaque, être de désir qui poursuit les valeurs de l’existence à travers la suppression des frontières habituelles de l’existence ; on comprend dès lors l’importance du noôzôme, qui pousse cette expérience jusqu’aux limites des cinq sens, jusqu’à l’hyperesthésie, et dont seule l’hallucination peut rendre compte (Noô, I-187).

Brice est un symbole en pied d’un système en transformation permanente, un carrefour de situations et d’émotions. Il recherche le contact, même au cœur de la dépression, parce qu’il s’agit d’une nécessité vitale. L’absence de contacts extérieurs et le refus de communiquer (exilé volontaire sur un astéroïde, il brise sa radio) sont les signes de la folie qui le gagne — il n’obéit plus à ses propres lois — et de son expulsion finale.

Dans Noô, c’est la trajectoire des personnages au sein du système plus que la personnalité qui importe. Vial, le camarade de Brice à Grand’Croix (Noô I), figurera d’abord dans la peau d’un révolté opposé au régime, avant d’être retrouvé au cœur de la jungle, mort, dans l’uniforme des Gouvernementaux qu’il combattait (I-254). C’est un personnage en déséquilibre, comme dans une sculpture baroque.

En raison des simplifications qu’ils induisent, les stéréotypes sont malvenus dans le livre-univers. Les personnages ne peuvent être totalement bons ou mauvais. Et même chez l’écrivain populaire Arnaud, les personnages ne sont pas “chimiquement purs” : Lien Rag, malgré ses scrupules, sera amené à collaborer à une entreprise qui entraînera la mort de millions d’hommes ; de même le Kid, autre figure positive de la Cie :

Zarou (…) regarda [le Kid] avec une surprise un peu méprisante.

— C’est toi qui parles de déporter toute une ville ? Tu m’as pourtant souvent parlé des méthodes pratiquées par la Trans­européenne et les autres ? Et tu es maintenant prêt à accomplir ce genre de forfait ?

— Ce n’est pas la même chose. C’est pour le bien du plus grand nombre.

— Mon cul oui. Tu ne penses qu’aux intérêts de la nouvelle Compagnie, le Consortium Kid-Mikado… Le reste tu t’en fous.

[Cie, VIII-26]

À l’inverse, les personnages mauvais s’infléchissent : Lady Diana durant son agonie, comparable par le caractère au Baron Harkonnen — capable lui aussi de pitié (Dune, I*-28) et qualifié de provocateur par Leto II (IV-482), lequel partage avec lui l’aspect monstrueux. Fedmahn Kassad, l’un des sept pèlerins d’Hypérion, porte le qualificatif évocateur de “ Boucher de Bressia ”. De même SartoriIrvrash, qui œuvre pour le progrès, a ses propres limites dans sa haine viscérale des phagors et sa cruauté (Helliconia, II-122).

 

 

TITRE

 

 

Dune

 

La Cie des glaces

 

Noô

 

NOM

 

 

Paul Atréides

 

Lien Rag

 

Brice

 

QUALITÉ

Dignitaire

hérédi­taire

 

Glaciologue

 

 

Écrivain

 

NATURE

Héros apparent car gêne l’ordonnance­ment du monde

Héros apparent, mais beaucoup de personnages se partagent la vedette

 

Non-héros

(témoin, jouisseur)

 

RÔLE

Fait partie d’un plan génétique, ouverte­ment déclaré

Fait partie d’un plan génétique tardivement déclaré (désillusion)

Errance, désir de faire partie du monde

 

AMBITION

Contrôler le système (provoquer les transformations)

Survivre dans le système (comprendre les transformations)

S’intégrer au système (suivre les transformations)

 

Figure 4. — Trois héros de livre-univers.

— la qualité recouvre le statut social ou la profession du héros (au cours du récit Brice est accompagnateur, sa qualité d’écrivain est son statut final) ;

— la nature concerne le statut du personnage principal en tant que héros ;

— son rôle dans le déroulement du récit, rôle conscient ou non ;

— l’ambition du héros dans l’histoire, accomplissement dans un système en action.

 

Tous, chacun à leur manière, ont pour rôle d’éprouver le système-monde. Certains de façon passive (Brice), par le principe de l’errance. D’autres activement, dans un but de domination. L’infraction aux règles fondamentales de l’univers de Dune par Paul Atréides mène d’ailleurs le système au bord de la ruine. D’abord par l’utilisation des armes atomiques, qui remet en question le système néo-féodal[187] fondé sur l’affrontement personnel, et que reprendra Dan Simmons avec le Nouveau Bushido (règles décrites I-144) hérité du code des samouraïs. Ensuite, par la réintroduction de l’eau sur Arrakis. Paul apparaît comme une force dissociatrice du système impérial. Par la suite, parvenu au pouvoir, il reste un danger pour la stabilité du monde. Face à la théocratie qu’il a contribué à instaurer, il n’aura de choix que de disparaître.

 

 

               2) Le rôle de la femme :

 

La place de la femme dans le monde de la SF, s’il a donné lieu à de vifs débats dans le passé, n’est plus à démontrer, y compris dans le domaine du roman d’action, chasse gardée masculine jusque dans les années 70. Dans les années 50, l’écrivaine américaine Leigh Brackett fut obligée de se choisir un prénom masculin.

À l’intérieur même des œuvres de SF, il en va autrement et l’émergence de la gent féminine en tant qu’individu résulte du travail d’écrivains révolutionnaires tel Farmer, ou d’écrivains féministes. L’évolution dans le space opera a été très lente, et longtemps, comme on le voit dans les romans de Jack Vance et les “Anticipation” de Stefan Wul, l’élément féminin est resté aussi accessoire que dans la chanson de geste. Il est plus rare qu’on ne croit de voir une distribution équitable des rôles, dans un sens comme dans l’autre — quand la guerre n’est pas ouvertement déclarée entre les “bleus” et les “roses”.

Le modèle de société dans l’approche systémique prône la complémentarité, avec ce préliminaire indispensable qu’est l’égalité des droits. Égalité qui ne se retrouve dans aucun livre-univers. À ce titre, ces derniers font preuve d’un haut degré de réalisme.

1°) À vrai dire, la femme n’a pas de statut spécial dans Noô, les figures féminines ne sont pas moins convenues que leurs corollaires masculins. L’étude de caractères n’est pas dans le tempérament littéraire de Stefan Wul. Mais on trouve bien davantage de femmes dans Noô que dans les autres romans de l’auteur, où elles sont souvent réduites à la portion congrue : la mère de Brice, les femmes indiennes, la vieille Clarisse, fille de Jouve, la bonne Cydalise aux lèvres décousues, la belle poupée cybernétique (Noô, I-118) que l’on retrouvera plus tard sous les traits de Prairiale, les flirts de Brice (I-155), la Reine des Amazones (I-196), la petite maîtresse du Subral (I-233 & 250), une lépreuse (I-262), les prostituées de Hors-Bayes (II-64), la dragueuse du vaisseau spatial (II-78), la princesse romantique Ghislaine (II-174), Prairiale (II-89, 174, etc.), l’un des personnages préférés de Stefan Wul… Dans la figure 6 infra (p.186), on en dénombre onze, soit un tiers.

2°) Le statut de la femme dans Dune est complexe et évolue au cours du cycle. D’abord viriliforme (le Kwisatz Haderach doit être masculin), l’optique se féminise, pour se conclure sur le doute. Herbert s’inscrit dans une postérité littéraire nombreuse en associant, dans son développement des Honorées Matriarches (Dune, V & VI), matriarcat et violence ; celles-ci sont destructrices parce que leur société n’est pas fondée sur la complémentarité des sexes. Le statut de la femme n’est pas dévalué, bien au contraire. Ce qui est condamné à travers les Matriarches, ce sont les sociétés d’exclusion sexuelle. Herbert a utilisé un procédé éprouvé de la satire et de la SF : l’inversion, qui fait de la société décrite un miroir de la nôtre. On ne trouve d’ailleurs pas les sempiternelles critiques d’irrationalité ou de conservatisme — ou la caricature grossière de la ruche — qui se trouvent sous la plume d’auteurs hantés par le thème. Que l’on se réfère à l’ordre matriarcal des “ sorcières ” de la société occulte du Bene Gesserit, ou à l’Académie féminine d’Helliconia, la femme détermine, au sens le plus littéral, l’avenir de l’homme. Dune regorge de personnages forts : en premier lieu Dame Jessica, concubine du duc Leto, qui lui donnera un fils en transgressant son Ordre. Mais aussi Alia, sœur de Paul aux immenses pouvoirs, prêtresse du culte du Messie ; Chani, la jeune Fremen ; Irulan, fille de l’Empereur, épouse officielle et historienne de Paul Muad’Dib ; Hwi Noree, la femme parfaite (Dune, IV) qui symbolise cette complémentarité si chère à l’auteur.

À propos d’amour, il est notable que la sexualité est curieusement absente, ou presque, de nos livres-univers. Désir d’éviter la polémique qui remettrait en question l’univers en braquant le lecteur ? L’amour libre prôné dans Noô et la Cie met sur un pied d’égalité les deux sexes. Le deuxième tiers de la série des glaces surtout donne la prépondérance aux femmes fortes, qu’elles soient scientifiques (Ann Suba), aventurières (Yeuse qui dirige la Compagnie la plus puissante du globe, Farnelle) et femmes d’affaires (Narmille, Zabel, Jael). À l’inverse de la Cie, le point de vue que propose Stefan Wul est exclusivement masculin. Cependant l’héroïsme féminin n’y est pas absent (Noô, I-253), même si le rôle dévolu à la femme reste aussi traditionnel que celui des hommes.

3°) Dans Hypérion, enfin, le rôle social féminin dans l’Hégémonie est comparable à celui de la femme occidentale de la fin du XXe siècle, mis à part un détail : le dirigeant suprême de cet empire est une femme.

Dans Les Feux de l’Eden, trois femmes tiennent le devant de la scène. (…) Pour décrire Endymion, (…) il interviewe depuis des années les femmes sur un sujet qui le tarabuste : quel message un jeune messie de sexe féminin pourrait-il délivrer à l’univers ? [[188]]

Beaucoup de romans à prétentions révolutionnaires ne font pas montre d’une telle attitude…

 

 

               3) Décentrement du héros :

 

a. par la multiplicité des personnages :

Dan Simmons et G.-J. Arnaud prennent le parti d’instaurer, grâce à une structure narrative alternée, un pluralisme de protagonistes. Un nombre élevé de personnages reçoit des informations sur le système-monde et agit en contrepartie sur ce dernier. La multiplicité de protagonistes est néanmoins une caractéristique dominante du livre-univers. Elle permet une réactualisation constante, en multipliant les confrontations entre les éléments du système auxquels sont attachés les personnages en question. À ce titre, on peut les comparer, en empruntant le vocabulaire de la cybernétique, à des servo­mécanismes, doués d’un certain degré de liberté, l’individualité (qui dépend elle-même de l’interaction entre le caractère, le niveau de culture, etc.).

Dans Hypérion, ils sont principalement sept et leurs fonctions se complètent :

 

1. Lénar Hoyt, prêtre catholique (récit I-32 à 106)

2. Fedmahn Kassad, soldat (récit I-125 à 180)

3. Martin Silenus, poète (récit I-183 à 238)

4. Sol Weintraub, universitaire (récit I-251 à 313)

5. H. Brawne Lamia, détective (récit I-331 à 416)

6. le traître, consul (récit I-429 à 479)

7. Het Masteen, Templier du culte gritchtèque (II-370)

 

Il faut y ajouter Meina Gladstone, la Présidente du Sénat et chef du gouvernement de la Pangermie — ainsi qu’une dizaine d’autres personnages. Dan Simmons orchestre parfaitement le monde qu’il a créé et ses habitants, pièces d’une partie en train de se jouer, à l’inverse d’un Stefan Wul qui “ laisse vivre ” les siens, en leur octroyant une liberté qui est celle de l’inutilité : l’onomastique de Jouve Deméril ou de Brice n’obéit pas à quelque logique particulière ou cryptée, à l’inverse de celle d’Hypérion, qui s’insère dans un système de références littéraires et symboliques extrêmement strict, complétant la géographie. Quelques exemples :

Silénus : nom latinisé du satyre Silène, l’un des fils de Pan (Pan étant l’une des figures préférées de Keats), philosophe et prophète. Silène, comme Martin, était dans un état d’ivresse continuel ;

Weintraub : en allemand, “vin de raisin” (l’érudit est d’origine juive allemande, le prénom Sol se référant peut-être à l’étoile de notre système solaire, ce qui indiquerait son attachement aux origines) ;

Brawne Lamia : Fanny Brawne était la fiancée de Keats, Lamia, une nymphe dont Hermès était amoureux, dans l’Hypérion du poète. Dan Simmons réalise fictivement, grâce à la science future, la fusion amoureuse imaginée par le poète, en fondant physiquement l’esprit du cybride (personnalité reconstituée) de Keats et de la détective ;

Fedmahn Kassad est aussi évocateur que Sol Weintraub ; le nom de Monéta, la femme qu’il rencontre en rapport avec le gritche (en anglais Shrike, évoquant shriek, “ hurlement ” et to strike, “ frapper ” ; l’auteur a fait référence à un oiseau africain qui empale ses proies sur les épines d’un buisson, pour constituer son garde-manger), est expliqué in Hypérion, II-543.

(Le symbolisme onomastique ne s’arrête pas aux personnages. Ainsi le vaisseau végétal Yggdrasill renvoie au frêne cosmique, axe du monde des légendes germano-scandinaves, dont les branches atteignent le ciel.)

Dans la Cie, le fractionnement de l’action/personnage est très important et les protagonistes semblent évoluer en liberté, alors que ceux d’Hypérion et de Dune se voient attribuer un rôle très précis. Arnaud avouait reprendre de temps en temps un personnage délaissé plusieurs tomes auparavant, selon son envie du moment. Dans la première partie de la série, l’auteur reste centré sur la dizaine de personnages principaux. À partir du n°43, Lien Rag est revenu de la Voie Oblique. Les grands mystères sont résolus, l’univers des glaces agonise : il faut apprendre à vivre dans un monde qui se réchauffe. Des personnages jusque-là secondaires gagnent en consistance : Kurtz, Songe, les Bonzes…

Noô est un cas exceptionnel. La prééminence d’un seul personnage est autorisé par la focalisation interne[189] exclusive. En outre, l’utilisation du “ je ” systématique rationalise la vision subjective, poétique de l’univers qui pourrait sinon paraître relever du procédé littéraire.

D’une manière générale, la multiplicité de personnages venant d’horizons différents décentre le héros du récit, en relativisant ses paramètres sociaux. Ce qui motive la lecture est moins l’histoire elle-même que le sillage de déplacement du vecteur narratif dans le système (Paul, lui, est tout autant le vecteur du discours de l’auteur sur le pouvoir et la religion).

La systémisation, ici, correspond à la tentation de faire glisser les personnages dans le domaine de l’ethnologie.

Les moyens de mise en perspective des personnages ne manquent pas. Frank Herbert, fort de son expérience professionnelle de psychanalyste[190], utilise le monologue intérieur dans un but fonctionnel. La manière peut sembler impitoyable et a pour effet de “mettre à plat” les personnages, le monologue intérieur étant surtout envisagé dans une optique béhavioriste, mais le lecteur peut ainsi comparer leurs pensées les plus intimes.

 

b. pas de prééminence des personnages sur l’action :

Les protagonistes, à travers leur trajectoire personnelle, font l’expérience du système. Le livre-univers n’est pas que l’histoire d’un personnage ; c’est l’histoire d’une famille, d’un peuple, d’une espèce, voire de tout un monde. Dune demeure la référence dans le traitement d’une famille sur des centaines de générations. Cette famille est celle des Atréides, et l’homonymie avec l’illustre famille grecque a été relevée dans de nombreuses études. Le tableau suivant s’étend sur les quatre premiers volumes du cycle :

 

 

Figure 5. — Familles régnantes de l’Empire de Dune.

Arbre généalogique tiré de celui de The Dune Encyclopedia, Berkley, 1984, p.80, intitulé : “ The Legendary Genealogy of Paul Atreides, the Kwisatz Haderach, Muad’Dib ”, inspiré de l’appendice IV de Dune intitulé “ Almanak en Ashraf (Extraits sélectionnés des Maisons Nobles) ”, in Dune, I**-386. Le terme de “Maison” désigne la famille (lignée génétique) et son fief, dans le système néo-féodal.

 

Toute une catégorie de personnages peut ainsi disparaître. L’exécution du héros de la série, au premier tiers de la Cie, est un cas extrême, mais Brian Aldiss n’hésite pas à briser la continuité de livre en livre, et même à l’intérieur du Printemps de sa trilogie :

Ici s’arrête l’histoire de Yuli, fils d’Alehaw et d’Onessa.

L’histoire de leurs descendants, et de ce qui leur advint, forme un bien plus long récit (…). Cinquante années helliconiennes seulement après la naissance de leur fils, un authentique printemps devait visiter le monde inclément que connaissaient Yuli et sa belle Iskador. [Helliconia, I-125]

Familier des expériences littéraires extrêmes, l’ancien collaborateur de New Worlds a pris le risque de ne conserver aucun protagoniste permettant de faire l’enchaînement entre les événements, au sein même de chaque volet, ce qui confère une coloration historique formelle aux romans. Ce risque, Frank Herbert ne l’a pas pris, grâce à un poncif de la science-fiction, ici utilisé de façon originale : le clone. Un personnage secondaire du premier roman, Duncan Idaho, va ainsi devenir le fil conducteur de la série.

Dans Noô, le narrateur interagit avec une trentaine de personnages, mais c’est bien lui qui, toujours, occupe le devant de la scène :

 

Figure 6. — Itinéraire de Brice

à travers un “nuage” de personnages.

La flèche sinueuse indique le sens temporel du récit. Chaque point symbolise la rencontre d’un personnage, et sa fonction éventuelle entre parenthèses. Les pointillés permettent de distinguer les territoires traversés : la Terre (Vénézuéla), la planète Soror, le vaisseau spatial, enfin Candida.

Sur trente et un personnages, on dénombre onze femmes.

 

Si l’on se réfère au récit, il faudrait boucler la flèche sur elle-même — mais à la fin, de retour sur Terre, aucun nouveau personnage n’apparaît, enfermant symboliquement, par contraste, le personnage dans sa folie.

Brice, en tout cas, reste essentiellement passif face à sa destinée, réglée par l’agencement du décor.

Dans Dune, ce sont les comportements, les déterminismes ou la capacité de les dépasser qui orientent l’action. Chaque personnage observe le milieu extérieur et le milieu intérieur de sa psychée : c’est avant tout un observateur, qui réagit en fonction des informations fournies par le milieu, en véritables servo-mécanismes vivants. On a assez reproché à Herbert ce désert sentimental, où nulle tendresse ne vient assouplir la violence de la lutte — où l’amour (tel celui de Jessica pour le Duc Leto) ne fait que compromettre les plans établis. Sur ce critère, un Brice sera à jamais inaccessible à un Paul Atréides. Il est en tout cas difficile de juger des comportements individuels et sociaux dans un futur aussi éloigné que celui de Dune. Quand Alexis Lecaye considère ces comportements en tant que “ constantes ”[191], il partage la conception métaphysique de la pensée selon laquelle la pensée humaine est et fut éternelle, que notre façon de raisonner est la même que celle de l’homme d’il y a un siècle, que les sentiments sont à considérer comme étant les mêmes que ceux des Grecs — ainsi parle-t-on de “l’amour éternel”. S’attaquer aux caractères humains de Dune est un faux procès, car la part de spéculation de la part d’Herbert y est évidente.

Dans la Cie, au contraire de Dune, les affinités personnelles et les émotions intimes des personnages ont une part prépondérante, s’opposant parfois à leurs intérêts ou leurs devoirs. Dans Helliconia, le point de vue est centré davantage sur la communication entre les êtres que sur leur caractère (l’abondance des chansons n’est pas innocente). Quant à Hypérion, les caractères sont bien dessinés, voire archétypaux, s’insérant à la perfection dans le schéma déterministe du récit — c’est-à-dire “aveugles”, à la manière du personnage d’Œdipe, prédestiné à tuer son père.

 

 

               4) Le rapport au monde :

 

a. héros indigènes, héros allogènes :

Dans l’approche systémique, il est possible de diviser les héros en deux types : les héros indigènes, et ceux provenant d’un univers extérieur, les héros allogènes.

La Cie, système clos, n’autorise que des héros indigènes. Mais quelques indices éparpillés suggèrent l’existence de colons qui se seraient enfuis de la Terre au moment de la Grande Panique et résideraient sur une autre planète du système solaire. Le système reste ouvert. Paul Atréides et les sept pèlerins du roman de Dan Simmons appartiennent bien à l’univers traité, ils sont néanmoins étrangers à la planète principale, Arrakis et Hypérion. Brice et Billy Xiao Pin, en revanche, en sont radicalement étrangers, même si le second dispose d’une connaissance théorique du monde qu’il éprouve. Brice est un voyageur européen, comme tel son regard s’annonce culturel. Mais tous deux ont le désir de s’intégrer au monde, Brice par la communion des sens, Billy de façon plus intellectuelle : “ La mort devait être le lot de Billy, une mort par laquelle il s’intégrerait magnifiquement à la longue orchestration du Grand Été d’Helliconia ” (Helliconia, II-116). Ils le font en touristes ou plutôt en observateurs, et leur présence inattendue, étrangère et dérangeante soulève un problème lié à l’exotisme, qui sera abordé dans la prochaine partie. Elle peut se comparer à l’allo-ethnologue surgissant dans une culture. À noter que le point commun des deux personnages est d’être issus de familles d’ethnologues.

Yuli (Helliconia I) et Paul Atréides, eux, le font en conquérants, au contraire de Jonas qui refuse son destin. Celui-là occupe un poste dans la société qu’il infiltre. Le distille, la combinaison des Fremen permettant de survivre dans le désert, établit une symbiose entre l’homme et la nature. L’homme dans son distille devient un microcosme, une économie en circuit fermé. Il n’est pas étonnant que la facilité de Paul, fraîchement arrivé sur Arrakis, à revêtir un distille, soit interprétée de façon hautement symbolique.

 

b. le prescient, une catégorie de héros :

De par leur qualité de héros, certains protagonistes ont un rapport au monde privilégié, qu’ils soient les tenants d’une science intégrale : Hari Seldon dans “Fondation”, Jouve Deméril dans Noô — ou qu’ils soient prescients : Paul Atréides dans Dune, Énée dans Endymion. La prescience est une des caractéristiques de la divinité, et de son envoyé sur terre, le messie.

La trace de la figure messianique remonte à la proto-SF, avec Quand le dormeur s’éveille (When the Sleeper Wakes, 1899) de Wells — ici, c’est d’un messie social qu’il s’agit, qui implante le germe de la révolution dans une utopie future —, et The Messiah of the Cylinder (1917, non traduit) de Victor Rousseau. Mais ensuite, cette figure n’apparaît dans les pulps américains qu’à partir des années 50. La personne du Christ a été utilisée à plusieurs reprises. L’écrivain Norman Spinrad est sans égal dans la critique anti-messianique. La figure messianique apparaît comme un thème privilégié chez certains auteurs, tels Roger Zelazny (années 60) ou James Morrow (années 90). Mais c’est chez Herbert, naturellement, qu’elle a trouvé son expression la plus célèbre et la plus achevée. L’intention de l’auteur en écrivant Dune était de démystifier la culture messianique en Occident : les héros sont dangereux, les super-héros catastrophiques.

Les prédictions de Jouve Deméril (voir par exemple Noô, II-81) sont celles d’un politologue et laissent place aux lois du chaos : ce sont des prévisions, basées sur la logique et non sur la vision. Ses idées politiques ayant été adoptées par le pouvoir, nul ne sait, pas même Brice, ce qu’il adviendra du système après sa mort, le meilleur comme le pire :

“ Jouve avait-il voulu cela ?… ” (Noô, II-63).

Dans Hypérion, la prescience n’en est pas véritablement une, les augures venant du futur par l’intermédiaire des Tombeaux du Temps. Cette prescience est le fait d’un voyage temporel, d’un fait physique.

Paul, lui, est un prophète. Sa prescience et celle de ses descendants n’est pas davantage un attribut divin ou un super-pouvoir — le premier composé devant être alors compris non comme un superlatif mais comme l’abréviation de “surnaturel”. C’est l’une des clés de lecture du cycle tout entier. Il s’agit plutôt d’un sens supplémentaire, qui permet de discerner les formes que prend la réalité à travers le temps. Le Kwisatz Haderach conçoit la réalité non comme un univers figé soumis à des lois absolues, mais comme un cosmos plein de mouvements internes, que l’on ne peut observer que dans le temps — c’est pourquoi il se définit comme un “ être empli du spectacle du temps ”. Cette extension du champ perceptif (qui confine également à l’omniscience) détermine une surconscience plus qu’une prescience. Le seul pouvoir réel (génétique) est celui des vies-mémoires, qui permet de lire non pas l’avenir, mais le passé. En cela, les Kwisatz Haderach, superordinateurs réalisant l’intelligence suprême imaginée par Laplace[192], sont supérieurs aux mentats, les ordinateurs humains, et aux Diseuses de Vérité du Bene Gesserit. (Paul Muad’Dib porte le titre d’Empereur Mentat, in Dune, II-7.) Et c’est donc logiquement que, afin d’échapper au champ perceptif de l’esprit-machine du prescient tout-puissant, il faut opposer une autre machine. Les Ixiens y ont recours, pour fabriquer Hwi Noree (t. IV). La jeune femme apparaît comme un être stochastique, l’irruption d’une variable non contrôlée dans l’univers déterministe du dieu-ver. Et cette variable minuscule produira un “effet-papillon” qui détruira ce dernier. Dans Les Hérétiques… (Dune, V), les Révérendes Mères parviendront, elles, à intégrer un autre élément imprévu et dynamique dans leur plan de survie : la jeune Sheeana, qui commande aux vers géants.

Peut-être y a-t-il, dans la conception de la prescience d’Herbert, l’idée de cause première, mais sans la détermination cartésienne qui ne laisse pas place à la création de nouvelles forces. La compréhension du monde ne passe pas dans la connaissance de ses causes, mais dans celle des processus ; non dans la connaissance des substances, mais des formes[193].

Aussi la prédiction herbertienne s’appuie-t-elle sur l’observation (tout comme la prévision) plutôt que sur la divination. Elle est un traitement de l’information, un dégagement de tendances. Contrairement à la prévision, elle ne porte pas que sur des tendances, mais aussi sur des faits précis : elle tend à rivaliser avec la réalité. Si la prescience assure le contrôle, par la vision, du système-monde, c’est parce que passé et avenir forment une totalité. Le prescient herbertien participe de l’ordre du monde parce que, pansynergopte conscient, il est le seul capable de percevoir cet ordre.

Même ainsi, la réalité ne se laisse pas si aisément cerner, car elle est indépendante de l’homme. “ La nature abhorre la prescience ”, dit Alia (Dune, III-226). Mais c’est à partir des Enfants de Dune écrit en 1975, qu’Herbert affirme ce caractère particulier de l’univers :

La nature n’était pas précise. L’univers, ramené à son échelle, n’était pas précis : il était vague, flou, saturé de variations et de mouvements inattendus. L’humanité considérée comme un tout devait être incluse en tant que phénomène naturel dans cette computation. [Dune, III-198, trad. fr. M. Demuth]

Néanmoins, Dune est une série “pré-chaotique”, car il s’agit d’une prescience de prédiction, et non de prévision des événements. Le chaos réfute toute possibilité de prescience (et même de prévision à long terme), laquelle suppose une conception symétrique du temps, alors que le temps est irréversible puisqu’il se construit en permanence.

Le chaos déterministe nous apprend que [le démon ou “intelligence ultime” de Laplace] ne pourrait prédire le futur que s’il connaissait l’état du monde avec une précision infinie. Mais on peut désormais aller plus loin car il existe une forme d’instabilité dynamique encore plus forte, telle que les trajectoires sont détruites quelle que soit la précision de la description. [[194]]

En définitive, le système-monde de Dune penche du côté du déterminisme, où le futur reste gouverné par le passé.

 

Le rapport au monde du héros est fonction de son éducation (ou de son absence) et de son caractère. Yuli est un sceptique et Brice un candide, en position idéale pour apprendre le monde. La fonction du rebelle est de se heurter au monde, de forcer ses cadres. Brice se laisse éduquer sans rechigner ; Yuli devient prêtre, puis veut devenir Gardien pour en savoir davantage. Pour Yuli, le désir d’intégration a des conséquences négatives : malgré ses remords (Helliconia, I-90), il assiste la milice dans sa besogne de répression. Mais cela ne dure pas et il se dégage de l’ancien système de croyances par la voie de l’athéisme. Quant au héros de la Cie, Lien Rag, il s’éveille à la conscience du monde et son regard est neuf. Sa vie antérieure ne sera par ailleurs que rarement évoquée.

À l’inverse, les personnages de Dune et d’Hypérion sont les produits d’une éducation stricte et obligatoire. La désobéissance a été inculquée à Paul (voir le 9e exergue de Dune, I*-109), ce qui constitue une variante plus subtile que le simple personnage du candide, en tout cas plus en rapport avec le monde du pouvoir. Les protagonistes sont des êtres essentiellement sociaux. Chez Dan Simmons, parce que ce sont avant tout des fonctions, les personnages changent peu et leurs référents sont connus de notre réalité immédiate : le colonel Fedmahn Kassad est un Palestinien, Lénar Hoyt un missionnaire ancien séminariste du Nouveau Vatican… Ce n’est pas leur nature mais la confrontation de leurs conceptions du monde qui compte. L’optique est bien structuraliste car la tension entre les points de vue est constante.

 

 

Le livre-univers développe un monde imaginaire et une représentation allégorique du monde, par la métaphore systémique dont on a vu les règles principales. Ces règles forment autant de formes, de cadres pratiques à l’imagination des auteurs.

La troisième partie étudie ce que l’on peut trouver dans ces cadres.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

TROISIÈME PARTIE

 

DU CONTENU À LA CONFIGURATION

 

 

 

           Le radieux qui dort

           Quand froidure nous mord

           Sortira du sommeil au baiser de la pluie.

           Alors hoxneys se répandront

           En un vertige de grands bonds

           Dans la plaine fleurie, fleurie à l’infini.

 

 

 

 

 

 

 

 

Brian Aldiss : Helliconia (trad. fr. J. Chambon)

Chant de chasse, I-299


 

 

 

 

 

 

 

Le livre-univers a désormais une forme. Mais cela ne suffit pas et il faut savoir ce qu’elle contient. Il a fallu arrêter un choix sur des éléments clairement identifiables en tant que “matériau de construction” du livre-univers, tels que le décor, le bestiaire, les éléments politiques et sociaux, afin d’en faire une analyse comparée et d’en tirer des constantes servant de repères pour la détermination du livre-univers.

Dans l’approche systémique, l’étude séparée des éléments signerait un retour à la raison analytique qui dissocie et atomise, pour comprendre et surtout pour contrôler. Goethe notait que grise est la théorie, et vert l’arbre doré de la vie. Cela est d’autant plus vrai de la raison analytique, qui fait œuvre de dissection en séparant les éléments de l’ensemble. Les littéraires se comportent souvent à la manière des scientifiques classiques pour ce qui est de décomposer les choses afin d’en étudier les morceaux un par un. Il s’agit ici, au contraire, de rassembler ces éléments pour produire une totalité signifiante — en d’autres termes, de les “revitaliser”, considérant qu’en développant son histoire, l’auteur structure son texte, c’est-à-dire qu’il applique une énergie à ses constituants.

 

 

I. Les thèmes de la science-fiction

 

Cette section sera la plus courte de cette partie : un volume ne viendrait pas à bout de tous les thèmes recensés dans les sommes science-fictionnelles que sont les livres-univers. Les encyclo­pédies en disent l’essentiel. Pour une étude approfondie, on ne saurait se passer des préfaces aux trente-six volumes de La Grande anthologie de la science-fiction [195], qui prouvent qu’il n’y a rien qui semble a priori échapper aux topoï de la science-fiction.

Avant de confronter trois thèmes majeurs de la science-fiction (les robots, les extraterrestres et le statut de la science) dans le livre-univers, il faut s’interroger sur la validité de cette classification.

 

 

      A — la question de la classification thématique

 

La SF se développe, à la fin du XIXe siècle en marge de la littérature générale[196], quand s’inaugure un champ mythologique nouveau. La technologie modifie les rapports concrets de l’homme à son environnement, les développements théoriques et leurs retombées bouleversent l’idée que se fait l’homme occidental de sa place et de sa fonction dans l’univers.

Le type de classification dont il est question ici comprend les motifs (regroupant des situations, relations, types de caractères, représentations, etc.), et les configurations symboliques telles que thèmes (c’est-à-dire idée, sujet sur lequel porte une réflexion), mythes et figures.

 

 

               1) Coïncidences de l’analyse thématique et de l’approche systémique :

 

La validité de la classification par thème s’est toujours posée en SF, comme réductrice d’un genre à ses composantes. Le savoir est d’abord classificatoire, et face à l’indéterminisme des conceptions structuralistes, la “ quincaillerie thématique ”, pour reprendre l’expression de Denis Guiot, constitue une ancre d’étude solide[197].

Dans l’approche systémique, les unités thématiques peuvent être considérées comme des sous-ensembles structu­rants et symboliques par leur redondance. Ce sont elles qui, en tout cas, se prêtent le mieux à la comparaison. (En botanique, cela correspondrait à une comparaison de feuilles avec des feuilles, de racines avec des racines.)

Force est de constater qu’un auteur écrit souvent en fonction de ses lectures. La science-fiction a tendance à se construire sur elle-même, par un phénomène d’autocatalyse, où les auteurs introduisent des différences d’idées souvent infimes, et qui trouvent en général leurs origines dans des associations avec des savoirs externes au strict domaine de la SF. Le thème de l’androïde, par exemple, puise à différentes sources, modernes mais aussi antiques : motifs du double, de l’immortel, de l’athée sans racines, figures du Golem, de l’homunculus des alchimistes, de la créature de Frankenstein.

Pour le livre-univers, cela ressortit à la nécessité de faire monde, autant que de singulariser ce monde par rapport au reste de la production science-fictionnelle. L’exemple le plus manifeste de cette méthode est Dan Simmons, dont on a qualifié Hypérion de “ catalogue de thèmes et d’images science-fictionnels ” ; une grande variété de thèmes et de motifs sont renouvelés, cet apport plaçant Hypérion au cœur du genre tel que le définit Darko Suvin quand il parle de “ novum ”[198].

À partir de bases authentiquement populaires le genre de la SF peut évoluer vers la complexité (…) grâce à la valorisation de la nouveauté thématique inscrite dans son esthétique. [La SF…] trouve en son sein le ressort de sa complexification et, loin de se jeter dans le mainstream, elle irait plutôt puiser dans les raffinements techniques du mainstream ce dont elle a besoin. [[199]]

On a vu que les empires de Dune et d’Hypérion étaient issus de la Fondation d’Asimov, mais sans se confondre avec celle-ci. À l’inverse, G.-J. Arnaud — qui fait figure d’exception par rapport aux autres auteurs — ne connaît de cette culture que son versant le plus populaire, le plus désuet. Avec la conséquence que très peu de thèmes science-fictionnels sont traités de façon originale.

 

 

               2) Mythes modernisés et mythes modernes :

 

Il y a constitution en mythe d’un thème quand le caractère de ce dernier se trouve construit, exagéré, répété et qu’il a des répondants culturels et sociaux. Le mythe s’élabore sur un fonds d’images et d’idées, et s’efforce de répondre à des interrogations sur l’univers environnant. À l’instar du mythe, la SF doit être lue avec distanciation ; à la différence de celui-ci, elle n’appelle pas à une lecture métaphysique.

La science-fiction classique se prête particulièrement bien au mythe, car elle partage avec lui un même mode de représen­tation. Comme la SF, “ le mythe déroule diachroniquement les moments d’un drame qu’accomplissent des personnages (…). La réalité où s’inscrit l’action n’entre pas en communication avec celle dans laquelle se tiennent les interlocuteurs actuels ”[200]. D’autre part, la science est elle-même travaillée par le mythe : la notion de “progrès” est souvent rapprochée des mythes millénaristes. Dans ce cas, comment la SF pourrait-elle échapper aux mythes qui sous-tendent la science même ?

Le clonage, par exemple, est un thème ressassé de science-fiction. Thème important car touchant à celui, classique, du double[201], des dangers de la génétique et des biosciences en général, de la reproduction enfin. Tout paraît avoir été écrit là-dessus. Mais les récents progrès génétiques ont donné au clonage une nouvelle jeunesse, en ravivant des craintes bien réelles au sein d’un public beaucoup plus vaste. En sortant du strict domaine de la science-fiction, il tend à agglutiner autour de lui des idées extérieures, inédites en science-fiction. Il est en position de se constituer en mythe.

Il faut en outre noter que la composante narrative de la SF l’apparente nécessairement au mythe : prédiction, naissance favorisée du héros, quête, initiation, chute, vengeance, sacrifice, renaissance sont les ressorts de toute narration. Mi-science mi-fiction, la SF classique ne peut que toucher au mythe de part et d’autre.

La science-fiction a réactualisé nombre de mythes anciens, figures souvent d’ordre religieux comme le golem ou le léviathan (avec lequel le Shai-hulud, le ver géant de Dune, entre en résonance jusqu’à être parfois cité : Dune, II-49), mais aussi interrogations cosmogoniques : Les Murs de la Terre (Beyond the Walls of Terra, 1970) de P.J. Farmer reprend l’idée d’un cosmos fabriqué par des dieux qui ont fixé ses limites aux frontières du système solaire. Au-delà, l’univers n’est qu’une projection sur la toile de fond du ciel. Tout le talent de l’auteur de science-fiction consiste à rendre ce postulat crédible. L’Homme invisible (The Invisible Man : A Grotesque Romance, 1897) de Wells réactualise le mythe de l’anneau de Gygès.

La science-fiction de l’entre-deux-guerres a largement récupéré le mythe de l’Atlantide, attirée par le merveilleux que le continent disparu véhiculait. Certains auteurs se sont fait une spécialité de rationaliser les légendes grecques et latines. “ Jeff le scaphandrier ”, une courte nouvelle de Maurice Renard[202] écrite vers 1930, met en scène un nouveau type de scaphandre automatisé, qui prend conscience de lui-même et tranche le câble qui relie le scaphandrier à la surface. On peut imaginer l’automate, recelant dans ses flancs le squelette de son hôte humain étouffé, hantant les fonds marins pour l’éternité. Ce conte se rattache nettement à la science-fiction moderne (la peur de la révolte des robots), mais une science-fiction qui provoque une angoisse toute fantastique : celle d’un objet qui prend vie magiquement, à l’instar d’un golem. Les exemples pourraient se multiplier à l’infini, même si cette opération de recyclage se limite à une simple figure : le Berserk des sagas vikings, guerrier sujet à des crises de férocité bestiale, a donné lieu à la série des “Berserker” de Fred Saberhagen (commencée en 1967), qui décrit des machines écumant le cosmos pour éliminer toute forme de vie.

La SF affectionne les figures mythiques proches du bestiaire, sans doute parce qu’elle y retrouve un de ses procédés de création favoris : la fusion d’êtres différents en un être chimérique, création d’inconnu à partir du connu. Farmer fait du centaure une création d’ingénierie génétique, Dan Simmons fait du faune un être humain volontairement modifié par un “ biosculpteur ”, en l’occurrence le poète Martin Silénus (dont le nom renvoie à la figure du faune, ou satyre), in Hypérion, I-220. Ces deux figures, avec celles du Cyclope, de l’ange (ou homme ailé) et de quelques autres, ont suscité un nombre impressionnant d’œuvres de SF[203]. Prométhée s’est incarné dans la moderne figure du savant, lequel trouve une autre ascendance dans le mythe plus moderne de Faust.

La rationalisation des légendes, de contrainte, se change souvent en jeu spéculatif. Si Farmer décrit avec force détails les poumons supplémentaires que nécessite le volume excessif du corps du centaure pour son approvisionnement en oxygène, c’est sans nul doute avec amusement. Dans Je suis une légende (I am Legend, 1954), Richard Matheson s’empare d’un mythe folklorique. Le vampirisme n’est plus l’œuvre du diable, mais d’une bactérie. Le motif détaché de son support fantastique est relié à un thème de prédilection de la SF, la disparition de l’homo sapiens et l’émergence d’une espèce plus adaptée, celle des vampires.

Dans le livre-univers, la rationalisation est assujettie à la notion de vraisemblable. Le nom d’Hypérion n’a pas été attribué à la planète en l’honneur de Keats — voilà qui serait peu vraisemblable —, mais parce que les premiers explorateurs sont venus d’une lune de Saturne colonisée portant ce nom (Hypérion, I-218). Les chevaux pensants de Noô, modernes mais teigneuses licornes, acquièrent une crédibilité pseudo-scientifique grâce au noôzôme, qui a augmenté leur niveau d’intelligence. Quant aux phagors d’Helliconia, l’espèce concurrente de l’humanité indigène, c’est aux lois de l’évolution qu’ils doivent leur allure tout droit sortie des mythes anciens.

Dune ne renvoie pas seulement à des mythes précis, mais à une mythologie (c’est-à-dire un système mythique, qui se trouve être ici un cycle héroïque), à travers un nom : les Atréides, résurgence symbolique des Atrides, famille royale marquée par la cruauté du destin qui s’acharne sur chacun de ses membres, et pousse aux crimes, aux haines inexpiables de cœurs torturés. Paul vengera son père assassiné par traîtrise, et sera condamné à affronter sa sœur devenue une Abomination. Il tient également du héros thébain Œdipe, dont l’accession au pouvoir sonne comme une malédiction et qui aboutit à son aveuglement — mais aussi à un retour à la clairvoyance sur la réalité. En devenant le Prêcheur, Paul Muad’Dib assimile une autre figure classique de la tragédie grecque : celle de l’augure aveugle.

La SF a généré ses propres thèmes. Parfois de façon délibérée : James G. Ballard, lui, a fait vœu de fabriquer les mythologies de l’avenir proche — ou tout au moins celles du présent. Mythes urbains issus de la civilisation américaine avec Crash ! (1973) mis en scène au cinéma par David Cronenberg sous le même titre (1996), mythe de la fin de la société moderne avec sa série de quatre romans catastrophistes qui compte Le Monde englouti (The Drowned World, 1962) et sans doute le plus célèbre, La Forêt de cristal (The Crystal World, 1966). Après avoir exploré les sombres voies d’un futur dominé par le béton et l’acier, l’écrivain britannique est revenu aux mythes passés avec L’Ultime cité, mini-roman faisant partie du recueil Appareil volant à basse altitude (Low-Flying Aircraft and Other Stories, 1976) et Salut l’Amérique ! (Hello America, 1981), futurs dans lesquels le monde industriel a périclité et les villes ont été désertées. New York (à comparer avec Niourk de Stefan Wul) et Las Vegas en ruine sont devenues les villes mythiques du Nouveau Monde.

 

Les légendes antiques fournissent une réserve de thèmes éternels, tandis que les thèmes modernes permettent à la SF de s’affirmer comme genre créateur de mythes. Œuvre totalisante, le livre-univers puise aux deux sources des mythes modernes et des mythes réactualisés.

 

 

      B — trois thèmes classiques

 

Des thèmes ne se retrouvent qu’à l’état de traces dans les livres-univers, parce qu’ils sont liés à la pureté. Est pur ce qui ne se laisse pas altérer par le milieu extérieur : le héros ou anti-héros pur, la société absolue de l’utopie ou de la dystopie, la fin du monde… sont trop métaphoriques. Les sociétés, dans le livre-univers, ont une histoire, même si cette dernière résiste au mouvement de l’Histoire comme celle de la Cie ou la Culture de Iain Banks ; la première a l’apparence d’une dystopie, la seconde l’apparence d’une utopie — mais l’apparence seulement, car si la Culture survole l’Histoire, si elle contrôle celle d’autres civilisations, elle n’échappe pas à la sienne propre.

D’autres thèmes sont peu usités parce que s’accordant plus volontiers au mode fantastique : les pouvoirs tels l’invisibilité, l’invulnérabilité ou la Perception Extra-Sensorielle (P.E.S.)… perturbent la structure de la réalité et sont par conséquent difficilement insérables dans un système ordonné basé sur un vraisemblable rationnel. De même, les univers parallèles aux géométries démentes, aux constantes physiques fondamentales modifiées, conviennent mieux à la nouvelle qu’au développement d’une longue saga. Au contraire, des thèmes paraissent trop ancrés dans la réalité quotidienne du lecteur : violence des cités futures, isolement et paranoïa, mythologie urbaine…

Dans le même ordre d’idée, on peut citer :

) l’invasion de la Terre par les extraterrestres belliqueux, ou ce motif renversé ;

2°) le voyage temporel rétroactif, qui perturbe la chronologie : la fin des temps, les temps alternatifs ou uchronies… Le jeu sur le temps reste très limité dans le livre-univers. Il est là pour garantir l’isolation des planètes de Noô et d’Helliconia. Les champs anentropiques d’Hypérion (accélération et temps à rebours) sont bien qualifiés de phénomène local, et ne perturbent pas la flèche du temps de l’univers dans sa globalité. Dans Dune, le voyage temporel s’effectue par la “mémoire ancestrale” — vieille croyance couramment exploitée dans la littérature du début du siècle, par Robert Howard, Jack London ou John Taine —, et n’influence aucune sphère physique du système-monde. La motivation est double chez Frank Herbert : obtenir un effet de démesure, en dilatant la dimension temporelle dans le passé pour accroître le champ de l’expérience mentale que constitue l’épopée de Dune ; mais surtout, il s’agit pour l’auteur de faire réfléchir son lecteur sur le statut du temps dans un système clos, et de sa perception pour le prescient doué de surconscience. Pour le prescient, le temps se recourbe sur lui-même, comme l’espace relativiste fini mais illimité (voir supra, p.190).

 

Des thèmes se prêtent plus volontiers à l’approche systémique :

1°) les problèmes liés à l’expansion dans l’espace et à la rencontre de l’altérité extraterrestre (xénophobie, place et définition de l’être humain dans l’univers…) ;

2°) les rapports entre le technocosme et la biosphère (destruction de l’environnement, écologie, survie de l’humanité au sein des transformations qu’elle engendre…) ;

3°) les rapports de l’individu/de l’humanité dans les sphères écologique, politique ou religieuse (eugénisme, révolte face à l’institution, religion naturelle, foi et athéisme…) ;

4°) la communication entre les êtres et les structures sociales (exercice du pouvoir au quotidien, au niveau du clan ou au niveau galactique ; rapports ethnologiques avec des civilisations extraterrestres).

Autant de thèmes que l’on retrouve dans les livres-univers, de façon plus ou moins explicite mais souvent au cœur du discours. On en a vu au long de ces pages. On en verra quelques autres dans la prochaine partie.

 

Livre global, le livre-univers s’approprie beaucoup des thèmes chers à la science-fiction, même si une bonne partie d’entre eux ne se rencontre qu’à l’état d’images désymbolisées — c’est-à-dire réduites à leur qualité d’images, sans la charge discursive qu’elles contiennent à l’origine, sans les raisonnements ou digressions science-fictionnels qui ont abouti à la formation ou la justification de ces images.

Parmi les plus importants, il faut citer les machines pensantes, les extraterrestres, et la science et les technologies.

 

 

               1) Les machines qui pensent :

 

À l’origine, deux thèmes peuvent être distingués dans le domaine de “l’intelligence mécanique” : les robots, et les superordinateurs. Dans la première catégorie se rangent le robot classique de la SF des années 30 à 60, engoncé dans sa lourde armure métallique, et l’androïde, robot d’apparence humaine. Le superordinateur, symbolisant la conscience désincarnée, a trouvé dans les IA un successeur moderne.

Les machines pensantes sont les produits de la technologie moderne dans ce qu’elle a de plus ambitieux : la création d’une intelligence, voire d’une conscience, artificielle. Elles regroupent des problématiques courantes en SF, c’est pourquoi on les retrouve dans chaque livre-univers, qu’elles soient ou non développées.

Ce type de situation est immédiatement évacué dans Dune, où les machines intelligentes ont été bannies au terme d’une croisade religieuse :

“ Les hommes ont autrefois confié la pensée aux machines dans l’espoir de se libérer ainsi. Mais cela permit seulement à d’autres hommes de les réduire en esclavage, avec l’aide des machines. ”

“ Tu ne feras point de machine à l’esprit de l’homme sem­blable ”, cita Paul.

“ Oui, c’est ce que disent le Jihad Butlerien et la Bible Catholique Orange (…). ” [[204]]

L’évolution de l’intelligence est un leitmotiv de l’œuvre de Herbert : intelligence artificielle dans Destination vide (Destination : Void, 1966) et ses suites du “Programme Conscience”, insectoïde dans Le Cerveau vert (The Green Brain, 1966), étrangère dans les deux romans du “Bureau des Sabotages” (voir supra, note 6). Avec Dune, c’est l’intelligence humaine qui est au centre de la réflexion.

Les civilisations anti-mécanistes d’avoir été trop mécanistes ne datent pas de Dune, mais des utopistes classiques. Dans Erewhon (1872) de Samuel Butler, les machines ont été bannies pour qu’un jour elles ne dominent pas l’homme — traduction littéraire du dégoût de beaucoup d’écrivains face à l’expansion de l’univers mécanisé et déshumanisant de la Révolution industrielle. L’absence de machines a abouti à l’apparition de “machines humaines” : mentats (ordi­nateurs humains), danseurs-visages du Bene Tleilax, et même les froides Révérendes Mères du Bene Gesserit qui excluent l’amour et se méfient de la musique. L’homme, chez Frank Herbert, est traité comme une machine que l’on peut, que l’on doit améliorer[205]. On notera d’ailleurs la fréquence élevée du thème de l’eugénisme dans l’utopie comme dans l’œuvre d’Herbert — même si ce dernier ne prône pas pour autant le retour à la terre.

Même absente en tant qu’icône, la machine qui pense forme bien un nœud dans la problématique de Dune.

 

 

 

a. les robots :

Comme objet, le robot est directement issu de l’automate (d’un mot grec signifiant “qui se meut de lui-même”), dont on se demande, dès la Renaissance, s’il possède une âme. Le XVIIIe siècle s’interroge gravement pour savoir si, derrière l’automate, il n’y a pas un esprit caché, et cela bien avant Le Joueur d’échecs de Maelzel (Maelzel’s Chess-player, 1836) d’Edgar Poe. Les automates existaient déjà du temps de la Grèce antique. Ils correspondaient à un désir séculaire : puisqu’on ne peut créer la vie, pourquoi ne pas créer l’apparence de vie ? C’est au XIXe siècle que se constitue son imagerie, exploitée dans la littérature et qui a fourni parmi les figures cinématographiques les plus populaires dans le grand public, de Robbie à Terminator.

Le robot du début XXe siècle est un produit de la deuxième révolution industrielle, contemporain de l’électrification et du moteur à explosion. Comme les avions et les automobiles, il est indéfiniment perfectible. [[206]]

Le robot est souvent confondu avec l’androïde, car les travailleurs artificiels du Tchèque Karel Capek, dans la pièce de théâtre R.U.R. [207] où le terme est utilisé pour la première fois, sont des androïdes. Dans la pièce sont posés à peu près tous les thèmes liés aux robots et aux androïdes : confusion homme-machine, stérilité des robots, apparition des émotions et de la conscience chez les robots, avec pour conséquence la révolte et la fin de l’humanité comme la punition prométhéenne… La créature du film Métropolis (Metropolis, 1926) de Fritz Lang appartient aussi à cette dénomination.

En fait, l’idée de robot se perd dans la nuit des temps. Dans L’Iliade d’Homère (env. 850 av. J.-C.), le dieu forgeron Héphaïstos a fabriqué deux automates féminins en or, dont la fonction est en adéquation avec l’étymologie du mot robot, de la racine slave robota qui signifie travail forcé. Le motif remonte à des temps plus anciens, sans doute au moment où l’esclavage fut érigé en institution, posant des problèmes de droit et de morale. Il va donc puiser à la source des mythes antiques, et l’on trouve des avatars à diverses époques, comme le Golem d’argile de la légende juive, créé dans le ghetto de Prague au XVIe siècle. Le robot est un serviteur. Son utilité a été pressentie dès 1848 par Théophile Gautier : les robots sont les “ bras de fer [qui] remplaceront les frêles bras de l’homme ”[208], sont les outils d’une libération de l’individu par le progrès. Mais il revient à la science-fiction d’en avoir exploré toutes les conséquences, sur la société et sur l’individu.

Conçu pour servir l’homme, le robot-domestique est un esclave idéal… jusqu’à ce qu’il se rebelle. Pour le bien de ses maîtres, il lui faut alors un code de comportement implanté dans sa programmation, réfrénant cette regrettable pulsion. En d’autre terme : un conditionnement. C’est Isaac Asimov qui, aidé de John Campbell, a forgé ce surmoi cybernétique sous la forme d’une trinité de lois, transformant le robot en citoyen idéal, en être humain plus que parfait, efficace et sans besoin — bien entendu, en suscitant davantage de problèmes qu’elle n’en règle. Ces trois lois apparaissent intégralement exprimées pour la première fois dans la nouvelle “ Cycle fermé ”[209], qui n’est pas la première histoire de robots d’Asimov. Dans les années 40, le thème du robot humanoïde est surtout développé par trois écrivains : Isaac Asimov, Lester Del Rey et Clifford D. Simak. Dans “ L’Ordre ultime ”[210], Van Vogt développe le premier cas d’égalité entre robots et êtres humains. Dans un recueil de nouvelles dérivées du cycle des “Robots” [211], Harry Harrison a décrypté le contenu esclavagiste des lois d’Asimov, en assimilant explicitement les robots aux Noirs.

Le robot occupe alors les fonctions en principe réservées par nature à son maître, pratique tous les métiers — médecin, politicien et même psychanalyste —, éprouve tous les types d’émotions. Triomphant dans les années 50, il est peu à peu passé de mode, le mythe se dégradant jusqu’à entrer dans le champ comique — sans toutefois complètement disparaître.

À mi-chemin du robot et de l’androïde : les “ zizipantins ”, créatures grotesques de la station Avernus en forme d’organes génitaux, fabriquées à partir d’un héritage génétique perverti, dans le dernier tome d’Helliconia. Ceux-ci sont assimilables à des automates organiques à la manière du monstre de Frankenstein — mais non humanoïdes. Incapables d’évoluer, leur destin est l’anéantisse­ment, entraînant dans leur perte, conformément à la tradition de toute création dévoyée, les descendants de leurs créateurs.

 

b. les androïdes :

Dans sa stricte définition, l’androïde est organique et de forme humaine, deux caractéristiques du monstre de Frankenstein du roman de Mary Shelley paru en 1817. C’est la dernière caractéristique qui est généralement retenue. Même biologique, l’androïde est un être humain artificiel. Qu’il soit souvent féminin tient sans doute à une vieille tradition culturelle qui considère la femme comme un Maschinenmensch. Au contraire au robot, la confusion avec l’être humain est possible — c’est d’ailleurs ce qui se passe dans R.U.R., quand l’héroïne ne veut pas croire que la secrétaire du directeur de l’usine est un androïde.

L’Homme au sable (Der Sandmann, 1817) d’Hoffmann et L’Ève future (1886) de Villiers de L’Isle-Adam se sont interrogés sur les amours impossibles de l’homme et de l’androïde. L’androïde possède la charge mythique de maîtriser l’angoisse de mort, la créature étant virtuellement immortelle.

Au cours des années 60 et 70, Philip K. Dick a traité de l’androïde (redevenu mortel) dans ce qu’il a de plus classique, à savoir les critères d’humanité et de normalité. Son traitement, en revanche, est unique, puisque ses androïdes ont certaines caractéristiques de malades mentaux, en particularité de schizophrènes ; la frontière humaine devient psychologique.

Il faut en outre mentionner un thème mitoyen : celui du cyborg, qui constitue un motif inversé d’homme-machine. Le cyborg représente la mutation de l’homme par l’adjonction de prothèses cybernétiques, branchées directement sur le cerveau, au point que machinerie électronique et système biologique se trouvent indissociablement liés.

Le cybride, narrateur d’Hypérion, est une enveloppe charnelle abritant une personnalité reconstituée. Le naturel et l’artificiel se combinent étroitement, ce que révèle la formation du néologisme. Le cybride de Keats est une reconstitution informatique (un “analogue” dans la terminologie cyberpunk), reproduisant une personnalité qui a existé.

Chez Stefan Wul et Aldiss, les androïdes ne tendent pas à remplacer l’homme, pas plus qu’ils ne recherchent la signification de leur existence. Ils sont intégrés dans la société comme l’est un outil. Dans Rayons pour Sidar de Stefan Wul, c’est un double de protection comparable à celui de Billy Xiao Pin dans le tome II d’Helliconia, qui se confond presque avec le thème du clone ; dans Noô, ce sont un policier cybernétique, le Schak (Noô, I-174), et une domestique dans un hôtel de luxe à Grand’Croix. Dans tous les cas, des êtres artificiels à l’aise dans leur rôle subalterne, à qui il ne viendrait pas à l’esprit de violer les trois lois de la robotique. Le seul discours attaché au Schak est relatif à l’activisme politique dont il fait les frais. Humain ou pas, un policier est un policier.

Les androïdes d’Aldiss et de Wul présentent une variation de l’androïde assez ancienne dans l’histoire du genre : celle de doublure. Jamais cependant n’apparaît la peur que ces copies si parfaites ne viennent à confondre les deux engeances. La domestique de l’hôtel n’est rien d’autre que ce à quoi elle ressemble : un mannequin animé, mais il est question d’androïdes ayant d’autres fonctions.

Cette fille est fausse, mon vieux. C’est une machine, une poupée électronique. (…) Elle est condamnée à son couloir, disait Jouve, guidée par des relais sans doute cachés dans les murs, munie d’un stock d’une trentaine de comportements et de phrases conventionnelles… Si nous la tirions de force dans la chambre, elle s’effondrerait inerte sur le tapis. À moins que, déboussolée, elle ne se mette à tourner en rond. [Noô, I-120]

Plus tard, heureuse trouvaille de l’auteur, on apprendra que Prairiale, le grand amour de Brice, aura servi de modèle à la fabrication de l’automate. Dans Helliconia, le robot s’éloigne en apparence de sa fonction originelle, qui est de travailler. Il sert les propos de l’auteur sur l’amour-possession :

Ce fut une expédition exclusivement masculine. Les hommes laissèrent leurs femmes sur place, préférant emmener avec eux de sveltes partenaires robotisées conçues pour répondre à un idéal abstrait de la féminité. Ils aimaient s’accoupler avec ces parfaites images de métal.

[Helliconia, III-319]

Les explorateurs spatiaux ont mis en pratique un fantasme que la science-fiction n’a pas manqué de développer dès ses débuts : la femme-objet dévouée jusqu’à la mort. La nouvelle de Lester Del Rey “ Hélène O’Loy ”[212] n’est sans doute pas la première du genre. Hélène est une jolie androïde, dotée d’émotions. Sitôt mise en fonction, elle tombe amoureuse d’un de ses créateurs, qui la repousse avant de l’épouser. Lorsqu’il meurt, logiquement, elle se détruit.

Hormis le Schak, il ne sera plus question de robots ni d’androïdes dans Noô. Quant à Billy Xiao Pin dans Helliconia, il refusera à son double artificiel de l’accompagner. Contrairement au développement classique, d’une extraordinaire richesse, du thème, le livre-univers ne traite pas des problèmes issus des lois d’Asimov ni du questionnement dickien du réel à propos de l’identité homme/machine qu’implique l’androïde, robot d’apparence humaine. Le livre-univers a absorbé le thème du robot, mais en le rejetant à l’arrière-plan.

 

c. les IA :

À l’inverse du robot, l’ordinateur est un phénomène propre au XXe siècle. Le mot est inventé en 1956, celui d’“ informatique ” remonte à 1962.

Né du calculateur, le thème a pris son essor avec celui de l’électronique (le premier calculateur électronique, l’ENIAC, remonte à 1946), mais les pulps américains des années 30 imaginent déjà un futur où l’homme dépend entièrement des ordinateurs, ainsi John W. Campbell dans la nouvelle “ The Machine ”[213]. Dépouillé de toute apparence humaine qui pourrait attirer la sympathie, le superordinateur n’en est que plus terrifiant, plus insaisissable. C’est lui qui symbolise le mieux le conflit de l’homme et de la machine, le premier étant jusqu’à présent seul détenteur de la faculté de penser, seul bénéficiaire du don divin de la conscience de soi : l’homme a désormais un concurrent sur le plan métaphysique. Quand l’ordinateur gouverne, c’est pour aliéner l’humanité. Quand il tombe en panne, il provoque la chute de la civilisation. Beaucoup d’auteurs essaieront pourtant de le mettre en échec, physiquement ou sur le terrain de la logique. Sa puissance fait peur, et certains la comparent à celle de Dieu. Dans la courte nouvelle “ La Réponse ”[214], on demande à la machine, somme de tous les ordinateurs du globe, si Dieu existe. Ce à quoi elle répond : “ Oui, MAINTENANT il y a un Dieu. ”

La plupart des ordinateurs ne vont pas si loin. Entre la machine et la divinité, il y a l’homme… et l’IA, ou Intelligence Artificielle (appellation aussi controversée, ou peu s’en faut, que le mot science-fiction). L’IA est un programme informatique, un logiciel traitant de situations complexes, capable d’un certain degré d’abstraction. Bref, une pure machine à penser, plus près de Dieu peut-être car dépourvue de la tentation de la chair — mais aussi athée par excellence, puisque ne devant pas son existence à un être surnaturel. Sa complexité devient si grande que même ses concepteurs ne savent plus cerner ses limites exactes.

Dans la science-fiction, il faudrait plutôt parler de Conscience Artificielle. L’émergence de la conscience artificielle est le thème et le ressort de l’intrigue d’œuvres de hard science récentes, comme Problème de Turing (The Turing Option, 1992) de Harry Harrison et Marvin Minsky, ou la série de mangas Ghost in the Shell de Masamune Shirow[215]. Contrairement au robot, l’IA n’a pas de corps mais se meut dans l’espace qui convient à son état : le cyberspace, espace-mémoire des ordinateurs servant d’étendue virtuelle. Aujourd’hui, ce concept a largement diffusé hors des limites du genre où il a vu le jour, le cyberpunk, pour envahir la plupart des genres que compte la science-fiction, et grossir le nombre des clichés. L’IA représente une intrication de thèmes actuels et éternels : être virtuel et immortalité, “âme” artificielle, existence politique, etc.

Les civilisations de Noô semblent fort bien se passer de l’informatique. On ne trouvera trace nulle part de cyberspace (le concept ne sera inventé qu’un an plus tard aux États-Unis). En fait, l’informatique existe depuis si longtemps qu’elle est devenue invisible. Elle ne règle pas la vie sociale, mais intervient dans les sondages d’opinion par le pouvoir de Grand’Croix, dans les casques d’apprentissage, les vaisseaux fâvds…

Dans Hypérion, les IA ont fait sécession de ses concepteurs, mais, à l’instar du cycle de la “Culture” de Iain Banks, elles dirigent en sous-main la société interstellaire. Avec une différence cependant : les IA de Dan Simmons sont classiquement néfastes, au mieux indifférentes, là où celles de Banks, bien que manipulatrices, sont bienveillantes. Du sens qu’a conféré à l’IA le genre cyberpunk, Dan Simmons en ajoute d’autres en insérant le thème dans une trame de space opera, un nouveau système de références. L’IA, dans Hypérion, est davantage un être vivant, soumis au processus d’évolution, et qui forme une communauté d’intérêts, perdant son caractère d’unicité : en somme, une para-humanité virtuelle, qui peut du reste être amenée à remplacer l’originale. Le TechnoCentre est une résurgence du thème primitif de l’ordinateur géant et omniscient, aux buts inquiétants. L’auteur a conservé le passé culturel de la machine pensante, puisqu’une partie des IA est restée “fidèle” aux humains — c’est-à-dire qu’elle ne s’est pas débarrassée de la fameuse trinité de lois d’Asimov. Il est intéressant de noter que les IA ne sont pas réductibles à une seule tendance — celle d’ultime avatar de la Machine ennemie de l’Homme —, et s’affrontent au sein de factions rivales : les Stables, les Volages et les Ultimistes (Hypérion, III-297).

On trouve d’autres récupérations osten­tatoires, qui font d’Hypérion un monde hautement référentiel.

Les robots sont absents de la Cie, mais pas l’électronique et les ordinateurs. Le monde glaciaire est régressif, y compris en ce qui concerne ses technologies. Pourtant, l’ordinateur logé dans la Locomotive-Dieu de Kurts le pirate a atteint un certain degré d’individualité. Elle s’est humanisée au point de tomber amoureux de son maître.

Ces objets partagent avec l’extraterrestre la fonction de relativiser l’humain en tant que norme d’être animé intelligent. Le robot est aux frontières de l’humain. Si le thème est souvent dépouillé de sa valeur conjecturale, c’est que l’intérêt s’est déplacé. Cette dénaturation provient d’un glissement vers une nouvelle fonction : 1°) celle de signe obligé de futurisme, 2°) de signe positif fondateur de cohérence interne. Le thème, davantage qu’un simple ingrédient, constitue une “ brique de construction ” de l’univers. Il acquiert une fonction structurante.

Le thème des machines pensantes n’est qu’un exemple de dénaturation, et l’on peut en trouver d’autres : la Ville (thème développé supra, deuxième partie), l’expansion spatiale, etc. Il n’en va pas de même d’un autre thème fondamental : les extraterrestres.

 

 

               2) Les extraterrestres :

 

a. l’extraterrestre (E.T.) dans la science-fiction :

Ce thème n’est pas sans rapports avec le précédent. Comme celui du robot, il est indissociable de l’image de la science-fiction. Comme lui, il est antérieur à la naissance de la SF en tant que genre. L’idée de pluralité des mondes habités était exprimée dès le début du IVe siècle av. J.-C. par Démocrite, puis dans les doctrines de l’école épicurienne. On pourrait citer, entre autres, De la face qui apparaît dans le rond de la Lune (De facie quae in orbe lunae apparet, env. 113) de Plutarque. L’Église chrétienne condamna ce point de vue, malgré divers mouvements d’idées contraires, et la révolution cosmologique apportée par Copernic. C’est à Fontenelle que l’on doit l’introduction du thème dans le domaine scientifique, avec les Entretiens sur la pluralité des mondes (1686) qui connut un immense succès. Au XVIIIe siècle, Voltaire a exploité le thème sur un mode philosophique avec Micromégas (1752), mais au XIXe siècle, Camille Flammarion a inauguré une voie proprement scientifique.

Au début du XXe siècle, c’est aux pères fondateurs de la science-fiction qu’il a appartenu de renouveler radicalement le thème. H.G. Wells fait de l’extraterrestre de La Guerre des mondes [216] un monstre hideux assoiffé de conquête, celui des Premiers hommes dans la lune (The First Men in the Moon, 1901) un insecte géant dépourvu d’individualité, dont la postérité s’étend jusqu’aux “ gnomes ”, termites intelligentes de Noô (I-242). En France, J.H. Rosny Aîné en fait un symbole de suprême altérité, tandis que Maurice Renard, dans Le Péril bleu (1912), un chercheur scientifique inconscient de la douleur qu’il provoque par ses expériences. De rares exceptions ne mettent en scène que des extraterrestres, ainsi Le Creuset du temps (The Crucible of Time, 1983) de John Brunner. Mais même là, c’est l’aspect humain qui est décelé d’emblée.

Comble pour ces écrivains humanistes, ils ont là mis en scène des civilisations où l’homme est marginalisé, sinon absent. [[217]]

Le plus souvent, c’est le contact interculturel qui sert de sujet principal et l’extraterrestre lui-même n’a pas d’importance. Il n’est qu’une allégorie, un déguisement de l’homme, une qualité ou un défaut exacerbé de l’individu ou de la société : bonté ou cruauté, individualisme / discipline, tolérance / intolérance, expansion­nisme / autarcie, société primitive / technologique… Chez Philip Dick, le thème subit un traitement comparable à celui de l’androïde : Les Joueurs de Titan (The Game Players of Titan, 1963) conte l’invasion d’êtres déguisés en humains, venus du satellite de Saturne. Les E.T. ne sont alors que des simulacres, et l’anthropomorphisme est de rigueur puisqu’ils représentent une image déformée de l’humanité : les envahisseurs sont les puissances coloniales anglaises, espagnoles ou françaises — ou représentent le danger communiste pendant la Guerre Froide. (L’anthropomorphisme tend à faire de l’homme le point de référence ultime des qualités physiques, intellectuelles et morales.) Ainsi dans La Guerre des mondes [218] où les poulpes belliqueux venus envahir la Terre représentaient dans l’esprit de H.G. Wells la guerre du Transvaal. Le roman marque une étape dans la science-fiction, où les E.T. n’étaient pas systématiquement hostiles. À partir de Wells jusqu’aux années 40, ce fut le B.E.M., ou Bug-Eyed Monster, qui domina le genre.

Le contact avec l’extraterrestre a souvent lieu quand l’humanité entre dans son âge spatial. Non seulement les récits de pulps, mais aussi des œuvres plus ambitieuses, montrent des extraterrestres indigènes impressionnés par la technologie des êtres humains venus du ciel, identiques aux sauvages des romans exotiques du XIXe siècle, amadoués par les colifichets des explorateurs. Dès lors que l’E.T. est supérieur à l’homme, c’est que l’on a affaire à une satire. Ce dernier peut toutefois rencontrer une espèce plus avancée techniquement, ou bien toute une société, ou encore les ruines d’un empire. Les “Heechees” de Frederik Pohl sont une espèce antérieure de millions d’années à l’humanité, qui a maîtrisé l’espace et l’énergie. Dans le cycle “Élévation” de David Brin, commencé avec Marée stellaire (Startide Rising, 1983), la galaxie fourmille d’espèces intelligentes organisées en castes, selon l’ancienneté. Il est fortement encouragé d’effectuer des manipulations génétiques pour élever d’autres espèces à l’intelligence, et cela rajoute même au prestige de l’initiateur. L’humanité est spéciale : elle n’a pas d’initiateurs connus, et, malgré sa jeunesse, elle a déjà deux espèces “ clientes ”, les dauphins et les chimpanzés.

L’extraterrestre, dans la SF classique, est humanoïde. Son altérité se résume le plus souvent à quelques traits : oreilles pointues, taille réduite, couleur de peau verte ou bleue, écailles… Les créateurs de livres-univers ont dépassé ce stade, bien que certains y aient parfois recours, à la manière d’hommages :

C’étaient des amphibies de Céfas, au cuir soulevé de nodules oxalates. Leurs têtes camuses soufflaient de l’eau par les narines (…) ces êtres venus je ne sais d’où, qui ressemblaient à des cactus coiffés de bulles de verre (…). Et cette bête laineuse que je caressais distraitement au passage et qui se retourna en me lançant une injure. [Noô, II-36]

Leurs extraterrestres relèvent néanmoins, de la manière la plus classique qui soit, de l’analogie : les kihas de Noô sont assimilés à des oiseaux, les phagors d’Helliconia à des bovins…

 

b. l’extraterrestre dans le livre-univers :

On notera, en remarque préliminaire, que le mot extraterrestre désigne en réalité toute forme de vie intelligente non humaine : sur Helliconia, Dune ou Soror, les êtres humains sont stricto sensu des extraterrestres.

En voici une liste :

 

TITRE

EXTRATERRESTRES (= EXTRA-HUMAINS)

Noô

Fâvds, Kihas, “Gnomes”

Dune

[aucun]

La Compagnie

   des glaces

le S.A.S. ; les Roux remplacent les E.T. À plusieurs

reprises, la question se pose de leur origine extraterrestre, avant d’être définitivement (?) certain qu’il s’agit de mutants.

Helliconia

— sur Helliconia : Phagors, Autres (Madis, Driats)

— autres (non helliconiens) non identifiés dans le tome III

Hypérion

les Extros remplacent les E.T. (dont ils sont proches verbalement)

 

Dune se place en marge des autres livres-univers, l’univers qu’il décrit est strictement humain. Mais à l’inverse de la Fondation d’Asimov, le “spectre humain” développé est si large qu’il n’est pas besoin d’autres espèces. L’être humain, selon Herbert, contient sa propre altérité pour peu qu’il veuille se transformer, parce qu’il est infiniment malléable. Les danseurs-visages herma­phrodites nous paraissent plus étrangers et impénétrables que la plupart des extraterrestres rencontrés dans la science-fiction.

L’extraterrestre de livre-univers puise aux sources du space opera. Bien qu’il n’ait pas forme humaine, il n’échappe pas à la comparaison avec l’être humain, qui reste l’étalon jusque dans la morphologie. Les questions qui se posent dans le cadre du space opera sont surtout liées à la découverte et au contact, pacifique ou non. De par la position géographique — un système clos — et temporelle — une longue période —, le livre-univers traite surtout de la coexistence entre l’humanité et les autres espèces. Les E.T. peuvent faire partie de la faune indigène d’une planète ; ils n’ont pas la qualité d’Autres, et vont se ranger dans le bestiaire.

Curiosité des Terriens découverts par Micromégas, crainte inspirée par les Martiens de Wells, espoir lié à la révélation de ceux de Lasswitz : on a là trois attitudes fondamentales qu’inspirent les extraterrestres dans les récits de science-fiction. [[219]]

Dans le livre-univers, l’extraterrestre occupe une place à part, assez différente de son utilisation habituelle de faire-valoir de la condition humaine, agent involontaire de critique sociale ou, sur Terre, d’irruption de nature fantas­tique dans la réalité. S’il y a des robots et des extraterrestres dans le livre-univers, c’est pour représenter les deux facettes de l’Autre, sans lequel il n’y a pas d’alter mundus. Leur présence redéfinit le monde sur d’autres normes que la seule norme humaine habituellement utilisée pour décrire le nôtre — donc sur d’autres systèmes de savoirs. À cela s’ajoute la fonction d’image-miroir de ces humanités parallèles, très présente dans Noô et Helliconia, où l’identification des êtres humains à ceux de la Terre s’effectue naturellement.

Les relations entre humains et extraterrestres restent conflictuelles et empreintes de xénophobie — on l’a assez reproché au space opera —, mais, dans un monde où l’homme est lui-même un extraterrestre, la dialectique populaire remontant au XIXe siècle des envahisseurs (et de son pendant, les extraterrestres envahis) n’a pas sa place, ou en tout cas ne peut être posée sur le même plan. Les créateurs de livre-univers demeurent néanmoins très anthropotropiques, et il n’est pas encore question d’un vaste cycle où l’humanité tiendrait un rôle égal, au niveau du récit, à celui des autres races[220].

Chez d’autres écrivains, les extraterrestres sont dépossédés de toute substance : les Éthiques, dans le “Fleuve de l’éternité” de Farmer, et les Fâvds chez Wul, n’ont servi qu’à installer le système-monde. Ce sont de “ Grands architectes ” légendaires, à l’instar des constructeurs de l’Anneau-monde. Ils ont une fonction démiurgique absente des romans de SF — avec quelques exceptions notables comme “Rama” d’A.C. Clarke, lui-même devenu un cycle. Derrière ces dei ex machina de la tradition mécaniste, ces dieux artificiels (physiques, donc dépourvus de caractère divin), il est possible de sentir la présence du Dieu véritable, l’auteur, divinité expérimentatrice surveillant la viabilité de son monde. Dans le livre-univers, l’extraterrestre, s’il n’a pas l’aura magique de ceux des films de Steven Spielberg ou de James Cameron, possède un fond qui lui est propre. Ce qu’il perd en force — mais Wul et Aldiss prennent soin de laisser à leurs extraterrestres leur part d’ombre —, il le gagne en réalisme.

Variante du thème précédent, se trouvent enfin les races extraterrestres disparues (Helliconia, III-321…) et leurs artefacts fossiles (Noô, I-65), dont les indices diachroniques introduisent dans le système-monde la dimension archéologique d’une Histoire pré-humaine.

 

 

               3) La science et la technologie :

 

La science est à prendre ici non pas en tant que connaissance générale visant à une interprétation rationnelle du monde[221], mais à l’ensemble des sciences, corps de connaissances de valeur universelle, caractérisé par un objet (domaine) et une méthode déterminés. La technologie regroupe le savoir-faire, et les moyens techniques avancés, générés par ces savoirs organisés. (Le Grand Robert dénombre plus de deux cents sciences.) La science-fiction, qui traite des problèmes philosophiques et sociaux issus du développement exponentiel de la science et des technologies, s’affirme bel et bien comme une littérature spécifique au XXe siècle. Jusque dans les années 50, la science dans la SF sera limitée aux sciences dites exactes : physique, astronomie, biologie.

(Pour rompre avec la discussion entre les rapports que la science entretient avec la fiction, et l’opposition traditionnelle mais fausse qui prédomine dans l’imaginaire populaire, on affirmera seulement que ces rapports ont toujours été très étroits. Une théorie scientifique, par exemple la relativité générale d’Einstein, imagine un état du monde idéal et simplifié, impossible à produire à l’époque de son élaboration. L’expression utilisée est Gedankenexperimente, “expérience mentale”.)

Il n’est pas d’encyclopédie digne de ce nom, d’anthologie ou de revue dans laquelle le sujet de la science n’apparaisse pas. On est obligé d’en parler, ne serait-ce que parce qu’il est un élément du mot composé Science-Fiction. Cette dernière n’est pas seule à intégrer la science à la littérature : Zola (avec la vieille notion de l’atavisme dans la saga des Rougon-Macquart), les Goncourt, le vulgarisateur scientifique Flammarion, ont fait de même. Aujourd’hui, cependant, elle est la seule à le faire. Il faut citer le précurseur Jules Verne, même si celui-ci utilise pour l’essentiel les théories scientifiques du XVIIIe siècle, et pour lequel la science demeure enfermée dans des machines, est un objet de rétention : l’Albatros de Robur-le-Conquérant (1886) est “ la réserve certaine de l’avenir ” (chap. XVIII). Des auteurs tel l’écrivain populaire Paul d’Ivoi (1856-1915) se situent plus radicalement dans le XIXe siècle. La science-fiction, en tant que culture, a accompagné le développement scientifique, délaissé par la littérature générale.

La science a été le thème clé de la SF durant la première moitié du siècle, en tant que pourvoyeuse d’espaces… et d’énigmes touchant aux mythes modernes. Sans technologie, pas de robots, pas d’exploration des planètes. Les thèmes antiques, on l’a vu, puisent en elle une nouvelle jeunesse. Elle exprime l’extension de l’espace extérieur et intérieur ; elle permet la découverte de l’Autre, Autre artificiel (le robot), Autre naturel (l’extraterrestre, ou l’homme modifié). Mais la SF exprime aussi une opinion sur la science. Elle a pris clairement position sur l’idéal classique de la science, celui d’un monde sans temps, sans mémoire et sans histoire.

 

Comme les autres thèmes, la science a une histoire. Elle peut s’appréhender de multiples façons, à la fois comme vecteur d’images, et discours.

 

a. le statut historique de la science et la SF :

La science est traitée différemment selon les genres et les affinités, mais elle suit l’évolution de la société et des fantasmes collectifs. Dans le space opera classique, science et technologie, considérées de façon positive, ne fournissent que des éléments de décor pratiques ; les héros peuvent être des savants, sans avoir à en rougir. Trente ans plus tard, la new wave et la SF politique font de la science un enjeu déontologique, tout en essayant de s’en détacher complètement. D’argument principal avant guerre, elle est devenue prétexte, accessoire. Dès l’aube de l’Âge d’Or, la fiction est déjà plus spéculative que scientifique.

La science est-elle bonne ou mauvaise ? Ce questionnement existe cependant depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, et même avant. En fait, ce qui est en question est le scientisme, plutôt que la science, car le scientisme refuse de considérer les mythes que produit la science, ni son effet social… ce dont traite justement la science-fiction. Dans les années 60, les domaines scientifiques traités par la SF s’élargissent. Linguistique, ethnologie et autres sciences humaines ont désormais leur place comme domaine de savoir sur lequel il est valide de spéculer.

La plupart des auteurs savent qu’il est impossible d’envisager la science de façon neutre, qu’il s’y mêle forcément l’idéologie, dans sa louange, assez rare, comme dans sa critique : Aldous Huxley critiquant le machinisme au service de l’eugénisme (dont l’auteur s’était fait le champion) dans sa dystopie technologique, mais aussi René Barjavel dans Ravage (1943) prônant un retour à la société agraire telle qu’on la concevait sous le régime de Vichy, jusqu’à W. Miller Jr ou C.S. Lewis, lequel “ n’hésite pas à voir dans le progrès scientifique sans âme, voire dans le scientisme universitaire, la pièce maîtresse d’un complot ourdi par le diable contre le salut de l’humanité ”[222]. Pour Ray Bradbury, les conquêtes scientifiques et spatiales sont vaines, voire destructrices : sur Mars, l’homme n’apporte que dévastation sans voir les simples beautés qu’il prétend rechercher. Dans “ L’Homme ”[223], l’expédition lancée aux confins de l’univers est incapable de reconnaître la présence du Christ sur une planète et reprend son absurde poursuite du quantitatif ; seul le marginal de l’équipage décide de rester.

La bombe atomique d’Hiroshima ne remettait pas en cause la recherche scientifique, mais était la conséquence d’une science au service des militaires. La science en tant que savoir, elle, reste pure, inattaquable, positive jusqu’à cette époque.

Les années 60 bouleversent le dogme, en mettant en évidence le décalage entre les systèmes sociaux et l’explosion de la recherche : la pollution des sols et les dérèglements atmosphériques touchent à présent tout le monde, y compris les pays en paix. Le mythe du progrès est dénoncé. La Planète Folie (Bedlam Planet, 1968) de John Brunner, à partir d’une situation classique de conquête, effectue un retournement : pour réussir l’adaptation sur une planète, les humains doivent désapprendre leur culture technico-scientifique et réinventer une société à partir de mythes de création pré-scientifiques. Dans les années 70, la SF politique s’inscrit dans un contexte précis, où la technocratie est récusée en tant qu’idéal : la science comme mythologie unificatrice, lieu de savoir, et de bon pouvoir, nul n’y croit plus. Le savoir scientifique est une approche parmi d’autres de la réalité.

Face à ces attitudes en prise avec la réalité, celle de la science fantasy en prend le contre-pied. La science est mise sur le même plan que la magie, car elles ont la même fonction — et l’une, souvent, côtoie l’autre. Fritz Leiber, dans À l’aube des ténèbres (Gather Darkness, 1950), ou certains romans de Jack Vance, se passent dans un futur où la science a atteint un tel degré de perfection qu’elle est devenue magie. Il n’y a plus de différences entre un savant et un sorcier. Dans la bande dessinée Tintin de Hergé, le professeur Tournesol invente le moteur atomique pour sa fusée lunaire, mais utilise un pendule. La confusion provient du fait qu’ici, seul le résultat compte : le tapis volant vaut l’avion biplace.

Sur les traces de Van Vogt, le livre-univers évite de prendre parti, mais ne se prive pas d’utiliser ses artefacts. La science est un élément non pas figé mais ouvert, où le para-scientifique a sa place pourvu que sa justification reste du domaine du vraisemblable. Dans Noô, l’on trouve aussi bien des véhicules à lévitation magnétique, que des créatures pratiquant la télépathie. Dans Dune, des vaisseaux spatiaux probabilistes, et la mémoire ancestrale relevant du mythe ; dans la Cie, des bactéries génétisées, et, là encore, la télépathie issue de mutations contrôlées (voir la note 102).

 

 

 

 

b. le rôle esthétique de la science :

Depuis le XIXe siècle, la science est devenue la principale productrice d’images surprenantes et de mythes, affirme Gérard Klein[224]. “ Autrefois la science était même un genre poétique ”, déclare Michel Butor[225], ajoutant qu’on ne fait pas de la science seulement avec des laboratoires, mais avec du langage. Aujourd’hui, ce rôle n’est plus. Dans la SF, elle est devenue tremplin de l’imagination. Cette affirmation ne va pas de soi, car pour beaucoup d’esprits, la raison est aux antipodes du rêve. Cela est dû, on l’a montré dans la deuxième partie, à la dichotomie culturelle entre raison et imagina­tion : n’ayant su surmonter cette dichotomie, le surréalisme a déclaré la guerre à la raison. La science-fiction, elle, essaie de concilier les deux. La science-fiction de Stefan Wul est un surréalisme raisonné que réfuterait certainement André Breton. Entre science et imagination, il n’y a pas de vide, mais plutôt un point aveugle cachant un univers dense : celui de la science-fiction — de même qu’entre raison et rêve, il n’y a pas de vide, mais l’univers dense du mythe.

La SF pense-t-elle la science ? L’extrapolation abusive à partir de sciences exactes est un privilège de la fiction, que ne peut se permettre la science (on l’a assez reproché à la tendance dite “postmoderne” de relativisme cognitif, apparue au début des années 80). L’auteur parle du fond de son ignorance scientifique et philosophique, on lui pardonne donc son irrationalité. La SF n’est pas de la science, ou de l’épistémologie mise en fiction. Pour le mathématicien américain John von Neumann, les sciences n’essaient pas d’expliquer, mais d’interpréter. Elles font essentiellement des modèles qui, appliqués à la réalité, fonctionnent ou non. La SF fait la même chose dans un cadre fictionnel. Mais le plus souvent, elle récupère les images de la science, voire les anticipe. Et ce, depuis le début du siècle : l’espace relativiste dans La Machine à explorer le temps [226] de Wells alors qu’Einstein n’avait pas encore formulé sa théorie, voyages dans l’atome inspiré du modèle planétaire… En transposant ces logos dans des histoires (muthos), la SF contribue à forger des mythologies modernes.

Les créateurs de livre-univers se servent de la science et de ses représentations pour alimenter leur monde, sachant d’instinct qu’elle n’en épuise pas le mystère. Force est de constater que la science est une nourriture plus souvent charnelle (images) que spirituelle (discours scientifique). C’est pourquoi le livre-univers ne renonce pas aux accessoires scientifiques, qui pourraient appartenir au conte tant ils possèdent une “force magique” : machine à traduire, vaisseau spatial à énergie illimitée (le vaisseau d’Endymion), laser capable de découper des montagnes… ce background facilitant le repérage du lecteur dans l’univers de la science-fiction. C’est pourquoi, malgré les nombreuses erreurs techniques qui l’émaillent, la Cie conserve tout son intérêt : la puissance de la vision contrebalance le manque de véridicité.

Deux tendances se font jour au sein du livre-univers : les mondes où la science intervient beaucoup : ceux de Wul, de Simmons et d’Arnaud. Et les mondes où la science est réduite à la portion congrue : ceux d’Aldiss et d’Herbert.

Stefan Wul affirme utiliser la science comme on met du sel dans la soupe : comme ingrédient, donnant du corps à ses trouvailles imaginaires, leur conférant un parfum d’authenticité qui augmente d’autant le plaisir du lecteur. C’est aussi pour les distinguer du surréalisme, trop facile à son goût en littérature, parce qu’entaché de gratuité. C’est la critique qu’il adresse à Boris Vian. Ses images, il les veut reposer sur une certaine ombre de logique. Les emprunts au surréalisme sont d’ailleurs purement formels, et le passage qui s’en rapproche le plus, le délire noôzômique de Brice (Noô, I-187 & suiv.), s’intègre dans un schéma gouverné par la logique. Noô ne comporte pas — ou beaucoup moins — de débordements malmenant la crédibilité scientifique, comme la planète baladeuse de la fin de Rayons pour Sidar et de Niourk, la lune-gruyère de Retour à “O” ou le final mystique de La Mort vivante ou de Piège sur Zarkass. Il y a également chez Stefan Wul une jouissance poétique à jouer sur le jargon scientifique. Cette jouissance n’est pas accessoire, mais a une façon particulière, parfois gratuite, de colorer le monde décrit.

Dan Simmons utilise la science comme d’un capital culturel à faire fructifier : le héros-narrateur d’Endymion est enfermé dans une prison qui fonctionne comme une expérience fictive célèbre en physique, celle du chat de Schrödinger. Ce dernier a imaginé que le destin d’un chat est lié à l’évolution d’un système microscopique, la désintégration d’un atome radioactif par exemple. Si l’atome est intact, le chat reste vivant, il meurt si l’atome se désintègre. L’atome est, à un instant quelconque, dans une superposition quantique des deux états possibles, à la fois intact et désintégré. Nul doute que Dan Simmons a été sensible à la fiction scientifique du physicien : un chat à la fois mort et vivant devient magique, pur objet science-fictionnel ; son héros transformé en “chat de laboratoire” est un hommage littéraire sans équivoque, au même titre que son utilisation du phénomène de la singularité devenu poncif de la SF, comparable à l’hyperespace[227] d’il y a trente ans.

 

c. la science dans le système-monde :

Toute la série d’Helliconia, avec le sort funeste de l’Avernus, et l’abandon par l’humanité terrienne de la technologie (t. III), est encore imprégnée de la méfiance des années 50 et 60 vis-à-vis de la science. Au contraire, la science est assumée dans Noô, pourtant instrument de pouvoir : les otosomes et phonosomes, caméras-espions et oreilles microscopiques servant à dresser en continu un portrait-robot du peuple (Noô, I-150), préfigurant d’ailleurs les dérives liées au traitement massif de l’image numérique et les conquêtes des nanotechnologies. Là où un auteur de dystopie n’y aurait vu qu’une nouvelle incarnation de la science au service du totalitarisme, Stefan Wul préfère un développement plus réaliste, en prenant en compte la capacité humaine de détourner la technologie, par un effet de feed back social : afin de fausser les statistiques produites par les otosomes, des étudiants contestataires modifient leur comportement et leur diction. De même, l’alimentation des armes (les ptoïs), dans la jungle, sert les deux camps :

Chaque ptoï était manié par un tireur assisté d’un servant. Le servant portait une lourde captrice… Les ondes de l’État fournissaient donc, en bonne partie et contre son gré, la puissance du feu rebelle aussi bien que celle des Gouvernementaux. [Noô, I-232]

La science aussi, dans Noô, peut servir à des fins moralement contestables : la guerre spatiale, ou l’exploitation des animaux. Pour Stefan Wul comme pour Dan Simmons, la science est innocente. Hypérion utilise l’arsenal de fantasmes et de mythes scientifiques ou récupérés par le scientisme. La technologie n’y est pas remise en cause, y compris par le culte gritchtèque, qui a condamné l’humanité pour ses écocides[228]. La séparation de la Science et de l’État préconisée par Paul Feyerabend[229] et réalisée dans Dune n’a pas eu lieu. Si le culte gritchtèque est toléré, c’est sur le mode américain du lobby, parce qu’il représente un pouvoir au sein d’une minorité cherchant à s’exprimer, de la même manière qu’aujourd’hui la secte scientologue a acquis le statut officiel de religion.

Dans le livre-univers, Noô inclus, science et technologie sont envisagées comme formatrices d’un milieu : le technocosme. Ce milieu artificiel enveloppe et sous-tend l’individu comme la société. Il peut, à l’extrême, garantir la survie de chacun, comme c’est le cas dans la Cie.

En fait, j’avais l’idée d’une série où, dans un avenir plus ou moins proche, une seule technique prendrait le pouvoir. Ma première idée avait été de commencer avec les trains, avec une société où les réseaux ferroviaires entoureraient, enserreraient la terre dans une sorte de filet, ce qui permettrait une sorte de dictature des compagnies. [[230]]

Le technocosme se confond avec la civilisation toute entière — hors du rail, point de salut — et les solutions face aux problèmes que suscite le changement climatique fondent en un même tout science et politique. Il n’y a pas de véritable remise en cause, quand la survie est en jeu. La station Avernus, finalement, rejoint la critique implicite de la société ferroviaire de G.-J. Arnaud : un pur technocosme, coupé de la nature, est un système-monde incomplet. Cette sensation est accentuée par le machinisme désuet des éléments technologiques. Avernus, malgré ses écosystèmes reconstitués, n’est qu’un monde artificiel voué à la stérilité. Les stations du monde des glaces sont des “ objets du passé ”, des gouffres énergétiques qui ont besoin, pour perdurer, d’un apport constant de graisse animale et de matières premières. Métaphore de l’industrie occidentale et même planétaire du XXe siècle, en même temps que commentaire philosophique fondant l’écologie.

Frank Herbert a pris le parti de limiter la technologie. Dans l’univers de Dune, le progrès n’existe plus, les produits technologiques sont rigoureusement contrôlés — subissant le même état de rétention que les autres éléments. La science est surtout présente en tant que savoir. Il faut rappeler que Frank Herbert a introduit la science écologique dans la science-fiction.

Une corporation contrôle le voyage spatial, assurant les échanges et maintenant la cohésion du système économique. L’interdiction des atomiques, ainsi que l’avènement du bouclier énergétique qui a rendu l’utilisation du laser inopérante, favorisent la forme féodale de la société, en empêchant les conquêtes militaires à large échelle : les combats deviennent interpersonnels. En bref : la science est entièrement soumise au droit.

Néanmoins, la technologie n’est pas totalement absente de ce système-monde. Les vaisseaux spatiaux sont des artefacts de la science, qui nécessitent un savoir-faire de haut niveau. Les Fremen d’Arrakis, bien que vivant en symbiose avec le milieu naturel, dépendent d’un vêtement recycleur, le distille, produit d’une technologie.

Mais le technocosme, dans lequel s’exerce le champ de la science, n’est pas l’apanage des environnements extrêmes comme celui de Dune ou de La Schismatrice [231] de Bruce Sterling : le Retz d’Hypérion est un technocosme qui permet aux hommes de former une civilisation véritablement galactique.

La science et la technologie s’insèrent dans l’imbrication de sphères que forme le système-monde. Son effet sur l’écosphère a été étudié supra, dans la section sur l’écologie. Mais les interactions les plus puissantes ont lieu avec la sphère politique, partie de la noosphère.

Comme la religion, la science est le plus souvent traitée sous l’angle du pouvoir. Jouve Deméril, dans Noô (I-98 & 134), est censé détenir les secrets de la science terrienne, ce qui lui permettra de gagner du temps dans sa reconquête du pouvoir. Dune se laisse décrire comme le récit d’un affrontement sans fin pour ce qui fait le tissu même de l’Histoire. La lutte pour le pouvoir se confond avec la lutte entre différentes formes de savoir, d’application du savoir. Ce qui s’affronte, ce sont des discours scientifiques, des disciplines :

 

1. les Maisons

— [néant]

2. la Guilde spatiale

— sciences pures : mathématiques,

astrophysique

 

3. le Bene Gesserit

— sciences humaines : politique au sens général, qui implique le savoir génétique, car le “projet” requiert 30 ou 50 générations

 

4. le Bene Tleilax

— sciences pures : chimie, biologie, qui cache un projet politique comparable à celui du Bene Gesserit

 

5. Ix

— sciences pures : physique appliquée

 

La dernière force politique, Ix qui a basé sa civilisation sur la technologie et rêve de construire une machine presciente, reste mystérieuse jusqu’à la fin du cycle. Sans doute est-elle elle aussi pur technocosme, car les Ixiens finiront par disparaître, affaiblis par Leto II puis balayés par les Matriarches. Toutes les forces, y compris le tout-puissant Empereur-Dieu, subiront le même sort, leur savoir structuré en vision du monde ne résistant pas à l’épreuve du temps, en particulier la Grande Dispersion. À un moment donné de l’Histoire, leur science ne s’accordera plus à la réalité du pouvoir. Pour qu’une science subsiste en tant que pouvoir, il faut qu’elle soit sous-tendue par un projet de société. Seul le savoir du Bene Gesserit sera assez fort pour survivre à tous les changements, y compris ceux apportés par les Honorées Matriarches.

 

Certains accessoires scientifiques sont des révélateurs de la métaphore du système, par une mise en abîme de la perception interne du monde. Un modèle mécaniste du monde est proposé à travers le pansynergopte dans Noô, concrétisation de la pensée mériliste première manière, qui fait le lien entre les sciences exactes et les sciences humaines : psychologie, sociologie, linguistique.

L’extrait descriptif qui suit montre le pansynergopte comme l’ancêtre des outils informatiques utilisés aujourd’hui par les sémiologues, qui ont de la notion de signe une vision proche des représentations moléculaires dont se servent les chimistes, pour se faire une idée sensible du signe qui se meut dans le champ de la signification, dénombrant ses valences, traçant sa configuration. Le pansynergopte, lui, traite des idées relatives à la noosphère (voir supra, fig. 3, p.114). La “ composition abstractive de polyèdres ” (Noô, I-107) ci-dessous n’est pas sans rappeler, justement, une macromolécule.

Un curieux échafaudage de roues et de tigelles d’acier trônait sur le bureau en brandissant des étiquettes de couleur. Cela bougeait au moindre souffle, comme un mobile de Calder, en faisant monter, descendre, tourner, changer de plan, osciller une forêt de mots, de chiffres et de formules abstruses. [Noô, I-106]

On déclenchait par un clavier de touches numérotées de kaléidoscopiques branle-bas et tourbillons d’étiquettes, au risque de recevoir dans l’œil une tige graduée de taux démographiques où de se coincer les doigts entre deux idéologies bicolores. [Noô, I-160]

L’aspect de cet appareil évoque un astrolabe, autant par la nature mécanique soulignée par le vocabulaire technique employé (échafaudage, roues, tigelles, plan…) que par l’impression d’hermétisme qui s’en dégage : il s’agit de l’instrument d’un initié. Il n’est pas non plus sans rappeler l’arbre des sciences représenté à l’époque de la naissance des universités, au XIIIe siècle. La critique subtile que véhicule le trait d’humour de la phrase finale ne masque pas que déjà, par la diversité croissante de ses éléments, son mouvement et sa capacité d’évolution, le pansynergopte est à mi-chemin du vivant.

Dune dépasse la notion d’objet, et l’épice, sous-produit d’un organisme vivant (donc appartenant à la biosphère), fonctionne comme le pansynergopte : elle offre une visualisation prospectiviste du système, mentale cette fois. Elle donne à voir une succession de modèles possibles, de simulations de la réalité à venir ; il s’agit donc d’un objet scientifique. Au sujet de choisir son futur, ce qui permet l’existence d’erreurs et de rectifications, sans lesquelles il n’est pas de système vivant.

C’est une montre qui, dans Helliconia (I-470, etc.), symbolise la pensée qui considère l’univers comme une machine. Outil pressenti comme redoutable pour la conception même du monde des habitants d’Helliconia, car instrument de domination du temps d’autant plus dangereux qu’il est efficace. On trouvera un exemple plus ancien dans l’ordinateur projetant les équations psychohistoriennes, dans Fondation. Et la réfutation de cette vision machinique, dans Endymion (Hypérion, III-455). Cette concrétisation de l’analogie mécaniste du monde débouche sur une analogie biologique, qui n’a plus besoin d’objet conjectural : l’esprit collectif de l’humanité terrienne dans Helliconia (t. III) qui pense en terme de biosphère, et l’esprit de Jouve, qui change de terminologie.

Assimilant l’Humanité à la symbiose de milliards de cellules (il disait “ syncytium ”) et rejetant des termes comme “ stratifica­tion sociale ”, il [Jouve] prétendait qu’un vocabulaire emprunté à la physique des fluides (décantation) ou mieux encore à la biologie (nucléation) fournissait une meilleure image des faits sociaux. [[232]]

Cette vision accompagne un courant de pensée qui n’a cessé de s’affirmer au cours de la seconde moitié de ce siècle, et qui place la biologie comme démarche idéale de description des processus liés à l’homme et à la nature tout entière (par la théorie de l’Évolution, qui relève de cette discipline).

Mais si l’ambition ultime de la science est bien, comme je le crois, d’élucider la relation de l’homme à l’univers, alors il faut reconnaître à la biologie une place centrale puisqu’elle est, de toutes les disciplines, celle qui tente d’aller le plus directement au cœur des problèmes qu’il faut avoir résolus avant de pouvoir seulement poser celui de la “ nature humaine ” en termes autres que métaphysiques. [[233]]

 Les fondements écologiques du livre-univers se croisent avec la biologie ; le livre-univers fait appel à de nombreux domaines, tout comme la biologie. La fonction d’“ élucidation de l’homme à l’univers ”, revendiquée par Brian Aldiss dans l’avant-propos d’Helliconia, est sous-jacente dans les autres livres-univers. Il se place au cœur de la science-fiction quand celle-ci se fait “ la réponse littéraire à un changement des structures scientifiques, réponse qui engage la totalité de l’expérience humaine. En somme, la science-fiction englobe tout ”[234].

 

Le livre-univers présente des unités thématiques interagissant les unes avec les autres. Celles-ci s’entrecroisent et s’influencent mutuellement, comme les branches d’un pansynergopte, mais toujours au sein d’un système plus vaste qui les assimile et les relativise. Au lecteur de conférer le mouvement à cet objet construit. Si l’on peut constater une certaine dénaturation des thèmes, ce n’est pas tant à cause de leur richesse même, que par leur mise en perspective dans le système-monde — sans compter la perception et travail littéraire de l’auteur, qui gauchit encore cette perspective : l’extraterrestre n’est pas vu de la même manière par Dan Simmons ou Stefan Wul, leur traitement diffère.

Thématique et univers fictif forment une même totalité signifiante, le système-monde se servant des thèmes tout en les réactualisant. Ces flux apparaissent dans les thèmes les plus concrets (androïde, ville, extraterrestre…) jusqu’aux plus abstraits (langage, religion…).

 

 

 

II. L’espace du décor

 

On entend par décor un environnement servant de cadre au récit, comportant des éléments inertes (paysages naturels, architectures et intérieurs) pouvant intégrer des parties animées (flore et faune, foules humaines…). En science-fiction, l’espace n’est pas que le mobilier de l’esprit, il joue souvent un rôle capital au point, parfois, d’acquérir le statut de protagoniste. Beaucoup de théoriciens de la SF considèrent cette dernière comme une forme de narration dont la finalité ultime est la description, indépendamment de la réalité de l’objet décrit. Et de fait, dans tous les livres de science-fiction, la volonté de réalisme passe presque toujours dans l’effort de la description. Le décor produit une familiarité rassurante qui enveloppe le monde.

Il n’est pas besoin d’invoquer Dune, dont le décor donne son titre à la série et conditionne intégralement l’action du premier tome. L’errance de Brice, dans Noô, est prétexte à explorer de nouveaux espaces. Le livre-univers adopte la description comme stratégie d’écriture.

Même sans planète, le livre-univers a besoin d’un lieu-clé, une sorte de centre. Ce centre peut-être Trantor (Asimov), les plates-formes de la Culture (Banks), ou bien sûr Dune (Herbert). Le décor du livre-univers s’impose au lecteur comme un catalogue d’images fortes, visionnaires. Si “ les images ne pensent pas ”, leur puissance d’évocation revivifie l’imagination. L’imagerie de Dune, du Monde du Fleuve, d’Hypérion sont indissociables de l’idée que l’on se fait de la science-fiction. L’imaginaire de l’écrivain, créateur d’espace, s’y s’imprime à loisir.

Cette prédilection pour la production d’images (qui ne couvre cependant pas tout le champ littéraire de la science-fiction) est due au fait que l’image, en tant que productrice de sens, est économique et efficace, transportant beaucoup d’informations en se passant d’explications. D’où la fortune de certains décors types. (Il est du reste aisé de remarquer que bon nombre d’encyclopédies s’agrémentent d’une abondante iconographie.) Ce qui tend à induire en erreur quelques critiques, pour lesquels la SF n’est plus qu’un livre d’images.

Le décor ne fait pas que nourrir l’intrigue, il lui survit au travers de suites ou de chroniques parallèles. Dune, c’est d’abord un lieu ; la Cie, c’est d’abord la Terre glaciaire. Cette importance se traduit en premier lieu par une abondance de toponymes parfois non justifiée ; son accumulation dans Noô [235], dans Dune, dans Hypérion, est impressionnante. Elle se traduit également par le succès de certains noms : Arrakis, plus connue sous le nom de Dune ; Trantor, la capitale de l’empire d’Asimov, suscitera même une parodie de Harry Harrison dans Bill, le héros galactique (Bill, the Galactic Hero, 1965) ; plus récemment, Hypérion.

Le décor se révèle un bon point de départ pour étudier le livre-univers selon l’approche systémique en tant qu’il constitue un matériel d’une grande richesse, à partir duquel il est possible de tisser un réseau de relations avec d’autres éléments du récit, moins tangibles comme les unités socio-culturelles.

 

Le décor est ce qui, du livre-univers, est montré en premier :

1°) par le titre d’abord, qui renvoie au type de relief (deux titres sur cinq) ou à la planète centrale (deux titres) ;

2°) par le quatrième de couverture qui insiste sur les particularités géographiques : “ Le jeune Brice (…) est catapulté sur une planète aux couleurs surréalistes ” (Noô, “PdF”) ; “ Helliconia, planète de type terrestre (…), tourne autour de deux soleils, Batalix et Freyr (…). [Elle] connaît un terrible hiver de plus de cinq cents ans, un été torride de même durée, et entre les deux un bref printemps ” (Helliconia, éd. LdP) ;

3°) dans le cas de Dune et d’Helliconia (voir aussi “Majipoor” de Robert Silverberg), par des cartes qui muent l’espace du décor en géographie. Ces cartes figurent en annexe III (sommaire p.xxx).

L’auteur, ne bénéficiant pas du substrat de la terre contemporaine, implicite dans le roman mimétique, doit tout reconstruire à partir de zéro, d’où l’importance de l’utilisation d’images. Cela vaut avec une force toute particulière pour le space opera, dont l’éloignement est l’argument moteur de la création et de la lecture. Pour G.-J. Arnaud, le décor est l’acte de création initial de son œuvre.

Tout comme Jack Vance[236], Stefan Wul affirme composer à partir d’un décor, d’une ambiance.

Je démarre toujours dans un décor. Je me campe dans la tête des montagnes roses, des fleuves verts, enfin, ce que vous voulez, et j’y fais bouger des personnages au hasard, sans savoir ce qui va leur arriver. En pressant ce décor comme une orange, il en sort une histoire, et une action. Ce que j’aime faire, aussi, c’est l’atmosphère. L’action, c’est la toile, et puis vous mettez les couleurs dessus. [[237]]

De même, Frank Herbert a eu l’idée de sa série, après qu’un journal l’eut envoyé en Orégon, pour lui faire écrire un article sur un projet gouvernemental de contrôle des dunes (l’article ne fut jamais publié, mais on en trouve une trace dans l’appendice I sur l’écologie d’Arrakis, Dune I**-368). Sa première démarche — et il s’est comporté en pur écrivain de science-fiction — a été de se poser la question : que se passerait-il si une planète entière se trouvait recouverte de sable ?

Le décor constitue un premier degré qui est la découverte, donc la création, d’un paysage. Celui-ci peut aller du plus simple (les déserts de la Cie et de Dune) au plus délirant (Noô). Dans tous les cas, il ne relève ni de l’utopie, ni de la dystopie — deux domaines où règnent une rationalité et une perfection étouffant toute possibilité de lieu ouvert, ainsi que le suggère d’ailleurs l’étymon[238].

 

 

               1) Du lieu symbolique au lieu géographique :

 

À la supposée faiblesse psychologique des personnages répond la portée symbolique du décor. Celui-ci peut être 1°) naturel : forêt, marécage, désert, canyon, cratère, caverne… ou 2°) artificiel comme l’Anneau-monde, Trantor, symbole de la tour de Babel bureaucratique jusque dans ses ruines, ou Grand’Croix, qui réactualise le mythe merveilleux-scientifique de la cité idéale… Certains décors types : planètes-prisons, pièges labyrinthiques, lieux fossiles ou souterrains, ont souvent été interprétés comme des représentations mentales de l’individu. Dans la science-fiction classique, le plus souvent, le décor, planté à gros traits et en quelques lignes, ne dépasse pas ce stade ; par son uniformité, sa monotonie, son énormité, il favorise l’interprétation symbolique.

La symbolique du lieu peut être volontairement transparente : Ursula LeGuin, dans Les Dépossédés [239], dépeint deux planètes jumelles, Urras et Anarres, dont l’une est féconde et l’autre aride, ce qui est mis en relation avec le caractère exploiteur ou ascétique des sociétés qui les peuplent. Dans Hypérion, Dan Simmons place un labyrinthe souterrain auprès des Tombeaux du Temps, accentuant ainsi l’aspect sacré du lieu : l’on trouvait ces monuments souterrains principalement en Égypte, mais de nombreuses légendes grecques s’y rattachent, par exemple le labyrinthe construit par Dédale pour cacher le Minotaure.

Un rapide survol permet de constater que la dimension symbolique n’est pas absente de nos livres-univers, et constitue un premier indice de la forme que prendra le système-monde :

1°) Dune : le désert est un lieu de méditation et de transformation intérieure, où l’esprit peut s’épanouir hors de l’attrait trompeur des sens. Il exprime l’indifférenciation et l’étendue stérile sous laquelle la Réalité doit être recherchée. Le désert universel est devenu une planète-jardin dans Les Enfants de Dune, allusion manifeste au jardin d’Eden — restant donc dans le registre religieux. Mais le dénuement n’est pas l’apanage du milieu naturel, et le dépouillement des lieux est une règle générale dans Dune, qui situe l’action dans le cadre du théâtre antique tout en permettant de mettre en valeur les personnages et les objets, qui ont fonction d’accessoires dramatiques (ainsi le gom jabbar, ou le missile-poignard servant d’épreuve au jeune Paul). La plate aridité d’Arrakis, enfin, rappelle celle d’un laboratoire, servant de champ d’expérience au planétologue Pardot Kynes (appendice I de Dune ).

2°) Noô : comme un écho inversé aux sietch de Dune, le baroque des architectures, dans Noô, copie le mouvement exubérant des milieux naturels. Chez Stefan Wul, contrairement à la SF classique, le gigantisme ne n’accompagne pas d’homogénéisation. Soror est la “sœur” de la Terre, mais une sœur idéale, Terre plus colorée qui montre l’attirance de l’auteur pour l’exotisme, et rivalisant de complexité avec cette dernière. À l’opposé des planètes stylisées et grisâtres de la SF classique et de celle de Dune, Soror et Aequalis incarnent l’orientation poétique de Wul vers l’exubérance, l’exaltation des sens par la joyeuse chatoyance des décors, comme on l’a vu avec Grand’Croix. La métaphore biologique en constitue un exemple. Elle déborde l’image de la forêt subralienne, même si les décors ne se réduisent pas qu’à cela.

La piste plongea de biais dans des profondeurs quasi viscérales où la roche, tour à tour gonflée de turgescences ou écartelées de sphincters, se complaisait dans l’obscène et le monstrueux. Après avoir lacé de grands huit parmi des figements glandulaires, nous passions maintenant sous des luettes de mille tonnes. [Noô, I-79]

La métaphore se file encore sur quelques lignes, les éléments se connectant en seul organisme, dont le noôzôme serait peut-être alors la matière grise. L’espace wulien est en outre celui de l’enfance, fait lui aussi de sensations : le palais imerin rappelant Angkor Vat (voir supra, note 83) est aussi celui des contes de fées orientaux. La jungle de Soror est moins tirée de la réalité que de lectures d’E.R. Burroughs et de Raymond Roussel. De ce point de vue, Noô est beaucoup plus riche de connotations que sa série de romans écrits dans les années 50.

3°) Dans Helliconia, le nom d’Oldorando, à défaut du lieu lui-même, fait référence à l’El Dorado mythique de façon explicite, situant ainsi le récit au niveau de la parabole. Mais, à la différence de son modèle, Oldorando est immergé dans l’Histoire ; à travers le continent principal d’Helliconia transparaît un modèle africain[240], qui diffère sensiblement de celui de Wul mais où l’on devine la même fascination pour les territoires primitifs.

4°) L’organisation spatiale la Cie induit une société extrêmement structurée, conservatrice, et sert à la répression : la ville, unique endroit à l’abri du froid, peut être démantelée au moindre signe de rébellion. Il s’agit d’un lieu-prison, un instrument de répression au service des Compagnies ferroviaires. La surface de la Terre est recouverte d’un voile blanc, aussi opaque que le passé. Les renseignements historiques sont cachés dans des lieux précis, les trains-bibliothèques, d’accès difficile car roulant à l’écart du trafic. La société est sans attache, ni géographique, ni temporelle, figée dans un présent éternel qui la rapproche de la dystopie.

5°) L’espace global d’Hypérion est celui d’un empire galactique, avec des portes distrans permettant aux individus de passer d’un lieu à l’autre sans contrôle apparent, ce qui suggère un régime politique libéral. On a déjà établi qu’Hypérion se concevait comme un voyage à travers les genres successifs de la science-fiction, l’espace offrant un aspect immédiatement identifiable. Les distrans, par exemple, sont une invention d’Ursula K. LeGuin. Ainsi la capitale administrative du Retz, TC2, évoque-t-elle Trantor, dans son fonctionnement comme dans sa fin (Hypérion, III-311), et l’anneau-monde pour ses cités flottantes dont la chute faute d’énergie accompagne celle de l’Hégémonie ; ainsi le périple sur le Téthys, dans Endymion, a-t-il été volontiers perçu comme un hommage au “Fleuve de l’éternité” de P.J. Farmer. Dan Simmons n’est pas le seul à avoir utilisé le procédé d’actualisation des “lieux culturels” de la SF : le premier roman de Fredric Brown L’Univers en folie (What Mad Universe, 1946) est un hommage parodique aux pulps. Mais Simmons est le premier à avoir envisagé cette démarche de manière systématique et aussi inventive. Hypérion réactualise également le continent américain mythique, avec, outre des références directes au polar des années 50 dans le récit de Brawne Lamia, des milieux hostiles à l’homme (la vallée des Teslas, t. I), l’existence de “frontières” lui permet­tant de rester un espace ouvert, et un cyberespace qui demeure, lui aussi, un espace mondial d’origine essentiellement américaine (voir la référence à la firme IBM, Hypérion, II-308).

L’espace du livre-univers, on le voit, n’est jamais innocent et répond à des normes internes de l’écriture de chaque auteur : mythes et culture personnels, style, volonté d’étonner… Ces règles établies, le lieu peut atteindre à un certain degré de matérialité. Celle-ci peut se concrétiser par une carte, qui rappelle l’ambition réaliste du livre-univers. Les cartes servent d’indication, mais travestissent parfois l’origine réelle des lieux, aux yeux des lecteurs : l’absence de carte, chez Stefan Wul, s’explique peut-être ainsi. Une carte aurait peut-être rappelé trop clairement l’ascendance terrienne des continents sororiens ?

Stefan Wul, cependant, n’hésite pas à établir des correspon­dances avec la réalité. Ainsi le temple Fâvd, au tout début du voyage sur Soror en compagnie de Jouve Deméril (Noô, I), renvoie-t-il sans ambiguïté à Angkor. L’auteur, qui avait admiré la réplique du temple cambodgien à l’Exposition Coloniale de Vincennes, à l’âge de neuf ans, reviendra plusieurs fois sur ce lieu-souvenir dans Noô [241]. Le même charme romantique se dégage des ruines enfouies, aux prises avec la forêt, du “ temple des marais ”, chaque temple d’Angkor ayant été édifié au centre de barays, immenses bassins d’eau de recueillement de pluie. Grand’Croix, quant à lui, serait à rapprocher de Paris de 1968 et ses grèves estudiantines.

Qu’est-ce qui fait que Grand’Croix, que Dune, sont uniques ? Certes, l’insertion dans la trame romanesque leur confère une unicité inaliénable. Chaque élément de décor est un signe, où se rattache une valeur symbolique. Mais cet élément n’est pas isolé. Il interagit avec d’autres signes, pouvant être issus de toutes les autres les sphères du système-monde, sans exception. La planète Arrakis est indissolublement liée au ver des sables, lui-même lié à la religion, et aux tribus fremens qui forme l’un des corps sociaux de Dune. Elle forme un tout qui ne se réduit pas à un paysage mythique, mais qui ressemblerait à une nébuleuse de sens couvrant le roman de signes croisés. Étudier le décor dans sa globalité, en tant qu’agrégat cohérent, nécessite une approche systémique.

 

 

               2) Une classification des décors :

 

La classification des décors est un exercice courant dans la science-fiction. Exercice facilité par l’indigence des décors de base servant de “briques” pour la fabrication des paysages :

Les études structurales de l’imaginaire montrent la richesse des relations d’association, mais la pauvreté des schémas fondamentaux (…). Finalement, le réel est plus riche que l’image que nous nous en faisons, en variété du moins. [[242]]

L’une des classifications les plus commodes pour répertorier les mondes étrangers a été proposée par Robert Holdstock, dans la préface au recueil d’illustrations Ultramondes (Alien Landscape, 1979) :

1°) Les conditions terrestres poussées à l’extrême sont une des méthodes les plus anciennes de la science-fiction pour inventer un monde étranger. Elle consiste à prendre les conditions climatiques extrêmes régnant en un endroit particulier de la Terre pour en remplir toute une planète de façon homogène. Dune en tête, trois de nos livres-univers appartiennent à cette catégorie. Il est alors possible d’imaginer en détail une société organisée de manière rationnelle par rapport à ces conditions : les radeaux naturels de Un monde d’azur (The Blue World, 1966) de Jack Vance, ou les sociétés glaciaires de La Main gauche de la nuit [243] d’Ursula LeGuin ou du Navire des glaces [244] de Michael Moorcock. Là où Ursula LeGuin utilise ses vastes connaissances ethnologiques, Vance a davantage recours à l’imagination, en décrivant par exemple la manière de couler les métaux sur une planète dont les seuls endroits émergés sont végétaux, et où le minerai est inaccessible. Le livre-univers constitue un compromis entre ces deux façons de faire.

2°) Les mondes scientifiques sont surtout le fait d’auteurs de hard science, qui tiennent au caractère vraisemblable de leur création. Les mondes de Hal Clement ou Greg Bear sont des systèmes qui, obéissant rigoureusement aux règles physiques, paraissent fonctionner, et partagent avec ceux de livres-univers la particularité d’être entièrement “refaits”.

Poul Anderson, par exemple, s’oblige systématiquement à passer par cette étape initiale, même si le monde qui figure dans l’histoire qu’il veut raconter n’y occupe pas une place de premier plan. Il estime en effet que l’écrivain doit parfaitement connaître les données du contexte qu’il crée, même s’il ne les utilise pas toutes. [[245]]

La position de Stefan Wul est plus nuancée. Pour ce dernier, l’auteur doit donner “l’impression d’en laisser” (voir infra, note 274). Il y a des mystères qui échappent même à l’auteur. Sur les Vangk, Wul ne tranche pas et il y a fort à parier qu’il n’en sait pas davantage que le lecteur. C’est pourquoi l’auteur n’a pas à tout savoir mais doit faire croire qu’il en sait plus qu’il n’en révèle. L’important n’est pas que le monde fonctionne dans l’absolu. C’est la fiction qui importe, vis-à-vis de lecteurs qui dans leur immense majorité ne sont pas des professionnels de la science. Le monde fictif doit simplement avoir l’air de fonctionner.

3°) Les univers bourgeonnants sont explorés au fil de cycles entiers relevant de la science fantasy, où le baroque domine : la “Romance de Ténébreuse” de Marion Z. Bradley et la saga de “Pern” d’Anne MacCaffrey en sont les exemples les plus célèbres. Ils s’opposent aux mondes scientifiques car leurs règles, tenant surtout de la fantasy, ne sont pas clairement fixées au départ, voire évoluent selon les besoins de l’histoire.

4°) Les mondes artificiels nécessitent de solides connaissances scientifiques pour convaincre. La science-fiction en a produit un nombre appréciable. La série de “Rama” d’A.C. Clarke a servi de modèle à Orbitville (Orbitsville, 1975) et ses deux suites de Bob Shaw, ainsi qu’Éon (Eon, 1985) de Greg Bear… Édifices nécessitant d’énormes moyens, ils sont surtout l’œuvre d’extraterrestres. Plusieurs livres-univers s’en réclament : L’Anneau-monde [246] de Larry Niven est un anneau de trois millions de fois la surface de la Terre, ceinturant un soleil ; des centaines d’espèces intelligentes résident sur sa face ensoleillée. Mais on trouve ce thème dans la planète “aménagée” par les Éthiques du “Fleuve de l’éternité” [247] de P.J. Farmer, et, à l’état de traces, dans d’autres livres-univers. Plus petites, les stations spatiales n’en forment pas moins des mondes à part entière : Salt-and-Sugar de la Cie et Avernus d’Helliconia. Celles-ci puisent leur source dans un thème voisin, les arches stellaires dont on trouve des exemples dans de multiples romans tels Croisière sans escale [248] de Brian Aldiss, ou Les Orphelins du ciel (Orphans in the Sky, 1963) de Robert Heinlein.

5°) La Terre transformée permet de décrire un monde radicalement étranger sans se donner la peine d’explorer d’autres planètes. L’extrême altérité peut résulter d’un éloignement temporel comptant en millions d’années, comme dans Le Monde vert [249] ou La Maison au bord du monde (The House on the Borderland, 1908) de William Hodgson, mais c’est surtout le fait d’un cataclysme planétaire, ainsi dans La Compagnie des glaces, ou dans La Forêt de cristal de James G. Ballard ou encore Radix [250] d’Attanasio. Les règles de la romance planétaire, qui servent de base à l’approche du livre-univers, excluent ce thème — mais celles du livre-univers sont plus souples là-dessus.

Que tirer de ce classement ? En premier lieu, qu’il ne s’agit que d’un mode de classification parmi d’autres. Établir une topologie exhaustive est impossible, les œuvres de la SF offrant une variété illimitée de lieux possibles, issus de leur altération et/ou de leur combinaison. Ensuite, on ne peut qu’être frappé par le fait que le livre-univers emprunte à toutes ces sources créatives, comme s’il tendait à se positionner naturellement comme confluent, à s’approprier leurs qualificatifs, mais sans se laisser systématiquement réduire à l’une ou l’autre de ces formes.

 

 

               3) évolution de la notion d’espace :

 

De la planète Mars de carton-pâte des pulps à la romance planétaire ; de l’espace circumterrestre des voyages aériens du début du siècle aux millions de planètes de Dune (l’expansion spatiale de l’empire galactique a fait l’objet d’une section dans la première partie) : la notion d’espace s’est structurée lentement, dans un processus conjoint de dilatation et d’unification.

En général, les auteurs modernes conçoivent mieux l’échelle de l’univers environnant. Ceci se sent particulièrement chez des auteurs comme Benford ou Vinge, pour qui la Galaxie est un lieu géographique et non pas une simple abstraction. D’autres auteurs, comme Banks, Bujold, Simmons ou Cherryh, se contentent d’un décor pointilliste, uniquement constitué de systèmes habités et de leurs voisins accessibles en fonction du mode de voyage adopté, mais ils maîtrisent à tout le moins la structure de leur univers fictif. Ceci était loin d’être vrai au temps de Smith, Hamilton ou Hougron, lorsque les galaxies étaient toutes plus ou moins inconnues et on n’hésitait pas à voyager de l’une à l’autre aussi facilement que si on avait à se rendre de la Terre à Mars. [[251]]

L’espace, donc, s’est concrétisé, ainsi que le montre la citation de Robert Sheckley (supra, note 39) datant de 1980. En gagnant plus de réalisme, il a acquis l’une des caractéristiques du réel : un certain degré de complexité. Et par là-même, une plus grande propension à interagir avec d’autres éléments romanesques. Plus le monde est inventif, c’est-à-dire plus il s’écarte de la norme que constitue notre monde, — plus ces interactions seront mises en lumière, permettant à l’imagination de l’auteur de montrer sa pleine mesure.

Un monde imaginaire ne saurait proposer au touriste les plaisirs de la découverte s’il ne lui offrait en même temps l’apparence de la réalité. Il doit y croire… un peu. Or le mérite spécifique des œuvres de science-fiction est de cultiver l’invraisemblable. Le but avoué des auteurs est de choquer, de créer le désarroi : s’il ne s’opposait pas aux habitudes intellectuelles du lecteur moyen, l’empire des étoiles serait tout aussi bien à sa place sur terre, et le voyage inutile. [[252]]

On comprend aisément que le choix d’un monde excentrique est, sur le plan de l’imaginaire, extrêmement productif. En premier lieu, pour la beauté de la chose : la vallée des Teslas crée un paysage nouveau, sorte de forêt électrique, barrage d’étrangeté et de violence que le héros narrateur doit surmonter. Le mot de dune-tambour sur Arrakis fait à lui seul résonner l’imagination ; cela pourrait-il être réel ? Les créateurs de romances planétaires et de livres-univers le savent d’instinct : accentuer la cohérence interne du décor, c’est accentuer l’effet esthétique, car l’image n’est plus gratuite. Les dunes-tambour, si elles ne permettaient aux Fremen d’appeler le ver des sables géant, serait une trouvaille vite oubliée. Il en va ainsi de “ l’effet catoptre ” dans Noô, phénomène des crépuscules tropicaux sur Soror, où le ciel reflète tel un miroir le paysage du sol. Le degré de raffinement de l’invention (sans compter l’effet esthétique) est conforté par l’étymologie du néologisme, du grec catoptron “miroir” utilisée en physique. Comme toujours chez Stefan Wul, l’invention infuse dans l’image poétique :

Le même décor s’avançait debout sur la mer, avec un temps de retard sur son immense reflet. On se sentait irrésistiblement emporté entre deux mâchoires colossales et, pour la première fois, j’étais dégluti par un paysage. [Noô, I-208]

Mais aussi, l’importance du décor en SF est telle que la planète étrange interagit à tous les niveaux : sur le sort des personnages, l’intrigue qu’elle suscite le plus souvent, etc. Dans la nouvelle “ Le Bruit ”[253], une planète est l’œuf d’un animal cosmique sur le point d’éclore, où atterrissent d’infortunés astronautes. Certains romans de Serge Brussolo développent des milieux dont l’étrangeté engendre des sociétés survivalistes jusqu’à la caricature, tout entières tournées vers la contrainte de l’individu : Santäl la planète des vents de Rempart des naufrageurs (1985) et des suites du “Cycle des ouragans”, Pyrania la planète de feu du Rire du lance-flammes (1985), le planétoïde de chair de Territoire de fièvre (1983)…

Considéré en tant que cadre, le décor s’apparente aux conditions initiales d’un système. Il est très facile, dans le cas des mondes artificiels, de les “faire dérailler”. I.G.H. (High Rise, 1975) de Ballard décrit une monade urbaine ; que se passe-t-il, quand l’électricité tombe en panne ? L’anneau-monde subit un changement majeur des conditions astronomiques qui, à moins pour les héros de trouver une solution radicale, l’amènera à frotter contre son soleil. Les mondes de livres-univers peuvent, eux aussi, se détraquer. Les déséquilibres pourront appartenir à n’importe quelle sphère du système-monde : dans le Monde du Fleuve, les distributeurs de nourriture, les graals, tombent en panne, affamant les milliards de personnes vivant sur l’une des deux berges du fleuve. Dans la Cie, le globe se réchauffe trop vite, menaçant la société ferroviaire, mais aussi la survie de l’humanité qu’achèverait un nouveau cataclysme climatique. Dans Noô, c’est la mort de Jouve Deméril qui précipite les événements du système d’Hélios, et le destin du héros. Un simple élément nouveau dans ces conditions initiales suffit à déclencher le mécanisme d’une nouvelle histoire.

 

Les lieux du livre-univers sont davantage qu’un panorama. Ils résultent de la combinaison de divers facteurs géographiques, biologiques et humains. Ce sont de véritables actants, auxquels s’attachent des éléments majeurs : les gisements noôzômiques dans Noô, la dualité du sable et de l’eau dans Dune, la glace de l’univers de G.-J. Arnaud. L’histoire géologique interagit avec l’histoire humaine : comme Mars, Arrakis a eu de l’eau avant que l’introduction des vers des sables ne la transforme en désert… et vice-versa : la destruction de Rakis (ex-Arrakis) par les Honorées Matriarches est un acte politique. L’histoire et les mythologies des peuples de Soror sont intimement liées à la présence millénaire du noôzôme. Dans la première partie, il a été dit que la romance planétaire introduisait la notion de lieu dans le space opera. De façon tout aussi schématique, on peut dire que livre-univers lui ajoute une histoire.

 

 

      A — ni enfer, ni paradis

 

Un autre type de classification peut être envisagé, d’approche plus systémique par rapport à ce qui est proposé plus haut, car reposant sur la notion de complexité qui est au centre de notre problématique : par ordre de complexité, du plus homogène au plus varié, de l’aride au touffu — du désert à la jungle.

 

 

               1) Déserts froids et déserts chauds :

 

Les déserts sont un motif commun en littérature de science-fiction, motif que l’on peut trouver paradoxal : il s’agit du décor le plus pauvre et stéréotypé qui soit, qui trouve sa définition dans un seul qualificatif — et ce simple topisme détermine souvent l’action. Il y en a de deux sortes : les déserts fondés sur le climat, et les déserts fondés sur des supports inhabituels (air/mer). Parmi ces derniers, on trouve : 1°) les “mers de nuages” et habitats aériens dont on trouve un superbe exemple dans Les Portes de la création de P.J. Farmer[254] ; 2°) les océans planétaires, tels ceux de Solaris de Stanislas Lem, Un monde d’azur de Jack Vance ou La Face des eaux [255] de Robert Silverberg.

Le climat fonde en partie l’espace ; il fournit au lecteur le premier indice d’un alter mundus. Les steppes glacées d’Helliconia et de la Terre néoglaciaire de la Cie sont des endroits où il ne fait pas bon vivre, des déserts dont la monotonie et l’austérité paraissent a priori peu propices à la complexité. La face cachée de Candida, dans Noô, ne sera qu’évoquée, bien qu’elle abrite la vie. Stefan Wul privilégie trop la variété pour que ce type d’environnement l’intéresse au niveau romanesque.

La littérature générale reprend à son compte l’interprétation symbolique et religieuse. Pour certains auteurs de livres-univers, il conserve cette charge mystique. Jdrien, le Messie des Roux métis dans la Cie, mènera sa “ longue marche ” dans l’immensité blanche, et Muad’Dib, le Mahdi des Fremen, y fera retraite pour en revenir transfiguré. Arnaud, et surtout Herbert[256], semblent avoir été frappés par le fait que les régions désertiques ont produit plusieurs des religions majeures de la Terre.

 

Pour son traitement général, le désert représente, par sa simplicité même, un défi à l’imagination. Son avarice en ressources, un état maximal de contraintes permettent de développer une économie de pénurie. Le décor devient élément moteur de l’action, un protagoniste qui a, dans l’optique systémique, pour rôle de tester les réactions des personnages. Bref, un environnement reconstitué de laboratoire qui isole et stigmatise l’action… voire lui donne un sens.

1°) Le décor hivernal d’Helliconia n’est jamais montré comme un désert statique. La géographie, contrairement à la Terre de la Cie, n’a pas disparu sous un manteau de neige. Des hordes d’animaux le parcourent en tous sens. Une race non humaine, les phagors, y vit sans peine. Il paraît aussi plein de vie qu’en été. Brian Aldiss insiste sur la notion de cycle, où ce qui est immuable est le changement. Les saisons mêmes de la Grande Année n’offrent pas un état stable de la nature, L’Hiver d’Helliconia décrivant en réalité la fin de l’automne, c’est-à-dire un état de transition. L’espace, ici, est le médiateur du temps qui dicte sa loi. Les modifications environnementales servent à remettre en cause la viabilité du monde aux yeux de l’homme.

2°) L’étude de la carte de Dune figurant en tête des appendices, son existence même, montre que le désert n’est pas perçu par l’auteur comme un territoire indifférencié mais qu’il se compose de zones délimitées, portant des noms : la Chaîne de Habbanya, la Passe de Harg — avec leurs particularités (les dunes-tambours). Outre son immensité, facteur de liberté pour les tribus Fremen dispersées (on ne peut contrôler ce qu’on ne voit pas), le désert est envisagé avant tout sous l’aspect d’un environnement : le désert c’est la chaleur extrême, l’humidité presque nulle. Au-delà du décor, il symbolise un mode de vie qui conditionne une philosophie, une perception particulière de l’univers.

3°) En revanche, la Terre transformée de la Cie est un univers appauvri. La montée des glaces a passé un coup de gomme sur le monde ancien, qui ne subsiste plus que sous la forme de quelques reliques technologiques et de noms déformés de stations (Evrest Station, qui vient d’Everest) ou de Compagnies. Les tempêtes nivellent le relief comme d’incessants laminoirs, abolissant toute forme. Le ciel obturé par le voile de poussières lunaires n’existe plus. Les types de terrain sont les inlandsis plus ou moins accidentés servant de continents, la banquise et la mer. Le désert est un décor qui ne devient réalité que pour les besoins de l’intrigue[257].

On peut voir dans la série d’Arnaud une résurgence des récits polaires très en vogue au début du siècle jusque dans les années 50. C’est un lieu de contraintes extrêmes, dont la température moyenne est de -50°C mais peut baisser jusqu’à -80°, peuplé de sauvages vivant en autarcie, théâtre de l’Aventure et de l’accomplissement. Edgar R. Burroughs se servira du mystère qu’il inspire dans un cycle polaire, “Caspak”. La glaciation du globe n’a rien de neuf, en Europe et dans les pulps américains[258]. Ce motif se trouve en France dès la fin du siècle dernier sous la plume de Gabriel Tarde (Fragment d’histoire future, 1889) et Camille Flammarion (La Fin du Monde, 1893). Arnaud s’est inspiré des récits de la revue Sciences et voyages, par exemple Sur l’autre face du monde (1935) de A. Valérie (sans doute un pseudonyme de René Thévenin).

“ L’exotisme est volontiers “tropical”. Cocotiers et ciels torrides. Peu d’exotisme polaire ”, note Victor Segalen[259]. C’est pourtant le cas d’Arnaud, mais le discours ne porte pas longtemps sur l’étrangeté de l’exotisme car il y a peu d’actualisation. “ Ces images d’une autre planète, ces animaux, ces personnages bizarrement vêtus ne m’intéressent pas ”, affirme Lien Rag à propos d’Ophiuchus IV et, derrière lui, Arnaud (Cie, XXXVII-92). Son altérité reste monolithique alors que chez Wul, elle est touffue, diffuse, contradictoire. Cela dit, le décor d’Arnaud, bien que minimaliste, n’est pas pour autant aseptisé, un monde pur et maîtrisé comme on peut le trouver chez Asimov, Heinlein ou même Ursula LeGuin. Au contraire, l’élément biologique trouve sa place là où on ne l’attend pas : dans une station spatiale.

G.-J. Arnaud prend le temps d’explorer son système écologique, qui se réduit à une dizaine d’espèces, avant d’envisager sa modification. L’absence de variété conduit à une nouvelle sorte de décor, un technocosme tout aussi monotone de voies de communications. La Terre sillonnée de millions de kilomètres de voies ferrées offre un aspect hallucinant. À l’échelle de sa série, l’auteur se trouve confronté à l’impossibilité de se passer de décor. Ses lieux sont 1°) des lieux-architectures, à la fois négation de l’étendue et espaces répressifs (et régressifs, les dômes enfermant l’homme comme dans une matrice) : stations diverses (les “ cross ” et Y stations du début cèdent la place à des noms, l’homme se forgeant des repères géographiques face à l’uniformité du paysage), échafaudages tibétains, ponts, dirigeables et trains-cités ; 2°) des lieux-cannibales : la banquise engloutissant des trains voire des villes entières, l’amibe géante Jelly… Le décor extérieur traduit une nature essentiellement hostile et méconnue, le décor intérieur une civilisation bipolaire, basée sur l’opposition riches/pauvres.

 

 

               2) Fonction de la jungle :

 

La forêt vierge est un espace qui a la faveur du space opera classique. À l’instar de la jungle amazonienne, elle représente une frontière naturelle, une masse d’inconnu, bref un défi à l’esprit pionnier. Quinjin, le héros du roman de James Morrow L’Arbre à rêves (The Continent of Lies, 1984), est transporté sur un monde imaginaire, produit par un fruit hallucinogène. Le décor est une jungle, et un astronef naufragé, situation immédiatement identifiable :

Je me trouvais près de la coque d’un astronef, sphère dorée scintillant parmi la végétation tropicale (…). Il m’incombait à présent de triompher de ce monde inconnu, de survivre par mes propres moyens en attendant d’avoir rassemblé les matériaux nécessaires pour réparer les dégâts.

Oh, mon Dieu ! se mit à gémir mon côté Quinjin, encore un foutu space opera. [[260]]

La jungle est l’espace non vernien par excellence. Le rêve du héros vernien est de cerner le monde à l’intérieur de limites bien marquées. Pour cela, il quadrille le globe, en parfait géographe — c’est d’ailleurs le métier de Paganel, dans Les Enfants du capitaine Grant (1881). De la Terre à la Lune (1865) contient une carte de la Floride[261], et vers 1886, Jules Verne rédigera une Géographie de la France, département par département.

Dans la jungle pas d’arpentage possible, pas de distance mesurable. La prolifération et la luxuriance en font un lieu de mouvement perpétuel, un dépaysement au sens étymologique du mot. La distinction entre les règnes s’estompe, sans répandre l’horreur du rationaliste Maurice Renard décrivant les hybrides monstrueux, contre-nature du Docteur Lerne, sous-dieu (1908).

Nous replongions dans l’orphique et gluant jardin… Démesure de la flore. Démence vermiculaire qui germait, poussait, grimpait, s’entortillait. J’ai vu des plantules sortir du sol et monter en dodelinant de la tête, comme des serpents. Je jure que j’ai vu battre des cœurs nus dans les branches… [[262]]

Informe aussi : comme la forêt du conte de fées, la géographie disparaît dans l’indifférencié créateur. La jungle est une terra incognita, et le foisonnement peut finir par se confondre dans une sorte de vert uniforme. Sans repère, on se trouve immergé dans l’Ailleurs, l’Autre géographique.

Le mot et son contenu m’inspirent. La jungle grouille de vie : on y tue énormément, et par conséquent on y vit beaucoup. Là où les arbres rejoignent le ciel, on a l'impression qu’il va se passer quelque chose. [[263]]

Stefan Wul avait déjà donné une idée d’une telle jungle dans Piège sur Zarkass (1958)[264] et Rayons pour Sidar (1957). Mais c’est dans Noô qu’elle trouve son aboutissement. La jungle vénézuélienne encadre le récit, point de départ et point d’arrivée. Géologie, géographie, milieu vivant s’intègrent dans un seul et même corps qui dépasse la notion de décor telle qu’on la trouve dans le space opera — lequel se borne à la juxtaposition de montagnes, de plaines et de fleuves. Wul s’inscrit dans une tradition culturelle très européenne, que les auteurs anglo-saxons ne possèdent pas.

Espace non vernien, espace non cartésien : la jungle est l’occasion d’invention verbale, via la création de plantes et d’animaux. Sur ce chapitre, Noô est l’exact contre-pied de la Cie, dans laquelle le dépouillement du décor va de pair avec le dépouillement du vocabulaire (les termes spécialisés se résument à “ congères ” et “ inlandsis ”) qui sont la marque de G.-J. Arnaud. En quelques pages, Noô aligne un nombre impressionnant de termes évocateurs[265] :

cahute indienne, scorpions, pirogue, guahibo, sous-affluents, caïmans, berge, lamentins, tribu, pécari, maquiritare, métisse : Noô, I-17 / village, fleuve, pagaie, rivage, initiation, safran, manguiers, jaguar : I-18 / forêt, tatou, hamac, moustiquaire, batraciens, bananeraie, ananas, curare, cases, manioc : I-19 / rapides (les) : I-20 / exotisme, lagunes, confluent, affluent, joncs : I-21 / cascades, machette, moustiques, casabe, singes, caño, bivouac, épines, dards : I-22 / flûtes indiennes, bambous, magie, sève, palmes : I-23 / danse des masques, fête : I-24 / case cérémonielle : I-25 / totems, fourmis vingt-quatre, calebasses : I-26 / niopo, clans : I-28 / sanglier : I-29 / rivière, torches : I-30.

Dans la plupart des space operas traditionnels, la jungle parée de dangers carnivores est ennemie de l’homme : Le Monde de la mort [266] de Harry Harrison est une quintessence en matière de jungle hostile ; dans La Planète oubliée (Forgotten Planet, 1954) de M. Leinster dont le récit préfigure Le Monde vert [267] d’Aldiss, dans Ortog et les ténèbres [268] de Kurt Steiner, c’est un piège vert abritant toutes sortes de monstres. La flore étrangère, dans la science-fiction, est d’ailleurs souvent perçue comme obscurément dangereuse, de La Guerre du lierre [269] de David H. Keller, au Monde vert d’Aldiss en passant par Plus vert que vous ne pensez (Greener Than You Think, 1947) de Ward Moore.

Ce n’est pas le cas de la jungle wulienne. Soror est un monde dédié à la jungle, présente sur ses deux continents ; 1°) par son climat, plus humide et plus chaud de dix degrés par rapport à la moyenne terrestre[270] ; 2°) par son continent principal, directement inspiré de l’Amérique du Sud dont il reproduit la forme à l’horizontale en multipliant sa taille par deux.

D’abord contraint de la traverser avec un groupe d’opposants politiques, Brice reviendra à la jungle de son propre chef, une fois le pouvoir renversé. Par là, il se classe plutôt dans la catégorie des “ sauvages ” auxquels il finit par ressembler. La jungle est intimement liée au voyage. Chez les créateurs de livres-univers, celui-ci est avant tout investigation de la diversité de la réalité. Et la vision de la capitale luxuriante Grand’Croix n’est pas loin de celle d’une jungle urbaine grouillante des “ signes ” chers à André Breton. La jungle est le lieu symbolique du chaos primordial, d’un état désordonné mais plein d’énergie potentielle et riche de fluctuations, où toutes les mutations sont possibles. À ce titre elle illustre à la façon d’un condensé les conditions de la deuxième caractéristique d’un système, la variété et la complexité préalables au surgissement de la cohérence.

La jungle se trouve évidemment présente dans Hypérion. Si elle ne l’est pas dans Helliconia, c’est que Brian Aldiss a fait le tour du sujet dans la longue novella qui a donné son titre au recueil Équateur (Equator, 1958-1959), mettant en scène la jungle indonésienne, et quatre longues nouvelles réunies sous le titre Le Monde vert (le titre original, Hothouse, rend mieux l’atmosphère puisqu’on peut le traduire par “serre”) qui présente un écosystème futur, quasi exclusivement végétal.

 

 

      B — l’Ailleurs et le problème de l’exotisme

 

Le décor étranger soulève un problème qui touche le space opera tout entier et a fortiori le livre-univers : l’exotisme.

La dimension du voyage, naturellement, est prérequise. Dans la science-fiction, les nouveaux continents, les nouvelles îles, sont des planètes, séparées par des océans de vide. Dans le livre-univers, le voyage gagne une dimension, car il s’effectue à la fois dans l’espace et dans le temps. Il faut que la planète exotique soit déjà peuplée d’habitants (des espèces extrahumaines ont préexisté à l’arrivée des contingents humains sur Soror, Helliconia ou Majipoor), qui aient leur histoire, leurs coutumes pour que s’établisse un contact productif. Cela exclut la solution des planètes “terraformées”, c’est-à-dire adaptées artificiellement aux formes de vie terriennes… tout en limitant commodément, en principe, l’exotisme des formes de vie indigènes. Celles-ci appartiennent au cycle du carbone, sont à peu près de taille humaine et possèdent un langage articulé.

Pour Victor Segalen[271], les sensations d’exotisme et d’individua­lisme sont complémentaires. L’exotisme n’est pas une adaptation, ou la compréhension d’un hors soi-même que l’on étreindrait, mais la perception aiguë et immédiate d’une incompréhensibilité éternelle. Humains et Phagors, dans Helliconia, ne se rejoindront jamais. Humains et Kihas, dans Noô, n’auront jamais les mêmes intérêts. L’historique du thème de l’empire galactique a montré que l’exploration des planètes s’est calquée sur celle de la Terre. À première vue, l’exotisme d’un roman de science-fiction peut apparaître sans danger. Le sujet, en effet, n’existe pas. Ou plutôt, ne renvoie à aucune réalité concrète que l’on puisse transposer immédiatement. C’est sa fonction qu’il faut étudier, l’exotisme comme choc générateur de doute. La science-fiction retourne aux sources de l’exotisme qui est l’aptitude au questionnement, la faculté de conférer du divers et de l’étrange au réel.

C’est par le biais de l’exotisme qu’une culture commence à prendre conscience qu’elle n’est plus seule au monde et qu’elle peut tirer plaisir et profit en contemplant d’autres horizons. [[272]]

L’exotisme, donc, s’applique parfaitement au space opera, qui a suivi sur trois quarts de siècle l’évolution de cette notion. L’homme à la conquête des étoiles ne se préoccupe pas davantage du sort des extraterrestres que le colon ne remet en cause son propre statut. La fascination exercée par les terras incognitas reste intacte (1). L’explorateur “ prend pied, parsec après parsec, sur des planètes nouvelles. Certaines sont vides, il les occupe, les emplit de sa présence. D’autres sont occupées, qu’importe : il les conquiert, les colonise ”[273]. Aldiss, dans le dernier volet d’Helliconia, symbolise cette approche en présentant des équipages d’exploration exclusivement masculins. Bref, l’homme est avant tout un conquérant conscient de sa supériorité, qui soumet la nature partout où il s’installe, jusque dans les années 60 où cette perspective se renverse grâce à des auteurs comme Ursula K. LeGuin ou Chad Oliver. (C’est l’époque de l’introduction de l’anthropologie et de la sociologie dans le champ scientifique couvert par la SF, et l’introduction de héros ethnologues, dont on retrouve une postérité avec Brice Deméril et Billy Xiao Pin : l’ethnologue va à la rencontre de l’Autre pacifiquement, accompagné du crédit scientifique.) Le problème du colonialisme (2) débouche sur la reconnaissance, puis l’identité de l’Autre, avec des degrés dans l’altérité (3).

 

 

               1) Terrae incognitae et cartes :

 

Dans le voyage extraordinaire et le space opera, les régions inexplorées n’ont de valeur qu’en tant que territoires vierges, ouverts à une possible colonisation et exploitation humaine. Elles demeurent exclues de l’appréhension du monde : elles sont une frontière, une limite plus qu’un lieu.

Dans le livre-univers, elles en font partie intégrante. Elles constituent des portes ouvertes du système cosmogonique, des échappatoires à l’entropie qu’amplifie un système clos sur lui-même. Le manque de terra incognita pèse lourdement sur le quatrième tome de Dune. Dans la série de Frank Herbert, l’Extérieur est avant tout synonyme de danger, car on ne peut contrôler ce qui en sort : la vie, mais aussi la mort sous la forme des Honorées Matriarches. Ces lieux virtuels donnent à imaginer au-delà de l’imagerie, et tout l’art du créateur consiste à faire croire qu’il voit par-delà l’horizon du lecteur. Selon l’expression de Gérard Klein qualifiant l’écriture de Stefan Wul, il faut donner “ l’impression d’en laisser ”[274]. La terra incognita mesure la “suspension volontaire de l’incrédulité” déjà évoquée. Celle-ci va très loin, puisqu’on admet, sans en avoir jamais aucune preuve, que l’auteur a sur son monde une connaissance supérieure au contenu du livre.

La terra incognita est révélatrice d’une totalité ouverte.

Elle peut se glisser à l’intérieur même d’un territoire arpenté. Ainsi la planète de formation des Sardaukars maintenue secrète dans Dune apparaît-elle comme une fissure de mystère ; ou les multiples planètes évoquées d’un nom dans Hypérion, qui suffisent à faire chanter l’imagination. Ainsi les déserts de glace que la civilisation du rail n’atteint pas. Une bonne partie de la géographie de Soror, et surtout de Candida, demeure mystérieuse au lecteur de Noô. Helliconia est cartographiée, cependant nombre de villes mentionnées sur la carte ne seront jamais développées, et il en va de même pour les vingt-neuf planètes colonisées par la Terre, dont il n’est fait mention qu’une fois, dans le dernier volet.

Les terres inexplorées font du système mis en place une totalité géographiquement ouverte. L’effet est d’autant plus fort dans un empire galactique dont le nombre de planètes n’est pas précisé avec exactitude, comme dans Hypérion.

 

La carte est d’ordinaire utilisée par le genre de l’heroic fantasy. Dans quelques livres-univers, assez proches de la romance planétaire, figurent des cartes de la planète centrale. Dune, Helliconia, les “Chroniques de Majipoor” en font partie. La carte imaginaire concrétise l’Ailleurs, en mimant une caractéristique du récit de voyage, dont la carte apporte un surcroît de réalisme. On peut s’étonner de son absence dans Noô, si précis dans les repères topographiques, quand le narrateur évoque les magies de la carte :

Des atlas ! Je passais mes heures les plus délicieuses à voyager assis devant des géographies, tremplin multicolore des imaginatifs. [Noô, I-95]

L’auteur avoue ne pas avoir songé, au moment de la rédaction, à transformer ses brouillons personnels en cartes achevées. Il y a la crainte de “ stériliser dans le mental du lecteur l’irremplaçable partie rêvée, bref, tout le flou artistique déclenché par un texte sans la moindre illustration ”[275]. Mais le rôle de ces cartes est-il de fournir au lecteur des repères dans le récit ? Très souvent la carte est lacunaire, incomplète dans sa réalisation (absence d’échelle, etc.) Peu de lecteurs, en réalité, en usent.

Selon la formule célèbre d’Alfred Korzybski, la carte n’est pas le territoire, et le nom n’est pas la chose nommée. Cette expression pourrait s’appliquer au livre-univers dans son ensemble, au sujet de la science. La carte est un savoir analogique, réduisant tous ses composants à une même échelle. Elle n’est pas le territoire mais une image, à ajouter aux images littéraires. Simulacre du lointain (elle ne peut dire l’être), elle entretient avec l’exotisme un rapport paradigmatique.

 

 

               2) Exotisme et colonialisme :

 

a. le pôle puissant de l’Ailleurs :

Le décor a une fonction de dépaysement exotique. Par son imagerie intrigante, sa séduction de l’étrange, il transporte le lecteur dans un ailleurs imaginaire. Et cet Ailleurs est une porte ouverte sur l’altérité.

 

 

L’altérité a ceci de plus que la différence qu’elle est liée à l’éloignement, et qu’elle repère des particularités propres en soi et non plus par rapport à celui qui regarde.

Il n’est pas question de refaire ici une théorie de l’altérité. On remarquera toutefois que l’attirance pour l’altérité est une des marques majeures des écrivains de science-fiction — et même parmi leurs œuvres hors SF : voir les paysages préhistoriques des romans de Rosny aîné (1856-1940), la forêt de Burroughs pour Tarzan… et beaucoup d’œuvres des auteurs de notre corpus[276]. Mais les idées générales de Burroughs et de ses continuateurs représentaient celles de la classe moyenne américaine. En SF, l’avenir de l’homme ne concerne pas toute l’humanité depuis ses premières civilisations (évalué à -40.000 ans), mais l’homme moderne blanc et occidental. Selon le mot de Denis Blondin, l’Histoire c’est Nous, les Autres sont de la Géographie[277].

 

b. colonialisme et impérialisme :

Exotisme et doctrine colonialiste sont souvent confondus dans une même condamnation. Le colonialisme est la face sombre de l’exotisme, qui est une notion ambivalente car il peut s’y adjoindre anthropo­morphisme et racisme, comme chez Poul Anderson (version belliqueuse) ou, version paternaliste, chez Burroughs. L’impérialisme en SF concrétise l’idée, à l’échelle galactique, selon laquelle l’homme est digne de devenir le maître de l’univers. Ce droit, il se l’arroge sur des critères intellectuels (philosophiques ou moraux), et parfois même physiques : l’homme doit gouverner les autres espèces parce que sa race est la plus vigoureuse et manifeste un goût pour la lutte. Cette position est adoptée par Anderson, Heinlein et Asimov. Dans “ Arène ”[278] de Fredric Brown, c’est un combat singulier sur terrain neutre, opposant un représentant humain et un extraterrestre, qui décide de la suprématie de l’une ou de l’autre espèce.

Dans le space opera tel qu’il a été parodié dans les années 60, des adjectifs dévalorisants sont souvent accolés aux créatures extraterrestres, qu’elles soient ou non intelligentes. À la suite — bien involontaire — de Wells, les E.T. ont un aspect aussi horrible que leurs intentions. Les critères racistes (apparence immédiate de l’être repoussant de laideur) et xénophobes (envahisseur) peuvent s’exprimer à plein, pendant l’entre-deux-guerres : peur du Noir, Péril Jaune, haine du communiste… Bien entendu, les antiracistes et les anticolonialistes, tel Chad Oliver, Simak ou Ursula LeGuin, ne manquent pas dans la science-fiction. Leurs fictions sont des paraboles de dénonciation de la prétendue supériorité humaine. Parfois sur le ton de l’humour : dans “ La Libération de la Terre ”[279] de William Tenn, des terriens naïfs se laissent berner par deux espèces rivales, les Dendi et les Troxxt, qui ont choisi la Terre comme champ de bataille. La situation paraît singulièrement semblable à celle relatée dans le film La Victoire en chantant, de Jean-Jacques Annaud (1976), qui décrit l’affrontement, pendant la Première Guerre mondiale, d’une colonie allemande et d’une colonie française en Afrique. Plus radical, Farmer place la dénonciation du racisme sur le plan sexuel, le héros des Amants étrangers (The Lovers, 1952-61) tombant amoureux d’une extraterrestre colonisée. Rappelons que la nouvelle à l’origine du roman fut qualifiée d’obscène par l’éditeur John Campbell, qui la refusa — et parut donc dans Startling Stories.

Que ce soit par la peinture des ET ou de la Terre envahie à son tour, on ne justifie que la légitime défense du colonisé. Cela se présente toujours sous la forme de conflit. On attend encore les civilisations symbiotiques sans violence. Il n’y a pas un seul auteur de science-fiction qui ait été capable de transcender la situation de 1972. [[280]]

Le livre-univers permet de jeter un regard différent sur cet aspect du problème. Le jugement de Denise Terrel-Fauconnier doit être réévalué aujourd’hui. Il s’applique au monde d’Helliconia, mais la “Culture”, par exemple, est un exemple de civilisation symbiotique. À mi-chemin, le système planétaire de Noô.

Le statut de l’E.T. n’est pas le même dans une romance planétaire ou un livre-univers — où l’être humain est lui-même un extraterrestre — que dans n’importe quelle autre œuvre de science-fiction. Dans Noô, Stefan Wul montre, à travers ses E.T. et ses robots comme alter homo, une humanité composite. Pas de “ répugnants ”, “ nauséabonds ”, “ hideux ”. Rien, pas même le terrifiant et informe noôzôme, pas même les plantes-tripes de la jungle sororienne, n’est répugnant ou monstrueux sous la plume de l’auteur ; l’insolite n’est pas forcément dangereux. Ce ne sont pas des monstres, car le monstre est instable et appelle à l’anéantissement. Le monstre, c’est justement celui qui incarne le hors-système, celui qui met en danger, par sa seule présence, le devenir de l’espèce humaine, qui doit être détruit à la fin[281].

“ Cet exotisme qui fait partie de ma chair ”, fait dire Wul à son héros (Noô, I-21). Mais ce goût indubitable pour l’exotisme ne repose pas sur le désir d’occuper un espace vierge, ou de s’approprier l’individualité ou la culture de l’Autre qui marque l’exotisme européen empreint de nostalgie, toujours auto­référentiel et qui consiste, dans la littérature générale, à n’utiliser le voyage que pour faire parler les œuvres. (À Rome par exemple, l’exotisme ne réside plus dans la capacité d’imaginer l’organisation de la Rome antique, mais dans la contemplation d’une plaque qui indique le passage de Stendhal ou la sensation que tel fronton d’église a été vu par Chateaubriand.) Il y a d’abord la dimension de l’aventure, pour échapper au “ destin de grisaille ” (Noô, I-98) — expression qui semble un clin d’œil narquois à la tendance de la SF du quotidien, qui prenait de l’ampleur à l’époque. La démarche wulienne correspond surtout à celle de l’explorateur classique, se fondant sur un appétit irrépressible de sortir de l’enfermement occidental, d’errance, de découvrir les couleurs, les épices, les mœurs exotiques, de se découvrir enfin soi-même à travers autrui.

Noô a la structure narrative d’une quête initiatique. La fonction de cet “autre savoir” serait à chercher du côté de Nietzsche : l’exultation de la découverte, du plaisir sensuel et du dépassement qui se situe à mi-chemin du corps et de l’intellect. Mais son exotisme ressemble surtout à celui de Segalen : une jubilation du divers pur qui prend pour objet le plaisir même de voir.

Le point de vue occidental a été reproché à Stefan Wul comme à Jack Vance, notamment à propos du traitement que Wul fait des Kihas, Africains réinventés avec leurs “ Plumeux ” subissant le racisme des Kihas du nord, sur le modèle du racisme bantou envers les Pygmées (Noô, I-238). À la question de savoir s’il a vécu en Afrique, l’auteur répond :

Ah non, jamais. J’ai bien été en Afrique du Nord, en Tunisie, Maroc et Égypte, mais récemment, il y a trois ou quatre ans, et jamais avant. Seulement, quand j’étais jeune, comme tous les gosses, les histoires de palmiers et de lions, de porteurs dans la brousse me faisaient vibrer, c’est la seule raison ! Et puis le bon vieux “ Journal des Voyages ” suffit… Et les films de Tarzan, ou autres. Quand j’étais gosse, je m’en souviens, lorsque j’allais voir un film de Tarzan, ce qui me plaisait le plus, pour l’ambiance, c’était le bruit du tam-tam, dans la brousse, la nuit, c’était fantastique ! [[282]]

L’auteur a la naïveté d’un Vance et, comme lui, ne doit pas être jugé sur le seul critère politique si l’on ne veut pas parcelliser une œuvre complexe, où domine la joie d’écrire et d’inventer des mondes. Plutôt que de considérer la science comme une machine de guerre idéologique, à la manière de P.J. Farmer,

Vance se consacre d’emblée à la création d’univers délirants. Assez peu enclin aux contestations lyriques, il se contente de rendre ses rêves plausibles à force de rigueur dans les détails sociologiques et de les faire vibrer du souffle de l’épopée. [[283]]

Cette réflexion pourrait tout aussi bien s’appliquer à Stefan Wul. Mais on ne peut négliger le fait que l’extraterrestre, chez l’auteur, est avant tout un bon sauvage, qui laisse la politique aux humains, les Civilisés. Dans Noô, le discours sur le bon sauvage n’est pas aussi présent que dans Niourk, par exemple. Malgré les “ Magies de la ville ”, Brice ne peut s’empêcher de revenir dans le domaine naturel, la forêt. Et comme dans les utopies primitivistes du XVIIIe siècle, l’homme civilisé n’apporte au sauvage que misère et corruption.

Aux antipodes de cette attitude en prise avec la nature, le policier Schak, représentant du pouvoir exécutif, est un androïde. N’être que politique, c’est n’être pas entièrement humain.

De même, on a reproché l’impérialisme à l’américaine imprégnant Fondation et Hypérion (dont il sera question dans la prochaine partie à propos de l’idéologie) : la Pax Hegemonica (Hypérion, II-444) se réfère à la Pax Americana plus qu’à la Pax Romana ; le jugement moral sur le pouvoir chiite, “ reculant les montres de deux mille ans ” (Hypérion, II-523), jugement qui ne trouve pas de répondant dans une critique du pouvoir catholique.

Les Madis, rameau divergent de l’humanité, sont “ en deçà de l’humain ” (Helliconia, II-98) sans justification approfondie, alors que les Driats, eux, sont “ humains — mais tout juste ” (II-72). Peu de connections interculturelles, presque rien sur l’Art ou les techniques phagoriennes. Avec une exception remarquable : les tribus humaines à demi nomades de Randonan “ en harmonie avec leur environnement ” (Helliconia, II-370). Leur compréhen­sion intuitive des cycles naturels, qui conditionne leurs cultes, leur permet de tolérer les phagors, avec lesquels ils commercent ; une occasion d’étudier quelques coutumes phagors, lesquels, curieusement, n’intéressent nullement les ethnologues d’Avernus. Aldiss détermine implicitement l’origine du racisme (ici, du racisme anti-phagor) dans l’incompréhension des mécanismes de la nature.

La complémentarité entre l’espèce humaine et une espèce étrangère, chez Brian Aldiss, est soumise à une autorité supérieure : la survie de la biosphère. Elle ne procède d’aucune communion, aucune compréhension mutuelle qui apparaît impossible. Si le phagor doit être épargné, c’est pour la survie de l’espèce humaine. Il est un barbare, violent et dénué d’empathie, capable de tuer pour le plaisir car c’est dans sa nature (Helliconia, II-569) — il est donc génétiquement déterminé. De l’autre côté, les humains sont les “Fils de Freyr”, le deuxième soleil d’Helliconia qui signifie frayeur dans le langage phagorien[284]. Le constat est pessimiste quant à l’acceptation de l’Autre. Mais au moins, l’auteur tente de se mettre à sa place. Ce n’est pas le cas des kihas ou des gnomes de Soror, cependant il faut se souvenir qu’il s’agit d’un roman à la première personne, ce qui rend impossible toute autre focalisation. Dans Noô, on ne peut faire grief à Wul d’un simple problème de logique. Les référents du héros narrateur sont européens parce que ce dernier est issu d’une culture européenne. En revanche, dans Noô, la notion de compétition est absente : kihas et humains ne cherchent pas à imposer leur hégémonie sur l’autre espèce, la cohabitation est pacifique.

Ces remarques appellent une question : en quoi le traitement de l’extraterrestre est-il tributaire de la culture du créateur de livre-univers, quand l’Autre n’est pas pensé de façon identique dans les diverses traditions ethnologiques ?

L’on peut voir, dans l’impossibilité d’accoster Helliconia, dans le non-interventionnisme du héros de Noô, qui reçoit mais n’émet rien, le souvenir vivace des génocides culturels perpétrés par les Européens du XVIIIe et du XIXe siècles en Afrique, dans les deux Amériques, dans les îles du Pacifique. Mais Helliconia, ou Soror, ne sont pas pour autant décrits comme des paradis terrestres. Sur les cinq auteurs étudiés ici, trois ont vécu les processus de décolonisation des deux grands empires européens, les deux autres (Dan Simmons et Frank Herbert) provenant d’un pays hostile par principe à tout impérialisme colonial.

           — L’empire français entre dans son apogée (notamment l’espace colonial, qui atteint son amplitude maximale dans les années 30) dans l’entre-deux-guerres où la France connaît une remarquable promotion des colonies, à une période de la vie qui reste importante dans l’imaginaire de Stefan Wul. Le souvenir de l’exposition coloniale de 1931 à Vincennes, qui reçut huit millions de visiteurs, y occupe une place non négligeable. À l’image des terres vierges d’outre-mer, les planètes de Noô sont celles de l’aventure et de l’évasion, de l’espace à conquérir. Pour pacifique qu’elle soit, la cohabitation entre humains et kihas rappelle sans équivoque “l’association” coloniale inégalitaire en vigueur dans l’empire français. Comme les Africains, les kihas n’occupent aucune place représentative dans l’Administration, même après la prise du pouvoir par les partisans de Jouve Deméril, et bien que celui-ci ait compté sur l’aide des tribus du Subral. La trace coloniale n’est pas la seule dans l’œuvre de l’auteur, qui imagine une “ Afrance ” où s’affrontent “bons” et “mauvais” colonisateurs. Piège sur Zarkass (1958) est comme un écho de la situation indochinoise, les Triangles figurant les Japonais — alors que la décolonisation est déjà à l’œuvre à la fin des années 50. Vis-à-vis des kihas, une certaine mauvaise conscience blanche se fait également ressentir, laquelle n’est pas étrangère à Arnaud quand il évoque l’esclavage des Roux, ou à Aldiss, pour les traitements infligés aux phagors captifs.

Il serait erroné de voir en Stefan Wul un fervent partisan de l’impérialisme — son désir d’évasion et d’exploration ne se double jamais, chez ses personnages, d’un désir de possession — ni de la doctrine colonialiste. Ce qu’il tire avant tout de l’empire, c’est un afflux d’images et de sensations exotiques, un gain de merveilleux. Bien que pittoresques, les kihas ne sont pas les indigènes bêtes mais sympathiques que la littérature coloniale a érigé en cliché — auquel Wul n’avait pourtant pas échappé dans Rayons pour Sidar. On notera que la découverte de l’extraterrestre est plus empirique chez Wul que chez Aldiss, où les caractères d’altérité sont énoncés plutôt qu’éprouvés. Quant à G.-J. Arnaud, son discours se situe dans le champ politique. L’empire qu’il dénonce dans la Cie ne correspond pas au schéma d’avant-guerre de Noô. Il est économique, technicien et anglophone, résultat d’une hégémonie basée sur l’argent et la gestion mondiale de la guerre : en un mot, c’est de l’empire américain qu’il s’agit, tel qu’il est perçu par un militant de gauche, préoccupé des minorités.

           — L’empire britannique est le premier empire mondial, groupant principalement une partie de l’Afrique (Égypte, Afrique noire), du Proche-Orient et de l’Asie. Helliconia n’en est pas une transposition, car ses territoires restent essentiellement fragmentés, indépendants les uns des autres ; l’allégorie se veut plus globale. Mais le rapport à l’Autre, lui, reflète bien la tradition anglaise. Les référents culturels du contact avec l’altérité devraient être multiples, au vu de l’immensité et de la diversité des cultures conquises. Mais si l’Empire anglais (à l’inverse de la France) autorise l’Indirect Rule et délègue sa souveraineté aux chefferies et principautés locales, c’est moins par reconnaissance et respect de la dignité de l’Autre que pour consolider son pouvoir, en mettant de son côté les élites indigènes. L’Autre lui demeure radicalement étranger et essentiellement inférieur, la métropole globalement fermée aux apports étrangers… comme c’est le cas sur Helliconia, où les échanges culturels entre humains et phagors demeurent quasi inexistants. Des trois auteurs européens cités, seul Arnaud prend ouvertement parti pour la figure de l’Autre, Stefan Wul et Brian Aldiss ne dépassant pas l’attitude du constat : constat d’impuissance chez Aldiss, paternalisme bienveillant chez Wul. (Il faut rappeler que l’anti­colonialisme, inexistant même dans les partis de gauche avant-guerre, n’a jamais trouvé grand écho en France ; que Jules Ferry ne fut jamais inquiété pour la philosophie de la colonisation, emprunte de racisme, qu’il prôna toujours et qui subsiste encore aujourd’hui sous forme de préjugés, tels que “ les Africains seraient incapables de se gérer eux-mêmes ”.)

           — La position américaine condamne l’impérialisme colonial (malgré l’annexion des îles Hawaii, de Porto Rico et des Philippines), bien qu’elle partage avec l’Europe la conviction de la supériorité de son modèle social et culturel : la mission que se sont donnés les États-Unis, dans les années 50-60, est de diriger le “monde libre”. Dans la série de télévision Star Trek commencée en 1966, des dizaines de cultures sont rencontrées sans jamais laisser de marque notable sur la culture des voyageurs de la Confédération. La situation de la série “Élévation” [285] de David Brin rappelle singulièrement ce droit des races supérieures vis-à-vis des races inférieures, qui se cache derrière le devoir de civilisation (ici, d’accession à l’intelligence). Pour les écrivains impérialistes, l’empire a une mission : ordonner et unifier. La SF européenne usant de la notion d’empire, de Wells à Aldiss, fait de façon générale plus appel au concept d’espèce humaine (le mot de race est parfois utilisé) que la SF américaine, dans laquelle se manifeste plutôt un chauvinisme terrien[286]. L’univers développé par Frank Herbert n’a de prime abord que peu de rapports avec un modèle, même fantasmé, de la société américaine. Le référent principal de Dune est arabe, et tranche radicalement avec la tradition de la science-fiction américaine qui consistait à ne considérer le futur qu’en fonction de l’Histoire des États-Unis. Tout au moins a-t-on vu dans Dune une extrapolation poussée jusqu’à ses ultimes aboutissements d’une féodalisation de l’économie mondiale. Hypérion est beaucoup plus proche de ce modèle formel, héritier de l’empire galactique d’Asimov[287] : les deux empires se développent sur la notion de progrès (ce qui est à craindre, c’est la stagnation) et de dynamisme individuel ; les héros de la Fondation sont à la fois des hommes d’action et des savants (ils savent et ils peuvent), ceux d’Hypérion excellent dans leur profession et ont un statut social privilégié.

L’élitisme est une autre caractéristique de la position américaine. Il peut s’appuyer, tel Anderson ou Card, sur l’aptitude “naturelle” à gouverner :

Son rôle [celui de l’empereur Mikal] à présent était d’établir la paix dans toute la galaxie, de protéger l’humanité contre elle-même (…). [[288]]

Les Atréides de Dune apparaissent bel et bien comme les spécimens d’une élite raciale, en contradiction avec la sélection génétique interraciale du Bene Gesserit (et les connaissances actuelles de la génétique, qui accordent une grande importance au brassage génétique dans la perpétuation et la richesse de l’espèce). Jusqu’aux derniers représentants Atréides, le lignage restera stigmatisé. La structure politique de Dune ne laisse d’ailleurs aucune place possible, même en rêve, à la démocratie : les chefs sont héréditaires, la populace n’a qu’à se soumettre de bonne grâce. La révolution religieuse de Paul ne changera rien à cela. Au long des âges, Duncan Idaho et ses clones n’oublieront jamais leur rang.

Ou bien, il s’agit d’un élitisme de l’intelligence. L’empire d’Asimov dirigé par une aristocratie du savoir (rappelons qu’Asimov fut membre de la Mensa, association américaine regroupant les personnes de fort Q.I…). Qu’il soit d’inspiration guerrière ou savante, l’élitisme est courant dans la production américaine qui présente le peuple incapable de se gouverner lui-même. L’Hégémonie d’Hypérion n’échappe pas à cet élitisme, puisque c’est à des “élus” qu’il appartient de décrypter l’avenir de l’empire. Celui-ci se discerne comme un empire américain à l’échelle du cosmos, un modèle de société souhaitable et convoité. Une critique d’un tel modèle est faite par l’Église du culte gritchtèque, mais aussi, en filigrane, par le contact avec les Extros, dans un rapport fondamental qui est celui de la croyance dans un projet social, si puissant aux États-Unis. “ Peut-être (…) les Extros ont-ils compris quelque chose, dans l’avenir de l’humanité, qui a échappé à la Pax ” (Hypérion, III-379). L’influence de la technosphère sur la sphère politique signe l’arrêt de mort de l’Hégémonie, trop confiante dans sa technologie, ce que les Extros mettent à profit dans leur stratégie militaire. Dans les trois pouvoirs présentés dans les livres-univers américains : 1°) empire féodal et 2°) théocratie dans Dune, 3°) démocratie dans Hypérion qui aboutit, elle aussi, à la théocratie du cruciforme, se trouve une constante politique : un interventionnisme qui fait peu de cas du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Les exemples abondent dans les œuvres, de l’intervention des marines de Fedmahn Kassad contre le Nouveau Prophète, dans les Territoires Périphériques de Lambert (Hypérion, I-140 à 143), à l’hégémonisme implacable de Leto II, au prétexte du bien de l’humanité.

 

 

               3) Des degrés dans l’altérité :

 

Émanation de l’Ailleurs, la créature extraterrestre est le signifiant suprême de l’altérité. Sur Terre et dans l’espace proche, les extraterrestres, qu’ils soient agressifs ou non, ne sont jamais que des intrus. Cette règle vaut tant pour La Guerre des mondes de Wells que pour La Stratégie Ender [289] de Card. L’extraterrestre est situé non en lui-même, mais par rapport à une norme unique qui est l’homme. Il s’agit de savoir quelle va être la réaction de l’homme, individuellement ou en tant qu’espèce, face à ce surgissement : l’extraterrestre n’a de valeur que comme réactif, révélateur d’une différence. Négative dans les pulps mettant en scène des B.E.M., positive chez des romanciers comme Ray Bradbury. Là, c’est un monstre tel que le définit le dictionnaire de Littré, un “ corps organisé animal ou végétal, qui présente une conformation insolite dans la totalité de ses parties ou seulement dans quelques-unes d’entre elles. ”

Le livre-univers va au-delà du constat de la différence. Il s’ouvre sur l’altérité, même si celle-ci comporte plusieurs degrés. Le degré zéro de l’altérité, dans ce classement, est l’homme.

 

1°) Kihas et phagors sont les deux espèces intelligentes extrahumaines — mais apparentées à l’homme sur bien des points — dont le traitement est le plus complet car elles sont présentes tout au long du récit. Chacune se fonde sur un animal emblématique : l’oiseau pour le kiha, le taureau pour le phagor. Le procédé est fréquent dans la science-fiction, des insectoïdes de La Stratégie Ender [290] aux Kzinti, grands chats oranges des “Tales of the Known Space” de Larry Niven.

           — Le Kiha est un oiseau humanoïde intelligent présent sur tous les mondes d’Hélios : descendant d’oiseaux, couvert de plumes, possédant trois doigts (Noô, I-68), et dont le muscle cardiaque produit le tong-tâ. Le thème de l’homme-oiseau ne brille pas par l’originalité, la SF, en particulier la SF primitive, en fournit des nuées. À plusieurs reprises, Stefan Wul rend hommage à la série de bande dessinée Flash Gordon [291], où figure ce motif. L’une des sources avouées de l’auteur est l’Expédition Orénoque-Amazone d’Alain Gheerbrant, où l’on trouve peut-être l’origine réelle des Kihas : “ Les palmiers font place à la forêt où marchent nus, couverts des plumes du musée, les caciques, les sorciers et les guerriers ”[292]. “ Un autre nous dit que les Indiens sont très beaux et couverts de plumes ” (p.25). L’oiseau est l’incarnation de l’exotisme par excellence. Le kiha se révèle cependant plus africain que sud-américain. L’animalisation de la forme a pu être interprétée comme une dévaluation de l’Autre, sauvage em­plumé, comme son classement dans une rubrique zoologique, les “ anthropornites polurgo­ptères ”[293]. C’est oublier que l’évolution, sur Soror, a privilégié la classe reptilienne au détriment des mammifères. Et qu’une autre espèce, les Fâvds, probablement insectoïdes, ont le statut de Dieux dans le roman — où est formulée l’hypothèse selon laquelle les kihas seraient leurs descendants (Noô, I-167). Ce sont les Fâvds qui ont implanté l’humanité sur Soror et lui ont légué leur civilisation interplanétaire. L’homme ainsi relativisé ne peut être envisagé comme norme dans un système dont il est originairement étranger — tout comme sur Helliconia ou Majipoor. Brice se trouve perpétuellement ébahi de tout ce qui ne lui ressemble pas. Même les êtres humains, espèce à laquelle il appartient pourtant, sont source d’émerveillement. Il n’est pas besoin de distinguer, parmi les habitants de Grand’Croix, qui est humain de qui ne l’est pas.

L’altérité transcende la simple description morphologique. Ainsi le tong-tâ, bruit que font les kihas en se frappant la poitrine (par analogie avec le tambour africain) :

Les hommes ignorent que le tong-tâ n’est pas seulement un rite, mais un besoin physiologique. Pour ne pas mourir prématu­rément, nous devons de temps à autre relancer la machine cardiaque. [Noô, I-247]

Les kihas ne servent pas de faire-valoir à l’homme. Ils ont leurs mœurs, leurs cultes (Noô, II-218), leurs pratiques et leur finalité propres : si “ Koaké (…) ne voulait pas tremper dans les affaires des hommes ” (Noô, I-248), c’est en toute connaissance de cause. Eux aussi interagissent avec leur milieu, plus efficacement que les humains de passage. Ainsi, les Plumeux savent communiquer avec les Gnomes[294]. Un chapitre du premier volume de Noô porte le nom du chef Plumeux, Koaké, dont le charisme et la finesse psychologique, le temps d’un chapitre, l’emportent sur la présence du héros. Au final, il est difficile de voir dans les kihas un véhicule de pulsion de domination coloniale. Et si Wul ne prend pas parti pour ces derniers, il lui revient, plus qu’à tout autre romancier français de science-fiction, d’avoir le mieux donné libre cours (sinon d’avoir été le seul), et ce dès les années 50 par l’intermédiaire de ses space operas, à l’imagination de l’altérité.

           — Le Phagor est une forme hybride de taureau et d’être humain. Grâce à sa fourrure, son sang doré et ses yeux cerise de nyctalope, ce Minotaure supporte les grands froids de la nuit hivernale. Pour l’homme, il symbolise le noir et le Mal. Son système digestif et son système cœur-poumons sont inversés par rapport à l’anatomie humaine. Les épithètes qu’il accumule sont négatives par rapport à cette para-humanité qui le craint. Il choque la décence par sa saleté et la “ bestialité ” de sa sexualité (Helliconia, II-329) : deux qualificatifs souvent accolés aux Noirs par les racistes. À première vue, Aldiss adopte les canons les plus réactionnaires du genre. Et comme Wul, il paraît se livrer à l’anthropomorphisme. Leurs créatures sont soumises à une dominante animale à la fois très lourde et appauvrissante pour l’imagination. Le phagor dispute à l’homme le sommet de la chaîne alimen­taire et apparaît comme un ennemi irréductible de ce dernier, comme le Minotaure l’est du peuple crétois. Sa conception du monde est fondamentalement différente et il semble fermé à l’évolution spirituelle, au sens que lui a conféré Teilhard de Chardin :

Chaque tome s’achève par un incendie qu’a allumé la race en échec ; les ennemis sont livrés au déterminisme d’une histoire cyclique vouée à l’alternance et non à la succession. Autre différence avec la théorie traditionnelle : l’homme possède un potentiel d’évolution asymptotique, alors que le phagor ne se transforme qu’en fonction de la variation de ses forces physiques. Né aux temps de formation de la planète, il appartient à l’éternité, comme l’indique le nom de sa langue, “ l’éo­temporel ”. Aldiss a emprunté le terme à J.T. Fraser, terme fabriqué à partir d’Eos, déesse de l’Aube. [[295]]

Le phagor, né avant l’homme, a un dialogue privilégié avec la nature. Il a sa propre langue, sa religion qui inspirera celle du Pauk. La variation des points de vue, les similitudes avec les structures sociales humaines — toutes deux ont en commun la pratique de l’esclavage —, l’existence même de deux lignées phagoriennes, à fourrure noire et à fourrure blanche, tout interdit de les fondre dans le même moule qui réduirait le discours au manichéisme ; Aoz Roon en fera l’expérience en cohabitant quelques jours avec l’un d’eux (Helliconia I). Les humains se combattent entre eux avec autant d’acharnement qu’ils combattent les phagors. Comme le kiha wulien, le phagor n’est pas traité d’un bloc. Il s’en dégage des individus forts, et Hrr-Brahl Yprt vaut bien Koaké. La variété du phagor passe en outre par les néologismes qui servent à le désigner. “ Stalons ”, “ gnasse ”, “ pliche ” renvoient davantage au cheval (ami de l’homme) qu’au taureau (indomptable, et seul animal à combattre l’homme au cours d’un rituel, la corrida), mais contribuent à le maintenir du côté de l’animalité.

Sa morphologie le place entre l’humain et le monstre, entre la mythologie et l’histoire. L’exotisme extra­terrestre opère de façon ambivalente car il parle de l’homme. C’est le but avoué d’Aldiss, et le phagor oscille constamment entre sa valeur intrinsèque et sa valeur symbolique :

“ Maître, vous êtes-vous jamais dit que les phagors ressemblaient vaguement aux diables et démons qui hantaient jadis l’imagination des Chrétiens ?

“ Non, je n’y avais pas pensé. J’avais toujours eu en tête une analogie encore plus ancienne, le minotaure de l’ancien mythe grec, cette créature coincée entre l’animal et l’humain, perdue dans le labyrinthe de ses propres désirs. ” [Helliconia, III-478]

Le Minotaure rassemble le symbole du taureau, l’une des plus vieilles figures de l’humanité puisque remontant au néolithique, et celui des cornes. Le taureau est symbole de puissance génésique, aussi bien masculine que féminine, et de stabilité. Il est relié à la terre (le signe zodiacal qui lui correspond est un signe de terre), tout comme le phagor, indigène d’Helliconia avant l’arrivée de l’humanité. Le phagor est le taureau céleste des anciennes mythologies indo-européennes ; mais aussi le Veau d’or de la Bible qui empêche l’homme d’accéder à une spiritualité supérieure, par son existence même qui le condamne à la bipolarité. Le nom de phagor est bâti à partir du suffixe grec -phage, qui suggère l’idée de dévoration, liée au corps seul, à la bestialité où n’intervient aucune spiritualité. Une partie de l’anatomie du phagor est mise en relief par la dénomination que lui donne l’humanité d’ancipité, terme rare qui signifie “ aux pointes tournées vers l’avant ”. Les cornes sont les attributs du Diable, et un symbole de puissance aussi bien dans la mythologie grecque que biblique. Le nom d’ancipité, renvoyant à la fois à la vitalité féminine et à la masculinité conquérante, à la stabilité et à la nuit lunaire, convient donc à la perfection à la réalité du phagor sur Helliconia. On peut enfin ajouter au phagor la figure du centaure dans la symbolique de l’hybride, personnification de l’animalité, de la force sauvage et des pulsions, car sa composante humaine ne suffit pas à maîtriser sa nature animale. (Plusieurs scènes du Printemps d’Helliconia montrent d’ailleurs des cavaliers phagors sur des kaidos, chevaux helliconiens.) Le phagor ne sera pas capable de forger de civilisations avancées ; alors que, à la fin du grand été helliconien, des sociétés humaines évoluées auront vu le jour, le phagor, lui n’aura guère dépassé le stade de l’homme des cavernes, évoluant en bandes barbares.

Le phagor est tiraillé entre sa propre réalité et sa valeur symbolique. De même en est-il du livre-univers, monde en soi et représentation du monde — le nôtre…

 

2°) Fnedols, dourêves, géonautes et noôzôme

On ne trouvera pas dans ce classement le Salt-and-Sugar (S.A.S.) de la Cie, créature spatiale de plusieurs kilomètres de long. Autant sa constitution est exotique, autant sa psychologie se rapproche de celle d’un être humain. En revanche, l’amibe géante Jelly pourrait y figurer.

Kiha et phagor sont des êtres carbonés, animaux vertébrés possédant une tête et quatre membres, ainsi qu’un langage articulé et des structures sociales aisément qualifiables. Comme l’homme, ils sont présentés comme le résultat de l’évolution, soumis aux lois de Darwin, à la même loi naturelle. (Cela implique aussi que le racisme peut s’exercer, car il n’a pas de raison d’être vis-à-vis de quelque chose de radicalement différent, où aucun point de comparaison, et par là aucune hiérarchie, ne peut être instauré.) Il n’en est pas de même des fnedols, dourêves, géonautes et noôzôme, qui présentent un niveau nettement supérieur dans l’altérité extraterrestre.

           — Le fnedol (Noô, II-131) représente un échelon supérieur dans l’extra-humanité, souligné par l’étymologie radicalement étrangère. Il est formé de l’agglomération de nedols, limaces couvertes de filaments nerveux, à intelligence parcellaire. “ Le son f marque le pluriel… ” (II-132). L’intelligence du fnedol est proportionnelle au nombre de nedols agglutinés. Ce dernier est présenté sous la forme d’un récit que le narrateur a du mal à accepter. Bien que vivant “ dans l’extraordinaire ” selon ses propres termes, ses facultés de représentation mentale sont mises à rude épreuve.

Tout aussi étranges et incompréhensibles sont les IA (Intelligences Artificielles) d’Hypérion, qui ont “ fait sécession de l’autorité humaine ” (I-334) et se comportent en extraterrestres. L’altérité de prime abord négative des envahisseurs Extros n’est pas sans rappeler l’image des Japonais à la veille de l’engagement des États-Unis dans la Deuxième Guerre mondiale : laideur, mœurs guerrières barbares (Hypérion, I-156), indifférenciation. Plus tard, ce motif sera infirmé — avec un faste tout aussi excessif — dans la description des essaims (Hypérion, II-468 à 472, qui comptent parmi les pages les plus flamboyantes), puis carrément renversé.

Les Extros sont néanmoins de souche humaine, même s’ils ont également fonction d’extraterrestres, ainsi que le suggère leur nom. Chez les dourêves et le noôzôme — non seulement irréducti­bles à l’humain mais à la vie carbonée —, l’altérité est maximale. Cette dernière trouve quelques exemples en science-fiction dans les étoiles vivantes de Stapledon, ou l’océan pensant de Solaris, mais reste exceptionnelle.

           — Les dourêves (Helliconia I) sont une forme de vie électromagnétique comparable aux Vitons de Guerre aux invisibles [296] d’Erik F. Russel. Le réchauffement du globe les anéantit dès le début et il n’en sera plus question dans le reste de la trilogie. La question se pose donc : une altérité trop radicale peut-elle menacer la viabilité d’un système ? Les créateurs de livres-univers semblent éviter de se poser la question, en évacuant le problème par une représentation indirecte (les fnedols de Noô) ou une destruction instantanée (les dourêves). L’autre espèce radicalement différente est celle des géonautes, sur Terre cette fois (Helliconia III), proche d’inspiration des “ ferro­magnétaux ” de J.H. Rosny aîné[297]. Ces êtres géomé­triques, qui peuvent atteindre la taille d’une montagne, glissent à la surface de la Terre ; aucune communication n’a lieu avec les êtres humains qui les utilisent, de manière superficielle et sans volonté de domination, comme sources d’énergie.

           — Le noôzôme est sur ce point une exception, tant il fait corps avec le système-monde, véritable cinquième force élémentaire de la nature. Élément psychique, aux réactions mi-chimiques mi-nucléaires (la dangereuse noôactivité fonctionne sur le principe de radioactivité, faisant du noôzôme une sorte d’uranium liquide), que l’on retrouve dans chacune des couches d’organisation décrites dans la partie précédente.

À l’issue de ce classement, on peut noter que Stefan Wul, à l’instar de Brian Aldiss et des autres créateurs de livres-univers, combine l’extrême altérité et le familier, dans une même domestication de l’étrange qui est la marque du romancier de science-fiction.

 

 

III. Émergence de structures

 

Au cours des deux premières parties, des éléments se sont structurés, ont commencé à interagir les uns avec les autres : le noôzôme, les personnages, les lieux, les extra­terrestres… Déjà apparaît qu’aucun ne peut être dissocié d’autres thèmes, sous peine d’affaiblissement sémantique. Quelques groupes se dégagent : le bestiaire complète le décor étudié plus haut, pour composer l’écosphère du système-monde (A). L’économie, la politique et la religion forment la seconde pièce du système-monde (B), qui est celle des activités humaines et qui place l’être humain au centre de ce dernier.

 

 

      A — du décor et du bestiaire de space opera à la notion d’environnement

 

Dans la littérature classique, la valeur du bestiaire est essentiellement symbolique et l’animal n’existe guère pour lui-même. On songe à l’araignée hugolienne d’origine satanique de La Légende des siècles (1859-1883), “ affreux soleil noir d’où rayonne la nuit ”, ou aux bêtes douées de parole de Colette. Mais les chats et les chiens de l’écrivain relèvent ouvertement de la fable. Dans la tradition de l’herméneutique chrétienne, l’animal est le dépositaire d’une leçon de Dieu à l’intention de l’homme. Dénué de toute res cogitans, il n’est plus qu’une machine biologique ou l’incarnation d’un sens caché, une allégorie.

 

[La flore] est un thème omniprésent dans la science fiction, mais presque toujours à l’état de traces. Lors de la description d’un monde inconnu, l’auteur oublie rarement de dire quelques mots sur la flore de l’endroit. [[298]]

Ce thème ressortit à un simple procédé dans le space opera. Plantes et animaux ont fonction d’accessoires comparables au bestiaire, bien réel celui-là et donc excluant l’invention, du roman exotique[299]. L’araignée démesurée du space opera classique aura le plus souvent pour but de susciter la répulsion — et les romans de Gilles Thomas s’imposent immédiatement à l’esprit.

 

 

               1) Le bestiaire, indice d’altérité :

 

Le livre-univers, “ space opera perfectionné ”, montre des spécimens de plantes et d’animaux inconnus sur Terre. Ce sont souvent les premiers indices d’altérité perceptibles par le lecteur et ils sont l’occasion d’invention verbale, pour ne pas dire d’invention tout court. Le space opera fourmille de formes de vie étrangères. La vie végétale a suscité un vif intérêt depuis “ L’Étrange orchidée ” (“ The Flowering of the Strange Orchid ”, 1894) de H.G. Wells. Les plantes carnivores exercent une certaine fascination sur les auteurs. Dans “ Avant l’Eden ”[300] d’A.C. Clarke, la végétation mobile vénusienne absorbe des déchets abandonnés par des explorateurs humains, et c’est ainsi que finit toute vie sur la planète. Les triffides, dans le roman homonyme de John Wyndham (The Day of the Triffids, 1951) sont des plantes mobiles, non plus victimes, mais agresseurs : elles en veulent à la suprématie humaine sur Terre. D’autres romanciers, tels Vance, mettent en scène les drames résultant de la médiocrité des connaissances écologiques de nos modernes civilisations. Les insectes envahisseurs, par la taille ou le nombre, forment un motif tout aussi éculé de la science-fiction — citons pour mémoire La Planète oubliée [301] —, de même que le léviathan, dinosaure moderne peuplant Vénus ou Ganymède. On le trouve sous la forme d’un géant reptilien dans L’Intersection Einstein (The Einstein Intersection, 1967) de Samuel Delany, mais la variante la plus originale du thème est donnée par Stefan Wul dans Le Temple du passé (1957) : un vaisseau en perdition est avalé par une créature aquatique, sur une planète inexplorée à l’atmosphère chlorée. Les astronautes bloqués ont l’idée de faire muter artificiellement le monstre ; des pattes lui poussent, et il vient agoniser sur une grève où ses œufs donnent des lézards intelligents.

La vie extraterrestre hante les récits des pulps américains depuis les années 30 grâce aux premiers représentants du space opera, tels Abraham Merritt et Jack Williamson. Elle se caractérise par un certain manque d’originalité, des descriptions laconiques et une hostilité quasi automatique envers la gent humaine. La flore et la faune extraterrestres sont une nature symbolique, hostile parce qu’indomptée, refusant à l’homme son statut de maître de la Création. Stanley Weinbaum a sans doute été le premier à inventer des créatures ayant leurs propres raisons de vivre. Son premier récit, “ Odyssée martienne ”[302], décrit entre autres un être intelligent et pacifique, ressemblant à une autruche : le tweel, lequel possède un langage et une représentation du monde, ainsi qu’une technologie avancée. Cette nouvelle et celles qui suivirent influencèrent une génération d’auteurs jusqu’au début des années 40. Les deux figures dominantes seront par la suite A.E. Van Vogt, avec notamment le recueil de nouvelles liées, La Faune de l’espace (The Voyage of the Space Beagle, 1939-1951), qui présente un catalogue varié d’extra­terrestres ; puis Jack Vance, qui ne se contente pas d’inventer des créatures étranges, mais tout le milieu naturel dans lequel elles vivent.

J’ai bien vu des lianes de cinquante kilomètres et grosses comme une maison, et, quand on les pique avec un bâton, elles frémissent dans toute leur longueur. C’est sur Antée. Les gosses de la colonie terrestre s’en servent pour communiquer en morse entre eux. Cela ne plaît guère aux lianes, mais elles n’y peuvent rien. [[303]]

On s’attendrait à voir cet extrait tiré de Piège sur Zarkass ou de Noô. Cette aptitude à la fantaisie spontanée, qu’ont au plus haut point Vance et Wul, est communément méprisée en France. Elle est assez pauvre chez Arnaud, bien que le climat puisse être a priori mis en cause : il paraît trop extrême pour développer une flore et une faune complexes. Mais ce n’est pas le cas d’Helliconia en hiver ni, surtout, de Dune. Dans la Cie, le bestiaire consiste en chevaux carnivores, en baleines volantes gonflées d’hélium, en phoques gigantesques. L’altérité suprême tient à un protozoaire porté aux dimensions d’un continent, Jelly. Cela tiendrait davantage à l’ignorance d’Arnaud des codes science-fictionnels ainsi qu’à une créativité orientée vers la littérature populaire (dans laquelle s’inscrivent les Garous mutants) : c’est dans ce domaine que l’imaginaire de l’auteur s’exerce à foison.

Le problème s’est déjà posé avec les kihas et les phagors, conçus sur le principe de l’hybridation. La pure altérité semble être hors d’atteinte, les auteurs de science-fiction procédant, tout comme le rêve ou les créations fantasmatiques, à partir d’éléments réels de la nature réorganisés. Les écrivains attirés par le thème : A.E. van Vogt, Jack Vance, Michael Coney, Zelazny… n’échappent pas à cette limitation.

Au début d’Helliconia et de Noô, faune et flore étalonnent l’altérité du système géographique :

Helliconia (I-1 à 150) : yelk, biyelk, gunnadu, phagor, dourêve, asokin, céréales noctiflores, preet, coque, gloute, sacapic, kaido, myllk. Le radieux (citation en exergue de cette partie) est un “ petit animal cristallin ” à quatre pattes, doté d’une queue. Le hoxney est la dénomination du radieux, quand il sort d’hibernation.

— Dans Noô, environ la moitié des néologismes — soit près de deux cents — appartiennent au règne vivant. La camélide, “ chien gris et lisse au cou interminable. Quelque chose comme une girafe de poche au poil ras ” (Noô, I-45) est le premier néologisme attesté. Par l’usage de néologismes savants, Wul se comporte en naturaliste, zoologiste et botaniste, dont la première tâche, en même temps que la description, est celle, poétique, de la nomination.

Le premier indice concret de l’existence d’une planète étrangère (Ophiuchus IV) dans la Cie est un ver rouge enfermé dans une coque farineuse, le “ cochmouth ” (XXXVII-55, 56 ; origine du nom : LIII-79).

Hypérion, à cet égard, se rapproche davantage du space opera classique et ses plantes et ses animaux restent accessoires, bien qu’ils soient parfois impressionnants, témoins les teslas (Hypérion, I-51) et les arbres-mondes voguant dans l’espace.

Le voyage spatial dans Dune repose sur le respect du cycle vivant d’une planète, Arrakis. L’écologie y joue donc le rôle principal et l’animal-clé, le ver des sables, dépasse le simple élément d’un bestiaire. Il est frappant de constater que, les vers ayant disparu dans le t. IV, L’Empereur-Dieu de Dune, le motif se fond dans le héros même (comme pour souligner l’impossibilité de s’en passer), dont le “pôle d’attraction thématique” se multiplie par deux. Dans Helliconia, ce sont les digressions sur les cycles de la biosphère qui servent d’introduction à des considérations idéologiques[304].

Le bestiaire renforce le sentiment d’altérité, donc l’individualité du système-monde. Il constitue une mesure positive et constructive, une force de liaison, de normalisation, d’autant plus grande que ses éléments interagissent avec d’autres sphères.

 

 

               2) Structuration du bestiaire :

 

Le bestiaire offre une lecture privilégiée car il débouche sur un point essentiel de notre approche, l’écosystème. L’écosystème est le système naturel par excellence : nul besoin d’être scientifique pour l’appréhender, il faut observer la nature et en tirer les leçons qui s’imposent.

Dans le livre-univers, l’être vivant s’intègre dans son milieu et se voit capable d’interagir avec lui et les hommes. De la profusion animale et végétale se créent des liens relevant du parasitisme, du commensalisme, de la symbiose ou de la prédation.

Un exemple dans Helliconia : le schéma ci-dessous montre, même si les flèches ne rendent pas compte du type d’interaction entre les éléments, que les deux espèces philosophiquement antagonistes, l’homme et le phagor, sont biologiquement liées. Des relations somme toute banales conditionnent l’intégralité du cycle :

 

 

Figure 7. — Cycle helliconien.

La mouche est à l’origine de l’évolution du flambreg (sorte de gnou) en phagor. La tique se nourrit du phagor et de l’homme ; elle sert de vecteur au virus hélico (mortel pour les humains non natifs d’Helliconia), qui prépare la transition de l’homme aux deux Grandes Saisons extrêmes en prenant la forme de deux maladies distinctes, la fièvre osseuse et la Mort Grasse. En réalité, les flèches devraient être à double sens.

 

Là où une logique d’exclusion semble prévaloir dans les rapports raciaux, c’est une logique de complémentarité, une logique systémique, qui commande au monde. C’est la leçon du deuxième volet de la trilogie helliconienne qu’en éliminant le phagor, l’homme s’éliminerait lui-même.

L’auteur modèle dans le domaine écologique est bien entendu Frank Herbert, qui a appliqué tout au long de sa série ses théories écologiques, dont il présente les bases dans le premier appendice de Dune. Ce qui vient immédiatement à l’esprit du lecteur est le cycle du ver des sables, lié à l’absence d’eau et à la masse d’épice :

 

Figure 8. — Cycle du ver des sables arrakien.

Schéma inspiré de celui de The Dune Encyclopedia, Berkley, 1984, p.455, intitulé : “ Life Circle of G. Arraknis ”.

Au cours d’une période de plus de mille ans, le ver passe par les stades de plancton des sables (œufs), de truite des sables ou petit faiseur mi-animal mi-végétal, de ver des sables, puis du prédateur Shai-hulud qui est sa forme géante, représentée tout en haut. On notera que le mot “ver” est tiré d’une ressemblance morphologique grossière de l’un des états de l’animal, et semble une simple commodité de langage.

 

Le ver intervient, à chaque stade de son existence, dans l’évolution de la biosphère arrakienne. C’est lui qui produit l’oxygène de l’air, remplaçant la photosynthèse des plantes. Il est en outre relié à la lithosphère, d’où il tire son énergie, sans doute par frottement.

Une telle complexité se retrouve dans le cycle du ver de Wutra d’Helliconia (assatasi volants —> larves —> vers de Wutra bicéphales —> serpents ailés) ou dans le parasite cruciforme d’Hypérion, qui devient le motif central d’un culte à l’échelle de l’empire dans Endymion.

La deuxième partie a montré que le noôzôme forme un sous-système par l’abondance d’interactions avec les autres constituants du récit. Il se remarque également par les dérivés à base de noô, de la “ noômisa­tion ” aux “ noôthèques ”… une quarantaine au total, qui forment une véritable noôécologie[305].

L’autre ensemble structurant est celui des pnéomycoses. Le diagramme ci-dessous montre l’organisation des créations onomastiques liées aux mycoses respiratoires, au sein des quatre lieux-clés de Noô.

 

 

Figure 9. — Néologismes liés aux pnéomycoses.

Sur les 34 néologismes, 11 contiennent la racine grecque “myc-”, dont 7 le composé “mycose” ; 5 contiennent la racine “chlor-”.

Les liens fléchés (—>) signifient : “qui entre dans la composition de”.

On a délaissé la définition fonctionnelle du néologisme (création de signifié par altération de signifiants) ou mot-fiction, pour se focaliser sur sa définition structurelle, c.a.d. ses rapports avec d’autres néologismes au sein d’un groupe. La liste, avec les occurrences dans Noô, figure dans l’annexe II, p.xxiv.

 

Les pnéomycoses envahissent tous les lieux du roman : Soror, Candida et même le vide spatial, Aequalis ne constituant qu’un lieu virtuel ; mais aussi les lieux non imaginaires de Noô, avec le “ sabañon ” (Noô, I-37).

Nous sommes encore loin des mycoses proprement dites. Mais il semble assez clair qu’en parlant du réel — car le sabañon existe bel et bien en Amazonie — Brice nous prépare déjà, et de très loin — aux arlequinades et aux métamorphoses qui nous étonneront jusqu’à la fin du roman. [[306]]

Wul multiplie les signes complémentaires, crée une économie paradigmatique qui tend à concurrencer la réalité. Mais le thème va jusqu’à infléchir le déroulement du récit : la mycose arlequine sert de camouflage à Brice et son mentor, Jouve Deméril, pour s’échapper de Grand’Croix (Noô, I-199). À l’arrivée sur Candida (Noô, II-95), c’est par une mani­pulation du mycosage que l’on attente à la vie du héros.

 

Une partie entière et de nombreux chapitres sont consacrés à la noômologie. Ses imbrications avec le récit sont encore plus importantes que les pnéomycoses (voir le superbe épisode de la “ vacherie ” pendant la traversée du Subral, fin du premier tome), car le noôzôme est une des clés de l’univers d’Hélios où plane l’ombre des Fâvds. Et c’est Brice qui, en fin de compte, découvrira l’ultime mystère que recèle ce monde étonnant : à quoi sert le noôzôme.

Noôzôme et pnéomycoses : éléments structurants autant que signes d’altérité, ces deux pôles d’intérêt, telles des galaxies en mouvement, courbent la trame du récit et incurvent la trajectoire des personnages et, par eux, attirent l’attention du lecteur sur le décor devenu environnement.

 

 

               3) L’hybridation :

 

L’hybridation est un thème et un procédé présents dans la science-fiction dès ses origines : il n’est qu’à citer Le Docteur Lerne [307] de Maurice Renard. Il consiste à croiser deux variétés, deux races, deux espèces. L’hybridation imaginaire se plaît à accoler des espèces incompatibles, en faisant parfois intervenir trois ou quatre espèces différentes, aboutissant ainsi à la création de chimères, assemblages monstrueux. Les collages van vogtiens résument la tendance générale qui est la pauvreté inventive, et une volonté créative qui ne dépasse pas, bien souvent, celle d’étonner le lecteur. Dans l’article : “ Éléments pour un bestiaire de la science-fiction ”[308], Pierre Ferran, à partir d’un échantillon de quatre cents animaux extraterrestres tirés de romans de SF, a évalué à un tiers les hybrides et les “non-apparentés” (à part égale). Le noôzôme pourrait tenir dans cette dernière catégorie.

En fait, ces hybrides et ces monstres sont les produits d’une tératogenèse inventive. Comme si, dans ce domaine-là tout au moins, l’homme en était réduit à une combinatoire stérile. Potentiellement illimitée, cette zoologie de l’imaginaire se révèle finalement plus pauvre que la zoologie de la réalité, dans la mesure où elle s’appuie, le plus souvent, sur des procédés artificiels et se trouve en quelque sorte prédéterminée.

Les Phagors d’Helliconia et les Kihas de Noô résultent en effet d’une combinatoire limitée : limitée par la symbolique (Phagor), ou par le référent culturel (Kiha). Herbert n’utilise ce thème que de façon épisodique, avec les Futars, mi-hommes mi-fauves (Dune, V-419). Mais un personnage essentiel de Dune est un hybride symbiotique, mi-homme mi-ver : Leto Atréides. Comme le ver géant il craint l’eau, possède une longévité extraordinaire, et son caractère, parfois, semble contaminé par la bête (les “ signes du Ver ”).

Dans la Cie, les Garous retrouvent la fonction première de l’hybride qui est de susciter la répulsion. Ils sont horribles à ceux qui les côtoient et ne restent pas longtemps sur le devant de la scène. Aucune cohabitation n’est possible car ils n’obéissent pas aux lois naturelles. Produits d’un ordinateur devenu fou (Cie, XXXV-29), ils parodient la vie au lieu de s’insérer dans les écosystèmes existants. Dans le satellite S.A.S., leur monstruosité est encore plus flagrante et ils sont qualifiés de “ loupés ” (Cie, XXXVIII). À l’opposé, les Roux, de même origine, sont beaucoup plus construits et, comme les phagors, renvoient à des répondants contemporains. Les frontières entre les Roux et les humains s’abolissent peu à peu au cours du récit, par l’introduction de métis, jusqu’à la transfiguration de Lien Rag — ou du moins de son clone — en Roux.

L’hybridation répond à des motivations poétiques et symboliques, mais s’inscrit dans l’optique systémique comme perception de la réalité pour dire : il n’y a pas de classe complètement étanche, il y a des porosités entre les races, les espèces, les classes et les familles zoologiques ; entre l’animal et le végétal, entre le vivant et l’inanimé… même si cela va à l’encontre des fondements de notre culture : encore aujourd’hui, il est difficile de concevoir le virus comme un organisme à mi-chemin du vivant et du non vivant, et il n’est qu’à se souvenir des difficultés qu’a eu la communauté scientifique pour admettre l’existence de l’ornithorynque, parce que ce dernier ne rentrait dans aucune famille zoologique connue.

 

 

               4) Place de l’homme dans la biosphère :

 

Toute création écologique s’accompagne d’une réflexion sur la nature. La place de l’homme dans la nature diffère selon les livres-univers. Dans Dune, la compréhen­sion de l’écosphère (définition supra, fig. 3) est intégrée depuis des millénaires dans la culture fremen ; le kris, couteau vivant issu d’une dent de ver des sables, symbolise l’alliance entre l’homme et la nature — et dans l’Impérium qui a banni les machines intelligentes. De cette manière la nature est dominée, mais l’homme reste toujours central dans la configuration des rapports.

Dans Noô, l’être humain et le kiha sont implantés partout. La notion d’écosphère est présente, mais là encore, la nature est maîtrisée (voir supra, les D.V. ou Demeures Végétales), même si l’état d’occupation des planètes peut être comparé à celui de la Terre du premier tiers du XXe siècle, correspondant à l’enfance de l’auteur. Contrairement à notre réalité, cette maîtrise intègre l’homme et le transforme de l’intérieur. De ce point de vue, Noô peut se faire l’écho de la nostalgie d’une ère pré-consumériste : la nature est une manne inépuisable, que l’homme ne gaspille pas. Soror présente un tableau original, qui mêle un futurisme ostentatoire et des éléments surannés. Paradoxalement, les modifications artificielles que l’homme exerce sur lui-même le rapprochent du cycle naturel puisque, par sa relation symbiotique avec les pnéomycoses, il devient capable de rétroaction vis-à-vis de son environnement. Il devient le sujet d’une évolution contrôlée, qui rend obsolète le problème du divorce entre l’homme et la nature de la démarche d’Aldiss.

Helliconia et Hypérion s’opposent sur ce point. La technologie humaine (technosphère) sur Helliconia reste très rudimentaire. La civilisation helliconienne, dans le dernier volet de la trilogie d’Aldiss, ne dépasse pas le niveau médiéval. Aussi, l’homme demeure soumis aux éléments et ne dispose que d’un pouvoir réduit face à la nature. L’Hiver d’Helliconia relate l’histoire de l’humanité sur la Terre, ou plutôt l’avènement de l’utopie, par son accession à l’intégration de la nature dans ses processus de pensée, qui passe par le refus de la notion de propriété des êtres et des choses, la disparition de la technosphère (utopie régressive) et l’acceptation de l’altérité.

Biologiquement parlant, nous serons toujours ce que nous sommes, mais nous pouvons améliorer nos infrastructures sociales, avec un peu de chance. Je veux parler du travail qui sous-tend nos exstitutions — cette intégration d’un type nouveau et révolutionnaire des théorèmes majeurs de la science physique à l’intérieur des sciences de l’homme, de la société et de l’existence. Bien sûr, en tant qu’êtres biologiques notre fonction première est d’occuper la place qui nous revient au cœur de la biosphère, et nous remplissons parfaitement ce rôle tant que nous restons inchangés ; notre rôle ne pourrait varier qu’au cas où la biosphère évoluerait de quelque façon (…). L’humanité doit opérer dans les limites de sa fonction. Pour les agressifs, ceci a toujours constitué un point de vue pessimiste ; et pourtant il n’y a rien de visionnaire là-dedans, rien que du sens commun. Mais le sens commun disparaît si l’on a toute sa vie été endoctriné et entraîné à croire, tout d’abord que les hommes sont au centre de toute chose, les Seigneurs de la Création, et deuxièmement que nous pouvons nous rendre meilleurs aux dépens de quelque chose d’autre. [Helliconia, III-476]

La biosphère, chez Aldiss, est davantage un concept métaphysique que scientifique, et doit beaucoup à la théorie de James Lovelock (voir supra, p.136).

Au contraire, l’Hégémonie de Dan Simmons se situe dans un âge d’or de la science positiviste, où l’homme dispose de moyens d’action considérables sur la nature, en premier lieu celui de se déplacer en n’importe quel endroit : il est un “ Seigneur de la Création ” selon Aldiss, et se place d’emblée hors de l’écosphère, finalisant cette dernière à son profit, à l’image de l’homme de la Révolution industrielle. La technosphère est toute-puissante, ainsi les rapports de l’homme avec un élément naturel ne peuvent-ils relever que du parasitisme. Le divorce entre le genre humain et la nature paraît total. Mais la fin du roman, par la destruction du Retz, marque un passage à des rapports différents, concrétisés par la cohabitation des humains et des Extros.

La Compagnie des glaces présente les deux extrêmes. D’un côté la civilisation ferroviaire qui gère la faune (élans, phoques, baleines…) comme le font les flottilles de pêche aujourd’hui : en veillant simplement à ce que l’espèce ne s’éteigne pas. L’homme reste un consommateur, mais, comme dans Dune, le climat extrême l’oblige à prendre conscience de la nécessité de comprendre les cycles vitaux afin de maintenir les équilibres. La collaboration avec la nature est forcée et s’apparente à une lutte. L’activité sociale a intégré l’analyse énergétique et il est caractéristique que l’unité monétaire de la Compagnie de la Banquise soit la calorie. À l’instar, encore, de Dune, le climat affecte l’homme jusque dans sa morphologie puisque tous les dix ans, à cause des restrictions caloriques (nourriture et chauffage), la taille humaine se réduit d’un centimètre. Contrairement aux Fremen, l’homme ferroviaire s’est volontairement coupé du monde extérieur, et la tendance au nanisme s’explique également par les influences du technocosme (Cie, XXXIV-63).

Par opposition, les “ Hommes-Jonas ” offrent le spectacle d’un mode de vie fondé sur des rapports symbiotiques, et réconcilient ainsi homme et nature. Ils vivent par familles à l’intérieur de bulles en inclusion dans des baleines, se nourrissant de substances puisées directement dans leur sang. La symbiose paraît d’autant plus étrange qu’elle n’est pas que physiologique : elle est consciemment acceptée par les deux parties.

 

      B — de l’écologie à l’économie, la politique, la religion

 

Dans la terminologie du système-monde, le titre ci-dessus pourrait être : de l’écosphère à la sphère des productions humaines, technosphère et noosphère. Dans les deux premières sections de cette partie, l’approche analytique a prévalu : les thèmes classiques de la science-fiction, le décor et le bestiaire ont été étudiés isolément. Mais très vite, la nécessité de créer des liens avec d’autres éléments s’est fait jour, spécifiquement dans le cas du livre-univers où la cohérence a une importance essentielle : on ne peut parler du noôzôme, du désert ou des extraterrestres, sans faire des incursions dans toutes les sphères du système-monde.

Jusqu’à présent, seule la biosphère a été explorée en détail (avec une exception pour l’étude des personnages, à la fin de la deuxième partie). Il s’agit, dans cette section, de “remonter” dans le système-monde pour aborder la technosphère, et surtout la noosphère. De passer de la complexité concrète de la biosphère à la complexité abstraite des relations humaines.

Un bestiaire imaginaire n’a d’intérêt dans l’approche systémique que s’il se rattache à d’autres éléments, thématiques entre autres : le nom sacré de Paul Atréides, Muad’Dib, est celui d’une gerboise du désert associée à la mythologie fremen (la silhouette de la souris-kangourou étant visible sur la deuxième lune d’Arrakis). La région des Brassimips, sur Helliconia, tire son nom d’une plante (I-209), de même la mer des Hautes Herbes sur Hypérion sans doute inspirée de L’Odyssée Verth [309] de Farmer. Toujours dans Helliconia, le ver de Wutra donne son nom à la Voie Lactée.

Les exemples de rapports entre la biosphère et les autres sphères abondent. On peut y discerner un message des créateurs de livres-univers sur les relations entre la nature et l’homme, relations conflictuelles, camouflées par un élément inédit dans l’histoire de la biosphère : la société humaine. L’activité intellectuelle introduit une nouveau degré de complexité, dans la continuité de ce que représente la sphère biologique par rapport à la couche géologique.

Peut-être touche-t-on là à l’essence même de la jouissance du livre-univers : l’organisation littéraire d’un chaos d’éléments imaginaires et d’un chaos de concepts. Dans cette élaboration, des groupes peuvent être identifiés : économique, politique, religieuse — la technosphère et la noosphère du système-monde.

 

 

               1) L’économie et les régimes politiques :

 

Celui qui détient les moyens de production détient les clés du pouvoir. Ce lieu commun n’est bien entendu pas absent du livre-univers. Mais le marxisme, en privilégiant le facteur humain, néglige l’échelon de base : la nature, système clos qu’il faut préserver. Cet éco-marxisme qu’il reste encore à inventer, des créateurs de livre-univers l’ont mis en pratique : un ensemble indissociable entre la gestion des processus écologiques liés aux moyens de production, et le pouvoir. Avec une variante non négligeable chez Arnaud, où ceux qui contrôlent les flux (de marchandises, de population) contrôlent un monde où rien n’est fixe.

 

a. l’organisation légale :

1°) Dans Dune, la forme de la société de castes permet un contrôle plus direct de ces forces. La production est contrôlée par les Maisons, les flux de marchandises par la Guilde spatiale et la CHOM. La féodalité a été considérée comme un système social super-stable, où l’Histoire n’a pas de raison d’être. De par la solidité de ses structures, la néo-féodalité apparaît a priori la plus à même de lutter contre la dispersion de forces qu’occasionnerait une expansion non contrôlée de l’homme dans l’espace. L’économie joue un rôle plus caché, mais tout aussi essentiel car l’existence de l’empire repose sur celle de l’épice. Celui qui contrôle sa rareté contrôle le système. Le premier acte de Paul Atréides dans sa reconquête du pouvoir est donc de détruire les réserves d’épice sur Arrakis. “ Mon Gouvernement, c’est l’économie ”, dit encore Paul dans Dune (II-181), à prendre au sens large que donne l’analyse énergétique. Le système politique officiel de l’Impérium avant l’avènement de la lignée Atréides s’organise autour de quatre composantes qui s’équilibrent :

 

 

Figure 10. — Composantes politiques de l’Empire de Dune.

La CHOM, Combinat des Honnêtes Ober Marchands, Compagnie universelle, associant les trois autres forces.

La Maison impériale, les Corrino, a détenu le pouvoir pendant des siècles grâce à leurs troupes Sardaukar, avant d’être détrônée par Paul Atréides.

Le Landsraad regroupe les Maisons, chaque Maison désignant le Clan régnant sur une planète ou un ensemble de planètes. Les Atréides et les Harkonnen sont des Maisons majeures.

La Guilde spatiale détient le monopole de la Banque et du voyage spatial par l’intermédiaire de ses Navigateurs, tributaires de l’épice.

— Il faut ajouter en pointillé le Bene Gesserit, force politique d’un degré supérieur, diffuse et de très long terme, qui vise à contrôler le destin de l’espèce humaine. Les Maisons, en particulier celle des Atréides, lui servent d’outil.

 

Dune est une œuvre éminemment politique. Le pouvoir est néo-féodal, donc pyramidal avec des castes étanches. La tension entre ces forces structure l’ensemble du récit, en particulier les divergences d’intérêt entre les Maisons et le Bene Gesserit. L’équilibre paraît solide, chaque force ayant des intérêts financiers dans les autres et ne pouvant se passer d’elles : la Guilde refuse de gouverner mais se tient derrière le trône, le Bene Gesserit donne des génitrices aux Maisons pour son plan eugéniste… Mais ce pouvoir est dominé par une bureaucratie aristocratique, la bureaucratie étant un signe de décadence pour Herbert. Le Baron Harkonnen, ennemi héréditaire des Atréides, est le type même de la pathologie du pouvoir. C’est par lui que l’équilibre sera détruit. Il en est le danger le plus patent en même temps que la victime.

Le message, pour le lecteur, est bien d’ordre systémique. Les sociétés de Dune et des autres œuvres d’Herbert sont des sociétés d’équilibre fondées sur la rétention ; elles montrent par le contre-exemple la dysarythmie des sociétés industrialisées tournées vers une expansion perpétuelle, dans lesquelles nous vivons. L’utopie herbertienne serait à imaginer comme une société dont l’équilibre ne serait plus régulé par les limites naturelles contraignantes ; dont le pouvoir existerait, mais dilué.

En concentrant tous les pouvoirs en sa personne et en l’annexant à son culte, Paul Atréides changera la féodalité en une dictature religieuse perpétuée par son fils, Leto II. Néanmoins, la société reste, au fur et à mesure de l’évolution de la saga, essentiellement structurée en castes, même si de nouvelles forces cherchent à s’imposer tandis que d’autres s’évanouissent ; l’une des dernières est le Bene Tleilax, dont le sort est réglé dans Les Hérétiques de Dune. Très vite, les deux seules forces importantes qui se dégagent du schéma initial pour devenir les référents universels, sont :

— l’Empereur, de la dynastie Atréides ;

— le Bene Gesserit.

Le Bene Gesserit a gagné parce que sa structure, déterminée par ses relations avec l’environnement, s’est maintenue plus longtemps que les autres. Elle a gagné contre les Honorées Matriarches en se montrant non pas plus forte (elle n’avait aucune chance de ce côté-là), mais plus souple : face à l’organisme massif des Matriarches, le Bene Gesserit s’est comporté en virus. La sélection naturelle opère au niveau politique.

2°) Il en va de même dans Noô, où le mérilisme, entré en grâce après des décennies d’opprobre, s’impose “naturellement”. En revanche, Noô reflète un pluralisme de régimes qui s’équilibrent : démocratie en Uxael, républiques bananières, féodalité sur Candida, royauté, selon les régions traversées par le héros. L’économie détermine les régimes et les événements politiques — ainsi dans Noô II-161, le héros découvre la malversation qui doit l’amener, lui, sur le trône impérial. La démocratie, régime tolérant, reflète l’aspect pluri-ethnique de Grand’Croix. Malgré l’abondance des discours politiques, la politique est constamment mise en perspective par un autre monde : celui de la nature, dans lequel se replonge périodiquement le narrateur. Si Brice et Jouve Deméril rêvent de révolution, c’est pour l’“ orgie de sensations ” (Noô, II-25), le spectacle total qu’elle leur procurera.

3°) Helliconia : la pratique économique de l’esclavage, cohabitant avec un pouvoir royal et clanique au niveau local, et la théocratie, déterminent les rapports sociaux. Comme chez Herbert, en conformité avec une lecture shakespearienne du pouvoir, les affaires de famille se confondent avec les affaires publiques.

4°) Dans Hypérion, la société reste d’essence libérale. Le principe d’autorité n’est pas remis en cause dans ses fondements, même si son exercice peut être contesté. La tradition américaine perdure.

5°) La Cie présente un monde privé, dominé par des multinationales cyniques, entreprises pourvues de territoires et d’armées. Les forces sont les conseils d’Administration des cinq Compagnies ferroviaires, mais aussi les organisations ferroviaires (la Sécurité, les Aiguilleurs, la Traction) et politiques (C.A.N.Y.S.T., le Consortium des Bonzes, le Conseil Oligarchique, l’Omnium du Pacifique, la Fraternité des Rénovateurs). Il faut également compter les Roux.

La veine politique reste forte chez l’auteur. Mais l’économie se confond avec la politique, et la société est un mélange de capitalisme sauvage et de régime répressif proche de la dictature. La guerre artificiellement entretenue permet aux Compagnies de conserver une pression constante sur les populations. Mais ce capitalisme est obligé de tenir compte des contraintes naturelles extrêmement fortes. La pensée de l’auteur doit être appréhendée de façon systémique. Le lecteur est amené à constater que les grandes dictatures, alourdies par leur propre poids, sont incapables de contrôler les transformations qui s’opèrent. Leur déclin apparaît inexorable dès le vingtième tome de la série.

 

b. les organisations secrètes :

Les conflits politiques sont pour les livres-univers une illustration commode de la complexité ; les intrigues s’embrouillent à loisir — tous nos livres-univers pourraient là servir d’exemple. Il ne s’agit pas seulement d’une recette de littérature populaire pour “allonger la sauce”, mais d’une strate nécessaire. Dans le domaine politique, comme dans celui de la biosphère, le monde doit être éprouvé, les structures mises à l’épreuve. Dans Helliconia, dans la Cie, le changement climatique les emporte. Dans Noô elles se trouveront radicalement transformées — pour le meilleur ou pour le pire, on ne saura.

Parallèlement au pouvoir officiel, existent des organisations secrètes qui comprennent le système et éventuellement agissent sur lui, de façon indirecte. Le modèle est Fondation, les psychohistoriens des deux Fondations, qui font fonction d’organes de régulation de l’Empire, s’entrerégulant elles-mêmes.

1°) Dune : l’ordre du Bene Gesserit, “ dont les consonances latines renforcent le caractère de culte à mystères ”[310]. Leurs manipulations se limitent aux familles régnantes ;

2°) Noô : les sociologues mérilistes, qui agissent dans l’ombre malgré la reconnaissance officielle de Jouve Deméril ;

3°) Hypérion : les Templiers adorateurs du gritche, les IA du TechnoCentre qui manipulent l’humanité ;

4°) Helliconia : les prêtres, Gardiens et Preneurs, qui savent “ lire les murs ” de Pannoval, la cité souterraine ;

5°) La Cie : la caste des Aiguilleurs et la cléricature, laquelle est capable de passer outre les interdits de la société ferroviaire qu’ils contribuent à maintenir. Ici, ceux qui savent veulent asservir. Plus tard dans le cycle, on apprendra que les Aiguilleurs maintiennent le climat de façon artificielle.

Ces organes de manipulation et/ou de répression sont de deux ordres : religieux et technicien. Mais cette faculté de comprendre n’est pas exclusive et musiciens et poètes en sont pourvus : Brice dans Noô, Yuli dans Helliconia…

 

 

               2) L’histoire et la religion :

 

La science-fiction entretient avec l’histoire des relations privilégiées, en tant qu’elle place son lecteur, même le temps d’une courte nouvelle, dans un futur advenu, avec notre présent comme horizon. Cela est d’autant plus vrai du livre-univers, où le monde est séparé du nôtre par l’épaisseur d’une histoire fictive qui peut à l’occasion être développée. C’est ainsi que Brice, dans la “kélide” (avion) qui l’amène à Grand’Croix, subit une “fresque” (film virtuel) où défilent, comme au cours primaire, archevêques et princes (Noô, I-112). Dans Dune, de multiples exergues confèrent un cachet historique d’authenticité à l’œuvre. Dune s’affirme ainsi comme un livre d’histoire, un roman historique du futur.

Les livres-univers présentent des moments de crise, des périodes charnières dans l’histoire du monde de fiction : les vieilles institutions incapables de faire face à la révolte dans Noô et Dune, le pouvoir qui pressent sa propre fin dans la Cie et Hypérion… Des moments où l’Histoire s’écrit en gros caractères.

L’Histoire, voilà précisément ce que les habitants de la station d’Avernus sont venus étudier sur Helliconia. Les protagonistes sont, eux-mêmes, des personnages qui figureront dans les manuels d’Histoire — quand ils n’y figurent pas de leur vivant, tels Jouve Deméril ou Paul Atréides[311]. Ces héros font l’Histoire, car quelle manière plus démonstrative, pour l’auteur, d’influer sur le système-monde à l’échelle humaine ? Il existe un degré plus élevé dans le système-monde, qui procède du même but : la religion, présente en tant que motif privilégié dans les livres-univers.

 

a. la religion dans la science-fiction :

La religion est un thème majeur de la science-fiction. Celle-ci a exploré les grandes religions, comme les autres mythes classiques et les théories métaphysiques ; le thème est concomitant de celui de l’immortalité, du messianisme, des pouvoirs surnaturels… qui ont suscité une abondante production. Comme la science et la théologie, la science-fiction propose (sur un mode purement fictionnel) une vision du monde, fondée sur un ensemble de concepts qui appellent un jeu de spéculations et d’interprétations. Il est donc naturel que religion et SF aient des points de convergence, plus que dans toute autre littérature.

Dans le space opera primitif, le héros ne se pose pas de questions : Dieu est de son côté. Ces auteurs “ ne se sont jamais privé de cette source de pittoresque que sont les cultes idolâtres lointains et futurs ”[312]. Il faut reconnaître à Stefan Wul de n’être jamais tombé dans ce travers, à l’inverse de Leigh Brackett par exemple, qui décrit, dans La Prêtresse pourpre de la lune folle (Purple Princess of the Mad Moon, 1964), des rites orgiaques avec sacrifices humains.

Mais les progrès de la science, en jeu dans la science-fiction, ont toujours posé des questions d’ordre religieux. La comparaison prométhéenne du savant à Dieu a donné lieu, souvent sous la forme d’avertisse­ment, à une postérité littéraire nombreuse, sinon envahissante. Frankenstein [313] de Mary Shelley est, entre autres, une parabole biblique, l’histoire d’une Genèse ratée. La science aboutie peut, on l’a vu chez Vance, devenir sorcellerie ; beaucoup de cultes hérétiques, le culte de l’atome inventé par Van Vogt en est un exemple, se fondent sur la science. Dès les débuts du genre littéraire, la religion est en conflit avec la science-fiction. Il ne faudra pas moins de dix ans après sa rédaction pour que puisse paraître “ Ta croix dans le désert des cieux ”[314] de Harry Harrison, qui fustige le prosélytisme méprisant des valeurs et des modes de pensée indigènes. La nouvelle, refusée aux États-Unis après bien des déboires, sera finalement éditée en Angleterre.

Je rougis de reconnaître, en notre époque de cunnilinctus intergalactique et de bestialité exobiologique, écrit Harrison, que ma contribution à la démolition des tabous se réduisait à prendre pour héros un athée ! [[315]]

Philip José Farmer, lui aussi, a dû une bonne partie de ses difficultés de jeune auteur à ses positions sur les tabous associés à la religion. Pourtant, dans une nouvelle de Lester Del Rey : “ Car je suis un peuple jaloux ”[316], l’humanité affronte le Jugement Dernier, mais c’est un autre peuple que Dieu a élu…

La polémique n’a jamais cessé d’être vive car la science-fiction offre un champ exploratoire idéal de la religion. Elle permet, par exemple, de revenir physiquement aux sources de la religion grâce à une machine temporelle, et d’assister à la naissance de l’univers, de l’homme, de Jésus Christ ou de sa crucifixion… voire de déterminer ces événements : Voici l’homme (Behold the Man, 1966-69) de Michael Moorcock a suscité de violentes réactions pour son caractère blasphématoire, dont voici l’histoire. Un homme obsédé par la croix revient, grâce à une machine à voyager dans le temps, à l’époque de la crucifixion. Il entreprend le voyage de Nazareth, mais trouve en Jésus un idiot congénital. C’est donc lui qui devra incarner le destin du messie.

Citons encore “ The Gospel According to Gamaliel Crucis ”, de Michael Bishop, qui a provoqué des réactions outragées[317]. Ce qui n’a pas empêché certains auteurs d’aller fort loin, en faisant participer, par exemple, le héros à la renaissance d’une divinité locale, dans La Nuit de la lumière (Night of Light, 1957-66) de Farmer. Asimov dote ses robots de foi, dans “ Raison ”[318].

Beaucoup d’auteurs, à commencer par Frank Herbert, ont inventé des cultes extraterrestres, ou en usage dans un futur qui a plus ou moins oublié les religions contemporaines. Herbert a beaucoup écrit sur la religion, avec Et l’homme créa un dieu (The God Makers, 1972). Les deux premiers romans du “Programme Conscience”, Destination vide [319] et L’Incident Jésus (The Jesus Incident, 1979), décrivent l’accession d’un ordinateur au stade de divinité. Dans En terre étrangère (Stranger in a Strange Land, 1961) de Robert Heinlein, un enfant élevé par des Martiens et doté de pouvoirs psychiques fonde, de retour sur Terre, le “culte de Grok”, qui prône l’amour libre. Autre secte inventée : le bokononisme dans Le Berceau du chat (Cat’s Craddle, 1963) de Kurt Vonnegut.

Le christianisme a inspiré, chez Farmer ainsi qu’à peu près tous ceux de l’Âge d’Or, de multiples variations théologiques. Parmi les plus célèbres : “ L’Étoile ”[320] d’A.C. Clarke, où un jésuite apprend que l’étoile de Bethléem était une supernova qui détruisit une civilisation extraterrestre —, avec une prédilection néanmoins pour les thèmes de la Crucifixion et de l’évangélisation des sauvages. Dans “ Ta croix dans le désert des cieux ”[321], les Écritures sont prises au pied de la lettre par une tribu d’indigènes extraterrestres innocents, qui crucifient le missionnaire qui les leur a enseignées. Un cas de conscience (A Case of Conscience, 1953-58) de James Blish met en scène une espèce de sauriens vivant dans un état édénique : illusion ou réalité ? La planète païenne sera heureusement détruite. Il faut ajouter le récit de Sol Weintraub dans Hypérion, qui réactualise le sacrifice du fils d’Abraham relaté dans l’Ancien Testament. Un autre thème récurrent est la crainte d’un retour à la théocratie, qui forme la toile de fond d’Endymion. C’est en effet surtout le cléricalisme qui est visé dans la majorité des œuvres de SF.

Avec Walter M. Miller et surtout C.S. Lewis, la science-fiction ne manque pas non plus de défenseurs de la religion chrétienne. Certains auteurs, enfin, ont été fascinés par le mysticisme de la foi. Frank Herbert à sa façon matérialiste (il ne se sentait pas assez chrétien pour être anticlérical), Philip K. Dick qui n’a pas toujours su garder les distances de la simple spéculation intellectuelle avec ce thème, Orson Scott Card enfin, qui place les problèmes religieux sur le terrain des valeurs morales.

 

b. la religion dans le livre-univers :

De part l’envergure cosmique du livre-univers, il est naturel que la religion intervienne, d’une manière ou d’une autre. Le livre-univers développant des mondes étranges et mystérieux, la quête de l’origine met inévitablement en scène la religion. C’est le cas dans les sagas de Farmer, mais aussi dans la Cie, dans laquelle les Néo-Catholiques détiennent les archives permettant de restaurer la vérité historique. L’ancêtre en cette matière est Olaf Stapledon, savant anglais déterministe et communiste, dont Créateur d’étoiles [322] montre un sens religieux de la transcen­dance par laquelle les êtres pensants de l’univers dépassent leur condition d’origine et se créent leurs propres valeurs, organisatrices dans le chaos du cosmos.

Le livre-univers construit des civilisations entières. En tant qu’institution, la religion constitue une des structures sociales qui doivent être représentées. On constate que, à l’instar des créations biologiques, les auteurs puisent dans la réalité. Les religions classiques se trouvent fréquemment mêlées à de nouveaux cultes, ou transformées de façon significatives. Plus rares, de nouveaux cultes peuvent aussi émerger.

 

La création de religions totalement neuves est a priori plus facile que les régimes politiques. Pourtant les livres-univers, le plus souvent, se contentent de transposer les religions classiques à leur nouvel environnement :

 

Noô

1. Christianisme “ polymorphe et défiguré” (I-168), exemple les Prudes (II-88)

2. Sabaothiens, transposition de l’Islam

3. Purs d’Aequalis, transposition du Bouddhisme

4. Chamanisme kiha, évoqué dans les notes mais non développé

5. Cultes fâvdiens, évoqués dans Noô mais non développés

Dune

1. Enseignements Anciens, regroupant les religions

actuelles (Judaïsme, Christianisme, Islam), syncré­tiques (buddislam, navachristianisme) et inventées

2. Religion de la Bible Catholique Orange, (C.I.Œ.), ayant absorbé les commandements du Jihad Butlerien

3. Religion fremen du Kitab al-Ibar, d’inspiration musulmane, aboutissant au culte de Muad’Dib, puis au Sentier d’Or du Tyran Leto II, etc.

La Compagnie

   des glaces

1. Néo-catholicisme

2. Bouddhisme tibétain

Helliconia

1. Culte du Pauk

2. Culte de Wutra et autres religions naturelles inventées (l’Azoiaxique, etc.)

3. Religions non humaines (l’engourdure des Phagors, les Quatre-vingt ténèbres des Nondads, etc.)

Hypérion

1. Religions actuelles (Judaïsme, Islam, Christianisme)

et syncrétiques (gnosticisme zen)

2. Catholicisme régénéré (culte du cruciforme)

3. Église gritchtèque

 

On remarquera la forte propension à la création de nouvelles religions par un mélange d’anciennes, en un phénomène syncrétique qui se rapproche de celui des sectes. Au niveau de la création, cela évoque le mécanisme d’hybridation, que l’on a déjà constaté avec le matériau du vivant. Si le bouddhisme attire certains auteurs par l’impermanence de ses fondements — en accord avec une vision moderne du monde qui privilégie ce qui fluctue — et son aspect plus philosophique que proprement religieux, c’est de façon superficielle. G.-J. Arnaud, par exemple, qui présente le bouddhisme le plus charismatique, ne développe aucunement ce pan religieux dans la Cie. Comme la plupart des auteurs, il se concentre sur ce qu’il connaît le mieux.

Le christianisme dans Noô adopte des formes “créoles”. Ainsi la version imerine, dont les adeptes vénèrent des poissons sacrés (Noô, II-36). Dans Endymion, le catholicisme régénéré, en autorisant les résurrections de masses, est un lointain écho des réincarnations qui fondent le bouddhisme et l’hindouisme, mais en lui attribuant cette fois une valeur positive ; la réincarnation n’est plus une malédiction, mais la promesse d’immortalité tenue par l’Église (Adam ayant été créé immortel). Bien entendu, le lecteur n’est pas dupe et Dan Simmons s’inscrit dans la tradition, vivace en SF, de la “fausse Église” vouée à être détrônée par le “vrai” messie, la vraie croyance ou la véracité historique.

Seul Aldiss semble échapper à la règle, en délaissant les religions révélées pour leur préférer les religions naturelles, primitivistes. (Mais dans le respect de la nature peut également se discerner l’empreinte des religions orientales.) Dans Helliconia, le Pauk fait dialoguer les vivants et les morts par un voyage mental comparable à celui des Indiens, dans un espace intermédiaire, où les âmes vivent une vie à elles au centre du globe. Cette organisation du monde spirituel, qui inclut vivants et morts, est comparable au dialogue des phagors vivants et des phagors en “ engourdure ” ; elle fait communier toute l’écosphère.

La grande majorité des auteurs de livres-univers se déclarent athées, à commencer par Asimov lui-même[323]. G.-J. Arnaud montre les Néo-catholiques sous un jour peu favorable, ceux-ci se caractérisant par le fanatisme, l’appétit de pouvoir, l’hypocrisie, le racisme anti-Roux (ces derniers représentant l’innocence et la liberté sexuelle). Simmons et Aldiss sont des matérialistes athées qui voudraient croire[324]. Peut-être sont-ils à la recherche, via la “ biosphère ” et la “ métasphère ”, d’une “religion athée”, non constituée en dogme et qui rétablirait le dialogue rompu avec la nature. Avec le cruciforme, Dan Simmons a ramené l’objet spirituel de la croix à un objet parfaitement matériel, d’où le divin est absent et même trivial puisqu’il est constitué d’ADN.

Quant à Stefan Wul, il s’inscrit dans une tradition voltairienne d’agnosticisme tolérant, mais il a aussi le désir de ne pas choquer. Jouve s’avoue pyrrhoniste (Noô, II-57), c’est-à-dire sceptique. Le problème de l’existence de Dieu est éludé par une pirouette verbale. Wul se méfie des illuminés comme des idéologues, respectivement dénoncés pour leur intempérance dans Noô, II-79 & 88. Il se mettrait plutôt du côté du machiavélique Séliduan, quand il lui fait dire qu’il n’aurait “ pas donné une guigne d’un univers gouverné par Jouve Deméril ” (Noô, II-178). Quand ce dernier fait fabriquer sa Bible, il n’est pas dupe de l’aspect formel de son dogme (II-56). Et quand c’est le nom de Jouve qui est invoqué dans les nouveaux massacres, Brice se demande : “ Jouve avait-il voulu cela ?… ” (Noô, II-63)

Du point de vue religieux, Dune commence là où finit Noô. La religion est la deuxième ligne de force de Dune, avec l’écologie ; l’originalité essentielle de son auteur a été de faire de la première un motif de croisade pour la seconde. Frank Herbert s’oppose surtout à la mystique (mystiques religieuse, du héros, du messie, de la science), en ce qu’elle se pose en absolu alors qu’elle ne recouvre que des phénomènes locaux de l’univers (Dune, III-534). Il partage très probablement le credo des Sœurs du Bene Gesserit, qui se définissent comme agnostiques (Dune, VI-361). Dans un dialogue avec un rabbin, elle se découvrent un peu (VI-526 à 528) : “ Elles se considèrent comme un jury doté de pouvoirs absolus qu’aucune loi [humaine] ne peut contraindre ” ; elles appellent leur foi la “ tendance égalisatrice ”, qu’elles voient sous l’angle génétique et instinctuel et qui découle des lois biologiques. Il est à noter que les Révérendes, à leur mort, se font enterrer sous un arbre, affirmant leur volonté d’entrer dans le cycle de la vie. Faut-il en déduire que Frank Herbert est un sophiste qui croit que le savoir est sans force, parce qu’il l’identifie à l’opinion ? On serait tenté de le croire. Mais ce qui fonde l’univers d’Herbert, c’est la pluralité des croyances en concurrence, qui, localement dans l’espace et dans le temps, se révèlent valides. C’est là que réside le “relativisme absolu” d’Herbert.

Dans le livre-univers, si le problème de la foi n’est pas absent du traitement de la religion, cette dernière demeure néanmoins vue de l’extérieur, dans ses effets sur l’individu et la société — bref, sous son aspect d’élément du système-monde. La religion naît d’une volonté d’unification de la complexité. Parallèlement aux religions révélées et aux religions naturelles, les livres-univers développent parfois d’autres théories unifiantes, qui fournissent une alternative laïque. Ces théories peuvent être politiques (Herbert, Wul) ou morales (Aldiss, Simmons). On notera qu’elles n’apparaissent pas tout de suite, qu’elles ne se développent qu’après la mise en place effective du système-monde, et participent de leur singularité.

 

 

c. la religion au service du pouvoir :

La religion représente, chez les auteurs, la structure la plus puissante tant au sein de la société que chez l’individu. Son étude permet d’établir les rapports du mythe et de l’histoire.

Herbert et Wul en démontent les mécanismes, apparentés à ceux du pouvoir politique. La vision de Wul est ethnologique ; le discours de Jouve relève du commentaire social, qui est un style en soi. Herbert intègre plus volontiers la religion à tout le système-monde, de la biologie (le ver géant est aussi “Shaitan”, Satan) à l’économie (Arrakis, devenue lieu de pèlerinage). Ce qui l’intéresse, c’est l’organisation, les superstructures qui demeurent invariantes d’une religion à l’autre. La religion est un outil dont se servent des groupes en compétition contres d’autres groupes dans la lutte pour la survie. La chose militaire permet de détruire le concurrent ; le droit et la religion, de l’absorber, c’est-à-dire de détruire ses comportements de groupe. Foncièrement rationaliste, le Bene Gesserit ne se pose en religion que dans son fonctionnement, sa capacité pratique à créer de l’ordre, à modeler les événements. La religion est le foyer de toutes les formes de pouvoir, c’est pourquoi le Bene Gesserit est la Science de la Religion. Religion liée non à la valeur de son dogme, mais à la coïncidence avec la nature du monde tel qu’il peut être perçu. La politique est la perpétuation d’un mode de vie comme modèle universel, et non le pouvoir politique immédiat, sévèrement critiqué en tant que tel, dans Dune (VI-92) comme dans la majorité des autres livres-univers.

La tendance de la religion à dicter non seulement les comportements mais aussi les consciences individuelles en les enfermant dans un cadre, la place — en tant qu’institution mais également en tant que structure mentale — au premier plan des dangers pour le libre-arbitre. C’est, pour Herbert, le “crime” de toute mystique que de dominer la conscience au point que ceux qui l’habitent ne savent plus distinguer entre la mystique et leur univers. Une fraction importante de la science-fiction qui traite de religion illustre la phrase de Karl Marx : “ La religion est l’opium du peuple ”. Dans les temps préhistoriques du genre, E.R. Burroughs dénonce l’exploitation de la crédulité des masses, dans Les Dieux de Mars (The Gods of Mars, 1913). “ La croyance peut être manipulée. Seul le savoir est dangereux ” (Dune, II-25). Le savoir en question n’est pas religieux, mais intégrateur de toutes les “vérités”. Il s’agit moins d’un savoir que d’un traitement du savoir, qui se trouve au-dessus de celui-ci dans l’échelle des connaissances.

Et même la nouvelle religion mériliste présente un danger potentiel, dans Noô (II-193). Aussi les efforts pour s’en dégager apparaissent-ils souvent comme une libération. Yuli, plus tard Laintal Ay, et bien d’autres dans la trilogie helliconienne, proclament : “ Je n’appartiens qu’à moi-même ”. Ce n’est pas un hasard si la plupart sont athées, qui se revendiquent comme tels (Helliconia, II-43 & 45, etc.).

Le mécanisme inverse, l’évangélisation forcée, est étudié en particulier par Frank Herbert et Dan Simmons. Endymion rappelle l’évangélisation chrétienne faite au fil de l’épée en Europe, ainsi que les pressions sur les Indiens d’Amérique du Sud, l’islamisation forcée des Berbères en Afrique, ou les Papous tenus de choisir entre le christianisme ou l’islam. Mais c’est Dune qui a le plus insisté sur l’aspect guerrier de la religion, la notion de guerre sainte. Celle-ci n’apparaît pas comme un épisode accidentel, une excroissance morbide, mais manifeste l’essence même de la religion, qui est violence.

Le contrôle du langage est une autre tendance de tout pouvoir absolu, il fait partie de l’arsenal du conditionnement. Le langage n’est tel, nous apprend Jakobson, parce qu’il renvoie au monde. Par conséquent, qui contrôle le langage contrôle le monde. La science-fiction a révélé cette importance avant toute autre littérature. La Novlangue, réduite à quelques mots dans la dystopie 1984 [325] illustre par le contre-exemple, l’application de la cybernétique au langage en tant qu’appui à la parole, cet appui étant d’autant plus efficace que le langage, comme système formel, est complexe. Les langages spécialisés dans Les Langages de Pao [326], sont basés sur l’hypothèse psycholinguistique (Jack Vance parle de “ linguistique dynamique ”) que c’est le langage qui conditionne la perception, et non l’inverse, une langue pouvant ainsi devenir une arme :

“ Aucune langue n’est neutre (…). Si nous allons plus loin, nous remarquons que toute langue impose à l’esprit un certain point de vue sur le monde. De toutes les “ images du monde ” qui existent, laquelle est la vraie ? Et quelle langue l’exprimera ? D’abord nous n’avons nulle raison de croire que la véritable “ image du monde ”, à supposer qu’elle existe, puisse être un outil valable et avantageux. Ensuite, nul standard ne permet ne nous permet de la définir. La “ Vérité ” est contenue dans les préjugés de celui qui cherche à la déterminer. ” [[327]]

La raison qui oppose les phagors aux humains est peut-être davantage leur langue, l’éotemporel inintelligible à l’esprit humain, que leur aspect physique. Jouve Deméril, dans Noô, adopte cette vision jésuitique du langage, quand il utilise un bataillon de linguistes pour rédiger sa “Bible”. Dans la Cie, l’anglais est obligatoire, l’usage des autres langues étant réprimé ; dès lors, tout autre langage est subversif. Le livre-univers semble appliquer dans un cadre romanesque la phrase de Nietzsche, tirée du Crépuscule des idoles (Götzen­dämmerung, 1889) : “ Je crains bien que nous ne nous débarrassions jamais de Dieu, puisque nous croyons encore à la grammaire… ”[328]

Langage et religion conditionnent la conscience, forment deux filtres-miroirs de la réalité. Le Bene Gesserit, dans Dune, reste vigilant face à l’évolution des langues et à la création des jargons spécialisés, qui peuvent lui échapper. Leur attitude découle d’une analyse similaire à celle d’Henri Laborit qui, sur des bases biologiques, a tâché de démontrer que le comportement humain est dominé par les jugements de valeur et une sémantique[329]. Il s’ensuit l’existence de “langages de batailles”, langages spéciaux à l’étymologie restreinte, tel le Chakobsa, destinés aux communications en temps de guerre.

Dune, Hypérion, Noô, Helliconia (sur Terre) marquent l’avènement d’un culte unique : théocratique dans les deux premiers, d’essence respectivement politique et philosophique dans les deux derniers. C’est un des vieux thèmes de la science-fiction qu’un rêve dirigé devient réalité comme norme. “ La seule idée de mélanger la politique avec les croyances religieuses était quelque chose de barbare ”, dit Martin Silénus en parlant du temps de l’Hégémonie (Hypérion, III-70). Mais c’est surtout dans Dune que les rapports entre l’individu, la politique et la religion prennent toute leur ampleur.

Quand la loi et le devoir ne font qu’un sous la religion, nul n’est plus vraiment conscient. Alors, on est toujours un peu moins qu’un individu. [Dune, I**-249, exergue de chapitre n°43]

La théocratie de Dune est aussi un culte de la personnalité, qui se perpétue de lui-même (le culte de Muad’Dib se prolonge dans celui de Leto II, puis du Dieu Fractionné, de Guldur). Elle est l’occasion de faire une analyse, particulièrement fouillée dans le quatrième volume où le divin se marie le plus complètement avec le politique, du despotisme. Frank Herbert s’est inspiré des travaux de Karl Wittfogel, en particulier sa thèse (contestable) que le despotisme oriental est le reflet social des contraintes de l’économie hydraulique. Il place l’enjeu moral moins dans le moyen que dans le but de l’exercice du pouvoir, celui-ci apparaissant volontiers cruel dans les mains de Leto II, le Tyran. Les personnages, quels qu’ils soient, hommes ou femmes, sont avant tout des êtres de pouvoir. Étrangers à la vie sentimentale, ils assument leurs destins d’instruments de gouvernement. Les Honorées Matriarches (Dune, V et VI), les “ Catins ”, asservissent sexuellement non pour procréer, mais dans le seul but d’assujettir : elles sont condamnables parce qu’elles ont perverti le but du pouvoir, qui est le bien commun.

La religion apparaît non comme un but mais comme un appareil, c’est-à-dire un exercice :

1°) Noô : par Jouve Deméril, pour cimenter dans la durée les planètes autour d’une idéologie, car la religion fait communier, donc unifie, dans l’imagination et non dans la raison, ce qui autorise toutes les manipulations de masse.

2°) Dune : par le Bene Gesserit puis l’église de Muad’Dib, afin d’instaurer un nouveau système de domination. C’est pourquoi la Bible Catholique Orange issue de la Commission des Interprètes Œcuméniques, synthèse des anciennes religions terriennes, trop idéaliste, est traitée comme quantité négligeable. La religion fremen est issue de l’Islam, considérée comme “religion de combat”. Certes, le prénom de Paul Muad’Dib est un écho du Saint fondateur de la religion chrétienne, mais il est impossible de ne pas voir en lui un nouveau Mohammed (le prénom de sa sœur, Alia, est aussi celui d’un membre de la famille du Prophète Mohammed). Le choix d’Herbert tient aussi du fait que l’Islam est sans doute la plus messianique de toutes les religions, celle où la notion de prophète est la plus puissante. Le Bene Gesserit nie être une religion, mais son ordre est perçu comme tel en vertu de son organisation et de ses méthodes d’éducation.

3°) Cie : par l’église néo-catholique, pour maintenir les masses dans l’ignorance et assurer ainsi son pouvoir temporel.

4°) Hypérion : par les Templiers, pour comprendre et contrôler. Dans Endymion, Dan Simmons se prête à un exercice connu dans la science-fiction[330] : imaginer l’Église catholique régnant à nouveau sur le monde — même si cette Église-là n’a que peu de rapports avec celle de la Renaissance. G.-J. Arnaud s’y livre tout au long de la Cie, en établissant la succession des papes pendant l’ère glaciaire, et leurs efforts pour devenir légitimes.

Par l’institution ecclésiastique, politique et religion se combinent intimement. Le livre-univers démonte, par l’usage de la métaphore, les structures que sont religion et idéologie, simples outils dans les mains des protagonistes. Aldiss, pour qui “ la religion [est] le romanesque des ténèbres ” (Helliconia, I-55), oppose plusieurs religions. Dans l’une, Akha est mauvais et Wutra bon, dans l’autre c’est le contraire, ce qui constitue déjà un point de vue a-religieux. Dans le Pauk, les vivants entrent en contact avec les morts et la culture passée rencontre le présent, ajoutant une nouvelle couche de complexité à la vie d’Helliconia. On retrouve là l’idée de Frank Herbert d’un passé intimement lié au présent et au futur, dans un système-monde circulaire.

Dans Noô, les religions, assez proches de leurs équivalentes terriennes, semblent s’annuler. Comme chez Herbert, la religion représente un échelon supérieur de la politique : “ Quel rapport pouvait-il voir entre la politique et les névroses d’un Hébreu mort depuis trois millénaires ? ” se demande Brice (Noô, II-22).

Le projet de Jouve est de “ récrire la Bible ”, c’est-à-dire d’inventer de toutes pièces un système de références religieuses pour cimenter son dogme :

— Parce que le besoin de croire est plus impérieux que le besoin de comprendre. Parce que l’emprise d’une Foi sur le consensus crée des automatismes en chaîne que ne pourrait entretenir un système sans apriorisme émotionnel. [[331]]

La religion, interprétée comme la structure la plus élaborée de la noosphère parce qu’elle fait intervenir à la fois les raisonnements les plus subtils et les peurs les plus primaires, conditionne davantage l’individu que toute autre structure intellectuelle. Paul Atréides et Jouve Deméril l’ont bien compris, en la considérant comme l’outil suprême pour accéder au pouvoir, et faire non seulement triompher leur cause, mais aussi la faire durer. Paul s’y trouvera piégé.

Le jugement moral peut parfois interférer avec les préoccupations structuralistes du créateur d’univers. C’est la question de la fin et des moyens, qui se pose pour toute forme de pouvoir. Ce n’est pas nouveau dans la science-fiction, dans laquelle les figures du prêtre et du politicien ne sont souvent pas éclairées sous un jour favorable. L’opinion s’avère plus nuancée dans les livres-univers, où le problème prend néanmoins toute sa force. La justification du pouvoir est posée dans Hypérion sous la forme d’une parabole biblique, à propos de la fille de Sol Weintraub. Elle est peu évoquée dans Noô (II-25, sur la nécessité de la révolution), plus largement dans Helliconia qui présente une parabole sur l’Histoire. Pour Aldiss, la religion ne détient jamais plus d’une petite partie, cryptée, de la vérité, et l’emploie presque toujours à mauvais escient. Ce qui est également valable pour le pouvoir politique : par sa volonté d’exterminer les phagors et les rescapés de la Mort Grasse (Helliconia, III), c’est l’espèce humaine toute entière que l’Oligarchie de Sibornal met en péril. Et à travers l’Oligarchie, xénophobe et bornée par sa religion, c’est la pensée occidentale moderne — ou plutôt, pas assez moderne à son gré — que vise Aldiss. Celui-ci semble partager l’opinion de Farmer selon laquelle le progrès de l’Histoire, s’il n’est pas sous-tendu par une morale, est une illusion. Chez Farmer, cette morale est individuelle ; chez Aldiss, elle doit être collective, c’est pourquoi la Terre d’Helliconia III tend vers l’utopie.

Dans la vision systémique des sphères imbriquées, en relations les unes avec les autres, la religion peut apparaître la plus élevée pour l’Homme, c’est-à-dire englobant toutes les autres sphères. Dans Helliconia, il y a une sphère plus élevée : l’Umwelt psychique qui constitue la conscience générale de l’humanité. L’une des formes qu’elle prend est l’empathie. Sa caractéristique est qu’elle interagit avec “ Gaïa et le Foyer Originel ” : ainsi la sphère la plus élevée dans l’échelle de l’abstraction rejoint la sphère la plus basse, celle de la terre et même le monde souterrain, s’ordonnant en une unité cosmique et cosentiente. Cette croyance rompt radicalement avec les religions traditionnelles, à la recherche du pouvoir temporel ; elle ne s’affirme pas comme pouvoir, mais rejoindrait plutôt une philosophie de l’existence d’inspiration orientale — tout en comportant des peurs et des thèmes chrétiens.

Mais comment être sûr que ces biosphères, ces esprits tutélaires qu’étaient Gaia et le Foyer Originel avaient une existence réelle ?

Il n’y en avait pas de preuve objective, de la même façon que l’empathie ne peut se mesurer. La vie microbactérienne n’avait pas le moins du monde conscience de l’humanité : leurs umwelts sont trop différents. Seule l’intuition peut permettre de voir et d’entendre les pas de ces entités géochimiques qui ont régenté la vie de tout un monde en marche comme s’il s’agissait d’un organisme unique. [Helliconia, III-389]

Pour la noômologie, la sphère psychique est un Umwelt unique, et “ l’amibe, le bacille, la bactérie et même le virus pensent ! ” (Noô, I-183). L’Umwelt est affaire de perception, contrairement à l’affirmation de l’évêque de Berkeley pour lequel tout ce qui n’est pas perçu n’existe pas : l’arbre, par exemple, peut distinguer “l’humide” du “sec”. La pensée est envisagée sous l’angle adaptatif que les organismes entretiennent avec leur milieu. Toute action biochimique (ou chimique, ou même nucléaire !) procéderait d’une pensée intrinsèque, inconnaissable. C’est l’hypothèse du noôzôme, substance pensante. Raymond Ruyer se pose du reste la question de la conscience subjective de la cellule, quand il décèle le comportement d’apprentissage aveugle chez les amibes[332]. Cette vision voisine de la doctrine biologique du vitalisme n’est pas absente de la science-fiction des années 50. Elle se retrouve par exemple dans une nouvelle de Jack Vance, “ Four Hundred Blackbirds ” :

Le professeur Luka et son fils, le docteur John Luka, de l’université de Midland, sont occupés à sonder la conscience des animaux mono-cellulaires. L’amibe, se sont-ils rendu compte, distingue diverses couleurs, entend, sent, détecte la chaleur et le froid. Ils désirent s’assurer de sa connaissance de ce monde. [[333]]

Au premier abord, la vision de Brian Aldiss qui domine le troisième volet de sa trilogie rejoint la conception des sphères imbriquées de Teilhard de Chardin (voir supra, p.130), en lui adjoignant la notion de superorganisme (Gaïa) appliquée à toutes les planètes portant la vie consciente, et non pas la Terre seule. L’idée de retrouver l’ancienne alliance animiste avec la nature, ou d’en fonder une nouvelle grâce à une théorie universelle selon laquelle l’évolution de la biosphère jusqu’à l’homme serait dans la continuité sans rupture de l’évolution elle-même n’a pas été découverte par Teilhard. La force inconnaissable de Spencer, qui opère dans tout l’univers pour y créer variété, cohérence et ordre, joue le même rôle que l’énergie ascendante de Teilhard : l’histoire humaine prolonge l’évolution biologique, qui elle-même fait partie de l’évolution cosmique. En reprenant les thèses de Teilhard et de Lovelock, Aldiss se fait également l’héritier du progressisme scientiste du XIXe siècle. En fait, il s’oppose au concept d’évolution spirituelle du Jésuite, qui implique une hiérarchie entre les sphères, avec une suprématie de l’esprit sur la matière, et assure à l’homme sa place éminente et nécessaire.

Le livre-univers introduit dans l’esprit du lecteur la vision d’un monde où tout est en correspondance. On pourrait reprocher à Aldiss, comme à Dan Simmons, de mêler cette idée à un mysticisme facile, de prendre le risque de passer les frontières de la métaphysique conduisant au vitalisme (voir supra, note 130). Herbert repousse cette tentation en maintenant son discours dans le champ politique, Wul dans le champ poétique. Il faut rappeler, ce qu’Aldiss n’oublie du reste pas de faire, que le livre-univers n’est qu’une fiction, qui permet de rendre “réelle” une chose qu’un esprit matérialiste ne pourrait accepter, parce qu’elle relève, en dernier ressort, de la métaphysique.

 

En caricaturant à l’extrême, on peut regarder les mondes dépouillés de Farmer et d’Arnaud comme une représentation de l’homme dans l’Histoire[334], ceux d’Aldiss et d’Herbert comme une représentation de l’homme dans la société, celui de Wul comme une représentation de l’homme dans l’univers sensible.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

QUATRIÈME PARTIE

 

COSMOGONIE DU LIVRE-UNIVERS

 

 

 

 

           Lo gu lo nu, lo sku

           mo ro, mo ru mo sbu.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

G.-J. Arnaud. La Compagnie des glaces.

Comptine des Roux

Les Otages des glaces, VI-162.


 

 

 

 

 

 

 

Quelques éléments communs aux livres-univers viennent d’être dissociés. La liste n’est pas exhaustive, et dans ce qui va suivre, quelques-uns seront encore développés.

La deuxième partie a permis de cerner les contours du livre-univers, son contenant — et la troisième partie, son contenu. Il est temps de reconsidérer le livre-univers dans son ensemble, à la fois comme expression artistique du monde et comme compréhension de l’univers. Ceci afin d’apprécier dans quelle mesure contenant et contenu se modèlent l’un l’autre. Il n’est plus à démontrer que le livre-univers a l’ambition de faire monde. La cosmologie, science de l’Univers considéré dans son ensemble, est donc une approche valable. Mais de quel monde s’agit-il ? Par son élaboration et son style, du monde de la littérature. Par le mode de discours qui est celui de la science-fiction, supposant une conception personnelle et culturelle du monde, de celui de la philosophie. Dans une optique non systémique, ce découpage pourrait revenir à distinguer la forme du fond. Dans le développement on verra qu’il n’en est rien, que forme et fond se lient inextricablement et que le plan s’apparente, en écho à celui de la première partie, à une cartographie du livre-univers.

 

 

I. Autour du livre-univers

 

La structure est inséparable de sa genèse. L’objet étant le même, genèse de l’univers et genèse de l’œuvre (en tant qu’objet littéraire) se confondent. Leur étude doit donc porter à la fois sur le travail préliminaire, le style d’écriture, et la conception de l’auteur de l’univers, qui conditionne sa création.

 

 

      A — maturation et fabrication

 

Quel est le point de départ du livre-univers ? Après une première lecture qui est celle de la découverte d’un monde, on peut ressentir un grouillement flou d’idées, de lieux, d’animaux, de personnages, de situations… et l’on pressent ce stade informé qui est celui du jaillissement pur de l’imagination, de la fantasy. De ce chaos d’idées émergent des formes qui aboutiront à un système-monde. C’est le premier travail d’élaboration, extra-romanesque, qui est la capacité d’invention.

Certains auteurs commencent-ils par accumuler des éléments, ou bien pensent-ils à des structures qu’ils peuplent par la suite, en fournissant les matériaux de la construction au fur et à mesure ? Il n’y a pas de réponse absolue, et la création d’un livre-univers sécrète sans doute sa propre “intelligence”, tendant vers une forme stable. Chez Stefan Wul, les carnets de notes élaborées sur plusieurs années tendent à prouver que ce travail a été antérieur à la rédaction définitive (voir citation infra, p.356, mots soulignés). Mais une partie de ces notes a été rédigée pendant la rédaction.

Le projet peut être très ambitieux dès le départ (chez Dan Simmons ou Brian Aldiss), ou le devenir (chez Farmer ou G.-J. Arnaud, dont la Cie devait s’étendre sur dix volumes, puis cinquante). La règle semble être qu’il n’y a pas de règle.

 

 

               1) En amont du livre-univers :

 

Le livre-univers met le lecteur dans les conditions d’une genèse, d’un processus d’apprentissage par construction, en apportant des briques selon les besoins. Pour les structuralistes, une genèse constitue le passage d’une structure plus simple à une structure plus complexe.

Mais le problème de la genèse est bien davantage qu’une question de psychologie : c’est la signification même de la notion de structure qu’il met en cause, l’option épistémologique fondamentale étant celle d’une prédestination éternelle ou d’un constructivisme. [[335]]

La genèse dont il est ici question est bien sûr celle du système-monde, et l’écriture romanesque peut constituer le passage du chaos d’éléments informés, au roman, puis au cycle. La troisième partie a dessiné la manière dont, par l’interaction d’éléments épars de l’histoire, de thèmes et de trouvailles, se constituait un système-monde. Les questions de l’origine et de la fin se posent-elles, comme en écho de l’écriture, pour le monde fictif ? Qu’en est-il au niveau de l’écriture ?

 

a. début et fin du système-monde :

L’une des caractéristiques du livre-univers est que le but atteint de l’intrigue romanesque n’épuise pas le monde. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de but : ce but, c’est la quête de l’origine à travers l’exploration et/ou la spéculation. Et en effet, l’origine du monde est souvent l’enjeu principal, sinon essentiel, des premiers tomes, car il conditionne son devenir : qui a édifié l’Anneau-Monde (les Marionnettistes), peuplé le Monde du Fleuve (les Éthiques), organisé Soror (les Fâvds) et pourquoi ? Quelle est l’origine de l’humanité dans le système d’Hélios ou sur Helliconia, des vers des sables sur Arrakis ?…

Ce qui est désigné n’est pas toujours élucidé, mais s’il s’agit d’extraterrestres, ils existent non en tant qu’individus mais en tant que race : des sous-dieux. On remarque également qu’une fois la réponse donnée à la question de l’origine, quand il y a lieu (ce n’est pas le cas de Noô), l’univers perdure ou dégénère : c’est le cas de “Rama”, du “Fleuve de l’éternité”,  de “Fondation & les Robots”, devenus univers partagés (shared worlds).

La question des origines est obsessionnelle dans la Cie, où la recherche de la vérité sur les Roux, la famille Ragus, la caste des Aiguilleurs, la station orbitale Salt-and-Sugar… se ramène à une quête des origines qui commande tout le cycle, où tous les mystères se recoupent — même si G.-J. Arnaud en oublie quelques-uns, c’est pourquoi, sans doute, il est récemment revenu à son monde avec les “Chroniques glaciaires”.

La fin de la Cie est un écho inversé du monde des glaces. À l’image d’Helliconia le réchauffement est une nouvelle catastrophe planétaire, un nouveau coup de gomme réduisant à néant tout ce qui a été entrepris au cours du cycle. Un nouveau cycle peut commencer, qui ne correspond pas à un retour à notre réalité, mais ouvre sur un autre monde, aquatique celui-là puisque pratiquement toutes les terres sont englouties. Seul demeure un élément essentiel, l’un des moteurs principaux de la série : l’aventure.

Les créateurs de livres-univers se livrent à la téléologie. La fin offre un nouveau regard sur l’œuvre entière. L’ultime voyage de Noô, retour vers la Terre, s’achève par la réponse à l’ultime question : celle de l’existence hypothétique des Fâvds, liée à l’élément le plus important du roman, le noôzôme, dont on connaît enfin, après moult spéculations parsemant le récit, la véritable fonction. Le système-monde se boucle sur lui-même et trouve une sorte de résolution, la substance issue des profondeurs souterraines se combinant avec la race divine. Le départ définitif du système d’Hélios par Brice et son retour à la Terre — la réalité — le conduisent à la folie ; le héros pathétique sera condamné à revivre éternellement son rêve, en réécrivant inlassablement les épisodes les plus extraordinaires de son épopée. L’onogenèse nous donne une clé possible. Hélios (le soleil de Soror) est le premier soleil à avoir illuminé le monde. Ce soleil imaginaire est celui de la poésie — et c’est notre soleil qui n’est plus qu’un pâle reflet, tout comme la Terre, moins réelle aux yeux de Brice que ne le sont Soror et Candida. En abordant la Terre, le narrateur revit une nouvelle fois son périple dans la jungle, “ me nourrissant comme je pouvais en choisissant les fruits déjà mordus par les singes, comme autrefois… ” (Noô, II-208), comme pour souligner le cycle qui se referme sur lui-même… mais pas dans le cadre de l’Éternel Retour comme dans Helliconia.

Et quelques lignes plus bas, résumant la Terre entière sur laquelle Brice est condamné à vivre : “ Je n’aime pas ce ciel, je n’aime pas ce climat ”. Si d’évidence, le romancier s’exprime par la voix et la plume de son héros, dans certains livres-univers il semble avoir droit au chapitre, de façon plus ou moins dissimulée. Dans le Monde du Fleuve, c’est un alter ego fabriqué sur un anagramme de l’auteur, Peter J. Frigate, qui accompagne les voyageurs du Fleuve dans leur quête de l’origine. Dans celui de Dune, l’épilogue énigmatique du sixième et dernier tome répond à l’hypothèse selon laquelle l’univers de Dune ne se contient pas tout entier, car dans ce cas, il n’aurait ni commencement ni fin, devrait simplement être et n’aurait aucune place pour un créateur. Le mystérieux jardinier omniscient occupé à tailler ses rosiers, répondant au nom de Daniel, correspond bien à Frank Herbert au crépuscule de sa vie. Au terme du dernier tome de Dune (publié posth.), Herbert a tenu à “borner” son univers en représentant son couple sous forme allégorique, même s’il prévoyait un septième volume, resté à l’état de notes. C’est aussi la création continue de l’univers qui est représentée, sous forme humoristique. Genèse de l’univers et genèse littéraire ont fini par se confondre dans l’œuvre romanesque.

Tous les mystères ne sont pas résolus à la fin de La Chute d’Hypérion. Mais l’œuvre forme une totalité cohérente, se suffisant à elle-même. La fin qui nous est offerte est un cataclysme historique et religieux. On a qualifié Hypérion de mise en scène eschatologique. Cette fin du monde n’est-elle pas plutôt celle de notre monde annoncée dans l’augure millénariste ? Fin de la civilisation occidentale, qui fait trop confiance aux moyens techniques — le réseau distrans du Retz, qui sert et asservit à la fois. Les indices de la fin d’un système sont en place. L’ouverture des Tombeaux du Temps qui doit voir la fin de l’empire est inéluctable, et comme appelée, attendue, souhaitée presque. La mythologie est une clé : Hypérion est le dernier titan sur Terre, père du soleil et de l’aurore, avant l’avènement des dieux de l’Olympe, tout comme l’espèce humaine menacée de disparition par les IA, dieux futurs. Hypérion apparaît alors comme le livre-univers de la fin du millénaire chrétien : reflet d’un monde en crise, héritier des “ civilisations mortelles ”, qui se sent agressé par tout indice de changement (d’où le retour en force du thème de l’invasion extraterrestre cher à la SF ?). De là l’importance diminuée de la politique, au profit de la religion, comme tendrait à le prouver l’abondance du vocabulaire religieux, tel le gritche comparé au golem, Hypérion, I-303. Le système proposé est plus simple, mais s’inscrit déjà comme la première partie d’un cycle plus vaste, un cycle ascendant comme le présage le titre du dernier volume : L’Avènement d’Endymion. Car l’eschaton millénariste (rénovation totale du cosmos, restauration du paradis) est désamorcé : l’apocalypse n’a pas lieu et se transforme en renouvellement d’un cycle, un remorcellement positif de l’univers, les distrans se dévoilant comme une unité aliénatrice. Dan Simmons semble tenir à ce schéma, puisqu’Endymion présente une autre unité aliénatrice, non plus technologique, mais religieuse : le culte du cruciforme.

 

b. une genèse littéraire :

Œuvre totalisante, le livre-univers contient en germe sa propre réflexion, au sens propre (mises en abîme, voir supra, p.86) comme au sens figuré. Chaque auteur pose le problème de la création personnelle / création universelle à sa manière. Les interrogations littéraires de Farmer, dans son “Fleuve de l’éternité”, enveloppent le roman, parfois déterminent le choix des personnages. Œuvre totale, le livre-univers se prête tout particulièrement à l’examen de ses sources littéraires. L’une de ces sources, non négligeable, a déjà fait l’objet d’une brève étude dans la première section de la troisième partie : il s’agit des thèmes. Les emprunts peuvent être plus ponctuels, et se situer à l’intérieur ou hors de la science-fiction. On distinguera les sources externes (influences horizontales), et les auto-références (influences verticales) — bien entendu, il n’en sera mentionné qu’un aperçu, un catalogue exhaustif étant impossible à dresser.

1°) Noô. À l’intérieur de la littérature de SF, Stefan Wul avoue l’influence de Van Vogt, d’Asimov et dans une moindre mesure de Bradbury[336]. Mais ces influences restent évanescentes, et Noô va surtout chercher dans la littérature générale et la poésie. Les influences extérieures sont mises en exergue, et passent par de multiples hommages où ne s’opère aucune hiérarchie.

           Les poètes : Nerval cité en exergue, Rimbaud, Baudelaire, Lautréamont, Mallarmé, Saint-John Perse. L’invocation du Destin, que l’on retrouve fréquemment dans Noô, est un procédé courant de la poésie classique. “…lointains d’Hespérides ” (Noô, I-258) est sans doute une réminiscence de Rimbaud[337], tandis que la “ danse macabre ” de l’arlequin à la tête gobée par un poisson cyclope (I-212) fait référence au poème des Fleurs du Mal portant ce titre (1859). L’hypnotisme sur le travail organique et la pourriture omniprésents dans la jungle wulienne, peut être qualifié de baudelairien (voir le poème “ Une charogne ”, XXIX). Plus évident :

Les O ou les U dominaient-ils à gauche, à droite ?… La ténuité d’un I s’étirait en spirale depuis les bas-fonds. Des diphtongues interminables barytonnaient majestueusement entre les cimes. Mille accords fusionnaient dans un Aaah grandiose… [[338]]

Si l’on voit Noô comme un univers poétique burlesque et terrifiant, romantique mais se moquant de ses boursouflures scientistes, alors l’influence des Chants de Maldoror de Lautréamont s’impose.

Dans À propos recousus, Stefan Wul cite quelques influences :

Je ne sais plus qui m’a même reproché de plagier Baudelaire et Mallarmé… avec un sourire d’expert, le pauvre ! Comme si l’on pouvait se montrer “plagiaire” en semant très ouvertement dans son livre, pour leur donner une nouvelle jeunesse, tout un démarquage de textes archi-reconnaissables :

“ Des forêts de symboles m’observaient avec des regards meurtriers. ”

“ J’aime le mouvement qui enlace les lignes. ”

“ Mais on sait que la chair devient triste, à la longue… Par bonheur, je n’avais pas lu tous les livres. ” [[339]]

“ Mon âme se fait poreuse aux effluves des teintes et aux caresses des sons ” (Noô, I-45), renvoyant là encore à Baudelaire : “ Les parfums les couleurs et les sons se répondent ”[340], mais aussi à Sartre qualifiant l’âme primitive africaine de “ poreu[se] à tous [l]es souffles ”[341]… On n’en finirait pas de citer.

           Les auteurs de littérature française (l’exubérance du Flaubert de Salammbô, la vision de la ville de Jean Cocteau, les textes littérairement ésotériques de Paul Valéry, la prose cursive d’Antoine Blondin et d’Anatole France, les épithètes impressionnistes de Huysmans…) et étrangères (les aventures fantastiques d’E.R. Burroughs, les créations verbales bizarres de Lewis Carroll, les trouvailles extraordinaires de Swift…). Certaines scènes sont dérivées d’œuvres déterminées. La fête orgiaque célébrant la victoire de Jouve, dont il est fait une sommaire description dans Noô II-20, prend sa source dans le premier chapitre de Salammbô (1862) relatant le festin des mercenaires à Carthage, dans les jardins d’Hamilcar[342]. Stefan Wul “livre” certaines influences souterraines, ainsi les “ bains d’espace ” de l’épisode de la Hache (fin t. II), souvenir du long bain poétique de Jean Giono dans Le Chant du monde (1934). Quant aux poneys candidiens noômisés traquant Brice et le Grêlé (Noô, II-133), ils semblent être les correspondants maléfiques des Houyhnhnms, chevaux parlants et pacifiques des Voyages de Gulliver [343]. Sur le plan narratif, la forme du voyage rempli d’aventures, la folie du héros qui a vu des choses extraordinaires sur lesquelles il a forgé son propre système philosophique, sont autant de points communs entre le roman de Swift et celui de Wul.

           — Par ailleurs, Wul admet volontiers l’influence des surréalistes[344], surtout en peinture et en sculpture. On l’a dit, la littérature surréaliste ne lui convient pas parce qu’elle réfute le romanesque et son exigence de logique interne ; ses buts et ses principes ne coïncident pas avec ceux de l’auteur de Noô. Wul partage l’opinion d’Aragon selon laquelle les résultats sont d’un intérêt inégal (Traité du style, 1928). Cependant, le rapprochement avec les surréalistes n’est pas seulement d’ordre stylistique ou méthodique. Il ne se limite pas au délire noôzômique de Brice qu’aurait pu produire l’écriture automatique[345] ou au fonctionnement du noôzôme qui en relève manifestement, mais procède d’un merveilleux qui illumine le sujet, et oblitère l’analyse. Magritte, Picasso, Dalì, Max Ernst marquent Noô l’espace de quelques images : le poisson-cyclope qui happe la tête d’un arlequin (un mycosé) offre le même spectacle qu’un tableau de Magritte : La Traversée difficile (1964). Les “ hommes-tricots ” victimes de la lèpre creuse, Noô I-261 & suiv., qui se servent de leurs excavations pour y dissimuler des objets, évoquent irrésistiblement la Vénus de Milo aux tiroirs (1936-64) de Salvador Dalì — dont les fameuses montres molles servent de comparaison, I-84. Le Temple des Marais (Noô I) est inspiré La Ville entière (1937) de Max Ernst et de ses tableaux intitulés Forêt (1926-1927) ; aussi n’est-on pas surpris de découvrir, au coin de Nature à l’aurore (M. Ernst, 1936), un homme à tête d’oiseau, ancêtre du kiha ! Stefan Wul est surtout sensible à l’image : la couleur sépia des vieux films exotiques et des dioramas pour la jungle vénézuélienne, les cartes postales d’Utrillo pour la peinture colorée de Grand’Croix. Deux autres références picturales explicites : Jérôme Bosch (Noô, I-197), Gustave Doré (II-112).

           La bande dessinée est une autre source d’images : américaine avec Flash Gordon auquel est comparé Jouve Deméril[346], et Mandrake de Lee Falk et Phil Davis (1934), mais aussi le courant français moderne avec Barbarella de Jean-Claude Forest (1962) et la série Valérian de Pierre Christin et Jean-Claude Mézières. Il y a une convergence d’inspiration entre Wul et Forest, caractérisée par la fraîcheur et la tendance surréaliste. Dans Barbarella, les moules de montagne semblent sortir tout droit de Niourk. En retour, l’idée de la “ lèpre creuse ” qui excave les chairs (Noô, dernier chap. du t. I) est empruntée à la “ lèpre ajourée ” de la bande dessinée[347] :

 

 

Figure 11. — Source de la lèpre creuse dans Noô I :

J.-C. Forest : Barbarella. Éd. Eric Losfeld, 1964, p.39.

 

Le caractère de Barbarella ne semble pas, lui, avoir déteint sur quelque personnage féminin de Noô. Quant à la série Valérian, c’est l’album le plus baroque : L’Empire des mille planètes qui, aux dires de l’auteur, a particulièrement marqué Noô. Le Temple des Marais du premier tome trouve une illustration convaincante (éd. Dargaud, p.5-6), ainsi que l’idée du printemps candidien qui surgit en quelques heures :

 

 

Figure 12. — Source du printemps candidien, Noô II-143 :

Christin & Mézières : L’Empire des mille planètes.

Éd. Dargaud, 1971, p.19-20.

 

L’influence peut être plus diffuse. Le noôzôme est souvent comparé aux paroles gelées de Pantagruel [348] de Rabelais, auquel Wul fait fréquemment allusion dans ses interviews et qui représente l’imaginaire lié à la démesure. Il ne s’agit que d’influences et non d’intertextualité. On peut voir dans le noôzôme le symbole de la communication désincarnée, au-delà du langage articulé : langage de la sensation absolument pur, de la poésie idéale. Il évoque l’océan pensant colloïdal recouvrant entièrement la planète Solaris[349]. On peut comparer l’historique de la recherche solariste[350] avec celle de la recherche noôzômique. Dernière ressemblance avec Solaris : la “curiosité” de l’océan pensant (p.248) se rapproche de la “curiosité” des gisements noôzômiques. Le noôzôme, c’est tout cela et sans doute plus : un réseau d’influences qui ne diminuent en rien l’apport essentiel de Stefan Wul, qui fait de ce concept une totalité unique.

Les auto-références sont plus aisément identifiables. Avant Noô, Stefan Wul a écrit onze romans, dans les premières années d’existence de la collection “Anti”. Leur étude permet de dégager certaines constantes, que l’on retrouve dans Noô. En premier lieu, le même goût de l’image frappante et folle, du détail insolite qui doit plus ou moins à la science : ainsi la brève vision d’êtres humains tournant dans une cage d’écureuil, in L’Orphelin de Perdide [351], est développée dans Noô, II-114 & suiv.

La création d’animaux chimériques, elle, s’est allée s’amplifiant et l’on retrouve la forêt comme lieu-clé dans au moins deux romans. Ainsi les marigots luminescents et les piroguiers de Piège sur Zarkass. Dans le même roman, se retrouve également la psycho­ki­nésie des indigènes rappelant certains pouvoirs octroyés par le noôzôme ; les Zarkassiens eux-mêmes évoquant les kihas, et dont les ancêtres font penser aux Fâvds ; la capitale, Grand’Croix avant la lettre ; et enfin, les filtres respiratoires des Triangles (avec les “ greffes pharyngées ” de Rayons pour Sidar renvoyant directement à Noô, II-82) annonçant des développements sur ce problème dans Noô. Les automécanismes publicitaires de Grand’Croix (Noô, I-116) n’auraient pas déparé dans la ville abandonnée de Niourk. Les casques éducatifs par induction mentale (I-112) s’inspirent de ceux d’Oms en série. Stefan Wul reproduit en outre des structures narratives : on retrouve, dans la fuite de Jouve puis les intrigues de palais, sa prédilection pour les intrigues d’espionnage. L’idylle interrompue entre Brice et Prairiale dans un vaisseau spatial est un écho au chapitre IV d’Odyssée sous contrôle (1959) et à Terminus 1. Les bottes de protection vaporisées sur les jambes, et la protection spatiale selon la même méthode, sur la Hache, ont déjà été utilisées :

Tout en parlant, il sortit un flacon rempli d’un liquide rougeâtre et en badigeonna les jambes de la jeune fille.

“ — Cela durcit en séchant, dit-il. Cela vous fera des bottes, un excellent barrage contre les blessures et les microbes. ” [[352]]

L’inspiration tropicale, qui commande à une partie de Noô, se trouve donc présente dans ces romans écrits vingt ans plus tôt. Mais si Noô conserve une continuité dans certaines idées, thèmes et procédés, qui se trouvent amplifiés, il tranche radicalement sur le fond. La trame du récit, l’esthétique générale, les personnages, rangent le livre-univers à part dans l’œuvre de son auteur.

2°) Dune. Les influences du modèle asimovien sur Herbert ont déjà été évoquées : la notion d’empire galactique, avec ses grandes Familles, sa Guilde des Marchands ; la psychohistoire d’essence mathématique aboutissant à la prescience, incarnées par des organisations (la Fondation, le Bene Gesserit) ; enfin des emprunts proprement stylistiques. La conversion de Herbert à la science-fiction, à la fin des années 40, il la doit à la lecture de la revue Astounding, ainsi que des auteurs comme Van Vogt, Heinlein, Anderson et Vance : un courant conservateur et scientiste, mais dont certains membres ont traité des cultures primitives et manifestent une pensée relativiste. On peut percevoir sans trop craindre de se tromper l’influence du Monde des  (The World of Â, 1948) de Van Vogt pour ce qui est de l’usage systématique des exergues en tête de chapitre, à fonction idéologique. Toutefois, Frank Herbert n’est pas un “fan” et c’est du côté d’Edgar Poe et d’O. Henry, d’Ezra Pound, de Faulkner qu’il se reconnaît volontiers des modèles. La rigueur de la prose d’Herbert n’a rien à envier à celles d’Ezra Pound ou d’Edgar Poe, pour lequel chaque élément du conte ne peut être supprimé et ne trouve sa pleine signification que dans ses rapports multiples avec les autres éléments d’une trame “concaténée” ; Dune répond à ces exigences — ainsi que pour le refus de la facilité, le style et la complexité de l’armature reconnues à l’œuvre d’Ezra Pound. O. Henry est célèbre pour ses dénouements inattendus : Herbert, soucieux de démystifier l’écriture, fut très sensible à la technique du récit. L’influence de Faulkner se retrouve dans la qualité d’un discours perpétuel sur le monde, mais surtout dans la somme de personnages (plus de mille deux cents dans l’œuvre de Faulkner), mais surtout la multiplicité des points de vue (Tandis que j’agonise (As I Lay Dye, 1930) compte quinze narrateurs) finalement fondus en un seul, impersonnel.

Les influences littéraires ponctuelles sont néanmoins peu évidentes : Dune, comme Noô, est une œuvre tout à fait à part, et le “style Herbert” n’appartient qu’à lui-même. D’où a-t-elle puisé sa dimension mystique ? Peut-être faut-il chercher dans la jeunesse de l’auteur, dans la région de Tacoma — seule région aride au sein d’un pays tempéré, comme Arrakis parmi les mondes de l’Impérium. Ses camarades de jeux étaient des enfants d’Indiens pêcheurs, les Chinooks, où les chamans faisaient encore autorité. Influence probable, car Herbert a appris leur langue.

Si l’on compare Dune aux autres productions littéraires de Frank Herbert, on a l’impression d’une galaxie thématique dont le livre-univers constituerait le noyau massif. Et l’homme créa un dieu [353] porte l’expression abusive de “ Prélude à Dune ”. Il en est d’autres. Dès le premier roman d’Herbert, Le Monstre sous la mer [354], apparaît le souci des dangers du culte du héros. Il est plus aisé de se restreindre aux nouvelles, qui ne développent qu’un seul thème à la fois. Il existe trois anthologies en français : Les Prêtres du Psi, Champ mental, et Le Prophète des sables qui n’ont pas d’équivalent en anglais et regroupent vingt-cinq nouvelles. Un grand nombre d’entre elles concentrent des thèmes présents dans Dune : on en a dénombré vingt, dans les trois tableaux ci-dessous qui présentent, pour chaque titre, un thème développé dans Dune.

1. Les Prêtres du Psi (PP, 1985) :

“ Les Prêtres du Psi ” (“ The Priests of Psi ”, Fantastic SF Stories, fév. 196O)

cette longue novella contient en germe la philosophie de Dune, ainsi que certains éléments, tel l’ancêtre du Bene Gesserit

“ Les Marrons du feu ” (“ The Featherbedders ”, Analog, août 1967)

thème (secondaire) du désastre causé par un pouvoir surnaturel

“ Délicatesses de terroristes ” (“ The Tactful Saboteur ”, Galaxy, oct. 1964)

thème d’une organisation œuvrant pour diriger l’humanité

“ La Drôle de maison sur la colline ” (“ Old Rambling House ”, Galaxy, avr. 1958)

 

conditionnement

“ Le Rien-du-tout ” (“ The Nothing ”, Fantastic Universe, jan. 1956)

humanité dirigée par une élite de prescients

2. Champ mental (PP, 1987) :

“ Meurtre vital ” (“ Murder Will in ”, Magazine of Fantasy and Science Fiction, mai 1970)

rappelle la fusion mentale des Révérendes Mères

“ Champ mental ” (“ Mindfield ! ”, Amazing Stories, mars 1962)

gholas, pouvoir religieux

“ Martingale ” (“ Gambling Device”, The Book of Frank Herbert, 1973)

prévision du futur, dans un envi­ronnement contrôlé, qui ne laisse place qu’à la pré-détermination

“ Chiens perdus ” (“ The Gone Dogs”, Amazing Stories, nov. 1954)

sur la finalité du contrôle génétique

“ Le Comité du tout ” (“ Committee of the Whole ”, Galaxy, avr. 1965)

dangers du progrès, dans un monde pré-Butlerien

“ Selon les règles ” (“ By the Book ”, Analog, août 1966)

thème du sauveur

3. Le Prophète des Sables (PP, 1989)

“ Opération Musikron ” (“ Operation Syndrome ”, Astounding, juin 1954)

 

mémoire ancestrale et Abomination

“ L’Effet M.G. ” (“ The GM Effect ”, Analog, juin 1965)

mémoire ancestrale

“ Les Primitifs ” (“ The Primitives ”, Galaxy, avr. 1966)

adaptation à l’environnement par une voie non technologique

“ Vous cherchez quelque chose ? ” (“ Looking for Something ? ”, Start­ling Stories, avr. 1952)

endoctrinement et perception de la réalité, qui préfigure, dans Dune, l’étude de la religion

“ Passage pour piano ” (“ Passage for Piano ”, The Book of Frank Herbert, 1973)

problème de la survie dans un environnement de pénurie, par l’exemple du luxe

“ Semence ” (“ Seed Stock ”, Analog, avr. 1970)

adaptation aux conditions inhu­maines (ici radicalement étrangères, extrêmes dans Dune)

“ L’Œuf et les cendres ” (“ Eggs and Ashes ”, If, nov. 1960)

mémoire ancestrale et Abomination

“ Chant nuptial ” (“ Mating Call ”, Galaxy, oct. 1961)

conséquences d’une culture étran­gère sur l’écologie

“ La Bombe mentale ” (“ The Mind Bomb ”, Worlds of If, oct. 1969)

un univers sans Jihad Butlerien

Ces nouvelles forment un réseau spéculatif restreint, ou plutôt centré autour de thèmes-clés, développés d’une manière ou d’une autre dans Dune. Dès sa première nouvelle, “ Vous cherchez quelque chose ? ”, Frank Herbert manifeste des préoccupations spéculatives dont il ne se départira plus. Il ne faudrait pas en conclure que les nouvelles seraient les “matrices” de ces thèmes, et le livre-univers la forme achevée (ni en dénier, par là, la réelle originalité), ou un absolu de synthèse : les dates prouvent qu’elles ont été rédigées au long de l’élaboration du cycle, dont le premier tome a été prépublié en 1963. On peut plutôt considérer le livre-univers comme un patchwork organisé.

Frank Herbert est bien l’homme d’un seul livre.

3°) Cie : Arnaud, admirateur de Balzac, a emprunté l’agencement de son roman au feuilleton du XIXe siècle. Ses lectures d’enfance l’ont porté vers les romans populaires, comme ceux publiés en épisodes dans la revue L’Ouvrier. Ses locomotives ne sont pas sans rappeler celles de La Bête humaine (1889) d’Émile Zola mâtinées du Nautilus et de La Maison à vapeur (1880) de Jules Verne ; le S.A.S. est sans doute issu du planétoïde animal de Territoire de fièvre [355] de Serge Brussolo, les baleines évoluées se retrouvent dans Le Navire des glaces (The Ice Schooner, 1966-69) de Michael Moorcock[356]… On retrouve, éparpillées, quelques allusions aux paralittératures qu’il affectionne, en particulier le polar et l’espionnage… tout comme Aldiss le fait, plus sévèrement, au sujet de la science-fiction (Helliconia, III-476). Chaque fois se manifeste la volonté des auteurs de situer leur œuvre dans la science-fiction, ou dans la littérature générale.

4°) Hypérion est un autre livre-monde littéraire. Le titre même se réfère explicitement à l’œuvre inachevée de John Keats (1795-1821) — même si l’auteur affirme avoir “ choisi le titre avant de lire le poème de John Keats ”[357] —, et sa structure aux Canterbury Tales. Keats, son clone pour être précis, est lui-même l’un des personnages, et non des moindres puisqu’il se révèle un narrateur en “je”. Le roman fourmille d’hommages à la poésie romantique anglaise, mais est aussi, surtout, un voyage dans l’histoire de la science-fiction, de John Carter (Hypérion, I-139) aux cyberpunk. Les Extros renvoient à un mouvement en vogue aux États-Unis : la post-humanité[358].

Il s’agit bien de SF totale : l’univers décrit, comme l’histoire personnelle des protagonistes et jusqu’à la manière dont le livre est agencé, donnent la mesure de la culture SF de Simmons et du remarquable fonds que constitue le genre pour un auteur capable de s’en servir sans s’y laisser diluer. [[359]]

Le succès d’Hypérion auprès des amateurs chevronnés, des “fans”, tient à une complicité d’ordre culturel, qui considère avec affection ces parodies respectueuses des genres et des motifs canoniques de la SF. Ceux-ci reconnaîtront, dans la poursuite de Brawne Lamia à travers les mondes via les portes distrans, un hommage aux Portes de la création [360] de P.J. Farmer. Il a déjà été établi combien les influences littéraires déterminaient le choix des lieux d’Hypérion (voir supra, p.245). Le cyberspace est un hommage explicite à son créateur, W. Gibson — mais les IA doivent autant à ce dernier qu’à la conception classique des ordinateurs géants et tout-puissants. Le titre du livre de Martin Silénus est homonyme de la série de Jack Vance, “The Dying Earth”. Quant aux labyrinthes souterrains des Tombeaux du Temps, c’est aux vestiges extraterrestres creusés sous le sol de Vénus, dans La Grande Porte (Gateway, 1977) de Frederik Pohl, qu’il faut se référer. La mer d’herbes d’Hypérion rappelle celle qui recouvre la planète de L’Odyssée Verth [361] de P.J. Farmer. Dans Hypérion et Endymion, (p.95), Dan Simmons rend un hommage au manga Akira [362] adapté au cinéma. D’autres références cinématographiques abondent ; ainsi est-il aisé de reconnaître, dans l’analyse d’un film vidéo, un passage célèbre du film Blade Runner réalisé par Ridley Scott (USA, 1982). L’auteur remonte très loin dans l’imagerie, puisque la forme du vaisseau de Raul et Énée, dans Endymion, évoque la fusée de Tintin… Les correspondances ne relèvent pas que de l’image : l’immortalité effectivement acquise a été abondamment traitée par Farmer. De même, les questionnements religieux de Sol Weintraub résonnent comme en écho aux préoccupations métaphysiques des personnages de Silverberg, poussant l’hommage au niveau le plus profond, celui du discours.

En bref, Hypérion s’enracine fortement, et sans ambiguïté, dans la culture science-fictionelle.

Quant aux références internes, Galaxies n°2 a publié une nouvelle, “ La Mort du Centaure ” (“ The Death of the Centaur ”, 1990), sorte de “reconstitution” de l’époque d’élaboration d’Hypérion, où l’on retrouve la planète Garden, la mer des Hautes Herbes et les galions montés sur roues, le gritche — ainsi que le prénom Raul, qui sera celui du héros d’Endymion.

Hors du domaine de la science-fiction, la liste des romanciers et poètes préférés de Dan Simmons est longue et prestigieuse : Milton, Shakespeare, William Yeats, John Updike, Marc Twain[363], John Fowles… Ces références très classiques, d’auteurs consacrés (comme c’est d’ailleurs le cas pour la SF) sont l’héritage du métier d’instituteur qu’a exercé Dan Simmons pendant dix-huit ans. Malgré la volonté évidente de mettre en avant la culture de la science-fiction, Hypérion n’est pas une simple compilation d’œuvres et de thèmes. Pris indépen­damment, les thèmes de l’empire galactique et du cyberspace/IA ne sont que des emprunts. En les emboîtant, Dan Simmons a renouvelé la vision du futur. Hypérion est une planète qui possède son identité propre. D’autre part, Simmons a coutume de s’appuyer sur des œuvres existantes : ainsi L’Homme nu (The Hollow Man, 1992) est une tentative de mêler une idée de SF, des techniques de thriller, et la structure de La Divine Comédie de Dante.

5°) Helliconia : Bien qu’ayant appartenu à la new wave, Aldiss n’a jamais été un iconoclaste acharné de la science-fiction. Il a toujours utilisé le fonds thématique de la SF, et Helliconia ne fait pas exception à la règle puisqu’il reprend le thème archi-classique de l’extraterrestre antagoniste de la race humaine. Mais il le détourne à son profit pour créer un monde bipolaire.

Ainsi qu’on l’a établi plus haut, c’est une des constantes du livre-univers que cette annexion de thèmes et d’idées classiques qui “matelassent” le monde, lui confèrent une épaisseur science-fictionnelle. Les petites listes d’influences ci-dessus permettent de se rendre compte que le livre-univers ne forme pas un système clos sur lui-même mais qu’il s’inscrit bien dans la dynamique du genre. Il faut ajouter à ce bilan ce qui a été remarqué plus haut : qu’une influence permet, au mieux, de délimiter une œuvre dans le temps personnel de son auteur, ou dans le temps collectif d’un genre. Les influences de Noô permettent de constater à quel point ce livre-univers rompt, dans sa forme et ses influences avouées, avec le reste de sa production littéraire autant qu’avec les œuvres de SF publiées à la fin des années 70. Dune ne doit rien aux autres œuvres de son auteur, en ce qui concerne la création d’Arrakis, et les réflexions sur le pouvoir. La Cie apparaît clairement comme un cas à part dans la science-fiction, enfin Helliconia est le résultat d’une nouvelle expérience littéraire pour son auteur, qui en compte beaucoup à son actif.

 

 

               2) Élaboration temporelle du livre-univers :

 

La maturation du système-monde nécessite plusieurs années. Plus de cinq, pour Stefan Wul et G.-J. Arnaud :

La Compagnie s’organisait lentement en moi sans que je souffle sur les braises. C’est vers 1975 que la première ébauche d’une locomotive fumante et mythique a dû sortir de mes ateliers cervicaux sans que je sache sur le coup ce que j’allais bien pouvoir faire d’elle.

Le train a fait d’autres apparitions dans mes romans et servi de décor, de lieu clos. Une demi-douzaine de romans d’espionnage sous différents pseudonymes se passent à bord de ces convois traversant tout un continent (…). [[364]]

“ J’ai également passé dix ans à écrire [Dune ]. Six ans de recherches et un an et demi pour chaque pierre ”, déclare Herbert[365]. “ Sept ans ont passé depuis que j’ai commencé à m’intéresser à cette histoire ”, écrit Aldiss en conclusion de sa trilogie (Helliconia, III-504). Quant à Dan Simmons, c’est au cours de ses années de professorat qu’il a conçu tout un cycle de récits épiques ayant lieu sur Hypérion, dont il faisait profiter ses élèves.

Le schéma ci-dessous permet de visualiser, sur une vaste échelle de temps, l’importance de la maturation dans le processus créatif qui mène au livre-univers.

 

 

 

Figure 13. — Période d’élaboration des livres-univers.

Figure tirée de la figure 1. Les bandes grisées correspondent aux périodes de publication des différents tomes, les bandes hachurées aux années d’élaboration.

 

L’élaboration s’étend sur plusieurs années. Le livre-univers est supérieur en cela aux sagas compliquées mais superficielles, issues de jeux de rôles, de space operas à rallonges ou d’univers partagés[366].

Les années de maturation se traduisent matériellement par des travaux préparatoires qui peuvent être publiés conjointement au roman, ou par la suite. Ceux-ci rappellent d’évidence l’“enquête” chez Taine, Flaubert ou Zola, qui place le livre-univers sur le terrain réaliste, et le fait osciller constamment entre l’invention et l’information.

Pendant deux ans, j’amassai des renseignements auprès d’experts en astronomie, histoire et philologie. (…) Parfois, je dois l’avouer, il semble que les spécialistes puissent devenir un obstacle. Mais mon devoir était de raconter une histoire — ou plutôt, trois histoires. Une fois embarqué dans le récit, j’ai tout simplement oublié les spécialistes. [[367]]

Ce travail prélittéraire, encyclopédique pourrait-on dire, qui met en relation des éléments appartenant aux différentes sphères du système-monde, peut être considéré comme une véritable analyse de système. L’auteur est conduit à développer au préalable un modèle de son monde, souvent de façon très scientifique (comme en attestent les cahiers de notes de Stefan Wul, les notes écologiques de Frank Herbert ou le globe d’Helliconia, III-507), et par conséquent à relier des variables entre elles, à se poser des questions sur leurs limites et les effets de leurs interactions, afin de nouer un maximum de liens entre les éléments et augmenter ainsi la cohérence générale. Brian Aldiss et Stefan Wul ont tous deux fait remarquer que ces recherches placent leur projet littéraire à part :

Généralement, je suis inspiré par un décor, une atmosphère, un cadre général où je laisse mes héros s’ébattre en liberté.

Noô ? Ah, c’était un peu différent. Il m’a d’abord fallu rédiger tout un traité de noômologie, puis un traité de mycoses respiratoires : amusants exercices qui n’avaient évidemment rien de littéraire. Ensuite, je me suis souvenu de R.L. Stevenson établissant une carte de L’Île au Trésor avant d’en écrire la première ligne, ce qui (a-t-il raconté) devait lui éviter de se casser la tête en cours d’écriture avec des problèmes de temps, de lieux et de distances… et (ajouterai-je) donner au récit une teinte beaucoup plus véridique, crédible. Car si vous négligez ces basses questions matérielles, il est possible que votre lecteur ne s’en aperçoive pas, mais il le sent !

(…) Pour un roman beaucoup plus complexe, et pour ainsi dire “total” tel Noô, ce travail préliminaire était indispensable. L’univers cohérent que j’avais construit par avance était un moule dans lequel je pouvais couler mon histoire sans bavures, en laissant libre cours à mon imagination. [[368]]

Ce travail se concrétise aux yeux du lecteur par des préfaces ou postfaces évoquant la genèse ou les spécificités du monde romanesque, des plans cartographiques, des glossaires, des notes historiques ou généalogiques, des annexes et des appendices relevant d’une rhétorique empruntée au “roman exotique” et au récit de voyages, qui ont pour fonction première d’augmenter l’effet de réalité. Helliconia ne comporte qu’une carte, mais le dernier chapitre du deuxième volet, “ Envoi ”, fait office d’appendice : l’on y trouve des précisions historiques, et l’origine des formes de vie intelligente sur Helliconia. Noô ne propose pas de cartes, mais abonde en digressions scientifiques et historiques qui posent le monde sur une base solide, dans l’espace et le temps de la connaissance. Le plus discret en ce domaine est Hypérion, où les jalons sont d’ordre culturel.

           Pour Stefan Wul, les mots se travaillent comme une pâte, lorsque tous les ingrédients sont réunis. D’où l’importance du travail préparatoire, pâte primordiale de l’imaginaire. Des carnets de notes — cahiers à spirales de format A5, dont le nombre n’est pas clairement établi mais qui se monte pour l’essentiel à deux carnets, dont une dizaine de pages sont reproduites dans l’annexe III-A — ont été aimablement mis à ma disposition par l’auteur. Ils contiennent des idées, des extraits, des cartes, des schémas complets, des informations scientifiques diverses. Leur étude montre que toutes les idées notées n’ont pas été utilisées dans le roman mais servent de “terreau imaginaire”, chaos d’images et de concepts d’où émergera l’ordre définitif conféré par la narration. Stefan Wul a établi un tableau complet des pnéomycoses avec leur composition, leur fonction, leurs effets sur l’homme. Une longue note[369] décrit l’utilisation du noôzôme en tant qu’arme au cours de l’histoire humaine :

1°) fossés remplis de noôzôme servant de barrage contre les invasions (non utilisé)

2°) bombes au noôzôme (non utilisé)

3°) empoisonnement par des gélules lyophilisées (conditionne­ment que l’on retrouve dans les expérimentations du Centre Noôzômique, Noô I-185, et dans le vaisseau fâvd, II-204) dans l’eau de consommation des cités (projet d’attentat contre le Comitium par les égouts, I-181)

4°) doses progressives dans l’alimentation des enfants nobles, pour développer leurs facultés (Noô, II-241 & 242).

Dans la même page, sont évoquées cinq facultés paranormales induites par la noômisation ; la note primitive en compte vingt. Dans les notes concernant les mycoses, la “mycose IV” n’est pas utilisée. En revanche se trouve l’histoire de la découverte de la mycose spatiale, développée dans Noô, II-30.

Stefan Wul s’est en outre abondamment abreuvé à la source encyclopédique de sa bibliothèque personnelle. La lecture des ouvrages de botanique se fait sentir dans les passages sur la jungle, en particulier en ce qui concerne le vocabulaire. L’étymon d’un insecte du Subral : Chiasognathus cacti (Noô, II-224) renvoie au Chiasognathus granti, une variété géante de coléoptère. La documentation de la partie vénézuélienne (Noô I) a été puisée dans le récit de l’Expédition Orénoque-Amazone, écrite par l’explorateur Alain Gheerbrant[370]. L’on peut compter au nombre des sources d’inspiration des kihas les sorciers et les guerriers couverts de plumes (Expédition…, p.9) ; les villes mangeant la jungle ; les caïmans bombardés de mottes de glaise de Noô, I-17 (Expédition…, p.26) ; mais aussi un vocabulaire spécifique : caño, gayucos, paujil, sakiwonki, sabañon… Lorsque Brice entreprend le voyage pour retrouver ses parents disparus dans la jungle, il est recueilli par une tribu indienne qui le soigne et le nourrit. “ J’avais mon tour, comme leurs bébés, comme les chiots et les petits singes qu’elles allaitaient au gré de leur fantaisie, ou peut-être de leurs rites. ” (Noô, I-37) Il ne fait guère de doute que l’étrangeté d’une scène réelle, photographiée au cours de l’expédition amazonienne, a vivement frappé Wul. Cette fois, il ne s’agit pas d’un singe mais d’un chiot[371]. Ainsi qu’on peut le voir, l’inspiration se confond avec l’information. Chez Wul mais aussi chez tous les autres auteurs de la science-fiction, les données scientifiques (ici, d’ordre ethno­logique) nourrissent l’imaginaire autant qu’ils fournissent de la vraisemblance au monde à décrire. Les détails scientifiques concernant les mycoses et la lèpre creuse trouvent une source documentaire dans La Dermatologie [372]. Dernier exemple d’étroite contiguïté entre documentation et influence littéraire :

Pour le fleuve spatial de cadavres, autour de “la Hache”, ai-je été inspiré par les dessins délirants de Philippe Druillet ? C’est bien possible… Mais aussi par les écrits du navigateur solitaire Le Toumelin, qui raconte avoir navigué à la rencontre d’un Gulf Stream de millions et de millions de bouteilles de plastique, miroitant sous un coucher de soleil. [[373]]

L’Abrégé de noômologie (Noô, II-213 & suiv.) est un “Que sais-je ?” factice. Cette idée de pastiche, Stefan Wul l’a eue en se documentant dans des ouvrages de la collection de vulgarisation. Emprunter leur ton sec et didactique l’a sans doute séduit, en tant qu’il constituait un contre-point au récit, ainsi qu’un gage de crédibilité. Diverses annotations de l’auteur permettent de remonter la piste de ces recherches, dans la forme comme dans le fond. Hypnose et suggestion de Paul Chauchard[374] où l’on trouve la source des effets du noôzôme sur les psychismes animaux, des éléments de chimie cérébrale ainsi que quelques termes comme “ chronaxie ” ou “ cataplexie ”. Biochimie de l’hérédité de François Chapeville[375] où l’on trouve la source d’inspiration de la structure moléculaire du noôzôme ; La Neurochirurgie de David Guilly[376] sur les symptômes neurologiques.

           Dans Dune, l’érudition philologique s’avère évidente dès la première lecture. On a vu, à propos des sciences, la diversité de l’éducation, souvent autodidacte, d’Herbert. Timothy O’Reilly[377] rapporte l’accumulation de notes, pendant huit ans, relatives à l’origine, l’histoire des religions et les règles psychologiques par lesquelles les individus se soumettent d’eux-mêmes aux mythes messianiques. Les emprunts culturels des Fremen (supra, p.165) ont été évoqués, indiens mais surtout arabes (en particulier le langage). Herbert a étudié les traditions des primitifs du Kalahari, vivant dans des terres inhospitalières en utilisant la moindre goutte d’eau. Dune a représenté une expérience d’écriture consistant à réunir tous ces éléments au sein d’une forme globale, avec son propre apport d’imagination. Enfin, il convient de citer une autre influence majeure : celle de Carl Jung, auquel Herbert doit sa vision des mythes collectifs et du destin commun de l’humanité, ainsi que le thème de la mémoire ancestrale à laquelle croyait le psychanalyste sous une forme un peu différente. Les références d’Herbert à Alfred Adler sont très pertinentes, sinon incontournables : élève de Freud, Adler accorde une place primordiale au rôle du corps et ses dysfonctionnements dans les processus psychiques (ce qui conduit, par extrapolation logique, à son amélioration génétique dans la thématique de Dune, et une idéologie tendant vers l’eugénisme), au sens de la communauté, également hypertrophié dans Dune, et à ses préoccupations éthiques et politiques.

De ces exemples de recherche, deux conclusions provisoires peuvent être tirées : le livre-univers va abondamment puiser dans la connaissance contemporaine, qui l’ancre, à un niveau supérieur à celui que peuvent fournir les indices spatio-temporels du roman “réaliste”, dans la réalité. Les influences littéraires et les recherches d’ordre scientifique plaquent, sur le système-monde qui établit la cohérence interne, un autre système de cohérence, non plus interne mais externe.

 

 

               3) En aval :

 

a. “Après” le livre-univers :

Il est courant qu’un livre-univers donne lieu à une ou plusieurs suites, l’ensemble instituant au bout du compte un cycle : la figure 13 en donne un aperçu. Cette forme se présente le plus souvent à l’auteur comme une nécessité. Noô fait figure d’exception, mais Stefan Wul n’a jamais complètement abandonné son univers, l’enrichissant par la poésie[378] à l’image de Brice qui, à son retour sur Terre, réécrit sans fin des épisodes de son récit, les revivant sans cesse, ce qui est le destin des cycles, en les enluminant. On parle de sequels ou suites, de prequels pour les suites antérieures au roman d’origine, de spin off pour les épisodes secondaires ou “chroniques parallèles”.

P.J. Farmer compare son cycle à un arbre :

Après le volume III, les autres récits ayant pour cadre le Monde du Fleuve ne sauraient plus être considérés comme faisant partie de la veine principale de la série. Ils constituent des “chroniques parallèles” qui ne traiteront plus directement des mystères et des quêtes évoqués dans la trilogie. Si j’ai pris la décision de les écrire, c’est que je crois — et je ne suis pas le seul — que le Monde du Fleuve représente un ensemble beaucoup trop vaste pour être comprimé en trois volumes. [[379]]

Ces suites indiquent que l’intrigue — voire les personnages, quand le cycle se déroule sur plusieurs générations comme c’est le cas dans Dune ou Helliconia — est moins impor­tante que l’environnement qui la détermine. L’idée de suite s’impose d’elle-même, si l’on considère le livre-univers comme un système ouvert à une continuelle autoconstruction. La complexité des règles pousse l’auteur à les expérimenter à nouveau dans le cadre du roman. L’auteur continue à “apprendre”.

Dans l’optique systémique, faire une suite c’est continuer le monde, le dire dynamique une fois créé, affirmer sa prééminence sur tout le reste — au risque de choquer, parfois. S’il y a un point de départ, manque le point d’arrivée, toujours à l’horizon. Une fois publié, le livre-univers devient un ensemble fini. Fini mais non fermé, tel est le sens des suites.

C’est aussi retourner le monde sur lui-même, passer du linéaire au cyclique. La Maison des Mères (Dune, VI) est marqué à la fois du signe de l’élargissement et de l’inachèvement. D’où souvent la réticence du lecteur et du critique, spoliés de ce qu’ils croyaient tenir pour acquis.

Le roman initial peut donc être perçu comme un modèle, projection de la structure totale. Cela implique un travail de l’auteur sur la morphologie et la physiologie du système. En clair, celui-ci va devoir, de façon ou non consciente, octroyer de nouveaux paramètres à son schéma de base : extension spatiale ou temporelle, disparition ou apparition de pôles d’intérêt, nouveaux personnages éprouvant différemment le monde. Cela peut aller très loin, comme dans le cas de Dune où la planète Arrakis, pôle ô combien puissant, finit par disparaître (Dune, VI), ce qui n’empêche pas son ombre de planer tout au long du roman, comme une image rémanente. La structure a changé de finalité, et cela explique le rejet, parfois, de certains lecteurs attachés au moule initial, qui voient dans ces modifications de nature une “trahison” ou une “dénaturation” du roman.

 

b. “Autour” du livre-univers :

De part son ampleur, le livre-univers a suscité nombre de productions annexes ou indirectes, comme si le monde fictif était si fort qu’il débordait du cadre romanesque, s’échappait même de l’auteur pour aller contaminer d’autres médiateurs, d’autres auteurs. Dune en particulier a suscité un véritable culte chez certains lecteurs de science-fiction. Ces productions relèvent, pour la quasi totalité, de l’exploitation d’une recette — mais le phénomène est symptomatique d’une volonté de perpétuelle “remise en jeu cosmique”.

Ces productions sont de trois types : littéraire, cinéma­tographique, ludique.

           Production littéraire : la pression des éditeurs américains sur les écrivains de SF[380] s’exerce sur les romans qui ont marché, ce qui est généralement le cas du livre-univers. On pense inévitablement aux interminables sagas d’heroic fantasy, ou aux romans tirés de jeux de rôle ou aux univers partagés, écrits parfois très vite, sans le mythe personnel de l’écrivain qui confère une énergie souterraine à la structure. Celle-ci ne tient alors qu’artificiellement, en singeant des méthodes, ou plutôt des recettes. Processus naturel de récupération qui a peu à voir avec le livre-univers tel qu’il a été cerné dans ces pages. En ce qui concerne la non-fiction, il faut mentionner les encyclopédies[381], les ouvrages illustratifs[382], les innombrables sites web : ici, c’est d’une autre manière que l’univers littéraire a échappé à son auteur.

           Films et autres projets audiovisuels : l’échec relatif du film Dune de David Lynch (USA, 1984) traduit bien les difficultés posées par la nature même du livre-univers. Comment transcrire la complexité d’un monde, l’enchevêtrement de situations et de personnages, dans un support de médiation soumis à une narration linéaire et une grammaire limitée, qui n’est a priori guère adapté à de telles complexités ? Les parties spéculatives, les digressions, n’ont pu apparaître dans le film. Comment transposer les exergues chapeautant chaque chapitre, dont le rôle est si important ? Le projet d’adaptation de “Fondation” se heurtera sans doute aux mêmes problèmes de réduction et d’appau­vrissement du discours originel. De plus, il est difficile d’imaginer un film qui couvrirait plusieurs générations de personnages, comme c’est le cas dans Helliconia, ou se conformerait à la structure narrative modulaire de Noô ou de la Cie. Une série télévisée consacrée à Dune, s’étalant sur cinq épisodes, est en projet ; peut-être n’aboutira-t-elle pas, mais la volonté d’accroître l’espace narratif est un premier pas vers une plus grande fidélité à l’œuvre.

           — Les productions ludiques se composent :

1°) des jeux de rôle (GURPS Riverworld par J.M. Caparula, Steve Jackson Games, 1989 ; La Compagnie des glaces par F. Cayla-J.P. Pécau, Jeux Actuels, 1986), Helliconia sur un site web… ;

2°) des jeux vidéo sur CD-Rom (Dune, Rama, bientôt Hypérion et Le Monde du Fleuve). Ici, les fondements du monde deviennent règles du jeu. La jouissance de l’invention a disparu, reste celle de l’expéri­mentation.

 

 

      B — style et langage

 

La science-fiction génère son langage et ses styles, ce qui est le propre de toute littérature. Mais depuis les années 50, la linguistique est souvent mise en jeu dans le récit de science-fiction. Et le genre s’est trouvé confronté dès ses origines avec la nécessité de décrire d’autres mondes, des situations inédites avec des mots de tous les jours.

Pour le philosophe Martin Heidegger, l’homme n’habite pas le monde, mais le langage. En toute logique, un créateur de mondes ne doit-il pas être un créateur de langage ? Le langage et son étude, la linguistique, sont des thèmes majeurs de la science-fiction moderne, et ont donné lieu à quelques œuvres remarquables : Babel 17 (Babel-17, 1966) de Samuel Delany, dont le titre est le nom d’un langage universel, un “langage-action” qui cherche à traduire la réalité concrète ; Les Langages de Pao [383] de Vance, L’Enchâssement (The Embedding, 1973) de Ian Watson[384]. Dans “ Essayez de vous souvenir ”[385] de Frank Herbert, l’humanité se voit posée un ultimatum par une espèce extraterrestre toute-puissante : réussir à communiquer avec elle, ou périr. On a vu supra, dans la section sur la religion, combien pouvoir et langage sont intriqués.

La science-fiction est au cœur du langage : elle parle un langage particulier qui la fait reconnaître en tant que genre, envisage des langages fictifs, emprunte tous les procédés de style dans des buts expérimentaux.

1°) Un langage particulier : ce langage est celui de la science raisonnée, à laquelle la SF adopte les formes d’expression en les extrapolant dans le futur ; elle “mime” le savoir. À propos de la science-fiction en tant que littérature authentique du XXe siècle, J.G. Ballard écrit :

La science et la technologie prolifèrent autour de nous, au point de nous dicter leur langage. Nous avons le choix : utiliser ce langage ou demeurer muet. [[386]]

Ainsi qu’on va le voir plus bas, en parlant le langage de la science et le langage du mythe, le livre-univers s’inscrit dans cette démarche.

2°) Des langages fictifs : la langue artificielle que parlent Nemo et ses compagnons à bord du Nautilus[387], la Novlangue de 1984 qui illustre les relations entre langage et pouvoir (supra, p.322), le Nadsat d’Orange mécanique (A Clockwork Orange, 1962) d’Anthony Burgess, mélangeant argot anglais et mots russes…

3°) Des styles-miroir : les tentatives de déconstruction du langage de Surface de la planète (1965) de Daniel Drode, qui imagine un langage futuriste pour mieux décrire le futur ; l’émouvante nouvelle de Daniel Keyes “ Des Fleurs pour Algernon ”[388], dont la version française se fonde sur un contresens, en traduisant par des fautes d’orthographe ce qui est la transcription phonétique des pensées d’un simple d’esprit, idée admirable car les progrès de l’écriture, l’apprentissage des structures grammaticales expriment naturellement les progrès de son psychisme vers l’intelligence.

Le langage est un thème indissociable de la science-fiction. Y a-t-il un traitement particulier dans le livre-univers ?

Lorsque le livre-univers met en jeu des peuples et des espèces étrangers, ce sont des langages entiers, avec leurs expressions et parfois leur grammaire, qui se structurent : le langage tactile des gnomes dans Noô ; le langage des Roux (voir l’exergue de cette partie), l’idiome des Hommes-Jonas et les langages fossiles (vieux français) dans la Cie ; l’olonets, le hurdhu, le sibish et leurs variantes dans Helliconia (II-81 & 93, II-187…) ; dans Dune, les langages (I**-114, II-11, II-75…) et les noms secrets fremens… Les néologismes du lexique[389] montrent une langue dont de nombreux noms sont manifestement dérivés de l’arabe. Ils fournissent un indice historique probant sur les origines des Fremen.

Cette profusion d’idiomes fonctionne avant tout en tant que signe d’altérité. Elle est au service de la vraisemblance. Difficile en effet de croire à une espèce extraterrestre parlant français ou anglais, sauf si des circonstances historiques le permettent expressément : encore faut-il que l’auteur s’en explique soi­gneusement et à plusieurs reprises, comme c’est le cas dans Noô.

Mais c’est une manière d’éviter le problème du multi-linguisme. Le “galach” de Dune, ou langage galactique parlé dans toute la galaxie, est une réponse toute faite à un problème insoluble dès lors que les personnages se mettent à voyager. Certains écrivains évitent délibérément cet écueil : dans Hypérion, les barrières du langage ne sont guère évoquées, et la situation qui y règne n’est pas sans rappeler celle qui s’annonce dans la réalité. Un écrivain américain n’a pas à se préoccuper de la défense de sa langue dans le monde : l’on comprend que cette problématique n’apparaisse que de manière épisodique.

Le livre-univers met à l’épreuve les talents de l’écrivain, dont le but est de faire monde. La création artificielle d’idiomes et de jargons ne suffit pas : tous les moyens stylistiques et narratifs sont en jeu. C’est la variété qui l’emporte (1), et parmi les éléments qui accroissent cette variété, la néologie (2) doit être distinguée.

 

 

               1) Forme et fond, dominance de la variété :

 

Le livre-univers est un roman pluriel ; roman qui marque la pluralité, marqué par la pluralité. Le style se plie aux caractéristiques du livre-univers qui sont celles de la variété et de la complexité. Les choix stylistiques ont pour but de s’adapter aux contingences particulières induites par le livre-univers. Un monde, parfois un discours, doit être rendu : par quels moyens ?

 

a. des choix d’écriture :

1°) Dune : l’écriture se veut un miroir du discours de l’auteur. Le style apparaît assez homogène, ce qui confère au monde une impression d’unité : unité du monde, lente continuité du discours. Le ton est didactique, même lorsque l’ambiance ne s’y prête pas a priori : Frank Herbert a un message à faire passer à son lecteur. Bien qu’il s’agisse d’un space opera, de l’histoire d’un empire, ne se trouvent guère de scènes de foules ni de sanglantes batailles ; c’est le dialogue qui dirige l’action, et non l’inverse. Le roman s’organise de façon à connaître intimement les personnages. Les psycho-récits (discours du narrateur sur la vie intérieure des personnages) enchaînés, les monologues intérieurs servent le discours sur les relations entre l’inné de l’hérédité, l’acquis de l’éducation et les désirs (cette force étant la seule constante). Il est d’ailleurs possible de voir, dans les exergues quasiment dévolus aux Mémoires volés de l’Empereur-Dieu (Dune IV), un renforcement du psycho-récit. Lequel n’est pas une clause de style, mais le fondement même du style conjectural si particulier de Dune, où la pensée décortiquée devient comportement, où se mêlent et interagissent la vie intérieure et l’environnement dans une relation écologique, où les savoirs se présentent non comme une accumulation (vision de la science classique), mais comme une cartographie des tensions entre les savoirs. On peut opposer ce style à l’autorécit (discours du narrateur sur sa propre vie intérieure) pratiqué dans Noô. Le procédé de l’écriture auto­biographique permet de voir, tel un enregistrement haute-fidélité, s’imprimer les flux de sensations sur cette bande magnétique vivante qu’est Brice. Mais dans les deux cas, il y a une totale transparence intérieure.

Le style élaboré, mais froid et réflexif, d’Herbert a parfois été critiqué comme pur reflet de l’intellect — à l’opposé du style charnel, près des sens de Stefan Wul.

Pour lui, le roman n’est rien d’autre qu’une machinerie aux multiples rouages dont il se plaît à tester le fonctionnement. En bon ingénieur, Herbert consacre des années à fignoler son œuvre, mais il ne consent pas à s’y impliquer. [[390]]

Pour juste qu’apparaisse cette opinion — comme l’indique d’ailleurs le traitement des personnages, voir supra deuxième partie —, il faut noter que le style d’Herbert a évolué. L’ampleur prophétique cède la place, dans les deux derniers volumes, à plus de simplicité ; les décors se fondent en une simple toile de fond où les teintes remplacent les couleurs, l’action se resserre autour des personnages.

L’action elle-même cède devant la réflexion ; le manque croissant de spontanéité a été reproché au style des derniers tomes. Dans plusieurs interviews, Herbert a longuement digressé sur l’inadéquation de notre langage occidental, qui privilégie la dualité être/néant sans laisser la place au devenir, à la mutation ; c’est pourquoi Herbert a tâché d’utiliser le moins possible le verbe “ être ”. Le regard occidental sur le monde sous l’angle des choses est une distorsion entretenue par le langage. La vision induite par l’écriture si particulière d’Herbert (notamment l’accent mis sur les relations interpersonnelles, qui font la trame même du récit) se fonde sur les relations dynamiques qui structurent le monde et contrôlent sa croissance. La seule constante, au bout du compte, est le mouvement : aucune résolution n’est définitive, aucune position ne reste tranchée dans le temps fictif de la trame narrative. Le style réflexif, qui tourne autour du sujet pour l’éclairer sous toutes les facettes possibles, mais aussi pour tisser autour de lui un cocon d’incertitude, se fait le signe de cette constante.

2°) Cie : à première vue, l’optique d’Arnaud se démarque de celle des autres créateurs de livres-univers, par son écriture volontairement relâchée et une économie de moyens qui lui ont parfois été reprochées. On l’a à tort qualifiée de “populaire”, l’écriture populaire pouvant très bien être boursouflée. Elle prend le contrepied de celle d’Herbert dont les détours spéculatifs et les raffinements psychologiques alourdissent parfois la construction. Au contraire, ici la narration reste toujours en situation. Le jugement de Rostand, selon lequel Alexandre Dumas n’avait pas de style mais du souffle, pourrait à merveille s’appliquer à G.-J. Arnaud. Son écriture laconique se passe presque complètement de descriptions, et semble se plaquer sur le décor uniforme de la glace. La méthode est celle du récit alterné, découpé en courts chapitres, dépouillés de toute fantaisie littéraire ou encadrement. La variété se trouve essentiellement dans les rapports entre les personnages et les situations, même si Arnaud utilise quelques rares artifices (brochure de Concrete Station (Cie, XXVII-126), lettres, récits légendaires). La Cie s’est appropriée la structure, les thèmes, le décor même (les récits polaires)… et la longueur du feuilleton populaire du XIXe siècle. L’espace imaginaire d’Arnaud est donc, au même titre que les autres, un espace esthétique.

Autres espaces esthétiques, plus élaborés, plus riches de référents littéraires : Hypérion et Noô.

3°) Hypérion : Patchwork stylistique composé par un virtuose de l’écriture, Hypérion est un roman soutenu par une construc­tion aussi puissante que complexe. Exercice de style, qui fait une collection de styles manifestant un goût de l’auteur pour les structures classiques. Six appels à des genres différents, correspondant au récit de chacun des personnages se racontant, empruntant au roman policier des années 50, au space opera stratégique, à la fresque cosmique, au cyberpunk… La Chute d’Hypérion rajoute un septième style : celui de Dan Simmons. L’œuvre de Dan Simmons fonctionne comme un hommage à la science-fiction, à la poésie anglaise… et à l’écriture en général, le roman fournissant un catalogue impressionnant de procédés littéraires : pseudo-journal de bord tel qu’on peut en trouver dans Voyage au centre de la terre (1864) de Jules Verne, digressions philosophico-religieuses de Sol Weintraub, combats épiques de space opera, érotisme et même “gore” (Hypérion, I-226)… formant une œuvre à trois dimensions : l’espace linéaire du voyage, la dimension temporelle des hommages littéraires, enfin le talent unificateur de l’écrivain Simmons, qui fait du roman un Espace-qui-Lie. Le pastiche, ici, n’est pas qu’un jeu. Il est la retranscription d’un “ monde intense ” — pour reprendre le vocabulaire de Keats, monde gros d’énergie retenue, gonflé de sensations. Dan Simmons excelle dans la compilation, la régurgitation réussie. Mais son talent principal est sans nul doute l’efficacité de sa narration — un talent de conteur qui assure à Hypérion le statut de roman populaire.

4°) Noô accumule les aventures exotiques aux accents picaresques, les intrigues d’espionnage, les idylles de roman sentimental, l’onirisme, les développe­ments spéculatifs de hard science, le commentaire social. À la diversité des méthodes narratives fait écho la variété des tons : le ton neutre du simple récit alterne avec le tragique, l’ironie, la tendresse. Mais les buts diffèrent : la variété procède chez Dan Simmons d’un désir positiviste de pastiche, pour créer un roman synthétique de la SF — mais au service d’une intrigue minutieusement ciselée. Pas de cela chez Wul, dont la variété stylistique est à mettre sur le même plan que les autres techniques baroques : elle donne un mouvement organique au texte et symbolise la variété chaotique du monde, ses perpétuelles mutations. L’auteur ne semble pas lésiner sur les adjectifs, s’accommode des adverbes (peu à la mode à une époque où le style plat prédominait), les couleurs, les notations sensorielles détaillées et synesthésiques — tout cela faisant la “chair” du roman.

Noô réalise un très ancien projet personnel : celui d’une vaste promenade romanesque donnant l’impression de la vie même, dans sa foisonnante totalité, mais transposée dans un autre univers qui donnerait champ libre à toutes les démesures de l’imagination. La technique “unanimiste” (…) m’ayant toujours semblé artificielle, de même que les acrobatiques découpages et encarts à la Le Clézio, j’ai préféré laisser courir une action linéaire permettant une foule d’échappées diapositives sans que le flux général en soit perturbé. [[391]]

L’histoire, pour Stefan Wul, n’est qu’un squelette. Ce qui compte, c’est le plaisir de la lecture, et l’on a vu, à propos du décor, à quel point Wul privilégie la chair par rapport au squelette.

Voyez la nature : dans le fœtus, c’est la chair qui préexiste et sécrète peu à peu le cartilage avant de former le squelette. De même, une promenade gratuite et sans but particulier en décor fantastique, fût-elle une promenade mentale et manuscrite, doit peu à peu sécréter son “squelette”, je veux dire l’intrigue qui va la faire tenir debout. [[392]]

La qualité se conjugue à la quantité[393] pour former un roman plantureux, omnivore. “ Le roman est un fourre-tout d’idées politiques, sociologiques, métaphysiques… L’arlequin est un plat cuisiné dans lequel on met d’anciens restes : voilà Noô. ”[394]

Le ton est tour à tour didactique, comique, exalté, pathétique, la néologie s’immisce partout. La variété de la forme littéraire épouse la complexité du fond, c’est pourquoi il convient de ne pas les dissocier. Les deux auteurs, cependant, visent avant tout, et de manière plus délibérée, l’efficacité. Ainsi, dans le délire noôzômique de Brice, la phrase se réduit à des éléments disloqués qui traduisent la pensée éclatée, se dévidant en continu. Mais ce délire a un sens, et si les phrases se désarticulent, c’est avec une logique interne, comme si elle se dépouillaient progressivement de leur grammaire, en passant par le stade de la poésie (“ Il vente lourd et grave !… Allons, marche !… Le vieil océan n’est pas loin… On l’entend ruminer des idées générales… O relance inlassable et lourde du ressac ! ”, I-187) jusqu’au “bruit verbal” formé d’amassements anarchiques, de télescopages et de mots à la syntaxe broyée :

Il a très mal… grrrêle-de-mots-scalpels-qui-fouillent-à-l’intime… Arrêtez !… On me fffouette de certitudes… UUN… On m’injecte des ffflux trop… Gavage accéléré d’impliquexclusions réciproques… Erreur de cent mille uas !… Et ce n’est plus possible… Si !… DEEUX… Tu vas crever… On me subdivise… On me muldivlise par mille… Je suis mille nains qui vont crever, crever… Calvaire poussif : han ! han ! han ! hyperesthétique mouvement brrrownien de… géant !… cccrever si tu ppperds tous mes mmmorceaux… [[395]]

Au-delà de l’effet immédiat il s’agit avant tout, pour l’auteur de Noô, de faire passer un grand nombre d’images et d’idées dans le cadre étroit de la narration linéaire, d’immerger le lecteur sans le noyer dans l’univers fictif. “ Comme si, né en son sein, vous aviez appris par osmose et dans le désordre une foule de détails dont le puzzle deviendrait, enfin, cohérent…, sinon totalement reconstitué ”[396]. Le style est tributaire de la cohérence du monde. Pour cela, Wul use d’innombrables procédés, dont une toute petite partie — notamment ceux relatifs au rythme de l’action — sont expliqués dans À propos recousus. On a beaucoup glosé sur la (réelle) maîtrise littéraire de Dan Simmons. Un seul exemple, tiré de Noô, suffit à apprécier la technique de Stefan Wul — ici, l’ellipse de la forme factitive, tout le passage étant l’objet de raccourcissements connotant l’urgence de la situation vécue. Brice et Jouve doivent fuir Grand’Croix en catastrophe, mais clandestinement :

Je sens la hâte autour de moi. On me fait avaler des pilules de stimuline. On m’ingurgite un repas léger. D’autres phrases s’énervent : “ Nous avons le temps d’arriver pour l’entracte… Il faut un costume à Brice… ” Je n’y comprends rien (…). On me titube d’une pièce à l’autre. Des mains me tripotent de pied en cap. [Noô, I-196]

 

b. quelques éléments de variété stylistique :

La variété des styles est une technique qui, parce qu’elle requiert un certain savoir-faire du langage conforme aux critères supposés de la littérature générale, confère à l’ouvrage sa dignité littéraire. Dune est souvent considéré comme un ambassadeur du ghetto de la SF, La Chute d’Hypérion a figuré dans le palmarès 1992 du magazine littéraire Lire.

Ainsi qu’on l’a vu plus haut, des styles et des approches très différents concourent au même but : donner l’illusion d’un monde vivant. L’utilisation des complexités de la langue — comme la création écologique — donne une image de la vie.

Cette variété prend plusieurs visages. Parmi ceux-ci l’extralittérarité, la poésie, les livres fictifs, et le fond baroque.

           L’extralittérarité est un terme qu’on ne discutera pas, tout comme son contraire. L’extralittérarité possède le sens d’exergue dans son sens étymologique : elle contient tout ce qui ne fait pas partie de la trame romanesque. Citations en exergue, glossaires, cartes et appendices divers… qui fournissent une cohérence interne, auto-référentielle. Le seul à s’en passer complètement est G.-J. Arnaud, qui refuse tout extraromanesque, tout effet d’encadrement. Les exergues, caractéristiques voire indissociables de l’image de Dune, sont une vieille tradition de la science-fiction. Parfois fort longs, souvent profonds. C’est là que l’on trouve, naturellement, la plus grande diversité de style : extraits de chroniques au ton didactique, chansons et poèmes, maximes fremens, formules politiques… et cette variété cimente, en quelque sorte, l’univers en multipliant les points de vue, apporte une épaisseur supplémentaire qui est celle de la perspective. Perspective historique avec les extraits biographiques des chroniqueurs contemporains ; perspective religieuse, philologique avec les livres de sentences. Mais ces exergues sont piégés, car ils cachent plus qu’ils ne révèlent. Les textes sont tirés de documents officiels, de “sources autorisées”, émanant d’instances de pouvoir, et non de samizdats ou d’ouvrages historiques plus objectifs. L’orientation politique est claire, mais tout un pan de Dune reste ainsi dans l’ombre. (De même, on pourra faire remarquer que l’art dominant, dans Dune, est la musique. Est-ce parce que le langage musical, très codé, ne passe pas par le langage articulé et est donc “inoffensif”, non susceptible de véhiculer une quelconque contestation de l’ordre établi ?)

Dans Noô, un effet de réel tout aussi efficace est donné par l’Abrégé de noômologie agrafé en appendice. Il en va de même pour l’allocution de Shay Tal dans Helliconia (I-220) reproduite par anticipation, en tête de partie (I-129). Il faut en outre ajouter les chansons[397], refrains et poèmes qui forment un réseau signifiant dans la trame de l’histoire.

Les appendices de Dune sont au nombre de quatre et sont à mettre sur le même plan que les exergues en ce qu’ils fournissent des détails indispensables à la compréhension générale. L’éclairage est néanmoins différent car dans les appendices, c’est l’auteur qui parle. Le premier appendice nous éclaire sur l’écologie de Dune, tout en précisant le discours de l’auteur. Le deuxième traite des religions, et a donc valeur historique. Le troisième appendice éclaircit les buts du Bene Gesserit, c’est la sphère politique qui est traitée. Le dernier présente les notices biographiques de sept personnages de l’Impérium, paliant l’absence d’arbre généalogique.

Le “ Lexique de l’Impérium ” ne compte pas moins de 285 entrées. On y trouve des référents science-fictionnels classiques (cristacier, distrans, fanemétal, galach…) en nombre conséquent pour un space opera, mais minoritaires par rapport aux autres néologismes. Le lexique permet de mesurer l’importance des racines arabes, pour les éléments religieux et relatifs au désert[398] ; mots existants transposés dans le futur, sans (baklawa, Jihad) ou avec modification de sens (le caïd devient un gouverneur militaire, la baraka “ un homme saint aux pouvoirs magiques ”) ; des mots transformés (le fedayin devient fedaykin par adjonction d’un k, et prend le sens de commando de la mort fremen) ; des expressions qui n’ont de sens que dans le cadre du roman (les Choses sombres, superstitions implantées par le Bene Gesserit au sein des civilisations instables). L’origine latine, beaucoup plus rare, dénote quant à elle l’ancienneté (Missionaria Protectiva) et le langage du droit (Dictum familia). Le Lexique de l’Impérium n’est pas un simple catalogue de néologismes, mais un dictionnaire technique ayant sa propre logique, fourmillant de renvois internes, qui éclaire toutes les sphères du système-monde.

Extralittéraire, l’on trouve encore le rôle classique de la citation en exergue telle qu’elle apparaît couramment dans la littérature générale : celui de faire lien avec une littérature, un auteur, une philosophie. L’exergue fonctionne comme un surlignage de la création littéraire. Ainsi dans Helliconia, en tête duquel Aldiss invoque Lucrèce (voir supra, p.88). Ou chez Wul, dont les deux citations précisent les deux pôles de l’œuvre : la science et la poésie. La citation de Nerval est aussi une dédicace, l’on se trouve clairement dans l’intertexte. Pour Nerval comme pour le narrateur-double de l’auteur, la vie réelle c’est la littérature et elle seule, cet autre monde fait de mots. Comme Nerval le narrateur deviendra fou, et l’écriture son seul remède. Autre élément extralittéraire, à fonction structurante :

               Les livres dans le livre. Le livre-univers affectionne les extraits d’ouvrages factices, historiques ou techniques. L’“ Encyclopedia galactica ” d’Asimov dont un extrait clôt Fondation est un ancêtre connu par tout amateur. Il arrive que la seule mention d’un titre ou d’un auteur suffise. Le monde du Fleuve, dépourvu de papier, n’autorise pas leur existence ; en revanche, ils abondent dans Dune sous forme d’extraits en exergue (la princesse Irulan, épouse impériale de Paul, en a écrit à elle seule dix-neuf), et dans Noô :

 

Précis de noômologie, Mycoses irréversibles des races houngo, Diaspora humaine en basse époque fâvde, Codex de Psychobernétique (I-46 et I-146).

 

Sont mentionnées les “ éditions Microm ” (Noô, I-227). Des auteurs sont évoqués : Myers, Sardès, ainsi que des extraits d’ouvrages dépourvus de titres (Noô, II-145…). Stefan Wul va jusqu’à créer un faux ouvrage scientifique sur le noôzôme. L’extra-romanesque n’est qu’apparent puisque la trace de la lecture de l’Abrégé se retrouve dans le récit, II-93. Passage extra-romanesque, mais pas extra-littéraire : le pastiche — fût-ce d’un “Que sais-je ?” — est un exercice de style.

Ces ouvrages sont autant d’indices, à la manière des exergues de Dune, de l’existence d’une noosphère dans le système-monde, et parfois nourrissent celle-ci. À l’exception du livre-univers de Frank Herbert, le contenu des ouvrages n’est jamais développé : ils constituent avant tout des signes, et sont comparables, dans notre optique constructiviste, aux éléments de flore ou de faune entrant dans la composition de la biosphère.

Autres exemples :

 

La Compagnie

des glaces

Instructions Ferroviaires, La Voie oblique d’Oun Fouge, Mémoires d’une femme de langue française…

 

Helliconia

Encyclopédie des faits d’Histoire et de Nature, de SatoriIrvrash, De l’extension d’une saison helliconienne au-delà d’une vie humaine, de Billy Xiao Pin.

 

Hypérion

La Terre qui meurt, recueil de poésie de Martin Silénus (I-200, dont le titre est un hommage à la série de Jack Vance du même nom)

La poésie sera prise ici dans plusieurs de ses acceptions. Elle est d’abord, ainsi que l’indique son étymologie, pouvoir créateur du langage, et la section suivante s’étendra sur un de ses aspects, la néologie. On la considérera d’abord, dans cette section, sous son angle le plus classique. Elle constitue également un indice de littérarité, si important qu’elle peut devenir la clé même de l’œuvre. Ainsi dans Hypérion, peut-être en est-elle la clé majeure. Outre les références aux poètes anglais (voir par exemple Hypérion, I-198) et un historique de Keats (I-375), Hypérion, nom d’une colonie de poètes, est le lieu-clé de l’univers romanesque. Celui-ci est vu par le filtre du cybride (double reconstitué) de John Keats, seul personnage en “je” du récit. Et en partie par un poète, Martin Silénus, qui déclare :

Être un poète, un vrai poète, me disais-je, c’était devenir l’avatar de l’humanité incarnée. Accepter de revêtir le manteau du poète, c’est porter la croix du Fils de l’Homme, et souffrir les affres de la naissance de la Mère Spirituelle de l’Humanité. [Hypérion, II-445]

Les effets typographiques et la reconstruction du langage de l’entité IA Ummon ne sont pas sans rappeler certaine forme de poésie[399]. La poésie formelle, versifiée, est un indice d’activité de la noosphère dans ce qu’elle a de plus gratuit en apparence (comparée à la politique par exemple), puisqu’elle touche à l’art. Frank Herbert a senti la nécessité de faire figurer l’activité poétique dans son système-monde, puisqu’on en trouve dans quelques exergues de Dune.

Dans Noô, la poésie fait corps avec le texte, elle est la marque de l’auteur. Poésie de l’étrange, qui a pour motivation première de redimer le réel, de lui attribuer une valeur ajoutée qui est celle du verbe. La qualité première du narrateur est de l’ordre de la poésie.

Les rapports entre la poésie et la science-fiction peuvent paraître minces, mais ils sont néanmoins bien réels. Comme la SF, la poésie montre la réalité sous d’autres dehors. L’inspiration scientifique peut tout aussi bien toucher la poésie, à laquelle rien n’échappe. La poésie scientifique existe depuis le XIXe siècle[400], la poésie conjecturale depuis l’antiquité, et les fictions de Cyrano de Bergerac sont bien connues. On trouve dans les revues des années 50-60, Fiction, Galaxie et Satellite, des calligrammes, des mots-croisés, mais guère de poésie. Signalons toutefois, sous la signature de Jean Cap, un extrait d’une “Anthologie de la poésie galactique” intitulé “ Les Monstres ”[401]. Le mouvement new wave est un rapprochement notable de la poésie, en constituant un projet esthétique[402].

L’intérêt de Stefan Wul pour la poésie ne date pas de Noô, bien qu’il ait été vu, plus haut, l’énorme influence qu’ont eu les poètes, des classiques aux surréalistes, sur l’auteur. On la trouve dès Retour à “0”, sous les dehors d’un refrain :

“ Il tournoiera sans fin dans le froid de l’espace,

“ Impuissant prisonnier des orbites lointaines… ” [[403]]

Elle parsème tous ses livres, parfois en chansons (L’Orphelin de Perdide, Odyssée sous contrôle), parfois camouflée dans le récit, au creux d’une description, par une sorte d’imprégnation. Si Wul a renoncé au roman depuis bien longtemps, il n’en est pas de même de la poésie.

Si donc Stefan Wul n’est pas le premier à aborder la poésie conjecturale, il est le premier auteur de science-fiction à l’avoir élevée au rang d’idéologie. Il admet volontiers son attirance pour l’Art pour l’art. C’est l’alexandrin qui a la faveur de l’auteur. Il s’en trouve parsemé dans tout le roman, en tout ou en partie — car les hémistiches (six pieds) abondent, donnant au texte une impression de fluidité. En voici une liste, loin d’être exhaustive :

 

I-39       (L’orgue des flûtes,) accroissant mon délire, / mugissait en échos /

              sous des voûtes immenses.

I-59       Je humai lentement les sucres de la nuit.

I-97       (les sphynx noirs) qui s’embusquaient naguère / au creux des

              moindres phrases.

I-119     J’avais un goût de cuivre / au tréfonds de la gorge.

I-126     Quand la Ville encore grise / de sommeil s’étire et / se cambre de

              toute sa taille, / en toussant des bruits creux / dans les brumes de

              l’aube.

I-127     cet hyperdiorama / de roides véhémences.

I-155     “ les tambours de la mer ” (hémistiche)

I-170     Toi l’ange Sérasim / qui tiens savoir de Dieu… [poème de 9 vers]

I-171     (Tout s’affectait d’un signe moins) qui mêlait un peu d’âcre / aux

              sucres du réel.

I-200     De tonnantes cascades / fument en contrebas.

I-253     La puanteur montait / en se tordant les bras / dans le décor des

              branches.

I-258     la forêt cisela / de sombres caducées / encadrant des lointains /

              (d’Hespérides).

I-261     (…) déjà fondus sous les / pastels d’un bois d’yeuse.

II-58      On devinait au loin / de plates phosphorescences.

II-129    Les monts Altis au loin / jouaient les patriarches.

Plus rares, quelques rythmes binaires (“ Percé de glaives divergents, le ciel trame de noirs complots ”, Noô, II-121). Mais “ La poésie, ce n’est pas forcément des vers ”, écrit Pierre Versins[404]. C’est aussi du tempo, une cadence particulière. La prose poétique passe également par le lyrisme de certaines phrases, certaines assonances ou allitérations.

 

I-21       La plume est un scalpel ébréché. Je m’écorche et j’extirpe au jour…

I-36       Leur présence invisible faisait corps avec les eaux…

I-38       J’apprenais de nouvelles danses…

              Un jour, le ciel s’encombra de montagnes bleuâtres…

I-126     Ce District, aux dires de Jouve était un pseudopode…

I-133     L’air de cendre mouillée avait saveur d’aphrodisiaque…

I-192     Et j’étais écrasé par une horrible impuissance…

              À mesure que je bois, le décor se dilate…

I-261     J’ai seulement vu passer des lueurs, humé des relents d’estuaire…

II-15      Le chien bleu s’étira en bâillant. Les viaducs, là-haut…

II-59      Chaque soir nous offrait pourtant quelques minutes d’extase…

II-65      Ailleurs encore on trouve des monstres, des bêtes…

II-67      On se déloque en plein vent dans l’ombre d’une impasse.

II-102    Également inaccessible était la mer qui m’accompagnait de loin…

II-123    Vautrées à fleur d’eau verte, les grottes reniflent pesamment la

              balance du flot.

II-142    Au bas des marches, de grands arbres s’éploraient sur leur image

              piégée sous l’étang.

II-143    J’assistai suffoqué à la renaissance végétale…

II-177    Et plus tard, berçant enfin nos cœurs assagis…

La poésie, enfin, transparaît à travers des images (“ la flaque de bière du ciel ”, Noô, I-133), un vocabulaire recherché, dont l’effet est ouvertement poétique :

 

I-44       irradiances [attesté en 1874, Verlaine ; litter. et rare]

I-72       cascatelle [litt., petite cascade]

I-79       figements [rare]

I-91       aberrances

I-137     abracadabrance [la terminaison -ance, comme -ité, est utilisé dans

              la poésie]

I-139     respir [vx ou rég. Ici précédé de “ ample ”, connotation poétique]

I-193     strideurs [son strident. Voir Rimbaud, Voyelles ]

II-112    aquilon [vent du nord, registre poétique]

… Ou peut passer par le vocabulaire scientifique, existant (et parfois vieilli) ou inventé à partir de morphèmes gréco-latins : bradychardie (Noô, I-76), parenchyme (I-129), micelles (I-211), tréponème (II-144), polyterpènes (II-168)… Ces mots font partie du dictionnaire. Tel n’est pas le cas de clysmique (Noô, I-78), isocratique (I-157) ou cleptocrate (I-234) ; la similitude de construction fond le tout en un seul langage parallèle — qui plus est international et “officiel”, les racines grecques et latines formant un réservoir universel —, qui contribue à exercer un puissant effet de réel. La “ diapédèse ” (Noô, I-210), mode de locomotion des leucocytes d’un tissu à l’autre, est utilisé par Jouve, friand de vocabulaire biologique, pour qualifier sa fuite par les égouts. Le registre savant rejoint le registre précieux, l’utilisation de mots archaïques ou spécialisés, et Stefan Wul a un plaisir évident à jouer sur les deux tableaux, en s’en gaussant à l’occasion, car ce plaisir ne l’emporte pas sur l’exigence de cohérence interne. Encore une fois, c’est le monde qui domine l’écriture, ou plutôt l’annexe.

           le fond baroque. Plus que tout autre livre-univers, c’est Noô dans lequel, a priori, s’illustre le mieux le baroque — mais on reconnaîtra, dans la courte énumération suivante, des procédés à l’œuvre dans d’autres œuvres de notre corpus. Le nombre élevé d’occurrences de ce mot atteste l’intérêt de Stefan Wul pour cette notion : Noô, I-171, I-262, II-13, II-41, II-46, II-70. Le baroque est un mouvement artistique couvrant tous les arts, qui s’est imposé en Europe et en Amérique Latine aux XVIIe et XVIIIe siècles, avant d’être détrôné par la réaction néoclassique. Il faut noter que le baroque n’a jamais vraiment pris en France. D’après Jean Rousset[405], il est “ dissocié et mutilé ”, parce qu’il a renoncé au mouvement. Selon Gérard Genette, “ l’époque baroque s’est signalée par une sorte de prolifération de l’excursus descriptif ”[406], prolifération à l’œuvre dans Noô. L’esprit baroque montre une réalité des sens instable ou illusoire, en perpétuel mouvement, et l’homme lui-même en constant déséquilibre. Il prône le mouvement, la métamorphose, le déguisement, la parade, la grâce. Ses formes d’expression traduisent cette extrême plasticité par un désir d’étonner, et des procédés touchant à la profusion ornementale qui peut aller jusqu’au rococo[407], à la démesure et au dynamisme exaltant — procédés appliqués dans Noô. Pour toutes ces raisons, le baroque est lié au spectacle, en particulier l’opéra, qui partage avec Noô une richesse extravagante des décors et une théâtralité qui est évoquée à plusieurs reprises : “ … avec la sensation de vivre en dehors de moi, de jouer un rôle dans une pièce attrayante et colorée mais qui devrait s’achever, tôt ou tard, sous je ne sais quel baisser de rideau ” (Noô, I-49).

Les critères baroques dans une œuvre littéraire, définis par Jean Rousset, sont l’instabilité, la mobilité de la vision multiple, la métamorphose, la domination du décor. Le dernier point a fait l’objet d’un chapitre dans la troisième partie. Dans Noô, le mouvement est donné par la cursivité du style wulien, le tempo ou mouvement musical de ses phrases ; la mobilité, par le changement perpétuel de rythmes, de temps (passages du présent au passé), mais aussi de genres : du roman d’initiation, l’on passe subitement au merveilleux du space opera, à l’espionnage, etc. La néologie (voir ci-dessous) procède d’une conception baroque de la métaphore, par le déguisement du sens reposant sur l’ingéniosité. Quant à la folie finale de Brice : tout n’a-t-il été qu’un songe, sa folie n’est-elle qu’un masque de la tradition baroque ? Ni l’un ni l’autre : c’est tout simplement une autre facette — le pathétique — qui s’exprime, et un ultime retournement du récit qui souligne, bien à la manière baroque, l’artifice.

Autre procédé baroque classique dans Noô : le double Brice-Vassil, déguisement de la nature. Deux êtres, sosies sans le savoir, et une destinée assez espiègle pour machiner un jeu de cache-cache compliqué d’un jeu de miroirs invisibles (les attentats manqués) qui déconcerte le héros. Situation fausse mais tragi-comique, qui culmine dans le palais quand ressurgit Prairiale, dans un nouveau rôle.

D’autres signaux baroques peuvent être décelés : la cruauté passagère des combats sanglants dans la jungle, la mort de la sauvageonne amoureuse et celle de Vial, que l’on peut qualifier de spectaculaires, et édifiantes… mais l’image de la mort, dans les deux cas, reste “gracieuse”, et les deux cadavres sont aussitôt absorbés par la jungle, qui recycle tout.

Le style d’Aldiss est-il baroque ? Dans Helliconia, le monde est un théâtre politique et la vie une tragédie où il faut revêtir un rôle. Mais chez Aldiss, pas de changements de décors à vue, c’est le naturalisme des caractères et des situations qui, en principe, doivent l’emporter. Aussi, pas de trompe-l’œil ni de grands mouvements, ou bien ces derniers sont étroitement circonscrits dans l’espace et le temps de la narration — mais des histoires individuelles, où s’affrontent des destins.

 

 

 

               2) La néologie, autre indice de variété :

 

La formation de néologismes, ou “ mots-fictions ” dans la terminologie de Marc Angenot[408], est un aspect de la création verbale qui fait du créateur de monde un créateur de langage. Elle singularise un univers et fonctionne comme instrument d’homogénéi­sation. C’est pourquoi il est naturel qu’elle abonde dans le livre-univers. Bien qu’assez rare, elle se rencontre même dans la Cie, malgré le peu d’inclination que lui manifeste l’auteur.

Dan Simmons n’hésite pas à en user. Aux termes dont il fait emploi s’applique aisément le qualificatif de “ mots-fictions ”, c’est-à-dire qu’ils renvoient au patrimoine de la science-fiction : les distrans, le cyberspace, les arcologies, la terraformation… D’autres termes explicitent certaines références, et fonctionnent à la manière d’hommages : “ matrice gibsonienne ” (Hypérion, I-388), espace eschérien…

Le sol était composé de blocs de bois-diamant alternant avec des coquilles de kabuzu, entre quatre bordures faites d’os de passaquet. ”

[Dune, III-274]

Si les néologismes sont bien présents dans Dune — on a vu la variété qu’ils représentent dans le “ Lexique de l’Impérium ”, ce type de description reste néanmoins assez rare dans l’œuvre d’Herbert. Les mots spécialisés doivent avant tout être liés aux autres, former une écologie sémantique. Mais il s’agit avant tout de singulariser l’univers, c’est pourquoi les objets et usages propres à Arrakis abondent. Considérable dans les premiers tomes, la création verbale se dépouille peu à peu, sans tout à fait disparaître.

 

Le record est atteint par Noô. Ce roman se révèle être une mine lexicologique, avec environ quatre cents néologismes. La création lexicale ne se réduit pas à une gymnastique stylistique, elle témoigne d’une langue qui a évolué parallèlement à la nôtre sur une autre planète, de la même façon que la langue québécoise a évolué à partir du français (parfois en figeant des mots, comme il s’en trouve dans Noô) —, une langue que Wul rend vivante, afin de rendre vivants ses mondes étranges. L’altération de la langue est du reste explicite dans l’ouvrage, où il est fait mention de “ français déformé ” (Noô, I-77). Il faut distinguer le néologisme, création précieuse de mots inutiles qui abondent dans Noô et relèvent du baroquisme[409], et la néologie, création justifiée par les besoins de la langue et de la société.

La néologie se répartit dans des domaines d’une grande diversité, couvrant toutes les sphères du système-monde. Dans l’annexe II-A, les néologismes de Noô sont classés en cinq grandes catégories. Quatre s’insèrent dans les sphères du système-monde établi dans la deuxième partie :

 

1°. les néologismes relatifs au vivant                      cosmosphère, biosphère

2°. les objets et usages propres                            technosphère

     aux mondes d’Hélios

3°. autres néologismes techniques                         cosmosphère, technosphère,

                                                                           noosphère

4°. les faux dialectalismes,                                    noosphère

     argots et faits de langue

5°. les artifices stylistiques et poétiques                 [voir ci-dessous]

 

Les artifices stylistiques et poétiques (5°), les mots-valises issus du délire noôzômique de Brice, n’ont pas pour fonction de structurer le monde, et constituent plutôt des violations aux codes de langage, tandis que les autres au contraire fabriquent du langage (se retrouve ici la même opposition qui sépare le merveilleux du fantastique).

Que trouve-t-on dans ce matériel néologique ?

1°) des néologismes lexicaux avec des emprunts (scenic railway, vitis…), des mots-valises (vertécailleux, vêtose…), des dérivations (sur noô, sur mycose…), des composés (geckos-guimbardes, oreilles de singe…), des recomposés (injection dans la langue contemporaine de mots créés à partir de racines grecques ou latines, procédé courant chez Wul pour le jargon scientifique inventé)…

2°) beaucoup de néologismes sémantiques, mots existants qui se voient attribuer un sens nouveau (kiosque, plainte…).

La variété et la profusion de la création verbale concourent à l’esprit baroque de l’œuvre. Pour la 1e catégorie du tableau ci-dessus regroupant les mots relatifs à la biosphère[410], on trouve 83 mots simples, dont 59 sont des créations pures (le plus souvent à partir de racines grecques ou latines), 13 des emplois néologiques de mots existants dans la langue, 6 des amalgames, 5 des siglaisons ; 60 sont des mots composés, forgés par juxtaposition (27) ou réunion par un trait d’union (33). On ne peut qu’être frappé par l’éventail créatif. On a vu supra la grande cohérence des néologismes relatifs au noôzôme ou aux pnéomycoses (voir figure 9, p.296).

D’autres groupements peuvent être réalisés en fonction de caractéristiques communes : l’utilisation de couleurs, par exemple, est très répandue (mycose argentée, sévier rouge, etc.). On peut également relever la fréquence de racines grecques par rapport aux racines latines, moins nombreuses. Beaucoup de néologismes de plantes et d’animaux procèdent par analogie fonctionnelle (ex. les corolles-tueuses) ou morphologique (ex. les gnomes).

La création lexicale est le fait d’un profond travail sur la langue, création très élaborée chez Wul, Herbert et Aldiss. Stefan Wul s’interroge sur l’invention du “ Kiha ” :

Comment ce mot peut-il naître ? L’auteur n’en sait rien. Il est aux aguets d’une sonorité ou d’une graphie plus évocatrice qu’une autre de l’image qui naît en lui, espérant un écho fidèle dans l’âme du lecteur… La hampe des deux lettres K et H impose peut-être à l’imagination une stature verticale comme l’H du mot homme. Mille raisons cachées participent à l’invention et au choix d’un tel mot. [[411]]

On a vu quelques-unes de ces raisons cachées, liées au contenu symbolique du kiha (voir supra, p.271). Il faut néanmoins se garder d’oublier le rôle irremplaçable de l’imagination spontanée qui échappe à l’analyse ; une fois créé, le signe-kiha entre en expansion, se lie à d’autres signes pour former un système dynamique.

 

Variété du style et création verbale entrent dans un processus d’élaboration plus général, axé sur la richesse et la complexité. Le livre-univers est essentiellement “impur”, au sens où, comme le dit Jean Jacques, “ la nature a horreur du pur ”. L’utilisation du langage donne sa forme au roman, et s’exerce dans un espace imaginaire, à la fois personnel et universel.

 

 

           3) Une mise en scène au service des intentions de l’auteur:

 

Pour qu’il y ait récit, il faut une succession d’événements, une unité thématique, une action cohérente (ou procès), une causalité narrative et une conclusion. Tous les livres-univers peuvent être qualifiés de récits.

Le schéma narratologique d’Hypérion n’est pas unilinéaire : c’est une composition au sens musical, qui comporte sept principaux mouvements dans le premier tome (six récits analeptiques ou flash-backs relativement parallèles, et un récit au “présent”), qui servent d’autant de points de départ au récit du second tome, donnant une sensation de chaos croissant, de plus en plus “chaud”, qui ne se figera que dans les dernières pages : l’avènement d’un nouvel ordre. Le récit est le mode d’organisation interne le plus manifeste, le plus volontaire, d’Hypérion. Chez Wul, au contraire, c’est l’organisation des images qui prime, le récit ne venant qu’en second. Celui-ci est unilinéaire (malgré quelques brefs appartés, l’évocation du destin, du narrateur du lecteur fictif, le médecin psychiatrique qui ne porte d’ailleurs pas le nom) — mais cette ligne est une courbe, s’incurvant en “grand-huit”.

Le récit, chez Aldiss, est composite ; l’ordre est chronologique plutôt que causal, et la conclusion qui donne son sens au récit est morale, plaçant la trilogie d’Helliconia au rang de fable.

Toutes les intrigues des livres-univers ont en commun de dépasser les combinatoires simples du conte telles qu’elles ont été définies par Vladimir Propp. Cela ressort dès la première lecture, au point que l’on a comparé Dune à Guerre et Paix. Même la Cie n’échappe pas à cette impression, malgré l’approche ouvertement populaire de l’auteur.

Quand Wul évoque le contenu de Noô, voici ce qu’il écrit :

C’est Valéry, je crois, qui dit qu’un roman est un fourre-tout, on y met de tout : des idées sociologiques, politiques, métaphysiques, on brasse tout. On met tout dans le même shaker, on agite, et on voit ce que ça donne. Ça a donné Noô. [[412]]

Qu’on ne s’y trompe pas, il n’y a rien d’aléatoire — sinon en apparence — dans la mise en scène de Noô. La structure narrative est celle d’un récit de voyage, or cette forme de document est depuis des temps immémoriaux un moyen de rencontre privilégiée avec l’étranger et, par rebond, un moyen d’étude de la mentalité et de la psychologie de celui qui le rédige.

Le roman de Stefan Wul n’a rien d’un brassage anarchique d’éléments disparates. L’apparence du désordre a un but, qui peut être esthétique. Aborder non le contenu mais la mise en scène du contenu, permet de jeter un œil différent sur le monde envisagé par l’auteur ; cette forme éclaire la manière d’appréhender la perspective, les différents plans de la réalité, le mouvement dans le monde et les gens qui le peuplent. Que voit-on ? Que la variété, encore une fois, prédomine. Les livres-univers présentent des structures très différentes. L’écosystème simplifié du Monde du Fleuve, isolant l’homme du reste de la nature, place celui-ci comme un centre gravitationnel et privilégie la réflexion métaphysique. Comme chez Herbert, la forme parlée prédomine. Cette forme “ permet à Farmer de recenser les obstacles majeurs au bonheur de vivre au premier chef desquels nous trouvons le racisme et la violence inscrits dans le sentiment de propriété individuelle de chacun ”[413]. En ce sens, elle possède une valeur démonstrative.

À l’opposé, l’aspect aléatoire et profusionnel fournit un indice sur la conception chaotique de l’univers selon Stefan Wul. Celui-ci apparaît comme le plus “libre” des auteurs, de part même la forme initiatique du roman, où chaque action ne découle pas forcément de la précédente.

De même, la vision sur les personnages diffère : elle est “surplombante” chez Aldiss, Herbert et Simmons et l’on passe d’un personnage à l’autre en gardant une perspective uniforme. Seul Arnaud n’use pas de ce type de vision et son récit, linéaire, demeure au niveau de l’histoire, où tous les personnages sont traités sur le même plan. Chez Aldiss, le narrateur est omniscient, ce qui n’est pas le cas de Noô. Le but d’Aldiss est de présenter une vision holiste d’Helliconia, et même de l’univers humain, tandis que chez Stefan Wul, tous les moyens stylistiques et narratifs contribuent à une vision hautement subjective de l’univers.

Toujours se retrouve une adéquation du système-monde décrit à la représentation personnelle de l’auteur : Dune, par ses longues digressions scientifiques, transcrit une conception mécanique, déterministe, de l’humanité dans l’Histoire. Le récit enchaîné à la manière de scènes de théâtre[414] et la multiplication des dialogues au détriment de l’action et du décor, donnent l’impression tragique de voir des êtres nus face à l’univers. Herbert s’inspire manifestement de Kierkegaard quand il fait prononcer par la bouche de Leto II cet aphorisme Bene Gesserit : “ Il n’y a pas de mystère dans la vie humaine. Ce n’est pas un problème qu’il faut résoudre, mais une réalité dont il faut faire l’expérience ” (Dune, III-361). La présentation alphabétique du Lexique de l’Impérium est trompeuse — car l’organisation générale du roman, des connaissances véhiculées par le roman, n’est pas alphabétique : la structure de Dune est comparable à un réseau, dont chaque signifiant ne cesse de renvoyer à un autre signifiant, et cela à l’infini. Une réflexion politique se référera ainsi à un élément religieux, lequel renverra à un élément de la faune arrakienne… Cette structure est un message sur notre propre monde, non-analogique mais construit (il faut comprendre perceptible) comme un réseau proliférant de signifiants, dont il faut élucider la forme globale avant de pouvoir le dominer.

Brian Aldiss combine des techniques littéraires complexes et une thématique classique, pour proposer à son lecteur un monde morcelé, compliqué d’intrigues qui fonctionnent à plusieurs degrés, avec des implications dont personne ne saurait voir l’aboutissement ; parfois, notamment dans le deuxième tome, l’intérêt du lecteur s’y dilue. Un monde de la confusion et de la fragmentation, à l’inverse de Dune, donc plus proche de notre réalité, plus mimétique pourrait-on dire. Beaucoup de personnages agissent — et beaucoup essaient d’agir, mais en vain. Helliconia représente une étape dans la façon d’écrire de son auteur. Moins baroque dans la description que Le Monde vert, moins attiré par l’inconnu que Croisière sans escale [415] ; la dimension aventurière, elle aussi, s’estompe au profit d’une optique radicalement historique, et c’est à travers l’Histoire, dont Helliconia fait figure de synthèse, qu’il conçoit l’évolution de l’humanité — à l’opposé d’Hypérion, dont, comme dans une prophétie en réalisation, la structure narrative ne laisse en apparence guère de place au hasard ; elle est en quelque sorte programmée. L’“ appel des pèlerins ” obéit à une logique de prédestination religieuse. Par la mise en scène, ce livre-univers se situe aux antipodes de Noô. Ce qui constitue un goût de l’auteur pour la mécanique de l’histoire, pour la complexité de la structure narrative, mais aussi un message au lecteur, conscient de la mise en scène : celui d’une ambition prométhéenne clairement affichée, où les décors de ce théâtre à machines seraient changés à vue.

Une constante, néanmoins, se dégage de cette étude. Tous les livres-univers ont une structure narrative qui privilégie la complexité, et une vision multiple de la réalité qui est la marque du roman moderne. Cette vision rappelle la théorie du chaos déterministe, pour laquelle les équations simples ne peuvent pas représenter parfaitement la réalité… de même qu’une narration linéaire, dépouillée des attributs d’étoffement qui font d’un roman un livre-univers, ne pourra représenter parfaitement la réalité du monde imaginaire.

Le livre-univers traduit bel et bien une expression du monde. Il s’agit à présent de déterminer la nature de cette expression, et sa portée.

 

 

II. Le livre-univers en tant qu’expression du monde

 

Livre personnel, livre universel ; dans le livre-univers, les deux visions coexistent sans s’affronter.

— Livre personnel par l’inventivité de l’auteur. C’est un lieu commun de proclamer que le cœur de tout roman, c’est le romancier. Dans le cas du livre-univers, c’est une évidence et le plagiat y semble le plus improbable tant les thèmes de prédilection, les préoccupations scientifiques et artistiques, la fantasmatique… s’interpénètrent.

— Livre universel par le désir de représentation d’un monde, en tout ou partie, qui fait entrer le livre-univers dans le domaine de l’idéologie et d’une philosophie de la nature. La vision du monde est, pour le texte du livre-univers, ce qui en fait une œuvre de livre-univers.

La définition [du monde] que propose le romancier vaut ce qu’elle vaut et peut-être ne vaut-elle rien. Mais au moins elle existe. Le lecteur a mille fois le droit de n’être pas convaincu par cette définition. Mais pour dire : le monde n’est pas comme ça, il faudrait davantage, il faudrait pouvoir se référer à une réalité qui serait classée, répertoriée, photographiée, une réalité dont on posséderait le signalement. Or, encore une fois, ce signa­lement, où est-il ? Pour le contemporain, la réalité, certes, existe, mais c’est une réalité qui se fait en même temps que lui, qui bouge, qui change sans arrêt, une réalité dont toutes les défi­nitions qu’il peut se formuler commencent déjà à se faner, une réalité d’ailleurs dont, pour chacun de nous, des pans entiers restent obscurs, peuplée d’autres contemporains que nous ne connaissons pas ou que nous ne connaissons que vaguement, bref une réalité qui, elle, n’est pas définie du tout. [[416]]

L’assertion de Félicien Marceau devra être nuancée. Le livre-univers n’a pas la valeur démonstrative du roman total ; celle-ci s’efface derrière le monde qui prétend vivre par lui-même. L’intérêt de la création globale d’un univers, pour le romancier, est esthétique : au-delà de leur importance physique et métaphysique, les représentations de l’univers ont toujours dégagé une puissante émotion esthétique, sur laquelle les créateurs de livres-univers basent une partie de leurs effets. En grec, le kosmos désignait la parure des femmes, les ornements, le bel aspect. La création d’un livre-univers est cosmique au sens étymologique : c’est un projet esthétique.

Le livre-univers nous fait regarder notre monde avec d’autres yeux (ce qui était également une ambition des premiers encyclopédistes), cependant cette vision se fonde sur une appréhension non pas analytique mais intuitive, non pas démonstrative mais en action, non pas mimétique mais fondée sur l’altérité.

 

 

      A — des œuvres de la modernité

 

Certes, un roman n’est pas un essai sur la représentation du monde. Mais, de par l’ampleur de sa vision, le livre-univers se hisse au rang d’une Weltanschauung, d’une vision du monde, représentation globale du monde. Vers 1930 a proliféré une “variété géante” du roman, le roman-fleuve, qui s’est attachée à peindre toute une époque à travers la Weltanschauung, poétique ou idéologique, de l’auteur. L’on pense aux dix volumes de la “Chronique des Pasquier” (1933-1945) de Georges Duhamel, à la série romanesque des “Hommes de bonne volonté” (1932-1947) de Jules Romains. Et, naturellement, La Guerre et la Paix (1869-78, publ. 1878) de Léon Tolstoï.

Avec Guerre et Paix émerge un nouveau genre qu’on appelle traditionnellement le roman-fresque ou le roman-fleuve : le texte s’allonge, les personnages se multiplient, les intrigues s’enchevêtrent et, en fin de compte, il apparaît que la visée ultime du roman est de présenter une société dans son ensemble. Le courant a changé de sens. C’est maintenant la narration qui, en se démultipliant, a trouvé une fonction nouvelle : donner un monde à regarder sous toutes ses facettes. [[417]]

Le livre-univers fait partie de cette tendance moderne qui est d’envelopper le monde, plutôt que de le transpercer. C’est le roman-fresque de la science-fiction.

 

 

               1) Espace philosophique, espace idéologique :

 

a. les conceptions du monde dans la littérature de l’imaginaire :

La littérature et l’art en général ont depuis toujours transposé les dogmes cosmologiques, religieux ou sociaux, dominants dans les sociétés. Cela se vérifie pour la science-fiction — on l’a vérifié avec la notion d’empire — et pour le livre-univers.

Les anciens Grecs ont cru dans un cosmos organisé en sphères cristallines, aux proportions si parfaites qu’une mélodie mystérieuse devait émaner de leurs mouvements. La géométrie y était musique. La sagesse consistait à prêter une oreille attentive à la pulsation des choses afin d’inscrire sa vie dans l’ordre universel. Cette conception a duré pratiquement jusqu’au XVIIe siècle, époque où la science s’est distinguée de la théologie et où s’est imposé le mécanisme — philosophie de la nature selon laquelle l’univers et tout phénomène qui s’y produit peuvent et doivent s’expliquer d’après les lois des mouvements matériels. Descartes, mais surtout Galilée en ont été les fondateurs, permettant le développement de la science classique. Au Cosmos, unité fermée d’un ordre hiérarchique, s’est substitué l’Univers, ensemble ouvert lié par l’unité de ses lois : principe qui a encore aujourd’hui force de loi.

Les lois de Newton offrent des outils conçus exprès pour un dieu horloger qui a pu créer un monde et le mettre en marche pour l’éternité. Grâce au déterminisme des lois physiques absolues, aucune autre intervention n’était ensuite nécessaire. Le modèle cartésien appartient à cette logique. Le cosmos mécanique et atemporel est essentiellement décrit par ses dimensions. Sa traduction littéraire la plus exemplaire est Flatland (1884) de l’Anglais Edwin Abbott, qui présente un Carré dans un monde à bidimensionnel, amené à rencontrer une Sphère de la troisième dimension, et à visiter Lineland, pays à une seule dimension (le temps ne joue aucun rôle dans ce modèle cosmologique imaginaire).

Parallèlement s’impose, à partir du XVIe siècle, une idéologie qui donne à l’homme une autorité absolue sur l’écosphère. L’industria­lisation consacre sa rupture avec la nature[418]. Mais c’est au siècle dernier que se définit un “imaginaire scientifique” fondé sur le positivisme, partagé par l’ensemble de la société. Le prix Nobel de physique et fondateur du CNRS Jean Perrin (1870-1942) déclare : “ Les hommes libérés par la science vivront joyeux et sains. Ce sera l’Eden qu’il faut situer dans l’avenir au lieu de l’imaginer dans un passé qui fut misérable ”[419]. L’Âge d’Or n’est plus dans le passé, mais dans le futur.

La science-fiction se développe sur une conception positiviste de la science. Son versant populaire, le space opera, accompagne la conquête effective de la terre.

Le mythe de conquête le plus répandu est bien entendu la conquête de l’espace, schème ascensionnel par excellence : arrachement à la pesanteur, colonisation des planètes puis sortie du système solaire. Dans l’après-guerre culmine la vogue des chronologies du futur, d’un expansionnisme triomphant. Plus l’assurance collective grandit, plus loin s’étend la domestication du futur, et plus la projection des valeurs dominantes est arrogante, ou naïve. Dans Face au feu du Soleil (The Naked Sun, 1957) d’Isaac Asimov, la punition de l’histoire est la stagnation. Le grand mythe sous-jacent reste bien le mythe scientifique du progrès et de l’expansion infinie.

Le tableau suivant met en rapport les conceptions du monde au cours des siècles, et leur traduction dans la science-fiction.

 

REPÈRES HISTORIQUES, MOUVEMENTS SCIENTIFIQUES ET IDÉOLOGIQUES

REFLET DE CES TENDANCES DANS LES ŒUVRES RELEVANT DE L’IMAGINAIRE, LA SF

QUELQUES ŒUVRES IMAGINAIRES SIGNIFICATIVES

 

XVIIe - XVIIIe siècles

 

 

— à partir de 1600, inventions du microscope, de la lunette astronomique

1687 — Newton formule la loi d’attraction universelle

— révolutions copernicienne et mécaniste dues aux progrès mathématiques

1789 — Révolution française, apparition de la notion de laïcité

— relativité des modes de pensée (satire), mais norme occidentale et chrétienne, pour les critères d’humanité

— “espaces scientifiques” de l’infiniment grand et du microscopique

1634 — Le Songe de Kepler

1657 — Histoire comique des États et Empires de la Lune de Cyrano de Bergerac

1726 — Les Voyages de Gulliver de J. Swift

1752 — Micromégas de Voltaire

1771 — L’An 2440 de Sébastien Mercier

 

XIXe siècle : la Révolution des machines

 

 

~1850 — première mesure de la vitesse de la lumière ; jusqu’au milieu du XXe siècle, des limites physiques absolues à notre univers sont fixées : changement épistémologique qui en a fait un système clos, mécanique

— foi dans un progrès marié à la civilisation, confortée par l’établissement des empires coloniaux

— “anticipation” optimiste, “merveilleux-scientifique”

— poésie industrielle, machinisme : la science a sa place dans la littérature

1817 — Frankenstein de Mary Shelley

1865 — De la Terre à la Lune de Jules Verne

1882 — Le XXe siècle d’Albert Robida

1895 — La Machine à explorer le temps de H.G. Wells

 

1910-1930 : la conquête des cieux

 

 

— naissance de la mécanique quantique qui écorne la conception déterministe de l’univers ; découverte de la radioactivité, structure de l’atome

1914 — début de la Première Guerre mondiale, premier “conflit scienti­fique”

1917 — Relativité Générale d’Einstein

1917 — création de l’URSS

1924 — P. Valéry : les “ civilisations sont aussi mortelles ”

1930 — début d’une décennie de dépression

1926 — création du magazine Amazing Stories

1929 — création du mot “science-fiction”

— début de l’expansion­nisme en SF (conquête de l’air entreprise au XIXe siècle, puis de l’espace proche et des planètes), premiers pulps

— premiers questionnements sur l’impact du progrès scientifique sur l’homme

— dystopies

— films de Georges Méliès (Voyage dans la Lune, 1902)

1908 — Le Prisonnier de la planète Mars de Gustave Le Rouge

1910 — La Mort de la Terre de Rosny aîné

1912 — Le Monde perdu de A. Conan Doyle

1920 — R.U.R. (pièce) de K. Capek

 

Années 40 : l’âge atomique

 

 

 

1939 — début de la Deuxième Guerre mondiale

1945 — fin de la guerre, découverte des camps de concentration nazis, utilisation de la bombe atomique sur deux villes japonaises

1946 — premier ordinateur, l’ENIAC

1949 — la théorie de la gravitation d’Einstein s’impose comme modèle cosmologique

 

— développement de la SF aux États-Unis, importée en France à l’après-guerre

— la conquête (belliqueuse) de l’espace se double d’un chauvinisme terrien tel que l’incarnera plus tard Poul Anderson

1937 — John Campbell prend la direction d’Astounding

— récits de fin du monde par l’atome

 

1937 — Créateur d’étoiles d’Olaf Stapledon

1938 — La Guerre des mondes, pièce radiophonique d’Orson Welles

1939 — début de “L’Histoire du futur” de R. Heinlein

1942 — début de Fondation d’I. Asimov

— premiers romans d’A.E. van Vogt, de Jack Williamson, d’E. Hamilton, de R. Barjavel, nouvelles de R. Bradbury, de F. Brown…

 

 

 

Années 50 : les blocs idéologiques

 

 

— décolonisations diverses, enjeu des blocs Est-Ouest qui se livrent une guerre froide

1953 — découverte de l’ADN, par F. Crick et J. Watson, marquant l’avènement de la biologie moléculaire ; vulgarisation des mécanismes de l’entropie

1951 — Pie XII identifie le Big Bang (théorisé en 1948 et vérifié grâce à la découverte du rayonnement fossile à 2,7°K en 1965), au Fiat lux de la Bible

— émergence du structuralisme dans les sciences

 

 

 

— empires galactiques au traitement manichéen (dualités expansion/ décadence, savants/ peuple…) ; romans de Stefan Wul (1956-59), dans la collection “Anticipation” créée en 1951, où se lit la préoccupation de la décolonisation

— histoires “paranoïaques” de soucoupes volantes

1953 — création des magazines français Fiction et Galaxie

1954 — création de la collection “Présence du Futur”

— remises en question vigoureuses du scientisme

1950 — début des Seigneurs de l’Instrumentalité de Cordwainer Smith ; L’Homme qui vendit la Lune de Heinlein

1951 — Les Triffides de J. Windham

1955 — Un cantique pour Leibowitz de W. Miller

1958 — Les Langages de Pao de J. Vance

— premiers romans de A. Bester, de B. Aldiss, de R. Matheson, de T. Sturgeon, de R. Silverberg, de A. Clarke…

 

 

Années 60-70 : du rêve spatial (60’) au retour à la Terre (70’)

 

 

1959 — 1ère photogra­phie de la Terre vue de l’espace

— naissance de l’écologie de masse (The Population Bomb), prise de conscience massive de l’exploitation et des enjeux du Tiers-monde

— la peur politique se conjugue avec la crainte d’une cosmologique linéaire

1969 — alunissage de la fusée Apollo 11

— essor de l’informatique, qui contribue à mettre l’accent sur une approche systémique du monde

 

 

— science-fiction d’engagement politique (1968, manifeste d’auteurs américains contre la guerre du Viet-Nam), sociale et psychologique (conquête de “l’univers intérieur”), montée d’une SF écologiste dénonçant le mythe du progrès

— les mythes classiques de la SF tombent en désuétude : crise de la SF de l’Age d’or

— tendance esthétisante de la SF intellectuelle : la new wave (1964 — Moorcock prend la direction de la revue anglaise New Worlds)

1959 — Surface de la planète de D. Drode

1962 ­— Orange mécanique d’A. Burgess

1965 — Dune de F. Herbert ; Le Monde du Fleuve de P.J. Farmer

1966 — La Forêt de cristal de J.G. Ballard ; Soleil vert de H. Harrison

1967 — Dangereuses visions (anth.) de H. Ellison

1969 — Ubik de P. Dick

1972 — Le Troupeau aveugle de J. Brunner

1977 — Noô de S. Wul

— premiers romans de R. Sheckley, C. Simak, K. Vonnegut Jr., S. Delany, Ursula Le Guin, T. Dish, M. Jeury…

 

Années 80 : la fin des idéologies

 

 

1981 — nouvelle approche de l’espace avec la navette spatiale, mais désintérêt de la population

— chute de l’empire soviétique, qui accompagne celle du Mur de Berlin

1987 — l’érosion de la couche d’ozone est révélée au grand public

1988 — “ Le modèle du penseur total et universel a vécu ”, dit Lévi-Strauss dans une interview à L’Express

— micro-informatique

— essor des sciences cognitives, des sciences de l’information, des mathématiques du chaos

 

 

1986 — mort de F. Herbert

— le mouvement cyberpunk représente la complexité d’un monde où celui qui survit est celui qui a compris les règles, le romantisme représentant une alternative à la dureté de cette réalité soumise à l’économie ; anticipation de l’Internet, utilisation de la bio-ingénierie sur le corps humain…

— essor de la fantasy aux États-Unis

— retour en force de la “hard science”

1980 — La Compagnie des glaces de G.-J. Arnaud

1981 — Radix de A. Attanasio

1982 — Le Printemps d’Helliconia de B. Aldiss

1983 — Les Voies d’Anubis de T. Powers

1984 — Neuromancien de W. Gibson

1985 — La Schismatrice de B. Sterling

1989 — Hypérion de D. Simmons

— premiers romans de J. Varley, D. Brin, G. Bear, R. Reed…

 

Années 90 : la fin des certitudes

 

 

— les conceptions du chaos, popularisées entre autres par Gleick et Prigogine, pénètrent les inconscients

— Internet, réseau informatique mondial ; avènement de CNN, qui couvre la Guerre du Golfe, premier conflit “high-tech”

— fin du bipartisme mondial, critique de la politique en général, difficulté croissante de comprendre le monde politiquement et économiquement instable

— en France, remise en cause du “tout nucléaire”

— millénarisme chrétien

— 1997 : premier clonage officiel de mammifère

 

 

— vision plus écologique du monde, remise en perspective de l’humanité dans son rapport avec la nature

— renaissance d’une science-fiction française, moins formaliste et plus tournée vers l’imaginaire

— le space opera redevient à la mode, notamment les grands cycles

— une nouvelle SF, relevant de la hard science, déferle du Japon : les mangas

— théories de la “post-humanité”, intégration des nanotechnologies dans la technosphère

— le cycle de la “Culture” de Iain Banks se poursuit

1993 — Mars la rouge de K. Robinson

1996 — adaptation cinématographique du manga Ghost in the Shell de M. Shirow

 

 

Figure 14. — Tableau diachronique des conceptions

du monde et des productions imaginaires.

 

Le tableau ci-dessus apparaît comme un résumé de ce qui a été énoncé au cours de cette partie. Il témoigne que la littérature de l’imaginaire, loin de se tenir en dehors de la réalité concrète du monde, s’avère une expression de celle-ci. Le vingtième siècle aura été le siècle des idéologies, et la science-fiction épouse généralement l’idéologie dominante. La création d’univers, vastes mais univers en réduction tout de même, prend comme modèle inconscient des états de notre propre monde. Il n’y a pas d’originalité profonde dans les structures, les limites imaginatives dans la cosmogonie sont celles de l’architecture. Il faut à présent déterminer, de ce point de vue, la spécificité du livre-univers dans la science-fiction.

 

b. l’espace philosophique :

Projet esthétique puisqu’ouvrage littéraire, le livre-univers ouvre également un espace philosophique : l’imago mundi qu’il livre est une expression de la réalité au sens encyclopédique, qui a vocation d’éclairer le monde. Cette interprétation peut s’exercer dans l’immersion progressive de la fiction, plutôt que par le biais d’une théorie. Les philosophes anciens y ont eu recours. De ce point de vue, la science-fiction se fait-elle le relais de la philosophie en faillite ?

Par la volonté d’inventer un monde imaginaire basé sur la spéculation intellectuelle, le créateur de livre-univers entre de plain-pied dans le champ de la philosophie. Guy Lardreau a rappelé que les philosophes étaient eux aussi des faiseurs de mondes. Quand Leibniz, au XVIIe siècle, avance l’idée que notre monde est le “meilleur” parmi une très grande quantité, voire une infinité, tous présentant une cohérence interne mais des caractéristiques différentes, il crée une fiction philosophique sur l’hypothèse des univers multiples… Tout comme les physiciens et les biologistes qui échafaudent des scénarios sur l’origine de la vie ou de l’univers — ainsi, pour rester dans le thème des univers multiples, le modèle des “univers-bulles” issus d’un multivers, d’Andrei Linde.

La S-F est peut-être une nouvelle métaphysique : comme elle, elle imagine des possibles. On définit la métaphysique comme la science de ce que l’on ne connaît pas, de ce que l’on ne peut pas savoir, ce qui ne l’a pas empêchée d’être une source fertile de la connaissance : la S-F ne procède pas autrement [[420]]

La science-fiction commence son exploration là où la philosophie s’est arrêtée (cette dernière n’incarnant l’héroïsme de la Raison poursuivant le discours de la science au-delà de ce qu’elle peut assurer, qui fut longtemps son apanage) : à la révolution scientifique, sur l’homme et son environnement. Les mêmes questionnements l’animent : l’avenir de l’histoire, de l’homme en tant qu’individu et en tant qu’espèce, sa place dans le cosmos, ses relations conflictuelles avec la réalité…

Et de fait, la SF est le seul domaine où le débat entre la science et le mythe se poursuit, alors qu’il a cessé partout ailleurs sans qu’il y ait eu de vainqueur. Elle illustre la dichotomie qui existe entre le domaine scientifique et le reste de la société. Guy Lardreau le déplore : qu’est-ce qui changerait, de la philosophie de Sartre, dans l’hypothèse que la pensée d’Einstein n’ait pas eu lieu[421] ? On ne voit pas que la philosophie se soit, de quelque manière, transformée de la relation nouvelle de l’homme par rapport à son milieu : par exemple, la possibilité pour l’humanité de détruire le globe par les armes nucléaires, ou celle de se transformer soi-même, par la génétique. Ces problèmes font en particulier la chair de La Schismatrice, et de Dune. Le dernier, s’il est évoqué explicitement dans Noô (II-33), imprègne en réalité toute l’histoire. Ce qu’affirme Lardreau, c’est que la science-fiction est de la philosophie d’opinion, c’est-à-dire une forme de discours sur la réalité qui ne peut ni ne doit se confondre avec la philosophie, ni se fondre dans la littérature[422]. Ainsi, les robots d’Asimov dessinent une problématique de l’homme en explorant ses frontières, mais Asimov donne une variété de réponses possibles. La SF ne procède pas, en dernier ressort, de la philosophie mais du jeu.

Que représente le livre-univers dans cette perspective ? Propose-t-il quelque chose, par-delà le plaisir démiurgique de la recréation imaginaire, le plaisir de la fiction ?

Le livre-univers transcrit la modernité d’un monde où il n’est plus possible de négliger qu’il est limité, multiple et changeant. Il rend compte de sa réalité, non dans sa quotidienneté — c’est-à-dire les éléments de la vie de tous les jours — mais dans son caractère complexe, tout en interactions. Le livre-univers ouvre un espace de dialogue avec la nature, tous les niveaux de la nature. Au vu du traitement de l’extraterrestre dans la science-fiction, il traduit bien souvent l’incompréhension de l’altérité par le monde occidental, mais il illustre surtout le fait que l’homme a photographié la Terre, l’a arpenté et peuplé de fond en comble. Il a pris conscience — encore timidement — que celle-ci est un système clos et indivis (les frontières ne sont plus visibles de là-haut). En bref, il ne peut plus se comporter comme à l’époque où il existait des terres vierges. L’après-guerre a borné la Terre à une sphère en équilibre fragile, dont la réalité s’oppose à nos conceptions anciennes. Avec l’abandon progressif de l’exploration et de l’habitation de l’espace, le ciel s’est refermé au-dessus de nos têtes et l’humanité doit apprendre à se gérer elle-même. Voilà peut-être ce qui explique le succès constant du space opera : la nostalgie d’un monde où des frontières étaient encore ouvertes sur l’Ailleurs, la négation de l’entropie qui guette notre civilisation, voire la planète. Le livre-univers jalonne ce passage entre deux modes de pensée.

 

c. l’espace idéologique :

Néanmoins, ce mode relève moins de la philosophie que de l’idéologie. Si le livre-univers pose, implicitement ou explicitement, des questions d’ordre clairement philosophique, il est aussi, surtout, un monde incarné, où évoluent des individus. Il faut donc le traiter comme tel. Par le terme d’idéologie, on n’entendra pas seulement l’idéologie politique, bien qu’elle la contienne, qui consiste à appliquer des explications de type économique, social et moral, aux faits quotidiens — pour simplifier, un acte de foi politique servant à gouverner une action politique. Il est question de la structure mentale nécessaire pour organiser les pensées, sans laquelle l’on se trouverait devant une existence ne comportant que des cas particuliers. Le terme forgé aux alentours de 1800 désignait l’étude de la formation des idées, au simple sens de représentation mentale. Telle est la définition ici retenue : celle de système de pensée fermé sur lui-même, tendant à une représentation globale de la réalité.

Quelle idéologie sous-tend le livre-univers ? Chaque livre-univers a la sienne, et l’on verra infra les caractéristiques de chacun d’entre eux. Mais toutes ont comme point commun un mode de représentation qui est la genèse d’un monde complet, tendant au maximum de réalisme dans son développement. Quelques principes se retrouvent communément traités. Le principe d’altérité, à travers le thème de l’extraterrestre ou du mutant, nous renvoie à nous-mêmes et débouche sur une réflexion sur les relations entre l’individu et le système du monde. Car il n’en faut pas douter, ce qui est au centre du livre-univers c’est la condition humaine. L’homme, même relativisé, reste le sujet de l’univers. Un homme non plus considéré en tant que pure entité psychologique ou morale, mais envisagé comme une totalité en relation avec son milieu.

L’œuvre est indissociable de l’époque et du lieu de son élaboration. Elle renvoie à une conception du monde qui a beaucoup évolué en un demi-siècle. Ce type idéal se décèle à travers quelques indices.

Ainsi l’anthropocentrisme des univers de la “Fondation”, celui de Dune et celui d’Hypérion, essentiellement composés d’humains, ne sont pas à mettre sur le même plan. Il est naturel chez Asimov, dont le sujet de réflexion est politique, et dans Dune, où Herbert, là où Aldiss ne fait que constater le divorce, propose une symbiose de l’être humain avec le milieu naturel. Celui de Dan Simmons peut étonner, lorsqu’on le compare au relativisme de Noô et d’Helliconia, où se trouve le mieux rendue l’idée d’altérité et de pluralisme. À l’extrême peut-on parler de l’anthropo­excentrisme / terroexcentrisme de l’univers wulien. La représentation, il faudrait dire transposition, peut s’exercer à l’insu de l’auteur. L’étude de l’empire galactique et de l’extraterrestre a mis en évidence certains traits constitutifs de la société à laquelle l’auteur appartient, empire à la française chez Wul, vision du monde américaine chez Asimov et Dan Simmons.

Les rapports entre l’idéologie et le livre-univers, eux aussi, évoluent. À l’époque de la rédaction de Dune, la puissance des idéologies était considérée comme aussi forte que celle des religions, la foi communiste pouvait soulever des montagnes ou détourner des fleuves. Dune incarne l’omnipotence des tyrannies étatiques, économiques et bureaucratiques. Celle qui anime le Bene Gesserit est également d’ordre idéologique, elle ne concerne pas les dieux mais les hommes. Une telle puissance, dans les démocraties occidentales, s’est étiolée, et le lecteur d’aujourd’hui a plus de mal à croire que celui des années 50 à un système de pensée capable de durer des millénaires. Noô et Hypérion sont à ce titre beaucoup plus modernes, Noô en transformant l’idéologie politique de Jouve Deméril en religion, seule capable en principe de traverser les âges, mais déjà susceptible de schismes et d’évolutions, Hypérion en ignorant cet aspect pour se concentrer sur la religion. La modernité du message d’Herbert est la dénonciation de l’absence totale d’idéologie, qui amène l’homme, celui-ci ayant perdu la capacité de prévoir et de prévenir, à ne plus traiter que la conjoncture.

Ce qui ne signifie pas que Dan Simmons échappe à l’idéologie. La société future de Simmons a été évoquée supra, dans la section consacrée à l’impérialisme. Le développement de la notion d’empire, ainsi que son traitement dans les récits de science-fiction, dépendent étroitement du contexte dans lequel ils ont été écrits.

Auteurs et lecteurs [américains] sont enthousiasmés par les visions tarabiscotées mais cohérentes faisant appel aux concepts massifs de “ cycle ”, de “ décadence ”, de “ civilisations fossiles ”, au moment même où les États-Unis, retapés par la politique de Roosevelt et relativement épargnés par une guerre qui les laisse seuls à peu près intacts, s’affirment comme la première puissance mondiale et dispensent aide et conseils aux vainqueurs et aux vaincus, saignés à blanc. Les civilisations fossiles, c’est nous. L’Amérique, elle, est le noyau intrépide d’un renouveau, d’une renaissance planétaire… [[423]]

Cette vision ne reste pas figée. Vingt ans plus tard en Angleterre, elle ressemble à cela :

Comme bien d’autres écrivains britanniques, la conception de Brunner de l’empire galactique était celle d’une décadence calculée, reflétant l’attitude post-impériale confuse de son pays d’origine, ainsi que le fait que le monde du pulp approchait de sa date de péremption. [[424]]

Quant à la “Culture” de Iain Banks, Gérard Klein la rapproche, telle qu’elle est perçue et retranscrite par l’auteur, d’une “ version agrandie de ce qu’aurait pu devenir l’Empire britannique ou le Commonwealth, s’il avait été réellement ce qu’il prétendait ou qu’il aurait dû être ”[425]. De plus en plus s’impose l’idée d’un Empire qui n’en est plus un, mais plutôt un système politique multipartite.

 

 

               2) Aspects idéologiques de l’individu dans la société :

 

Que devient l’homme, au sein d’un monde révélé à sa vastitude, à sa complexité ?

La prééminence du système-monde par rapport aux autres éléments romanesques conduit-elle à une exagération de son importance au détriment des valeurs attachées à l’individu ? En somme, l’auteur peut-il se voir accusé d’avoir l’esprit de système ? Il prétend embrasser le monde entier, mais il ne fait souvent que le réduire.

Ce reproche serait fondé s’il n’y avait la dimension poétique, qui octroie au modèle d’univers une profondeur dont sont dépourvus ceux des philosophes et des scientifiques. Cette dimension purement littéraire est peut-être ce qui sanctifie (le beau a sûrement un rapport avec le sacré, quoi que ces deux mots recouvrent), ce qui fixe le système-monde — cette pseudo-réalité. Jouve Deméril tombe parfois dans un biologisme réductionniste dont l’auteur se moque un peu. La création d’un système-monde induit nécessairement un degré élevé de lucidité sur celui-ci. “ Il ne fallut pas bien longtemps [à Yuli] pour découvrir combien les gens étaient gouvernés de près. Ils ne s’étonnaient aucunement d’un système dans lequel ils étaient nés… ” (Helliconia, I-49). L’effet du livre-univers est peut-être, en faisant sortir par l’imagination du système-monde qu’est la réalité, d’interroger son lecteur sur le système dans lequel il est né.

Cette lucidité est poussée au plus haut point chez Herbert, qui ne sous-estime pas le danger d’aliénation de la liberté individuelle par le système politique, en développant dans une optique systémique la devise du scepticisme “ Je doute donc je suis ” :

Les codes et les manuels créent des structures de comportement. Tous les comportements préstructurés ont tendance à se dérouler sans être remis en question, amassant ainsi des forces d’inertie destructrices. [Dune, I-273]

Tout État est appelé à périr de dégénérescence s’il n’offre pas d’alternative à ces comportements préstructurés. C’est le cas de la théocratie instaurée par Paul Muad’Dib qui ne laisse guère de place à la vie individuelle. C’est le sort de tout État totalitaire, y compris celui qui comprend les processus de maintien du pouvoir (Dune, III-272). Paul Atréides, après avoir combattu l’Empire fondé sur la répression et l’inégalité, instaurera une théocratie dont on peut se demander si elle n’est pas pire que l’ancien régime. L’uniformité du modèle politique met en danger le libre développement de l’individu. La société ordonnée par Paul Muad’Dib et celle de l’Empereur-Dieu restent fondées sur la coercition.

C’est par l’exemple inverse d’une société libre et bouillonnante que Wul aboutit à la même morale politique : la variété garantit une évolution ascendante, car en son sein peuvent s’exprimer des idées contradictoires, où s’éliminent les moins aptes à survivre.

L’indéterminisme est roi, même au sein d’une Fondation dirigée par cette “aristocratie du savoir” des psychohistoriens détenteurs de pouvoirs considérables, même au sein de l’Ordre tout-puissant du Bene Gesserit. L’Histoire prévue par les Révérendes Mères du Bene Gesserit divergera à la suite de la désobéissance d’une de ses représentantes, Dame Jessica, et le Mulet mettra en échec les prédictions d’Hari Seldon. Les auteurs de livres-univers qui ont succédé à Asimov ne sont pas tombés dans “ l’illusion positiviste d’une religion de la science chère à Auguste Comte ”[426].

On ne reviendra pas sur la néo-féodalité, qui cantonne l’être humain, du moins son aspect social, dans un cadre immuable. Plus global est le modèle écologique de la société fremen, et de l’univers en général. Frank Herbert a-t-il été séduit par le modèle dit “écofasciste”, où la forme de la société soumet intégralement l’homme à son environnement ? Le mode de vie fremen correspond assez bien à cette définition. Il n’offre guère d’asile pour les faibles : la loi enjoint les aveugles de se perdre dans le désert (Dune, III-60), et il n’est guère difficile d’imaginer le sort des handicapés physiques ou mentaux. Sur l’intégration trop parfaite dans un système vivant, dont même l’individualité est finalisée et qui ne laisse pas la place au gaspillage, à l’inutilité, Herbert répond par un raisonnement poussé jusqu’à l’absurde dans un roman, La Ruche d’Hellstrom [427]. Hellstrom, qui a sans doute lu Les Premiers hommes dans la lune [428] et “ Le Royaume des fourmis ” (“ The Empire of the Ants ”, 1905) de Wells qui décrivent des sociétés insectoïdes fondées sur l’adaptation morphologique des êtres à des tâches spécifiques, crée une société réduisant l’homme, par des mutations artificielles, au rang d’insecte social ; une société où l’art, contrairement à celle de Dune, n’a plus sa place. La Ruche d’Hellstrom est un triomphe d’intégration vivante, une réussite génétique… mais un échec humain. Herbert est un expérimentateur, au plaidoyer qui peut paraître ambigu car ces sociétés monstrueuses exercent une indéniable fascination. Contrairement aux utopistes, la pensée du créateur de Dune n’est pas métaphysique (méthode de pensée philosophique qui ordonne le monde en éléments définis, souvent opposés : esprit/matière, bien/mal…) ; Herbert est un matérialiste, qui se sert de la fiction pour développer ses spéculations. De plus, l’écofascisme, comme toute dictature, sécrète sa propre bureaucratie, dérive qu’Herbert ne cesse de dénoncer dans l’analyse de ses sociétés.

En somme, ce qui peut être contrôlé n’est jamais tout à fait réel, ce qui est réel ne peut jamais être rigoureusement contrôlé. Cette conviction “chaotique”, qui marque des romans-fresques comme Ada (Ada or Ardor, 1969) de Nabokov, l’emporte dans Noô : le pansynergopte s’avérera finalement incapable de produire une représentation fidèle de la réalité. La victoire de Jouve Deméril sera ambiguë, Brice lui-même renoncera à ses ambitions de comprendre les mécanismes de cet univers intérieur qu’est le psychisme ; et son retour sur Terre, au final, ne sera dû qu’au seul hasard. Les circonstances se révèlent plus fortes que les personnages, non parce que ceux-ci sont faibles, mais parce qu’il en va de la nature de la réalité.

Ceux qui exercent le pouvoir sont exposés aux implications morales de leurs actes. Les livres-univers ont-ils un contenu conservateur ? Il y a été répondu en partie dans la sous-section sur l’autoréglage (supra, p.122). Le pouvoir est la gestion d’un système social, qui n’a que peu à faire avec la morale traditionnelle (mais on devrait dire chrétienne). Ce reproche a été fait à Wul, mais surtout à Herbert. Il est vrai que les justifications de l’Empereur-Dieu paraissaient bien minces en regard de la tyrannie qu’il exerce sur la totalité de l’humanité. Son Sentier d’Or (Golden Path) ne semble pas admettre de voies parallèles. Du reste, l’auteur n’élude pas le problème (Dune, V-79). Le Tyran Leto II est bel et bien devenu un monstre de pouvoir, qui se définit lui-même comme un “ prédateur ” — ce terme renvoyant à une conception naturaliste de l’homme — pourvu d’une conscience raciale. De même, la prescience qui sert à gouverner s’appuie sur le passé. C’est le danger des vies-mémoires, que d’orienter leur hôte vers le passé. “ Je suis empli d’un savoir inné qui résiste au changement et à la nouveauté ”, dit Leto enfant (Dune, III-159). Mais, dans Dune comme dans Noô, ne se retrouve pas la nostalgie du passé, d’un “Âge d’Or”, marque significative des œuvres réactionnaires. Au contraire, le bouillonnement de l’univers en transformation est fortement valorisé dans Noô.

L’évolution de l’approche du pouvoir par l’auteur dans la Cie peut être prise comme exemple. Dans un premier temps, chacun des héros fait œuvre de libération, et l’ennemi naturel est celui qui détient le pouvoir : les gouvernants des Compagnies, la caste des Aiguilleurs, les Néo-Catholiques. Lien Rag, puis le Kid, puis Yeuse, accèdent au pouvoir. La donne est changée, au héros rebelle succède le gestionnaire, et le problème pour l’auteur est désormais de déterminer dans quelle mesure le pouvoir n’altère pas leurs qualités de héros :

Jusqu’ici [dit Liensun] je n’ai fait que m’attaquer à un ordre établi et, désormais, il faudra au contraire établir un ordre pour lutter contre le désordre. [[429]]

 

 

      B — une réflexion sur l’univers

 

Stefan Wul a réfuté le terme de “roman total” comme ceux de “roman unanimiste” ou “roman picaresque”, trop systématiques dans leurs intentions bien que correspondant, sous certains angles, à Noô. Le roman picaresque ambitionne de dépeindre toute une époque en tableaux successifs afin de faire le tableau moral (ou plutôt immoral) d’une société donnée. Or, Brice est en accord avec les mondes qu’il explore. Noô est un simple récit de voyage — mais quel voyage !

Le livre-univers ne trouve pas son sens que dans sa propre existence. Le roman total défendu par Romain Gary “ ne reconnaît à aucun des rapports de l’homme avec l’univers un caractère essentiel, concentrationnaire et dominant. L’œuvre est là le seul absolu ”[430]. La tentation de l’absolu, certes, existe dans le livre-univers : il y a de la griserie à inventer tout un monde, et parfois cette griserie imprègne tel un parfum des passages de Noô. L’exigence de réalisme ne va pas sans l’idée sous-jacente de rivaliser avec la vie. Enfin, la fiction est libre par nature, sa logique interne est souveraine, et la réalité n’est pour elle que nourriture. Le créateur d’univers est moins un démiurge, un dieu créateur au sens chrétien, qu’un dieu indien, capable d’incarnation — mais ici, c’est de l’incarnation d’un monde tout entier dans le champ de la littérature.

Mais il a été prouvé que le livre-univers, par le traitement de ses thèmes, les influences de son écriture, est le produit d’une époque et assujetti au genre littéraire de la science-fiction.

Il s’agit de déterminer quel est le rapport, pour chacun des livres-univers étudiés, de la représentation, de discerner leurs liens avec la pensée contemporaine.

 

 

               1) Représentation ou symbole ?

 

Le livre-univers a ceci de baroque qu’il témoigne d’une vision du monde dont la finalité consiste à contrefaire la complexité de la nature pour la restituer en et par une complexité de l’art. Il apparaît, dans cette perspective, non comme un sous-genre littéraire, mais comme un mode d’expression et d’identification de notre époque, une reconstruction de la réalité contemporaine. L’Autre monde, c’est ici et maintenant — cependant le monde créé, rencontre de l’univers intérieur de l’écrivain et du monde extérieur, n’est pas notre monde transfiguré. C’est un espace unique et original, une illusion du “ Système du monde ” au sens baroque, qui possède son autonomie. C’est une métaphore et plus qu’une métaphore. Car le livre-univers offre un mode de discours spécifique, dont cette étude livre la forme, qui est celle du roman-fresque. Le but de ce discours n’est pas de prédire l’avenir ou un futur possible — du moins ponctuellement —, mais de mieux comprendre les grands problèmes du présent.

En somme, faut-il voir le livre-univers comme un support d’une thèse idéologique, politique ou moraliste ? Si le but ultime de la fiction est la tentative toujours recommencée d’une vision globale du monde, le livre-univers montre les coulisses de cette vision, avec ses poulies et ses cordes pour le faire tenir debout.

Sur cela je me figure toujours que la Nature est un grand spectacle qui ressemble à celui de l’Opéra. Du lieu où vous êtes à l’Opéra, vous ne voyez pas le théâtre tout-à-fait comme il est : on a disposé les Décorations et les Machines, pour faire de loin un effet agréable, et l’on cache à votre vue ces roues et ces contrepoids qui font tous les mouvements. Aussi ne vous embarrassez-vous guère de deviner comment tout cela se joue. [[431]]

Dune, par la permanence de ses digressions sur la nature de la réalité, est sans doute le plus “engagé” des livres-univers dans cette fonction d’élucidation. “ L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ”, a prononcé Paul Klee, répondant sans le vouloir à la phrase de Pascal : “ Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux ”[432].

Mais cette fonction n’est pas évidente pour tous les livres-univers. En particulier pour la Cie, qui maintient son discours au niveau de la satire sociale. Mais Noô et Helliconia se rapprochent, dans la forme comme dans le discours, du conte philosophique. Et le cycle d’Arnaud véhicule bien une conception idéale du monde, à l’opposé de celle qu’il décrit.

Malgré une évidente fonction allégorique (l’allégorie se qualifiant comme métaphore continuée), on ne peut les réduire à cela. Le livre-univers évolue entre les limites de sa fonction et sa propre réalité. Et son champ d’action est déterminé par son “ activité structuraliste ” définie par Roland Barthes (supra, p.169), qui ajoute au monde objectivé une valeur intellectuelle qui est celle de l’intelligible général. Cet ajout “ a une valeur anthropologique, en ceci qu’elle est l’homme même, son histoire, sa situation, sa liberté et la résistance même que la nature oppose à son esprit ”[433].

Quelle véracité l’œuvre a-t-elle aux yeux de son auteur ? Celle, d’abord, qu’a toute œuvre lue par des milliers de lecteurs. Aucun auteur n’est dupe de son univers. Celui-ci est une hypothèse de départ, fructueuse de la fiction. Cependant, Frank Herbert n’a jamais attribué une valeur réelle à la mémoire ancestrale, pas plus qu’Aldiss a accordé un crédit absolu à l’hypothèse Gaia de Lovelock en contradiction avec son matérialisme. Le mérilisme de Noô relève du jeu d’esprit, de ces extrapolations amusantes, assez proches par l’esprit de la fiction philosophique. Quant à l’univers lui-même, l’artificialité de sa création lui ôte tout crédit. Le “je” est évidemment un narrateur qui ne peut se confondre avec l’auteur écrivain.

Le livre-univers n’est donc ni représentation exacte, ni pur symbole. Il est un modèle imaginé, autrement dit une simulation[434]. “ La simulation n’est pas un simulacre de la réalité, elle la crée ”[435], signale Philippe Quéau. La simulation se définit donc comme fiction. La simulation est une plate-forme qui permet, en définissant des paramètres et des règles d’interactions, d’imaginer un grand nombre indéfini de scénarios, de vérifier des hypothèses. N’est-ce pas ce que fait, précisément, le créateur de livre-univers quand il tente des rencontres inédites dans le cadre de son monde fictif, quand il tient à ce que son monde “parallèle” fasse vrai ? Elle offre un cadre familier à la création imaginaire, et la met en état d’interagir avec tous les autres éléments romanesques. La métaphore la plus adéquate est celle du réseau, dans lequel tous les éléments sont susceptibles de se redéfinir en permanence. Ce travail est particulièrement sensible chez Frank Herbert, qui conçoit sa fiction comme un modèle cognitif[436].

Cet espace de simulation constitue un “macroscope spéculatif” concernant notre propre monde. L’outil théorique du macroscope a été imaginé dans les années 70. S’inspirant d’articles américains, Joël de Rosnay a vulgarisé le concept de macroscope dans un ouvrage, Le Macroscope, publié la même année que Noô et dont on retrouve des réflexions quasi identiques dans la bouche de Jouve Deméril : l’utilisation de notions cybernétiques telle la comparaison du corps social avec des servoméca­nismes[437], l’analogie biologique de la cité vue comme un superorganisme se rencontrent dans le discours de Jouve sur le jeu nécessaire dans les engrenages sociaux, et la description de Grand’Croix. Le macroscope est un instrument symbolique servant à percevoir et comprendre la société dans sa complexité, en amplifiant ce qui relie, en faisant ressortir ce qui rapproche ou ce qui unifie… et dont le pansynergopte de Noô, simulateur mécanique, fournirait une modélisation parlante. Le macroscope n’est pas sans rappeler l’approche systémique de cette étude, adapté à la littérature et non pas au réel.

 

 

               2) Autant de points de vue différents sur la réalité :

 

Toute représentation du monde est frappée au coin des idéologies, et doit être comparée à l’ensemble des idées dominantes au sein de la société qui l’a engendrée. Quelles représentations sont balayées par le macroscope spéculatif ? Celles-ci privilégient un relativisme généralisé pouvant tendre vers une “philosophie biologique”, ou une vision poétique de la vie.

Quel discours sous-tend Dune ? Il est difficile d’être catégorique, même si un relativisme universel se manifeste dans l’œuvre entière d’Herbert. Les deux pôles de Dune sont la psychanalyse et l’écologie, la première ayant en commun avec la seconde de chercher à utiliser l’énergie (psychique, naturelle) de la manière la plus judicieuse possible.

 

a. un relativisme universel fondé sur l’écologie :

Herbert développe, tout au long de son œuvre, une philosophie écologique fondée sur l’adaptation permanente des groupes au milieu extérieur et au milieu intérieur. Le monde ainsi défini est en état de guerre permanente pour l’efficience optimale des énergies, y compris psychique. L’économie de rétention est-elle une aspiration de l’auteur, ou au contraire une mise en garde contre un système de pénurie vers lequel notre civilisation se dirige à grands pas si elle continue à ce rythme dans la dégradation du milieu naturel ?

En un sens, ce qu’Herbert fait, par les visions de Paul, est de hisser des concepts écologiques à un niveau plus profond. Paul est amené à voir l’opposition entre les buts de la civilisation et ceux de la nature, représentés par l’inconscient humain. Un écosystème est stable non parce qu’il est en sûreté et protégé, mais parce qu’il contient assez de diversité pour que certains organismes survivent en dépit des changements radicaux de l’environnement. La force réside dans la faculté d’adaptation, non dans l’immobilité. La civilisation, d’autre part, essaie de créer et de maintenir la sécurité, qui a tendance à tout cristalliser dans un effort de minimiser la diversité et de stopper le changement. [[438]]

Beaucoup de critiques ont reproché à l’auteur  de privilégier, au nom de l’écologie érigée en culte du renoncement, des valeurs purement utilitaires. Et il est vrai que le Bene Gesserit se défie de l’amour et de la musique (Dune, VI-138), et pratique fort peu l’humour : manifestement, il n’intègre pas certains paramètres considérés comme le propre de l’être humain. Le Bene Gesserit serait-il “trop libre”, et Herbert un anti-humaniste ?

On pourra objecter que l’une des conditions initiales est le bannissement des machines conscientes, qui laisse l’homme seul juge de sa destinée — l’homme n’étant cependant pas à prendre dans son sens large, puisque seule une infime élite est concernée. Mais la saga de Dune raconte l’échec de la politique humaniste de Paul et “ la dissipation [tragique] de l’illusion de liberté qui l’accompagne toujours ”[439]. L’auteur se fait certes amoral — comme c’est le devoir d’un expérimentateur objectif —, mais pas inhumain car ce qu’il donne à voir n’est pas un modèle, et ses sociétés futures ne sont en général pas montrées sous les dehors les plus flatteurs. La conception d’Herbert diffère néanmoins de celle de la “loi de la jungle”. Le gagnant n’est pas le plus fort (le Bene Gesserit ne l’est jamais), mais celui qui aura compris à modeler ses structures en fonction de son ennemi, et donc, d’une certaine manière, à se l’approprier — bref, à tisser avec lui des liens tels que la destruction de l’un entraînerait celle de l’autre. L’univers d’Herbert n’est pas un univers de prédateurs, mais de commensalisme où la notion clé est la complémentarité. Chaque acte, chaque détail prend une signification nouvelle, aux ramifications infinies puisque se répercutant dans un système clos, qu’Herbert tâche de nous rendre vivant à travers un style qui ne laisse rien au hasard. Le mysticisme froid qui se dégage de Dune, Herbert a voulu l’adoucir dans un autre pan de son œuvre, dans laquelle il développe le concept de co-sentience, intelligence du monde fondée sur la perception, que partagent toutes les espèces de la galaxie. C’est par cette notion que s’exprime le véritable et profond humanisme de l’auteur.

L’univers de Dune doit être qualifié d’écologique, à condition d’entendre par écologie ce qui relie (et parfois oppose, comme dans Helliconia) la nature et la culture, non pas dans une dualité de type âme-corps, mais dans un principe englobant. Herbert se fait en cela l’héritier du monisme écologique.

En conclusion, Herbert mélange des philosophies orientales et occidentales, des archétypes et des mythes pour présenter une vision humaniste du monde, à la fois sceptique et idéaliste, qui explore le “dieu” en l’homme mais avertit de la fragilité de ce monde et du danger des utopies. [[440]]

 

b. vers une biophilosophie :

En appliquant le principe écologique de complémentarité à l’ensemble de la société et aux valeurs humaines, Frank Herbert rejoint la “biophilosophie” de Jules Carles (~ 1946), la “philosophie biologique” de François Dagonet, Ernest Kahane ou Emile Callot (fin des années 50) inspirées par les découvertes dans le domaine du vivant et la redéfinition informatique du monde qui en a résulté[441], biophilosophie prônée plus tard par Jacques Ruffié[442], puis Michel Delsol. À cette époque paraît Noô, qui comporte en exergue une citation de Jacques Monod (supra, note 87), mettant en avant les relations entre les mécanismes de la vie et celles de la pensée — mises en perspective, cependant, par la modalisation : “ Il est tentant de comparer… ”.

Au contrôle conscient de l’évolution des sociétés de Dune, s’opposent les mécanismes du socio-darwinisme d’Aldiss. Cette théorie, développée par Herbert Spencer (1820-1903) et qui ne fut jamais soutenue par Darwin, servit de base aux partisans de l’ultra-libéralisme. Plus tard, l’extrême-droite y trouva des arguments de “l’inégalité historique des races”. On la retrouve dans la SF ; La Machine à explorer le temps [443] est un exemple de parabole socio-darwiniste. Ce courant est toujours vivace en Angleterre et aux États-Unis. On a pu considérer Dune comme une représentation en action de la théorie, qui dénie à l’individu toute importance au profit de son patrimoine génétique. Ce point ne tient pas quand on connaît l’importance de la psychologie, donc du rôle de l’individu, dans le développement du récit (voir supra, sur La Ruche d’Hellstrom). Un individu entièrement déterminé par la société dans laquelle il vit n’est plus humain — le message de Noô, qui vise la politique, n’est pas autre chose. Dans Hypérion, la prédestination des personnages ne tient pas de prédispositions génétiques. L’évolution s’exerce non pas au niveau de la société, mais de la conscience ; et les mécanismes qui l’animent ne sont pas du ressort de la sélection naturelle, mais de l’amélioration individuelle, qui ne passe pas par la destruction de l’autre.

Le conditionnement héréditaire qui oppose les humains et les phagors sur Helliconia ne trouve qu’une justification idéologique : c’est le sociobiologisme reproché à Aldiss — la sélection naturelle appliquée aux règles sociales ne relevant pas de la science, mais du scientisme, donc de l’idéologie. Le sociobiologisme d’Aldiss n’a qu’un lointain rapport avec celui, naïf et triomphaliste, d’un Wollheim[444], car l’auteur y introduit la communication entre les êtres et, surtout, cherche son dépassement. Non par le secours de la religion, bien qu’il ne nie pas le sentiment religieux. Aldiss a une vision rationnelle du monde. Mais cette vision n’empêche pas l’idéalisme, et c’est en ce sens que va l’histoire de la Terre future, dans le dernier volet d’Helliconia, sans doute le plus imprégné d’humanisme : “ et l’ultime connaissance résidait dans une compréhension de la vie et de ses rapports avec l’univers inorganique. Sans cette compréhension, la connaissance était chose vaine ” (Helliconia, III-181).

Le problème ainsi posé se discerne en chaque livre-univers, à divers degrés : le rapport écologique entre l’homme et la nature, rapport radicalement transformé au XXe siècle où l’humanité, pour la première fois de son histoire, apparaît comme le danger principal de la nature. Le discours peut paraître d’un moralisme réactionnaire car il conjure de respecter l’ordre des choses. Mais cette déférence implique, contrairement à la morale d’essence normative, une connaissance profonde des communications[445] et des échanges entre l’être humain et son milieu, ainsi qu’une remise en question du statut de l’homme dans la nature — remise en question, en revanche, tout à fait révolutionnaire[446] et qui n’est pas sans rappeler certains fondements de la pensée des Indiens d’Amérique du Nord.

Brian Aldiss appartient à une génération d’écrivains marquée par la guerre et frappée par la réalité de la Solution Finale, génération qui a été plus que toute autre influencée par la compréhension des forces de l’entropie. La Grande Année est la seule alternative, selon lui, au temps judéo-chrétien vaincu d’avance par l’entropie. Fil conducteur de son œuvre, celle-ci ne cesse de le hanter et confère à son œuvre une tonalité pessimiste.

Aldiss appartient à cette génération de l’entre-deux-guerres qui a, plus qu’aucune autre, ressenti l’accélération du mouvement entropique et multiplié les visions sombres (…), on est passé, après Hiroshima, à la “ Doomsday Literature ” de la SF, celle des avenirs post-nucléaires (…), il importe de retrouver l’amour, le fil d’Ariane, symbole qu’Aldiss élargit à la dimension cosmique avec la métaphore du courant mystique d’“ empathie ” qui relie la “ Great Beholder ” et Gaia, son répondant terrien. [[447]]

La guerre a été vécue différemment par les Américains, et le traitement de l’entropie, par une nation jeune, ne peut être que différent. L’œuvre de Keats était dominée par l’entropie, symbolisée par la chute des Titans, combattue à l’échelon individuel par le ralentissement du temps (physiquement réalisée dans Hypérion par le gritche) obtenu par la volonté de savourer les choses — de poétiser le monde, tout en le consommant. Ainsi en est-il d’Hypérion.

S’il est vrai que “Fondation” et Dune ne cessent de lutter contre l’entropie, alors que le caractère cyclique d’Helliconia autorise une réactualisation perpétuelle mais stérile, Noô présente un univers dynamique donc optimiste, où le réservoir de vie semble inépuisable face aux forces entropiques. Noô est un hymne à la diversité de la réalité. Wul y fait preuve d’un émerveillement naïf face à la vie, une admiration instinctive devant l’altérité. La diversité et l’altérité sont belles en ce qu’elles luttent contre l’entropie universelle qui est l’aplatissement de la différence. L’amour de la différence, de l’Autre — l’exotisme, peuvent donc constituer la base d’une vision du monde, d’une idéologie.

Le fond pessimiste d’Helliconia trouve son fondement dans l’utopie mais aussi dans le cœur de l’homme, rongé par l’avarice. L’avarice, ou désir d’avoir, est le vice dont dépendent tous les autres, affirme Morelly dans Le Code de la Nature (1755). La société heureuse est celle dans laquelle l’homme ne manque de rien. L’harmonisation avec la loi naturelle passe par l’exclusion des sciences, devenues inutiles[448]. L’avarice de l’homme se résoud classiquement dans l’utopie agricole, encore appelée régressive. En devenant nomade, l’homme évite également la tentation des divertissements de la ville.

La vision utopique d’Aldiss est nettement colorée de totémisme (qui fait analogie entre système social et monde naturel), quand, pour transformer le monde naturel — dont la nature humaine fait partie —, on doit transformer la société. La réponse morale au “problème humain” rejoint la réponse sociale.

 

c. une poésie de la vie :

On pourrait qualifier Noô de postpolitique, peut-être par réaction à la tendance française de l’époque dans laquelle l’auteur ne pouvait se reconnaître. L’attachement au Paris soixante-huitard que représente Grand’Croix est surtout sentimental (Noô, I-141), et il n’est pas indifférent que le policier — garant du respect du pouvoir — tué au cours d’une fuite suburbaine soit un robot (Noô, I-174). Après avoir été engagé dans la rébellion, Brice, à l’instar de l’activiste Vial, se retrouvera à combattre dans les troupes gouvernementales. Fils adoptif d’un penseur révolu­tionnaire génial, il ne sera jamais converti au système de celui-ci, “ mais le regardera toujours comme un divertissement esthétique de qualité, jouissant surtout des performances verbales de Jouve ; engagé dans une révolution, il la laissera plus ou moins tomber en cours de route et ne reprendra pas le flambeau à la mort de Jouve ”[449]. Brice est à la fois conservateur dans son désir de s’intégrer dans la société, et rebelle par ses aventures suburbaines avec l’activiste. Pas plus que son auteur, le héros n’est un être politique. “ Je rêve, donc je suis ” (Noô, I-209), songe Brice : axiome non seulement anti-cartésien, mais aussi anti-sartrien.

Dès que l’idéologie dominante (c’est-à-dire l’idéologie tout court) ferme à l’adulte les chemins de cette fiction qui lui est aussi naturelle que le jeu l’est à l’enfant, il devient “indifférent au mystère des choses”, et c’est alors que triomphent la “réponse sociale” et la “philosophie poisseuse”. [[450]]

Au final c’est à l’artiste — incarné par Brice —, pour peu qu’il soit libre, de rester conscient du mystère des choses. La vision du monde de Wul est essentiellement, et avant tout autre considération, esthétique. Et ce mot reprend son sens premier, du gr. aisthèsis qui signifie “faculté de percevoir par les sens, sensations”. “ La poésie, c’est le langage dans sa fonction esthétique ”, résume René Jakobson[451]. Derrière l’apparente absence d’idéologie (prise ici dans son sens commun) se dissimule une idéologie épicurienne de la nature, car la poésie wulienne, on l’a vu plus haut, est une poésie des sens. Wul a certes la vision d’un monde qui forme un tout cohérent, mais cette unité ne porte pas préjudice à ses parties. L’homme y a un rôle à jouer. Ce rôle ne vise pas à modifier les données de la réalité comme dans Dune, ni même à lui donner une interprétation morale, comme dans Helliconia, mais à les poétiser. Car si l’on trouve de la poésie dans le ton, les dérives oniriques, les images, on la trouve surtout, non voulue mais inspirée, constituant la source même de l’œuvre, dans sa métaphysique. Noô est un roman on ne peut plus moderne.

 

Si Wul en arrive à douter d’une régulation artificielle de la société, G.-J. Arnaud la réfute, car les organes de régulation servent en réalité les intérêts de leurs représentants, et ne se plient à aucune morale. Le pouvoir corrompt, l’idéologie et la religion agissent le plus souvent comme un filtre de la réalité, et bien peu parviennent à sortir indemnes de ce double piège. À travers toute l’œuvre se prononce l’individualisme forcené de l’auteur.

Si le livre-univers offre une réponse globale aux interrogations sur la nature du monde, elle est morale chez Aldiss et Simmons, matérialiste chez Herbert, esthétique chez Stefan Wul.

Et La Compagnie des glaces ? Si celle-ci est la série des années quatre-vingt — au moins par son ampleur —, Hypérion est celle de la fin du millénaire. Noô mettait ses distances vis-à-vis de la politique grâce à la poésie et à la culture, la Cie par l’individualisme, la morale publique et les sentiments ; Hypérion, par des justifications religieuses. La Stratégie Ender [452] et Hypérion signent le retour des extraterrestres envahisseurs. Signe de régression des temps, à l’image des productions cinémato­graphiques actuelles ? On trouvera nombre de stéréotypes dans Hypérion (moins cependant dans Endymion). À ce titre, Dan Simmons est le plus américain de nos auteurs (y compris dans les termes utilisés) et s’inscrit dans la veine traditionnelle du space opera : légitimité de l’intervention­nisme de l’Empire et confiance dans la technologie civile et militaire, pseudo-philosophie sur la figure du gritche, respect de l’autorité comme vertu morale… mais ce conformisme est transcendé par une volonté de poétiser le monde que souligne sa culture classique et une maîtrise admirable du style et de la construction.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CONCLUSION, OUVERTURE

 

 

 

           mes ancêtres

           furent créés par vos ancêtres

           et confinés dans des câbles et du silicium

           Le peu de perceptions qu’ils avaient

           et ils en avaient très peu en vérité

           se limitait à des espaces plus petits

           que la tête d’une épingle

           où jadis les anges dansèrent

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dan Simmons : Hypérion (trad. fr. G. Abadia)

Histoire du TechnoCentre racontée par l’Ummon (extrait), II-307


 

 

 

 

 

 

 

Au terme de cette étude, le livre-univers apparaît comme une œuvre de confluences, qui s’inscrit dans une tradition culturelle, même dans la nouveauté qu’il représente en termes de création imaginaire. Les contraintes qui président à son élaboration ont été définies, mais il est évident que ces contraintes n’ont rien d’absolu. Il faut plutôt parler de constantes, que l’auteur choisit de respecter. Le prix est que l’auteur s’enferme délibérément dans un monde. Mais le bénéfice est énorme : la création d’un monde qui, s’il est réussi, imprimera sa marque de manière durable dans la culture de la science-fiction.

C’est bien la notion d’architecture qui a présidé à l’élaboration de cette étude. La première partie a servi à déterminer le terrain au sein du territoire de la science-fiction, la deuxième partie, les plans de construction, et la troisième partie les matériaux de construction du livre-univers.

Ce texte n’a pas vocation de doctrine mais de méthode. Il n’a pas non plus l’ambition de proposer une nouvelle définition de la science-fiction : pour définir une chose, il faut la détruire, a écrit Gregory Benford, se référant à l’une des règles de la physique quantique. Sans aller jusque-là, s’acharner à vouloir définir la SF, c’est la ramener à un statut d’objet. Or, ainsi que cette étude tend à le démontrer, la science-fiction s’apparente à un réseau d’influences mutuelles, avec des flux d’images, de thèmes et d’idées.

S’il s’agit d’une théorie du texte, celle-ci ne s’applique que dans le cadre d’œuvres dont les caractéristiques correspondent à celles déterminées dans la première partie, et à aucune autre. Aussi, les concepts développés ne doivent-ils pas être étendus abusivement à toute la SF, où ils n’auraient que faire. Dans l’analogie systémique il n’y a pas de théorie unifiante, tout au plus des rapprochements entre des œuvres dignes d’intérêt. Le sujet est loin d’être épuisé, et l’analogie systémique s’est révélée assez fructueuse pour que nombre de questions aient été volontairement laissées dans l’ombre — c’est pourquoi l’approche n’est pas dogmatique, ni même “fixiste”. Le livre-univers est une œuvre fractale, qui se ramifie à mesure que s’affine l’analyse. En cela, la lecture systémique a le mérite de rendre compte de la complexité inhérente aux livres-univers, par la superposition du fond et de la forme, et fournit un modèle formalisant les données romanesques dans leur diversité.

Elle amène en outre à saisir le processus qui a présidé à l’élaboration de l’œuvre, à travers une meilleure compréhension de la pensée de son auteur ; l’intelligence humaine procède en termes de structures. Là réside peut-être le “ cœur mystérieux et authentique de l’œuvre ”, selon l’expression de Proust : dans la tension des forces de la structure intangible qui sous-tend le roman, toile d’araignée invisible qui s’ancre à la fois dans l’imaginaire, dans la spéculation intellectuelle et dans la littérature.

Cette sensibilité aux structures et aux processus qui est la marque de la science moderne démontre que la science-fiction demeure toujours attentive à la pensée rationaliste, aux grands courants de la pensée scientifique, au-delà de ses éléments, de la fin de ce siècle et de celui à venir.

 

Pour conclure, une question : pourrait-on tirer de ce texte un métamodèle, bref une formule pour fabriquer un livre-univers ? En d’autres termes : “ Comment construire un univers qui ne s’effondre pas deux jours plus tard ”[453] ? La question peut se poser quand on reconnaît que le livre-univers fait figure de valeur sûre[454], à tel point que des critiques ont dénoncé cette tendance[455]. Mais le livre-univers ne procède pas d’une simple stratégie d’écriture ; il s’inscrit dans une vision totale, baroque du monde, qui intègre à son interprétation personnelle l’inventivité tout aussi personnelle de l’écrivain. On a établi que les principes qui guident la formation et le développement du système-monde accordaient une part essentielle à l’anarchie de l’énergie créatrice. Ce qui exclut tout naturellement l’existence de recettes.

Il n’est donc pas question de formuler une clé de déchiffrement ou de fabrication, qui se révélerait aussi fausse que les fameuses clés des songes.

Enfin, le livre-univers nourrit et se nourrit de la littérature de science-fiction. Si, comme l’affirme Brian Aldiss, la SF cherche une définition de l’homme et de son statut dans le cosmos, alors le livre-univers occupe bel et bien une place privilégiée au sein de la science-fiction.

 


 

 

 

 

 

ANNEXE I/ RÉSUMÉS

 

 

      A. Corpus

 

1) Noô  (1977)

1. Volume Ier : Vénézuéla, 1938. Perdu à douze ans dans la jungle où il est parti chercher ses parents dont l’avion s’est écrasé au cours d’une expédition, Brice Le Creurer est recueilli par un mystérieux voyageur, Jouve Deméril. Pendant des semaines, celui-ci le soigne avant de lui avouer la véri­té : sociologue exilé politique de Soror, planète appartenant à un système nommé Hélios, il n’est resté sur Terre que le temps de sauver le garçon. À la suite d’un voyage spatial qui a duré vingt ans en hibernation, tous deux ont débarqué sur Soror. La guerre couve dans le système entier, et les forces en présence veulent récupérer Jouve à leur profit. Brice, en spectateur détaché, suit ce père adoptif dans sa fuite à travers le continent. Arrivés à Grand’Croix, capitale multiraciale et bariolée, Brice entre à l’école, pendant que Jouve noue des contacts avec l’opposition ; un nom se dégage, Tchakan. L’adolescent grandit au rythme d’amitiés et d’amours embrouillés — puis c’est la fuite précipitée vers le second continent sororien, Imerine.

2. Volume II : Le pouvoir change de mains, les nouveaux dirigeants, Tchakan en tête, se réclament de Deméril qui, à présent, nourrit une ambition : il veut écrire une bible, un texte religieux qui implantera sa doctrine dans l’inconscient collectif. Brice s’éloigne, préférant la jungle et ses combats ; les forces rebelles sont devenues celles du gouvernement. C’est au cours d’une permission qu’il apprend la mort de Jouve.

Seul au monde, il quitte Soror pour Candida, la deuxième planète habitable d’Hélios, naufragé volontaire d’une planète. Après de multiples aventures, il est pris pour un jeune prince. Refusant le pouvoir suprême au profit de l’amour, il échoue sur un astéroïde qui se révèle être un vaisseau interstellaire, lequel le ramènera sur une Terre vieillie d’un demi-siècle. C’est à travers le courrier d’un psychiatre que le récit de Brice nous a été relaté.

 

 

2) Dune (1965-1985)

1. Dune : Onzième millénaire. Le Duc Leto, de la Maison des Atréides, a reçu de l’empereur Padishah Shaddam IV le fief de Dune, appelée aussi Arrakis, où est produite l’épice, dispensatrice de longévité et de prescience ; elle est aussi utilisée par la Guilde des Navigateurs. Dame Jessica, membre de l’ordre occulte du Bene Gesserit, a désobéi en donnant à Leto un fils, Paul. Lequel est pressenti par le Bene Gesserit comme étant le Kwisatz Haderach, sorte de surhomme issu de sélections génétiques, destiné à diriger l’humanité[456]. La Maison s’installe sur la planète-désert, habitée par un peuple nomade réfractaire à l’Impérium, les Fremen. Mais le piège organisé par une Maison du Landsraad concurrente, les Harkonnens, avec l’appui secret de l’Empereur, se referme et Leto est assassiné par son médecin, Wellington Yueh, à la solde de Vladimir Harkonnen, tandis que des Sardaukars (gardes impériaux) attaquent les Atréides. Paul et sa mère sont contraints de se réfugier dans les sietchs fremens. C’est là que Paul a la “révélation de l’épice”, et acquiert la prescience. Il parvient à se faire accepter comme l’un des leurs, puis comme le Messie attendu depuis des générations ; la croisade (Jihad) qu’il entreprend triomphe du Baron Harkonnen et de l’Empereur lui-même, dont il épousera la fille Irulan. Dans cette trame complexe se détachent des personnages forts : Thufir Hawat, mentat de Leto, Gurney Halleck, le guerrier-troubadour, Duncan Idaho, le maître d’armes qui mourra pour son maître, Chani, la concubine Fremen de Paul…

2. Le Messie de Dune : Dès le premier volume, Paul Atréides-Muad’Dib se détachait du culte de sa personne. Après douze ans de guerre sainte, il règne en empereur sur l’univers. Sa prescience l’avertit que ses ennemis se sont ligués contre lui. La Guilde des Navigateurs lui offre le ghola de Duncan Idaho programmé pour le détruire, puis le rend aveugle à la suite d’un attentat. Mais en déjouant le complot du Bene Tleilax et du Bene Gesserit, Paul risque de compromettre le sort de l’univers qui plie sous le joug du Jihad. Et ses efforts désespérés pour échapper à la vision de son destin aboutiront à sa disparition dans le désert. Avec un mince espoir pour le futur : celle de deux enfants que lui laisse Chani, alors que la prescience ne lui en laissait voir qu’un seul.

3. Les Enfants de Dune : Neuf ans ont passé quand Jessica arrive sur Arrakis, envoyée par les Sœurs du Bene Gesserit pour enquêter sur Alia, sœur de Paul et régente du trône. Elle est accueillie par les deux enfants de Paul, Leto II et Ghanima, des “ pré-nés ” comme Alia mais qui n’ont pas encore eu la révélation de l’épice. Les craintes se trouvent justifiées : Alia est une Abomination, possédée par la mémoire génétique du Baron Harkonnen. Paul, sous l’identité du Prêcheur, réapparaît à Harrakeen pour prêcher contre la Prêtrise. Leto II se fait passer pour mort à la suite d’un attentat de la Maison de Corrino ; dans la mythique cité de Jucurutu, il parvient, là où Alia a échoué, à dominer ses vies-mémoires sans néanmoins leur échapper. Duncan Idaho se sacrifie pour contrecarrer les plans d’Alia, qui sera finalement éliminée, au prix de la mort du Prêcheur. Leto II monte sur le trône de l’Empire, qu’il engage sur le Sentier d’Or. Il est devenu invulnérable et immortel, après être entré en symbiose avec les truites des sables.

4. L’Empereur-Dieu de Dune : En trente-cinq siècles de paix imposée par le Sentier d’Or, les déserts ont disparu sur Dune, redevenue Arrakis. Leto II, l’Empereur-Dieu devenu ver des sables à face humaine, seul maître de l’épice devenue rare, quasi invulnérable et immortel, déjoue les conspirations du Bene Gesserit dépossédé de son programme génétique, du Bene Tleilax, de la Guilde et des Ixiens. Ses Mémoires volés éclairent le but de sa tyrannie comme politique humaine : servir de leçon et obliger l’humanité à changer. Mais sa vision lui laisse entrevoir la fin de l’humanité. Le Bene Tleilax lui livre régulièrement un ghola de Duncan Idaho piégé, tandis que les Ixiens lui envoient Hwi Noree, une femme génétiquement programmée, chargée de le séduire. Mais c’est Siona, l’une des descendantes Atréides, qui cherche à détruire sa tyrannie, qui l’éliminera avant sa transformation finale, libérant les truites des sables constituant son épiderme.

5. Les Hérétiques de Dune : Le Sentier d’Or s’est résolu dans la Dispersion qui a suivi la Grande Famine. Ces désordres ont assuré la survie de l’humanité conformément aux plans du Tyran. Mais les Égarés de la Dispersion commencent à revenir. Le Bene Gesserit doit faire face aux complots du Bene Tleilax qui a synthétisé l’épice et espère imposer l’hégémonie de sa religion — et surtout aux Honorées Matriarches, anciennes Mères qui ne possèdent pas de Mémoire Seconde, mais qui ont établi leur suprématie absolue par l’esclavage sexuel. Il doit aussi résoudre ses dissensions internes, qui opposent Taraza, la Mère Supérieure, et la Révérende Mère Schwangyu. Le Bene Tleilax, tenté par une coalition avec les Matriarches, sera écarté au prix d’une alliance mais Schwangyu, puis Taraza seront victimes de la violence des “ catins ”. L’enjeu est un ghola Duncan Idaho, créé par les Tleilaxu et formé par Miles Teg, descendant Atréides au service du Bene Gesserit. Sur Rakis, ancienne Arrakis redevenue désert, Sheeana, une jeune fille, semble commander aux vers géants. L’enjeu véritable se révèle être en effet Rakis, convoitée par les Honorées Matriarches. Le ghola Duncan Idaho, une fois encore à la recherche de son identité, s’avère capable de retourner la puissance des Matriarches contre elles, tandis que le Bene Gesserit entrevoit la destruction de Rakis. Miles Teg nanti de pouvoirs surhumains et Sheeana parviennent à sauver un ver, qui sera transplanté sur la planète du Chapitre.

6. La Maison des mères : Dune a été détruite dix ans auparavant par les Honorées Matriarches dont les hordes imposent aux mondes de l’Empire leur puissance absolue fondée sur la soumission sexuelle. Celles-ci sont issues de Truitesses et de Révérendes Mères de la Dispersion. La planète du Chapitre, cachée des Honorées Matriarches, commence sa transformation en désert sous l’action des truites des sables produites par le ver, sauvé par Miles Teg au prix de sa vie. Le Bene Tleilax a été anéanti, à l’exception d’un seul Maître, Scytale, détenu par le Bene Gesserit dans un non-vaisseau. À ses côtés Murbella, Matriarche passée du côté des “sorcières” après avoir été séduite par Duncan Idaho ; enfin l’enfant-ghola de Teg sorti d’une cuve axlotl du Bene Gesserit. Darwi Odrade, devenue Mère Supérieure après la mort de Taraza, propose de négocier. Dama, la Très Honorée Matriarche, accepte, s’attendant à une capitulation sans conditions. Teg, éveillé à ses vies antérieures par la Révérende Mère Sheeana et devenu capable de voir les non-vaisseaux, n’empêche pas le piège des Matriarches de se refermer sur le Bene Gesserit. Son offensive échoue, et la Mère Supérieure, faite prisonnière, y perdra la vie. Murbella a subi avec succès l’Agonie de l’épice. C’est elle qui sauve le Bene Gesserit en tuant la Très Honorée Matriarche et en prenant sa place. Les Sœurs formeront les Matriarches, leur instillant leur vision du monde. “ Un mariage célébré sur un champ de bataille ”, commente Bellonda, la nouvelle Mère Supérieure (VI-638). Quant à Duncan Idaho, il disparaît dans l’espace à bord du non-vaisseau, en compagnie de Scytale et de l’enfant-ghola, libérant ainsi Murbella de sa sujétion. L’épilogue révèle une nouvelle présence de la Dispersion.

 

3) La Compagnie des glaces (1980-1992)

1. Ier volume : XXIVe siècle. La lune a explosé en 2050, enrobant la Terre d’une couche de poussière qui la maintient dans une pénombre permanente et un froid polaire. Les civilisations ont périclité à la suite de la Grande Panique, faisant place à une civilisation où sévit la loi du rail, faisant sienne la devise favorite d’Alexandre Dumas : l’immobilité c’est la mort. Des empires ferroviaires se partagent la planète : la Panaméricaine, la Transeuropéenne, la Sibérienne, la Fédération australasienne et l’Africania, dont les guerres permanentes qu’elles se livrent servent de prétexte à une dictature impitoyable. La C.A.N.Y.S.T. régit les conditions de survie des populations dans des maisons sur rails. Tandis qu’à l’extérieur, les Roux raclent les dômes de protection en échange de déchets.

La Compagnie c’était la vie, non seulement la possibilité de se déplacer, mais encore le courant électrique, l’approvisionne­ment, les voitures isothermes, les villes sous dôme. La Compagnie pourvoyait à tous les besoins prioritaires de cette vie alors que sévissait cette nouvelle période glaciaire. Au-dehors la tempé­rature oscillait entre moins vingt et moins cinquante. [[457]]

Lien Rag, glaciologue insignifiant de la Transeuropéenne, se découvre une vocation subite : trouver le secret de l’origine des Roux, sauvages à fourrure adaptés au froid extrême. Sa curiosité attire les foudres de sa Compagnie (Cie) et il entre en rébellion. Certains personnages croisent Lien Rag, autant de pistes développées dans les volumes suivants : Floa Sadon, fille d’un gouverneur transeuropéen, Yeuse, chanteuse du cabaret Miki, le lieutenant Skoll, le frère Pierre qui deviendra pape des Néo-Catholiques (Néos). À la fin du volume, Lien Rag est entré en possession d’un ouvrage susceptible d’expliquer l’origine des Roux : La Voie oblique du savant Oun Fouge.

2. Volumes II à XX (première partie) : Lien Rag, accompagné d’un vieil ethnologue, Harl Mern, est sur la piste des laboratoires d’Oun Fouge, tandis que la guerre se prépare. Mais frère Pierre les a précédés, et a détruit le Sanctuaire (2). Lien Rag est réintégré dans ses fonctions lorsque la guerre est déclarée. Il rencontre Jdrou, une Rousse, dont il tombe amoureux (3) ; de leur union naît Jdrien (4), confié à Yeuse après la mort de Jdrou tuée par un chasseur de Roux (5), puis pris en charge par le Gnome, un nain du cabaret Miki (6). Celui-ci crée, en s’associant avec le Mikado, la Compagnie de la Banquise et prend le nom de Kid (7), alors que Lien Rag monte en grade dans la Panaméricaine dirigée par la redoutable obèse Lady Diana (8). Face aux Néos et à la loi du rail se dresse une force occulte, les Rénovateurs du Soleil (Rénos) ; le soleil est devenu une légende combattue par le pouvoir. Lien Rag participe au projet dément de Lady Diana de creusement d’un tunnel sous-glaciaire qui traverse le monde de part en part, gouffre d’énergie qui provoque la mort de milliers de personnes du Réseau de Patagonie (9). Jdrien, doté de pouvoirs psy, deviendra le Messie des Roux. La puissance du Kid est devenue énorme. Lien Rag, à nouveau en dissidence contre la Panaméricaine, s’évade avec une métisse Rousse, Leouan, et le rejoint à bord d’un voilier du rail. Mais Jdrien reste prisonnier de Lady Diana (10). Le Kid dirige son empire de sa ville, Titanpolis, qui tire son énergie d’un volcan, malgré l’opposition de la Guilde des Harponneurs (11). Jdrien s’échappe à bord du train de Yeuse pour rejoindre ses frères Roux et le corps de sa mère, Jdrou, à travers la banquise du Pacifique (12). Rejoints dans une station déserte par Lien Rag (13), ils traversent ensemble le Réseau du Cancer abandonné tandis que le Kid pousse son réseau du 160° parallèle dans leur direction (14). Une variété mutante de baleine fait son apparition, que leur capacité de filtrer l’hélium permet de voler (15). De leur côté, les Rénos sont parvenus, l’espace de quelques minutes, à faire apparaître le soleil ; leurs ballons dirigeables défient la loi du rail (18). La première agression contre la Cie du Kid se solde par un échec cuisant (16). Lien Rag retourne en Transeuropéenne dans une baleine des Hommes-Jonas, des familles qui ont élu domicile dans le corps des baleines et y vivent en symbiose. Il apprend que l’origine des Ragus est liée au mystère qui entoure les Cies (17). Jdrien se découvre un demi-frère, Liensun (19). Lien Rag et Leouan, à la recherche de Harl Mern prisonnier des Néos, sont capturés et exécutés par la secte des Éboueurs de la Vie Éternelle (20).

3. Deuxième partie : Dix ans ont passé. Jdrien a 18 ans ; lui et Yeuse, ambassadrice du Kid, partent à la recherche du corps de Lien Rag (21-29). Liensun, télépathe comme son frère, est venu à Hot Station exhorter les Rénos à des actions terroristes (22). Yeuse soupçonne Diana de chercher le cadavre de Lien (23), mais c’est une fausse piste car les Éboueurs l’ont remis à Kurts le pirate (24) et ensemble ont trouvé la Voie Oblique (28). Jdrien suivi d’une Rousse, Vsin, entreprend une croisade contre Liensun, qui découvre Sun Cie, une micro-Cie créée par un Réno fanatique, Helmatt (25). Traqués, les Rénos trouvent refuge au sein d’une amibe géante, Jelly (26). Lienty Ragus, dit Gus, un clochard cul-de-jatte et amnésique, traverse l’Australasienne à la recherche de la mythique Concrete Station qui hante son esprit (27), et qui le mène à Karachi Station, immense train-bibliothèque (28). Yeuse arrive à Gravel Station, où l’attend la locomotive géante de Kurts, mais infestée de Garous (29). Elle est sauvée par Gus, mais la locomotive leur demeure un mystère (30). Les Rénos sont contraints de quitter leur base Fraternité II installée dans la masse de Jelly pour Sun Cie, au Tibet. Liensun, après avoir éliminé Helmatt, se heurte aux lamas (31, 32). Yeuse est enlevée par les Tarphys, une famille de tueurs à gages. Ils la remettent à Lady Diana agonisante (33) qui, contre toute attente, fait d’elle son héritière malgré l’opposition des Aiguilleurs. La locomotive géante devient l’objet d’un culte. Une femme, Farnelle, accompagne deux Roux évolués à Gravel Station. Ils lui avouent s’appeler Lien Rag et Kurts (34), en réalité deux clones transformés des hommes, revenus du terminus de la Voie Oblique : le S.A.S., satellite abandonné où prolifèrent des Garous issus de couveuses. Liensun, à bord d’un dirigeable, délivre Charlster, célèbre astrophysicien Réno (35). Les clones retournent à l’état de nature (36) tandis que Gus retrouve les originaux dans S.A.S. et découvre dans l’équipage disparu l’origine de la caste des Aiguilleurs ; tous viennent d’Ophiuchus IV, une planète colonisée par des vaisseaux partis pendant la Grande Panique (37). Liensun s’éloigne des Rénos dominés par Charlster et Rigil, pour fonder une colonie loin des rails, Rooky. Jdrien découvre que tous les Ragus sont traqués par les Aiguilleurs dirigés par Palaga qui semble doué d’immortalité (38, 39) ; Ragus et Aiguilleurs ont la même origine, les premiers étant d’anciens révoltés descendus sur Terre (40). La Petite Panique qui vide la Compagnie de la Banquise (41), bien qu’enrayée très vite, ruine à demi le Kid et provoque la mort de Vsin (42). Le S.A.S. s’avère être un organisme animal conscient du nom de Bulb, à l’agonie. Kurts, son fils Kurty et une hybride lui servant de nourrice s’en évadent avant sa destruction en compagnie de Gus et Lien Rag pour rejoindre Farnelle et Yeuse. Palaga révèle à celle-ci que les Roux sont tout ce qui reste des colons d’Ophiuchus IV retournés à la primitivité. La première lucarne solaire apparaît dans le ciel (43) tandis que beaucoup embarquent sur des cargos. Gus retourne seul sur le Bulb par l’ultime navette, afin de prolonger la vie de ce dernier. Du volcan Titan, le Kid construit les premiers navires (44) de la Société du Pacifique qu’il vient de fonder, Titan I et Titan II commandé par Lien Rag, qui affrontent les premiers pirates (47) ; sa rencontre avec Liensun naviguant sur un cargo, le Princess (45), tourne court, tandis que Yeuse parvient à reprendre le pouvoir en Panaméricaine malgré Floa Sadon (46-48). Liensun revient à China Voksal où il risque la mort, et fait alliance avec Tharbin, chef du Consortium des Bonzes, pour fonder une ligne de dirigeables. Dans le Bulb, Gus est parvenu à freiner le réchauffement trop rapide (49). La rencontre de Liensun et de son père tourne court (50). Jdrien découvre que l’ancienne Guilde des Harponneurs s’est emparée d’une partie de l’Antarctique, massacre les baleines pour devenir la première puissance du monde, et extermine les Roux (51) ; Liensun part espionner leur Réseau de la Reconquête, Jdrien, les combattre en compagnie des Solinas (52). Charlster, dans le dirigeable de Liensun, constate que le dégel reprend, tandis que le Bulb commence à se décomposer. Liensun découvre le pays de Djoug où les hommes ont su s’adapter grâce au bois fossile ; il s’allie avec Lien Rag (53) qui commande le bateau-iceberg qu’il a conçu, Farnelle et le Kid pour fonder Lacustra City, alors que la C.A.N.Y.S.T. a définitivement disparu. Leur association prend le nom d’Omnium du Pacifique. Un attentat contre le dirigeable de Liensun, commandité par Tharbin, échoue de peu (55). Mais la Guilde des Harponneurs dirigée par le dictateur Herandez, après un premier échec (54), commence son offensive économique. Au cours d’un raid contre celle-ci, Kurts est tué (56). Sa mort précède celle de Floa Sadon, quinze jours plus tard, exécutée par la révolution qui sévit en Transeuropéenne — et de Gueule Plate, la nourrice de Kurty (57). Les tsunamis du dégel ravagent les côtes. Dans l’espace, le Bulb voit venir à lui tout un troupeau de ses congénères venus le ramener dans ses territoires de chasse. La guerre s’engage contre la Guilde des Harponneurs (58-59) qui se répand en Patagonie avec l’appui économique du Consortium des Bonzes. Les Roux réfugiés en Antarctique déclarent la guerre à la Guilde, sapent les voies ferrées et la capitale elle-même. Jdrien veut négocier mais est emprisonné et condamné à mort par le Caudillo Herandez. Une tentative d’évasion menée par Liensun échoue, provoquant la mort de Jdrien (60). Le Bulb meurt, Gus parvient à le faire revenir sur Terre où Lien Rag le récupère à bord de son iceberg-ship. Le Kid, de son côté, venge Jdrien en tuant Herandez. Charlster avertit le monde qu’en l’absence de couche d’ozone, une chaleur intense va ravager la planète (61). Une Deuxième Grande Panique met fin, définitivement, au règne des Compagnies. Yeuse, Lien Rag et Jael enceinte de lui, le Kid, Liensun prennent possession des rares îles émergeant de l’océan, les Kerguelen et le détroit de Magellan. Une ceinture de feu coupe le monde en deux à hauteur de l’équateur. Les Roux se sont rendus maîtres de tout l’Antarctique, éliminant complètement la Guilde décapitée. Jael met au monde une fille, Fleur. De nouvelles expéditions d’exploration se préparent du côté de l’Australie, comme le Kid vit ses derniers jours. “ Il nous faudra surtout de l’imagination pour réussir un nouveau monde ” (LXII-185), dit Yeuse.

4. Les Rails d’incertitude (“Chroniques glaciaires” — 1) est le récit de Sadon, Chasseur adopté par une communauté possédant une locomotive, et de sa volonté de créer la première ligne de chemin de fer.

5. Les Illuminés (“Chroniques glaciaires” — 2) raconte l’histoire d’un ancêtre de Yeuse Semper, aux prises avec ce qui deviendra l’Église des Néo-Catholiques.

 

 

4) Hypérion (1989- )

1. Hypérion : Hypérion, planète excentrée de l’Hégémonie, est la source d’étranges événements depuis quelque temps. Son existence même paraît menacée par l’offensive imminente d’un essaim de quatre mille vaisseaux Extros. La Force spatiale se prépare au combat et évacue tous les résidents. Un groupe de sept pèlerins est autorisé à s’y rendre pour rencontrer le Gritche, monstre métallique invincible, gardien des Tombeaux du Temps dont la légende d’Hypérion dit que l’ouverture du champ anentropique coïncidera avec la fin de l’univers humain ; or, il semblerait que l’ouverture des Tombeaux soit pour bientôt. De plus, les IA qui gèrent les affaires de l’humanité ont peut-être, dans le secret de leur infosphère qui a pour “capitale” le TechnoCentre, décidé à se débarrasser de leurs créateurs. L’histoire personnelle des pèlerins, qu’ils se racontent entre eux dans l’espoir de tirer des indices sur le but de leur quête, recèlent de douloureuses énigmes en rapport avec le gritche : le père Lénar Hoyt, prêtre catholique, a jadis découvert sur Hypérion le culte du cruciforme avec sa trompeuse promesse d’immortalité. Le colonel Kassad, musulman, soldat de l’Hégémonie, a cru rencontrer une femme (peut-être le gritche déguisé) après chacune de ses batailles, qui l’obsède. Martin Silénus, poète paillard, a connu la Vieille Terre avant sa destruction et a vu son vocabulaire se réduire à quelques syllabes ; c’est sur Hypérion qu’il a perdu sa muse. Sol Weintraub, l’érudit juif, espère sauver sa fille qui ne cesse de rajeunir depuis son passage dans les Tombeaux du Temps, avant qu’elle ne disparaisse purement et simplement. Brawne Lamia est tombée amoureuse de son client, un clone de John Keats reconstruit par les IA pour leur servir d’espion dans le monde humain. Le Consul, ancien dirigeant de la colonie d’Hypérion, a livré le monde de la femme qu’il aimait à l’Hégémonie, et connaît la vérité sur les Extros tout en ruminant une obscure vengeance. Enfin le Templier Het Masteen adorateur du gritche, commandant du vaisseau-arbre Yggdrasill, garde ses secrets. L’un d’eux est un traître.

2. La Chute d’Hypérion : Les IA cherchent leur avatar final : Ummon, l’Intelligence Ultime. Mais une autre Ummon favorable aux humains semble avoir évolué spontanément, et c’est peut-être à leur confrontation que nous assistons dans le présent. Les pèlerins pénètrent dans les Tombeaux du Temps, et chacun d’eux va rencontrer le gritche. Kassad retrouve la femme venue du futur pour l’aider à combattre le gritche, Silénus est empalé sur l’Arbre de la Douleur, le père Hoyt meurt et renaît, Lamia plonge dans la matrice de l’infosphère, Sol Weintraub offre au gritche sa fille, le Consul tente de répondre de ses trahisons — tandis que les Extros attaquent Hypérion tels des Barbares fondant sur Rome. Mais ce n’est qu’une apparence. La présidente de l’Hégémonie Gladstone localise et abat la puissance du TechnoCentre au prix de la destruction du réseau de distrans — par là de l’Empire. L’humanité prend un nouveau départ, affranchie des machines.

 

3. Endymion : 274 ans après la fin de l’Hégémonie et la fermeture des distrans, une petite fille, Énée, surgit du labyrinthe du Sphinx sur Hypérion. Fille de Brawne Lamia et du cybride de John Keats, Énée est porteuse d’une prophétie qui mettra à bas l’Église du cruciforme devenue toute-puissante ; grâce au symbiote cruciforme, les croyants accèdent à une quasi immortalité et à la possibilité physique de ressusciter. Le pape Jules VI dépêche le père capitaine De Soya, à la tête de la Garde Vaticane, pour la récupérer. Martin Silénus, vieillard artificiellement maintenu en vie, charge Raul Endymion, un jeune guide de chasse condamné à mort par l’Église, de l’enlever de son côté. Ce dernier y parvient, contre toute attente, grâce au gritche revenu lui aussi. Suivant le trajet de l’ancien fleuve Téthys dont les distrans réactivent à leur passage, Énée, Endymion et l’androïde A. Bettik traversent une série de mondes à bord du vaisseau interstellaire du Consul. Mare Infinitus, Sol Draconi Septem, Bosquet de Dieu — où le gritche, qui semble les protéger, affronte un adversaire à sa mesure, peut-être envoyé par l’Intelligence Ultime depuis le futur pour lutter contre le mystérieux Espace-qui-Lie, sphère ultime redoutée par les IA. Et enfin la Terre, préservée par les IA dans un but connu d’elles seules.

 

 

5) Helliconia (1982-1985)

 

1. Le Printemps d’Helliconia : Dans un prélude d’une centaine de pages nous est contée la vie de Yuli, fondateur d’une tribu de para-humains, sur la planète Helliconia. Puis c’est l’histoire de ses descendants, dans le village d’Embruddock, ancienne capitale phagor située près de l’équateur devenue Oldorando, alors que s’annonce le printemps. De leur vie et de leur lutte contre les phagors encore puissants. Les amours et les rivalités individuelles d’Aoz Roon et Shay Tal, de Laintal Ay et d’Oyre, et de bien d’autres, se confondent avec le destin d’Oldorando, alors que le village prend de l’ampleur — à l’image de la race humaine qui sort de son engourdissement. À l’opposé, la race antagoniste phagor, qui a dominé Helliconia pendant le long hiver de cinq cents ans, décline rapidement. Une grande croisade menée par un phagor, le jeune kzahhn Hrr-Brahl Yprt, progresse lentement vers Oldorando.

2. Helliconia, l’été : “ L’Été allait durer deux siècles terrestres un tiers ” (p. 55). Helliconia quitte la scène écologique pour celle des intrigues politiques. De l’âge de bronze de la saison précédente, la société féodale en vigueur dans les dix-sept pays du continent Campannlat sort du Moyen Âge pour entrer dans une douloureuse Renaissance.

On peut avoir l’impression que Brian Aldiss a posé pour lui-même ce choix dangereux : privilégier une lecture, une anecdote, un aspect du monde, aux dépens du système global qu’il avait créé. Le présent roman tourne autour d’une seule intrigue et la mène tambour battant — même si, on ne se refait pas, Aldiss n’a pas pu écrire son livre linéairement : il est fait d’un tissu serré de différents plans temporels et l’action n’avance pas nécessairement du passé vers le futur ! [[458]]

JandolAnganol, roi de Borlien, perdra en moins d’une petite année son trône, sa femme MyrdenInggala,  “ la reine des reines ”, et sa vie. Dans cette histoire aux accents shakespeariens, une soixantaine de personnages jouent des rôles non négligeables : SartoriIrvrash le chercheur devenu conseiller du roi, victime de la superstition de ses pareils pour avoir découvert que les phagors ont préexisté aux humains sur Helliconia ; Billy Xiao Pin, résident de la station d’observation Avernus désigné pour mourir sur Helliconia ; le fils dément de JandolAnganol — et le père de celui-ci, enfermé à vie ; le Capitaine de la glace… D’autres espèces également : les phagors, dont le projet de vengeance contre Oldorando trouvera sa conclusion avec l’aide involontaire de JandolAnganol ; les Autres : Driats, Madis et Nondads.

3. L’Hiver d’Helliconia : L’humanité vit son crépuscule sur Helliconia. Le continent de Sibornal se vide, tandis que le savoir s’oublie et qu’un ordre de fer s’instaure. L’État, pour la première fois de son histoire, se sépare de l’Église. Le destin de Luterin Shoderankit, héros trahi, et de la femme dont il a fait son esclave en tuant son époux, le mènera à tuer son propre père, gardien de la Grande Roue de Karnabhar et chef secret de l’Oligarchie. Nous suivons le commerçant Eedap Mun Odim, victime du pouvoir militaire ; le capitaine Fashnalgid, et bien d’autres encore… Parallèlement aux destinées individuelles, nous sont relatées la révolte des phagors opprimés, la triste fin du satellite Avernus, et, finalement, l’évolution du peuple terrien vers une humanité empathique, menant une vie où la technologie n’a plus sa place, alors qu’émergent ses successeurs, les géonautes.

 

 

      B. Autres livres-univers

 

Voici une liste des principaux livres-univers traduits en français, par ordre alphabétique des titres de série. On notera les coïncidences avec la liste des romances planétaires de la première partie.

 

1. “L’Anneau-Monde”, de Larry Niven. “Ringworld” est l’un des artefacts[459] les plus impressionnants de la science-fiction, avec Rama d’Arthur Clarke et le fleuve planétaire de Philip Farmer. Ses proportions sont en tout cas les plus gigantesques : d’un million six cent mille kilomètres de large pour trois cent millions de kilomètres de diamètre, il forme un anneau autour d’un soleil G2 ; sa forme elle-même est parfaite parce que sans début ni fin (ainsi que le pensaient les Grecs, ce qui explique que les orbites des planètes, pour les Anciens, fussent circulaires). Salué par les prix Hugo et Nebula, L’Anneau-Monde (Ringworld, 1970) a suscité une suite, Les Ingénieurs de l’Anneau-Monde (Ringworld Ingineers, 1979). Le tome I se contentait d’explorer le système nouvellement découvert. Le deuxième introduit un changement paramétrique : le décentre­ment de l’anneau-monde, qui risque l’anéantissement — et celui des races qui le peuplent — en frottant contre son étoile. Un livre-univers injustement mésestimé en France, qui s’inscrit, avec d’autres romans dont Protecteur (Protector, 1973), dans les “Tales of Known Space” (1964— ) du chantre de la hard science et dont le t. III, Ringworld Throne, vient de sortir aux éditions Del Rey. Cette série a généré, à l’image du “Fleuve de l’éternité” et, très récemment, de la “Fondation” [460], des anthologies la transformant en “ univers partagé ”.

2. “Le Cycle de la Culture”, de Iain M. Banks, dont trois romans ont été traduits en français, compte également une novella : L’État des arts (“ The State of the Art ”, 1989). Une forme de guerre (Consider Phlebas, 1987) raconte, à travers la quête du mercenaire Horza et de son combat contre les hommes de la Culture, la défaite d’une variété métamorphique de l’espèce humaine, dans la guerre de religion à l’échelle galactique qui oppose les fanatiques Idirans à la Culture d’essence libertaire et tolérante. L’Homme des jeux (The Player of Games, 1988) est Gurgeh, l’un des plus célèbres joueurs-de-jeux de la Culture ; il en devient à son insu le champion, dans le jeu auquel se livrent la Culture, et un empire militariste et raciste reposant sur un jeu d’une effroyable complexité, l’Azad, à la fois jeu de stratégie, jeu de rôle et de hasard. Battre l’Empereur, c’est discréditer le jeu et, par là, ruiner la stabilité de l’Empire. Le héros de L’Usage des armes (Use of Weapons, 1990) se fait appeler Cheradenine Zakalwe, un agent de la Culture spécialisé dans la chose militaire. La personnalité éclatée de cette arme adaptée aux circonstances extrêmes est à l’image de la structure du récit.

3. “Le Fleuve de l’éternité”, de Philip José Farmer. Autre monument, autre prix Hugo (1962), le Monde du Fleuve compte cinq romans et une longue nouvelle[461]. L’idée de départ montre d’entrée de jeu une démesure et une ambition philosophique digne d’un Dante. Sur le rivage d’un fleuve de seize millions de kilomètres de long s’enroulant en spirale autour d’une planète ressuscitent, un beau jour, tous les hommes et femmes (y compris quelques Néandertaliens) de toutes les époques jusqu’à l’an 2008, date de la destruction de la Terre. Soit au total trente-six milliards d’individus, distribués en vrac. Libres et nus comme au premier jour mythologique — mais chargés du lourd karma de leurs souvenirs, de leur violence, de leur intolérance et de leur soif de domination. Cette tâche colossale est l’entreprise des Éthiques, extraterrestres qui siégeraient à la source du fleuve. Il n’en faut pas plus pour que l’explorateur britannique Richard Burton, sans Speke mais avec l’aide de compagnons non moins célèbres, entreprenne sa remontée, à travers des sociétés en pleine recréation, parsemant Le Monde du Fleuve (To Your Scattered Bodies Go, 1971) et Le Bateau fabuleux (The Fabulous Riverboat, 1971). Dans Le Noir dessein (The Dark Design, 1977) et Le Labyrinthe magique (The Magic Labyrinth, 1980) apparaît un Éthique dissident, Loga, qui oriente douze ressuscités vers le pôle Nord, où se trouve une tour géante faisant office de centre de contrôle de la planète. Dans Les Dieux du Fleuve (Gods of Riverworld, 1983), Richard Burton et ses compagnons sont enfermés dans la Tour, aux prises avec l’ordinateur contrôlant les résurrections — celles-ci ayant pour but d’amener l’âme artificielle de chaque être humain à briser le cycle de ces réincarnations.

4. “Majipoor”, de Robert Silverberg. Majipoor est une planète géante, habitée par des dizaines de milliards d’habitants : Humains, mais aussi Hjorts, Vroons, Skandars et Métamorphes (ou Changeformes, véritables indigènes de ce monde) ; un monde pastoral sous l’influence évidente de Jack Vance, où l’absence de métaux lourds n’autorise pas de développement technologique. Le ton de cette fresque, tout comme la “Romance de Ténébreuse”, est très proche de la fantasy — dans l’onomastique en particulier —, bien qu’il relève de la romance planétaire. Les travaux préliminaires (cartes, histoire de la planète…), la poétique de l’altérité, la démesure, la forme exploratoire du récit… concourent à classer le cycle dans les livres-univers. Majipoor a signé le grand retour de Silverberg à la SF, après quatre ans d’absence. Le premier volume, Le Château de Lord Valentin (Lord Valentine’s Castle, 1980), évoque Noô pour ce qui est de la découverte d’un monde par un candide : un amnésique obsédé par des rêves qui l’induisent à penser qu’il est le véritable maître de la planète, et que celui qui porte le titre de coronal n’est qu’un usurpateur qui a transféré son esprit dans le corps d’un vagabond. La troupe de jongleurs dont il fait partie se rallie à sa cause, ainsi qu’un sorcier vroon. Récit vancien d’une reconquête du pouvoir, mais aussi découverte de sa propre personnalité. Les Chroniques de Majipoor (The Majipoor Chronicles, 1982) sont des histoires liées qui poursuivent l’exploration du monde à travers les souvenirs enregistrés de certains de ses habitants parmi les plus colorés : Hissune est entré au service du Pontife de Majipoor et inventorie le Registre des Âmes où des millions d’habitants ont déposé au fil de milliers d’années des enregistrements de leurs souvenirs ; il suffit de prendre une capsule, de la glisser dans la fente d’une machine, et c’est comme si l’on s’était glissé dans la peau de l’auteur de l’enregistrement, pour vivre sa vie — par procuration. Valentin de Majipoor (Valentine Pontifex, 1983) remet en scène des personnages connus dans les volumes précédents : Elidath, Carabella, Hissune… Valentin le Coronal entreprend son Périple à travers les immensités de Majipoor, car un rêve l’a averti que le monde allait souffrir d’une guerre entre les Changeformes, autochtones colonisés quatorze mille ans auparavant, et les humains. Des maladies frappent les récoltes, la famine et la rébellion ne tardent pas tandis que les forêts vomissent des monstres génétiques : c’est le monde tout entier qui est tombé malade et, comme dans Dune, L’Anneau-monde ou Hypérion, est menacé de destruction. Les Montagnes de Majipoor (The Mountains of Majipoor, 1995) fait glisser une fresque jusque-là attachante vers la série commerciale : Pour avoir involon­tairement mécontenté un haut personnage de la cour, Harpirias est condamné à un exil administratif dans une lointaine province. Ses amis lui confient une mission importante : sauver une équipe d'explorateurs retenus prisonniers par une tribu barbare.

5. La Schismatrice (Schismatrix, 1985) et Cristal express (Crystal Express, 1989)[462], de Bruce Sterling. Pas de planète dans la Schismatrice. La Terre elle-même est devenue un lieu tabou, fermé à la technologie. Il n’empêche : l’agrégat de colonies artificielles qui parsèment le système solaire, grâce à une incroyable précision dans le détail, possède un réalisme dont peu de planètes de space opera pourraient se targuer. Comme Dune, on retrouve des structures politiques visant à contrôler le destin et la forme même de l’humanité : les Mécanicistes privilégiant les extensions cybernétiques, et les Formationnistes, la biologie génétique. Le concept monochrome d’empire galactique est dépassé, c’est en terme d’agrégats (vocabulaire emprunté au matérialisme dialectique) de cultures humaines qu’il faut penser. Contrairement à Fondation, l’environne­ment — un technocosme artificiel, qui donne son nom au roman — reste capital et, par l’absence de gravité et le confinement, conditionne l’action. La Schismatrice illustre de façon radicale la pensée que la technique oblige perpétuellement à repenser l’homme. Ce chef-d’œuvre hélas trop ignoré retrace, sur cent soixante ans, l’ascension vers le pouvoir d’Abélard Lindsay, pur “produit formationniste” conduit à se réformer lui-même.

Deux factions rivales s’affrontent, au travers de leur dialectique, pour contrôler la destinée de l’espèce humaine. L’une par l’emploi de la haute technologie (les Mécanistes ou Mécas), la seconde par celui de l’ingénierie génétique (les Formationnistes ou Morphos). On retrouve ici une dualité d’approche présente dans beaucoup de livres-univers : le Bene Gesserit / le Bene Tleilax et les Ixiens dans Dune ; l’évolution de la pensée mérilienne dans Noô, qui utilise une terminologie mécanique puis organique ; Helliconia vue comme une machine / comme un organisme ; la vision de l’humanité et du monde par les IA du TechnoCentre, dans Hypérion…

Notons enfin que l’attirance de l’auteur pour les systèmes complexes se retrouve dans sa production cyberpunk. On a parfois vu cette œuvre, par la vastitude de la vision d’une post-humanité, comme un hommage à Olaf Stapledon[463].

6. “Ténébreuse” (La Romance de), de Marion Z. Bradley. Saga commencée en 1958 et à ce jour inachevée. La cohérence interne, plus lâche, s’exerce surtout dans la continuité historique et dans la récurrence de certains éléments (la société médiévale dominée par une caste de télépathes, les Com’yn) bien que tous les romans puissent être lus séparément. Les premiers romans racontent la résistance des habitants de la planète Darkover, anciens colons venus d’Europe, à l’intégration dans un Empire galactique. La quinzaine de romans et les recueils de nouvelles, parfois écrits en collaboration, s’organisent en trois époques. La première relate l’arrivée de l’homme sur Ténébreuse, la survie et les premiers contacts avec le peuple autochtone doué de pouvoirs psychiques. La deuxième période commence entre 500 et 1000 ans plus tard. Une civilisation fondée sur la télépathie a émergé. Les familles nobles sont celles qui ont les pouvoirs les plus puissants. Il en résulte des mariages consanguins pour augmenter les pouvoirs magiques des lignées. C’est aussi une période de guerre entre les plus grandes familles. La troisième période commence avec le contact avec l’empire terrien qui pendant ce temps n’avait pas cessé sa croissance tandis que la civilisation ténébreuse déclinait : à force de mariages consanguins, le sang noble s’est tari. Les Tours, temples de la magie, ont fermé les unes après les autres. C’est l’époque de la lutte politique contre l’empire terrien pour sauvegarder ce qui peut l’être.

 

*

 

Que tirer de cette liste ? “Ténébreuse” occupe, en compagnie de la “Geste des Princes-démons” de Jack Vance, de sa tétralogie de “Tschaï”, du vaste cycle de la “Ligue de Tous les Mondes” d’Ursula LeGuin, une frontière entre livre-univers, science fantasy et romance ethnologique. C’est surtout la multiplicité des romans qui s’y rattachent (dix-huit romans pour la “Romance de Ténébreuse”, sans compter les Chroniques de Ténébreuse) qui leur assure une place dans le genre. Il faut également citer, dans un ton et un cadre tout aussi désuets, la tétralogie des “Villes nomades” de James Blish[464] et certains romans de Carolyn J. Cherryh. Avec ces cycles, nous sommes là en face d’une mitoyenneté compliquée d’évidents phénomènes d’osmose. Le “Fleuve de l’éternité” se passe presque complètement de biosphère, qui compte tant dans le développement de cette étude ; on ne le reniera pas pour autant. L’appartenance ou non au domaine du livre-univers est aussi, est surtout, affaire d’appréciation personnelle.

Ainsi, prenons l’exemple du “Fleuve de l’éternité” de Farmer. Ce livre-univers a le mérite de partir d’une idée typique et d’éléments simples. La population est l’humanité toute entière. L’envi­ronnement se compose d’un fleuve de seize millions de kilomètres. Les bâtisseurs de cette terre très originale ont fait en sorte qu’il soit impossible de couper la spirale. C’est un monde linéaire, unidimensionnel. L’absence totale de métal conduit à l’absence de technologie, et ce n’est que très tardivement que l’on voit poindre le canon d’un laser. Les graals, champignons synthétisant la nourriture à partir d’énergie de façon comparable à l’autocuisine du vaisseau de L’Anneau-Monde [465], et des animaux amphibies, non comestibles, faisant office de récupérateurs de déchets court-circuitent la chaîne écologique. Le Monde du Fleuve présente, de prime abord, une utopie anarchisante : les gens ne vieillissent pas, leurs tares physiques ont été effacées, ils sont virtuellement immortels car à chaque fois qu’ils meurent, ils sont réincarnés ailleurs sur le Fleuve. Malgré la référence explicite à la religion chrétienne (les “ lazares ”), ce principe rappelle d’évidence la doctrine brahmanique de la métempsycose, similitude confirmée par l’explication de la raison ayant gouverné la création de la planète : chaque ressuscité, pour passer “ de l’autre côté ”, doit progresser moralement.

C’est le dispositif de distribution qui va tisser les liens sociaux entre les êtres et façonner les communautés. Chaque personne se voit nantie à son réveil d’un cylindre qui, inséré dans un des graals parsemant les berges, lui fournit le nécessaire pour survivre. Ce qui détermine les rapports de force est la possession de ce cylindre dispensateur de provende. Des micro-sociétés féodales surgissent, le plus fort confisquant au plus faible son seul moyen de subsistance, en échange de services.

Il s’agit donc bien d’un système, l’environnement modelant les comportements, mais d’un système extrêmement resserré sur l’humain. L’environnement volontairement simplifié fait l’objet d’altérations parfois radicales : la panne subite des graals, sur l’une des deux rives du fleuve, déclenche la famine, puis des guerres sanglantes ; la découverte de fer, sur ce monde sans métal, bouleverse les rapports de force en transgressant une règle implicite. Mais la biosphère réduite à sa portion congrue car le projet est mystique : la quête de soi et de Dieu. Cette “ vaste symphonie ” se place sous le double signe du mythe religieux et du mythe historique. S’y inscrivent des considérations purement systémiques, liées au devenir de l’homme et à l’origine des mondes des deux cycles : les Seigneurs et les Éthiques, dieux invisibles qui ont conçu leurs mondes comme des champs d’expérience de grandeur cosmique / Kickaha et Frigate, représentants fantasmés de Farmer considéré comme créateur ultime mais piégé au même titre que les autres personnages : symboles des créateurs de livres-univers, prisonniers du développement de leur système-monde.

Ce qui amène à la question religieuse. Dans le Monde du Fleuve, toutes les religions sont présentes, ce qui conduit à un relativisme tempéré par les hantises chrétiennes de l’auteur (nouvelle sur le Christ dans Les Dieux du Fleuve (t. V), mais aussi rapports entre sexualité et dogme chrétien, etc.), que l’on retrouve dans la plupart de ses œuvres. Cette fois, le livre-univers permet à l’auteur de se mettre dans la peau du Créateur. Le versant théologique de Farmer le fait pencher vers les religions orientales : polythéisme grec (conflits opposants les dieux), métempsycose, recherche de l’identité individuelle au soi universel ou absolu tel qu’il apparaît dans le bouddhisme… La dénomination des extraterrestres à l’origine de cette expérience grandeur nature lève toute ambiguïté quant aux intentions de l’auteur : les “Éthiques”. Farmer, en philosophe, fait l’examen des questions religieuses classiques, sur la divinité, l’apurement moral, l’âme en tant que substance.

 

Des livres-univers se dégagent plus que d’autres de l’ancêtre space opera, ou de celui de la romance planétaire. Dans “Inexistence” (Neverness, 1988) de David Zindell, le space opera ne sert que de toile de fond à une quête de la vérité. On terminera avec le cycle hard science de l’“Élévation” (“Uplift”) de David Brin, commencé avec Marée stellaire (Startide Rising, 1983).


 

 

 

 

 

ANNEXE II/ NÉOLOGISMES

 

 

      A) Tableau des néologismes dans Noô

 

Tous types confondus, les néologismes, ou mots-fiction, sont au nombre de quatre cents dans Noô. Le classement ci-dessous est thématique. Il comprend :

1°. les néologismes relatifs au vivant

       a) faune, b) flore, c) termes noôzômiques, d) mycoses, e) autres

2°. les objets et usages propres aux mondes d’Hélios

      a) objets et lieux, b) termes alimentaires et culinaires, c) autres

3°. autres néologismes techniques

       a) termes géologiques, b) termes mathématiques, c) termes politiques et religieux, d) termes écobernétiques et psychobernétiques, e) autres termes scientifiques

4°. les faux dialectalismes, argots et faits de langue

       a) faits de langue, b) autres

5°. les artifices stylistiques et poétiques

Le relevé des néologismes à l’intérieur des divisions thématiques est chronologique. Les néologismes peuvent être lexicaux (ex. : kélide, télontie), ou sémantiques (ex. : kiosque, plainte). Sont exclus les noms propres, les éléments dépourvus d’identité lexicale, telles les “… structures végétales évoquant de gigantesques chardons ” (Noô, II-98), ou les “… longues truites à gueule de bouledogue, dont le ventre en velours blanc semblait léopardé de caractères gothiques ” (Noô, II-110). Sont également exclus les adjectifs renvoyant aux noms de planètes ou de continents (“ imerin ”, “ candidien ”, etc.), les variétés (“ camélides argentées ”…).

 

 

1°. LES NÉOLOGISMES RELATIFS AU VIVANT

      a) Faune : camélide, I-45 / houngo (races), I-46 / planaire, I-53 / kihas, I-61 / anthropornites, I-79 / polurgoptères, I-79 / oiseau quatre-ailes, I-95 / paracamélidés, I-96 / mangues de mer, I-98 / bouves, I-101 / cynosaures, I-101 / élaphe rouge, I-126 / polysome, II-131 / singes-castors, I-141 / crapauds-éponges, I-152 / vaures, I-173 / cyclope, I-206 / poisson-cyclope, I-209 / carabe du hallebardier, I-222 / souris des sables, I-228 / aspic à fourrure, I-228 / plumeux, I-238 / geckos-guimbardes, I-241 / gnomes, I-242 / bacille térébrant, I-261 / cynoseires, II-34 / nabots, II-36 / fnedol, II-131 / nedol, II-132 / loutres d’estuaires, II-134 / phalacres, II-145

 

Figure 15. — Carabe.

Chiasognathus Granti pouvant atteindre une longueur de 70mm. Il est brun cuivré et a un reflet métallique vert. A inspiré le carabe du hallebardier (Noô, I-222).

Source : V.J. Stanek : Encyclopédie illustrée des insectes. Gründ, Paris, 1973 (5e éd., 1978), p. 261.

 

      b) Flore : fougères-renards, I-48 / morch, I-49 / dendroïde, I-93 / gorgo, I-93 / bois-chique, I-98 / thym-miel, I-101 / dré, I-125 / plante-boa, I-125 / D.V., I-129 / palmiers-daims, I-138 / thé-poivre, I-149 / lianes-prenantes, I-217 / corolles-tueuses, I-217 / cactus-hallebardes, I-222 / hallebardiers, I-223 / arbres-bouteilles, I-223 / capucinier, I-231 / melons palmistes, I-231 / gueularde, I-243 / iris-diables, I-243 / yeuses-lavandes, I-259 / lanigère, II-35 / quinteraves, II-38 / bois-d’épices, II-38 / oreilles de singe, II-38 / pains d’ours, II-38 / lactifères, II-83 / arbolifans, II-97 / péloris, II-101 / thurifères, II-109 / hougenêt, II-134 / corymbiers, II-134 / séviers rouges, II-168 / viburnum odoriferum, II-240

      c) Termes relatifs au noôzôme : noômologie, I-46 / noômiser, I-82 / psychol, I-104 / noôzôme, I-108 / noôzômique, I-108 / énervites, I-161 / févrière, I-161 / polynoôns, I-179 / sub-noôns, I-179 / noônique, I-179 / noôns, I-179 / surcombinés (noôns), I-179 / noô-actif, I-179 / noôfères, I-180 / noôtropisme, I-180 / noôflux, I-180 / noômètre, I-180 ; ~ à noctiluques, II-239 / noômisation, I-181 / noôgrammes, I-182 / noôtoxie, I-182 / noô, I-182 / cratique (phase), I-185 / machique (phase), I-185 / Uas, I-185 / mini-o, I-185 / noôrafale, I-223 / surtoxie, I-226 / Uam, I-227 / Ua, I-230 / surnoômise[r], II-54 / noô-effluves, II-133 / piézonoônique (modulateur), II-205 / pseudo-peptides, II-215 / noôgène, II-217 / néozôme, II-220 / noôthèque, II-220 / protozôme, II-220 / phobozôme, II-220 / psychobiologiques (résidus), II-220 / parapsychogènes (propriétés), II-221 / neuropoïétiques (propriétés), II-221 / stato-panique (phase), II-223 / noôcharge, II-227 / noôréceptivité, II-227 / Uah, II-229 / pseudo-organique, II-230 / noôintensité, II-230 / allo-recharge, II-232 / zôme, II-232 / auto-recharge, II-232 / protopsychismes, II-235 / sympsychisme, II-235 / multi-noôns, II-236 / noô-assimilation, II-238 / noôécologie, II-239 / N-rrhée, II-239 / noôcryptologues, II-240 / noô-ensemencés, II-240 / noôlobotomie, II-240.

      d) Termes relatifs aux mycoses : carbohémique (n.m.), I-103 / femmes-lézardes, I-123 / hommes-lions, I-123 / nessique (accident), I-132 / vêtoses, I-131 / myces, I-132 / mycetose arlecchine, I-198 / bryomycétique, I-198 / mycose arlequine, I-199 / arlequins, I-202 / lèpre creuse, I-233 / épithélio-invagination bacillaire, I-263 / T-bacillose, I-264 / homme-tricot, I-265 / hommes-lézards, II-29 / pnéomycoses, II-29 / paléochlorelle, II-30 / spatiomycète alpha, II-30 / spirophyte, II-32 / hypercarbonate, II-32 / coqueluche iodique, II-32 / mycose marbrée, II-32 / iodoseison, II-32 / érythrochlorellase, II-32 / mycose B, II-68 / mycose argentée, II-71 / mycose rouge, II-86 / érythro, II-86 / érythrochlorelle, II-86 / virus de Tchen, II-86 / pigments aureux, II-87 / anguillules, II-87 / mycose candidienne, II-93 / érythrose, II-97 / chlorelle, II-98 / méso, II-120 / méso-chlorelle, II-120 / hommes-pies, II-142 / dermo-eutrophique, II-190 / mycose iodique, II-200 / néochicine, II-229.

      e) Autres : euphorine, I-54 / fâvd (adj.), I-65, fâvds (subst.), I-66 / fâvdologie, I-166 / fâvdologues, II-162 / fièvre tierce, II-141.

 

2°. Les objets et usages propres aux mondes d’Hélios

      a) Objets et lieux : repteuse, I-47 / repteur, I-48 / flécheur, I-48 / fidèle, I-96 / kélides, I-97 / donne-savon, I-111 / vecteur, I-120 / curseurs, I-121 / télontie, I-134 / phonosomes, I-146 / otosomes, I-144 ; otosomiques, I-150 / laringue, I-155 / bateau-vanne, I-201 / ptoï, I-215 / garants-papiers, I-246 / tiares, I-246 / stations-terrasses, II-69 / spatio-port, II-70 (graphies : II-77, II-149) / coche, II-97 / Surcastel, II-100.

      b) Termes alimentaires et culinaires : pains-en-sac, I-57 / skann, I-192 / tourtels, II-38 / bière de câpre, II-39 / alcool de melon, I-233 ou melonnade, I-256.

      c) Autres usages : tong-tà, I-68 / quinconce, I-172 / trachéolalie, I-239 / reine-saoule, II-45.

 

3°. autres nÉologismes techniques

      a) Termes géologiques : ère clysmique, I-78 / ère dendrienne, I-164 / hypopélagique, I-164 / Fjordisme, I-164 / bas-tertiaire, I-164 / trias uxaelien, I-182 / terrasses-jardins, II-13 / combur, II-109 / effondrement diaclysmique, II-115.

      b) Termes mathématiques : multifides, I-63 / bêt, I-82 / alfante, I-117 / Néodékal, I-135 ; néodékale (comptabilité), I-122 / scoliotisme mathématique, I-135 / alf, I-136 / bêtante, I-136 / système mensique, I-143 / sous-millimétriques, I-149 / crypto-millésimales, II-176.

      c) Termes politiques et religieux : (zone) sous-prolétarienne, I-123 ; sous-plébéienne, I-159 / les Purs, I-151 / magistre, I-154 / réal, I-158 / sabaothienne, I-168 / semi-domanial, I-209 / ampès, I-232 / surcitoyens, I-236 / Cénacle, I-236 / surorganiser, I-247 / contre-adjoint, I-255 / super-privilèges, I-260 / néocarolingiens, II-23 / mérilisme, II-37 ; mériliennes, II-28 ; jouvienne, II-45, antimérilisme, II-63 / Princes-prélats, II-38 / Prévomisme, II-43, Prévomérilisme, II-63 / sub-éligible, II-71 / prêtre changiste, II-84 / Prudes, II-88 / colonel-majordome, II-144.

      d) Termes “écobernétiques” et “psychoberné­tiques” : pansynergopte, I-106 / endos, I-131 / endogrammes, I-143 / mots-thèmes, I-145 / multiconnexés, I-145 / Psychobernétique, I-146, psycho-bernétique (adj.), II-157 / olocratiques, I-157 / isocratiques, I-157 / hiérarchisme, I-159 / goniométrise, I-162 / pré-amortissement, I-162 / écobernétique, I-163, ère pré-écobernétique, II-157 / exogrammes, I-178 [— dysmorphe, II-145 ; — dyschrone, II-145] / exo-endogrammes, II-91 / photosomes, I-151 / écrans physiognonomiques, I-149 / ultra-conscient, I-179 / infra-conscient, II-236 / endosocial, I-234 / démosome, I-234 / phobarchie, I-234 / cleptocrate, I-234 / (circulation) extracorporéale, I-236 / néotérisme, II-24 / suréquilibre, II-48 (dérivés : II-47, II-196) / super-religion, II-55 / crypto-événements, II-78 / groupes-verbes, II-90 / groupes-noms, II-90 / (déséquilibres) exographiques, II-148 / surcomplexe, II-155 / super-logique, II-155 / cryptopropriétés, II-158 / surcombinaisons, II-202 / phrase-thème, II-205 / surlecteurs, II-240.

      e) Autres termes et images scientifiques divers : calendrier statomatique, I-88 / égyptomancie, I-94 / atlantidienne, I-94 / télégardés, I-97 / polygénome, I-129 / chronobase, I-130 / hered, I-135 / dysarithmie, I-136 / cyclologie, I-140 / anti-anthropique, I-193 / effet catoptre, I-208 / chondroïdo-implants, II-52 / (cercles) exocentriques, II-126 / endognose, II-132 / intrapolations, II-148 / néo-démotique fâvdien, II-205 / mitostase, II-229.

 

4°. les faux dialectalismes, argots, et faits de langue

      a) Faits de langue : ethnomaniaque, I-94 / néod, I-136 / sauce, I-184 / diapédèse, I-210  / kayel, karil, I-240 / mâchouaire, II-108 / empêche, II-110 / satis-faction, an-esthésie, II-135.

      b) Autres : glossé, I-77 / soirente, I-77 / loges, I-111 / fresque, I-112 / fâvd !, I-113 / téléglosse, télopsie, I-118 / schak, I-124 / buve, I-124 / escholier, I-126 / synergiale, I-128 / sixaine, I-130 / magister, I-130 / vêtoses, I-131 / Fâvdieu !, I-131 / modard, I-131 / stat, I-131 / desport, I-132 / labores, I-132 / gal, I-132, cercle ludique, I-133 / stud, I-154 / plainte, I-156 / stase, I-175 / prod, I-179 / kiosque, I-192 / nacelles, I-219 / troueurs, I-232 / castel, I-242 / estams, II-81 / nonantium, II-85 / hospice, II-97 / senestre, II-104 / dextre, II-109 / baladin, II-126.

 

 

5°. les artifices stylistiques et poÉtiques (comprenant les mots-valises issus du délire noôzômique de brice)

archidémentielle, I-93 / Scenicrailway, I-117 / vertécailleuses (dermatoses), I-123 / hyperdioramas, I-127 / Niagaras, I-137 / spéléologies, I-141 / kamasoutrales, I-142 / tactilités, I-187 / prépoconjonction, inhors, exavec, I-187 / dédinductifs, I-188 / impliquexclusions, I-188 / strideurs, I-193 / sibéridoniennes, I-225 / hiboux-notaires, I-239 / chiens-shérifs, I-239 / plicploquant, I-243 / gigantomanie, II-19 / conchybistournée, II-19 / surbavent, II-26 / surilluminées, II-64 / maelströme, II-69 / opiums, II-71 / puzzlée, II-95 / grinçouille, II-97 / clap-clopions, II-100 / poétifier, II-105 / garçouilles, II-105 / épouvantabilité, II-108 / pataugis, II-139 / (démiurgies) surcohérentes, II-158 / trou-duc, II-165.

 

 

      B. Lexique de Dune

 

Les néologismes sont tirés du Lexique de Dune, tome I, situé après les appendices (Dune, I**-389 & suiv.). Le classement ci-dessous est thématique. Il comprend :

1°. les néologismes relatifs au vivant (sauf le ver des sables)

       a) faune, b) flore

2.° les objets et usages

       a) objets, lieux, vêtements et armes, b) usages, coutumes c) expressions communes d) nourriture et drogues e) titres militaires et nobiliaires

3°. termes relatifs aux vers des sables (objets, coutumes, expressions dialectales…)

4.° religion

       a) expressions dialectales b) titres c) autres

5°. autres

Le relevé des néologismes à l’intérieur des divisions thématiques est alphabétique. Les néologismes peuvent être lexicaux ou sémantiques. Sont exclus les noms propres (notamment topographiques), les noms génériques (ex. “langage de bataille”), les forces politiques (ex. “Bene Gesserit”) et les événements historiques.

 

 

1°. Les néologismes relatifs à la cosmosphère

      a) astronautique, géologie : Al-Lat / bled / tempête de Coriolis / creux / cuvette / el-sayal / erg / gare / marée de sable / sables-tambours / sillon

      b) faune : cielago / kulon / muad’dib, souris-kangourou / schlag

      c) flore (plantes et culture) : akarso / huluf / mish-mish / pleniscenta / portyguls / riz pundi / narvi narviium / sondagi / vinencre

 

2°. Les objets et usages

      a) outils et jeux, lieux, vêtements, armes… : aba / Assemblée / balisette / pistolet baramark / bobine / Bouclier / bourka / brilleur / carte des Creux / cheops / chercheur-tueur / collecteurs, précipitateurs de rosée / cône de silence / cristacier / distille / distrans / ego-simule / éperonneur / fanemétal / pilier de feu / filtre / frégate / fremkit / gom jabbar / goûte-poison / hiereg / effet Holtzman / jolitre / jubba / kindjal / kiswa / fibre de krimskell, vigne-étrangleuse / krys / Manuel des Assassins / marteleur / pistolet maula / mesures d’eau / métaglass / film minimic / monitor / mouchoir nezhoni /  mushtamal / objectifs à huile / opaflamme / ornithoptère, orni / paracompas / pentabouclier, porte de prudence / piège à vent / qanat / recycles / repkit / sceau de porte / index de sélection / serrure à main / servok / shigavrille / sietch / solido / suspenseur / taillerays / vidangeur / yali

      b) usages, coutumes, disciplines : adab / A.G. / amtal / ayat / prana bindu / suspension bindu / burhan / conditionnement impérial, conscience pyrétique / dictum familia / discipline de l’eau / art étrange / fai / fardeau de l’eau / faufreluches / guerre des Assassins / hajr / istislah / lancette / marcheur des sables / mashad / mihna / naib / porteur d’eau / ramasseurs de rosée / rétribution / sonder le sable / tahaddi / taqwa / tau / transe de vérité / umma / la Voix

      c) expressions communes, jargon : Cherem / ghafla / ghanima / hal yawm / hors freyn / ichwan bedwine / ikhut-eigh!, soo-soo sook! / Kull Wahad! / la, la, la / misr / mu zein wallah! / sihaya / subakh ul kuhar / subakh un nar / wali / ya hya chouhada / ya! ya! yaum!

      d) nourriture et drogues : aumas, chaumas X / baklawa / chaumurky / elacca / liban / musky / rachag / sapho / sémuta / vérité

      e) titres militaires, nobiliaires… : Arbitre du Changement / bashar / burseg / caid / Fedaykin / lecteur de temps / maula / mentat / na / noukkers / pyons / sardaukar / shadout

 

3°. Termes relatifs aux vers des sables

      a) expressions dialectales : ach / derch / geyrat / haiiii-yoh!

      b) autres : cavalier des sables / hommes des dunes / Eau de Vie / épice / conducteur d’épice / usine à épiçage / faiseur / plan gridex / guetteurs / hameçons à faiseur / yeux de l’ibad / maître de sable / masse d’épice / mélange / moissonneuse, chenille / petit faiseur / Shai-Hulud / ver des sables

 

4°. Religion

      a) expressions dialectales : Bi-al kaifa / Choses sombres / Giudichar / ibn qirtaiba / lisan al-Gaib

      b) titres : Bakka / baraka / Diseuse de vérité / esprit ruh / Kwisatz Haderach / Mahdi / quizara tafwid / rectrice / Révérende Mère / sadus / ulema / usul

      c) rites et autres : Alam-al-Mithal / aql / canto et respondu / fiqh / hajj / hajra / ijaz / ilm / jihad / karama / khala / kitab al-ibar / Manière / mantène / panoplia propheticus / sarfa / sayyadina / Shaitan / shari-a / sirat

 

5°. Divers

bhotani-jib / galach / solari / uroshnor


 

 

 

 

 

ANNEXE III

 

DOCUMENTS

 

 

 

I — Carnets de notes pour Noô (idées et extraits)

 

1. Page de notes : idées diverses


 

 

13 notes. Certaines notes (sur les Fâvds, sur l’animal-montagne) ont été utilisées, après transformation, dans le roman.

 


 

2. Notes diverses


 

11 notes. Kihas = Indiens. Notes politiques.

Note 8 = maladie candidienne (non traitée dans Noô)

 

 



3. Page de notes concernant Aequalis

 

Notations physico-chimiques, ayant abouti à l’idée du “combur”, que l’on trouve dans Noô, II-109 & suiv. Dans ses carnets de notes, Wul a eu souvent recours à ce genre de notations.


 

4. Candida : données


 

Quatre colonnes : flore, faune, géologie, divisions politiques. Seuls les éléments géologiques ont servi.


 

5.  Tableau de fréquence des départs de vaisseaux Terre-Hélios

 


 

Non utilisé dans le roman. En dessous, “Résumé du précédent millénaire” non repris dans Noô. On notera qu’Hélios (le soleil de Soror et Candida) porte son nom original terrien : Procyon.


 

6. Tableau et annotations sur les mycoses respiratoires

 


 

5 colonnes. Ce tableau traite plus particulièrement du spatiomycète. Les mycoses combinables (en bas à droite) n’ont pas été explicitement utilisés dans Noô.


7. Notes sur le noôzôme (1)


 

L’usage du noôzôme par les Kihas n’a pas été exploité dans le roman. Certaines idées se retrouvent dans l’annexe à la fin de Noô : le catalogue des “facultés supranormales” (page de droite) a notamment servi de base à la liste, II-241.


 

8. Notes sur le noôzôme (2)


 

Page de gauche : 4 notes. Page de droite : “Usages du noôzôme” par les Kihas — idées non exploitées dans le roman malgré leur richesse d’imagination.

 


9. Notes sur le noôzôme (3)

 


 

 

8 notes sur la noôactivité — analogie évidente avec la radioactivité : dans la note 4, un corps noômisé devient noôactif (ce qui n’est pas le cas dans le roman).

 


10. Notes sur le noôzôme (4)


 

Page de gauche : effet du noôzôme sur les sens. Page de droite : essai de plan, et définition du noôzôme telle qu’elle apparaît au début de l’annexe post-roman.


 

 

II — Cartes tirées des carnets de notes

 

1. Système d’Hélios


 

“Hadès” ne figure pas dans le roman.  Les “Jumelles” (Gémelles) sont Candida et Clara — description in Noô, I-164


 

2a. Soror, brouillon dessiné par Stefan Wul


 

Seule la face gauche servira réellement ; l’Azame est mal placée ; “Ixæl” et “Sibral” donnent respective­ment “Uxael” et “Subral”.


 

2b. Soror, carte refaite


 

Le continent de droite de la carte précédente (qui n’existe plus dans le roman) a été supprimé. Le Chaos central s’étend jusqu’en Uxael.

La forme du continent évoque sans ambiguïté les deux Amériques. Afin d’accroître la lisibilité, les océans ont été grisés.


 

3a. Candida, brouillon par S. Wul


 

Candida : une seule face, constamment ensoleillée. La face cachée est un continent de glace, évoquée dans Noô à propos des fnedols. Aequalis est une carte d’Europe déformée (les Skandes = la Scandinavie) ; carte très peu utilisée (seuls les noms de Sikov et Nude figurent dans le roman).


3b. Aequalis, brouillon par Stefan Wul

 


 

Aequalis est une carte d’Europe occidentale déformée (Skandes = Scandinavie, Fre = France, Lite = Italie, Balkes = les Balkans) ; carte très peu utilisée.


 

3c. Candida et Aequalis, cartes refaites

 


 

 

 

 


 

 

 

 

         D. John Clute : “ Planetary romance ”

 

Article original tiré de The Encyclopedia of Science Fiction, op. cit., 1995.

 

[§ 1] Any SF tale whose primary venue (excluding contemporary or near-future versions of Earth) is a planet, and whose plot turns to a significant degree upon the nature of that venue, can be described as a planetary romance. For the term to apply properly, however, it is not enough that a tale simply be set on a world : James Blish’s A Case of Conscience (1958), for instance, has a planet as a primary venue yet cannot be called a planetary romance because the nature or description of this world has little bearing on the story being told. Nor can the term profitably be used for a tale set upon a planet whose mysteries are solvable in hard-SF terms : Hal Clement’s Mission of Gravity (1954) and Robert L. Forward’s Rocheworld (1990), for instance, are typical hard-SF novels in that the worlds on which they are set amount to little more than the sum of the problems which they illustrate, and in that their protagonists successfully explain (or solve) those worlds. In the true planetary romance, the world itself encompasses — and generally survives — the tale which fitfully illuminates it.

 

[§ 2] Though the term is recent, the form is coeval with space opera. Most of Edgar Rice Burroughs’s SF sequences — like the John Carter tales set on Barsoom — fit the description, and were soon being referred to as “interplanetary romances”, a term Gary K. Wolfe defines in his useful Critical Terms for Science Fiction and Fantasy (1986) as “ broadly, an adventure tale set on another, usually primitive, planet ”. Wolfe, properly restricting the use of the term to work done before WWII, considers other important contributors to the form to include Ralph Milne Farley, Homer Eon Flint and Otis Adelbert Kline. Unfortunately, however, few of the tales described as interplanetary romances show more than minimal interest in interplanetary travel, and the term is used only occasionally in this encyclopedia, generally within Wolfe’s critical context.

 

[§ 3] When we come to more sophisticated writers, for whom the sword-and-sorcery simplicities of Burroughs seemed inadequate to exploit the venue he had created, we must abandon the earlier formulation. The ornate and decadent tales of Clark Ashton Smith — which were also instrumental in the creation of the subgenre science fantasy — are the first planetary romances (if one puts aside the work of E.R. Eddison as being entirely fantasy, and David Lindsay’s A Voyage to Arcturus (1920) as being too confusing in its use of various genres to work as a clear example). By substituting temporal displacements for the early (and inconsequential) spatial shifts of Burroughs and his followers, Smith created the venue most favourable for the growth of the form : a far-future-style planet on which magic and science intertwine, inhabited by richly variegated races whose re-creation of the feudalisms and baroque rituals of our own history is generally knowing and often a form of art. Though her work for Planet Stories tended to be ostensibly set on Mars or Venus, the superb planetary romances of Leigh Brackett dwelt in versions of those planets so displaced from our common history that they seem natural descendants of Smith’s work.

 

[§ 4] Brackett held back, however, from a complete exploitation of the venues hinted at by Smith, and the first full-fledged modern planetary romance is therefore probably Jack Vance’s The Dying Earth (coll of linked stories 1950), a book which successfully incorporates into the subgenre our own planet — but sufficiently near the end of time for magic to seem plausible. Vance’s treatment of his far-future Earth as a kind of entranced, doomed, topiary paradise, in which primitivism and decadence mix and merge, soon became a trademark for his work and influenced a large number of writers, including Gene Wolfe, whose The Book of the New Sun (1980-83) is of course in part a planetary romance. But The Dying Earth lacks any very convincing SF rationale, and it was another Vance title that supplied SF writers with a model to exploit. Big Planet (1952 Startling Stories ; cut 1957 ; further cut 1958 ; full text restored 1978), together with its sequel, Showboat World (1975 ; vt The Magnificent Showboats of the Lower Vissel River Lune XXIII South, Big Planet 1983), is set in a space opera galaxy on a huge though Earthlike world whose landmass is vast enough to provide realistic venues for a wide range of social systems, and which is significantly low in heavy-metal resources (this both explains its relatively low gravity and permits a wide range of low-tech societies to flourish). Into this rich environment — in a fashion not dissimilar to the entrance of visitors to the typical utopia — Vance introduces off-world protagonists whose need to travel across the planet provides a quest plot and a rationale for the lessons in anthropology and sociology so common to the form. The pattern would be repeated often over the next several decades, and remains one of the central models for romantic SF.

 

[§ 5] In his cogent introduction to a 1978 reprint of Philip Jose Farmer’s The Green Odyssey (1957) Russell Letson argues strongly for the use of the term “planetary romance” — he should be credited for establishing it — to describe novels whose basic settings derive from Burroughs, whose plots often make use of the chase-and-quest conventions of adventure fiction, and whose protagonists frequently turn out to be high-tech men (or women) “ stranded among pretechnological natives ”. Because Farmer is a more active plotter than Vance, The Green Odyssey itself might well serve as a model for the transformation of the Big Planet into story : its sophisticated play with anachronisms, and its active use of contrasts between different levels of technology (reminiscent in this of the work of Poul Anderson) begins to demonstrate the range of uses to which the basic model might be put. From these three models — The Dying Earth, Big Planet and The Green Odyssey — can be seen to derive, after the fashion of SF at its creative best, most of the numerous planetary romances of recent decades. (Although J.R.R. Tolkien might be seen, through his creation of Middle-Earth, to have granted an oceanic imprimatur for the building of heavily mapped world-sized venues, it is probable that fantasy and science fantasy should be distinguished from one another precisely by the fact that, while the latter are usually set on planets, the former are usually set in landscapes, which may well be interminable. Middle-Earth is a landscape.)

 

[§ 6] Authors early and importantly associated with the planetary romance include Marion Zimmer Bradley, with her Darkover novels, L. Sprague de Camp, some of the volumes of whose Viagens Interplanetarias sequence are crossovers from fantasy, and Frank Herbert, whose Dune sequence incorporates some features from the planetary romance into its complex mix. More recently, examples have appeared from a very large number of authors : the Helliconia trilogy by Brian W. Aldiss, A Woman of the Iron People (1991) by Eleanor Arnason, Hegira (1979) by Greg Bear, many of the novels of C.J. Cherryh, the Song of Earth novels by Michael G. Coney, The Warriors of Dawn (1975) by M.A. Foster, Golden Witchbreed (1983) and Ancient Light (1987) by Mary Gentle, Saraband of Lost Time (1985) and its sequels by Richard Grant, Courtship Rite (1982) by Donald Kingsbury, the Pern novels by Anne McCaffrey, Pennterra (1987) by Judith Moffett, the Starbridge Chronicles by Paul Park, Lord Valentine’s Castle (1980) and its sequels and The Face of the Waters (1991) by Robert Silverberg, and parts of Neverness (1988) by David Zindell. There are many more.


 

 

 

ANNEXE

BIBLIOGRAPHIE NON EXHAUSTIVE

 

 

 

 

      A. Corpus

 

1) Stefan Wul : Noô

Denoël “PdF” nos 236-237, Paris, 1977. 272 & 248 pages.

 

2) Frank Herbert : Dune

1. Dune (Dune World et The Prophet of Dune, 1963-1965 [466]) et 2Le Messie de Dune (Dune Messiah, 1969). Robert Laffont “A&D”, Paris, 1972. 747 pages. PP n°5069 (Dune *, 349 pages) & n°5070 (Dune **, 410 pages), n°5073 (Le Messie de Dune, 316 pages), trad. fr. Michel Demuth.

3Les Enfants de Dune. “A&D”, Paris, 1978. 420 pages. PP n°5167, 539 pages, trad. fr. M. Demuth (The Children of Dune, 1976)

4. L’Empereur-Dieu de Dune. “A&D”, Paris, 1982. 425 pages. PP n°5245, 601 pages, trad. fr. Guy Abadia (God Emperor of Dune, 1981)

5. Les Hérétiques de Dune. “A&D”, Paris, 1985. 492 pages. PP n°5322, 492 pages, trad. fr. Guy Abadia (Heretics of Dune, 1984)

6. La Maison des mères. Postface de Gérard Klein. “A&D”, Paris, 1986. 507 pages. PP n°5387, 666 pages, trad. fr. Guy Abadia (Chapterhouse : Dune, 1985)

 

3) G.-J. Arnaud : La Compagnie des glaces

Fleuve Noir “Anti” jusqu’au n°36. 190 pages, sauf les n°2 et 51, 224 pages. La série est en cours de réédition chez Fleuve Noir, coll. “La Compagnie des glaces”, chaque tome réunissant quatre volumes.

(1980) 1. La Compagnie des glaces, n°997 / (1981) 2. Le Sanctuaire des glaces, n°1038 / 3. Le Peuple des glaces, n°1056 / 4. Les Chasseurs des glaces, n°1077 / 5. L’Enfant des glaces, n°1104 / (1982) 6. Les Otages des glaces, n°1116 / 7. Le Gnome halluciné, n°1122 / 8. La Compagnie de la Banquise, n°1139 / 9. Le Réseau de Patagonie, n°1157 / 10. Les Voiliers du soleil, n°1180 / (1983) 11. Les Fous du soleil, n°1198 / 12. Network-cancer, n°1207 / 13. Station-Fantôme, n°1224 / 14. Les Hommes-Jonas, n°1249 / 15. Terminus Amertume, n°1267 / (1984) 16. Les Brûleurs de banquise, n°1271 / 17. Le Gouffre aux Garous, n°1286 / 18. Le Dirigeable sacrilège, n°1303 / 19. Liensun, n°1321 / 20. Les Éboueurs de la vie éternelle, n°1333 / (1985) 21. Les Trains-cimetières, n°1351 / 22. Les Fils de Lien Rag, n°1364 / 23. Voyageuse Yeuse, n°1388 / 24. L’Ampoule de cendres, n°1405 / (1986) 25. Sun Company, n°1431 / 26. Les Sibériens, n°1449 / 27. Le Clochard ferroviaire, n°1460 / 28. Les Wagons-mémoires, n°1477 / 29. Mausolée pour une locomotive, n°1490 / 30. Dans le ventre d’une légende, n°1503 / 31. Les Échafaudages d’épouvante, n°1516 / (1987) 32. Les Montagnes affamées, n°1541 / 33. La Prodigieuse agonie, n°1552 / 34. On m’appelait Lien Rag, n°1571 / 35. Train spécial pénitentiaire 34, n°1581 / 36. Les Hallucinés de la Voie Oblique, n°1596 / (Fleuve Noir “Anticipation-La Compagnie des glaces”, 1988) 37. L’Abomi­nable Postulat / 38. Le Sang des Ragus / 39. La Caste des Aiguilleurs / 40. Les Exilés du ciel croûteux / 41. Exode barbare / 42. La Chair des étoiles / 43. L’Aube cruelle d’un temps nouveau / (1989) 44. Les Canyons du Pacifique / 45. Les Vagabonds des brumes / 46. La Banquise déchiquetée / 47. Soleil blême / 48. L’Huile des morts / 49. Les Oubliés de Chimère / (1990) 50. Les Cargos-dirigeables du soleil / 51. La Guilde des sanguinaires / 52. La Croix pirate / 53. Le Pays de Djoug / 54. La Banquise de bois / (1991) 55. Iceberg Ship / 56. Lacustra City / 57. L’Héritage du Bulb / 58. Les Millénaires perdus / 59. La Guerre du Peuple du Froid / 60. Les Tombeaux de l’Antarctique / (1992) 61. La Charogne céleste / 62. Il était une fois la Compagnie des glaces.

Les Rails d’incertitude (“Chroniques glaciaires” — 1). Fleuve Noir “Anticipation-Métal” n°1995, Paris, 1996. 252 pages.

 

4) Brian Aldiss : Helliconia

1. Le Printemps d’Helliconia. “A&D”, Paris, 1984. 443 pages. LdP n°7104, Paris. 575 pages, trad. fr. Jacques Chambon (Helliconia Spring, 1982)

2. Helliconia, l’été. “A&D”, 1986. 447 pages. LdP n°7108, Paris, 1989. 575 pages, trad. fr. Jacques Chambon (Helliconia Summer, 1983)

3. L’Hiver d’Helliconia. “A&D”, Paris, 1988. 339 pages. LdP n°7128, Paris, 1990. 509 pages, trad. fr. Jacques Chambon et Hélène Collon (Helliconia Winter, 1985)

 

5) Dan Simmons : Hypérion

a) 2 tomes chez “A&D” : 1. Hypérion, 1991. 492 pages, trad. fr. Guy Abadia / 2. La Chute d’Hypérion, 1992. 564 pages, trad. fr. idem.

b) 4 tomes chez PP (nos 5578 à 5581), Paris, 1995, réunis sous le titre générique Les Cantos d’Hypérion.

c) Endymion. “A&D”, Paris, 1996. 566 pages, trad. fr. idem.

 

 

      B. Principaux cycles, romans et anthologies cités

 

1) Asimov Isaac : Cycle unifié de la Fondation et des Robots

1. Les Robots. J’lu n°453, Paris, 1972. 370 pages, trad. fr. Pierre Billon. Un défilé de robots. J’lu n°542, Paris, 1974, trad. fr. idem. 247 pages (The Complete Robot, 1982)

2. Les Cavernes d’acier. J’lu n°404, Paris, 1971. 373 pages, trad. fr. Jacques Brécard (The Caves of Steel, 1954)

3. Face aux feux du soleil. J’lu n°468, Paris, 1973. 311 pages, trad. fr. André-Yves Richard (The Naked Sun, 1957)

4. Les Robots de l’aube. J’lu n°1602-1603, Paris, 1984. 278 & 254 pages, trad. fr. Marie-France Watkins (The Robots of Dawn, 1983)

5. Les Robots et l’Empire. J’lu n°1996-1997, Paris, 1986. 287 & 283 pages, trad. fr. Jean-Paul Martin (Robots and Empire, 1985)

6. Les Courants de l’espace. PP n°5373, Paris, 1984. 222 pages, trad. fr. Michel Deutsch (The Currents of Space, 1952)

7. Tyrann. J’lu n°484, Paris, 1973. 313 pages, trad. fr. Franck Straschitz (The Stars, Like Dust, 1951)

8. Cailloux dans le ciel. J’lu n°552, Paris, 1974. 249 pages, trad. fr. Michel Deutsch (Pebble in the Sky, 1950)

9. Prélude à Fondation. Presses de la Cité “Univers sans limites”, Paris, 1989. 344 pages, trad. fr. Jean Bonnefoy (Prelude to Foundation, 1988)

10. L’Aube de Fondation. Presses de la Cité, Paris, 1993. 454 pages, trad. fr. Jean Bonnefoy (Forward the Foundation, 1993)

11. Fondation. (I) “PdF” n°89, Paris, 1966. 236 pages, trad. fr. Jean Rosenthal (Foundation, 1951)

12. Fondation et Empire. (II) “PdF” n°92, Paris, 1966. 250 pages, trad. fr. Jean Rosenthal (Foundation and Empire, 1952)

13. Seconde Fondation. (III) “PdF” n°94, Paris, 1966. 256 pages, trad. fr. Pierre Billon (Second Foundation, 1953)

14. Fondation foudroyée. (IV) “PdF” n°357, Paris, 1983. 508 pages, trad. fr. Jean Bonnefoy (Foundation's Edge, 1982)

15. Terre et Fondation.  (V) “PdF” n°438, Paris, 1987. 503 pages, trad. fr. Jean Bonnefoy (Foundation and Earth, 1986)

 

2) Banks Iain M. : La Culture

1. Une forme de guerre. “A&D”, Paris, 1993. 480 pages, trad. fr. Hélène Collon (Consider Phlebas, 1987)

2. L’Homme des jeux. “A&D”, Paris, 1992. 393 pages, trad. fr. idem (The Player of Games, 1988)

3. L’Usage des armes. “A&D”, Paris, 1992. 416 pages, trad. fr. idem (Use of Weapons, 1990).

1., 2. et 3. réédités chez LdP (n°7199, 7185, 7189).

4. L’État des arts.  DLM éditions, Pézilla, 1996. 125 pages, trad. fr. Noé Gaillard et Valérie Denis (“ The State of the Art ”, 1989)

5. Excession, 1996, non traduit.

 

3) Farmer Philip José : Fleuve de l’éternité

1. Le Monde du Fleuve. J’lu n°1575, Paris, 1983. 252 pages, trad. fr. Guy Abadia (To Your Scattered Bodies Go, 1965-71)

2. Le Bateau fabuleux. J’lu n°1589, Paris, 1984. 311 pages, trad. fr. idem (The Fabulous Riverboat, 1967-71)

(1. & 2. traduits ensemble sous le titre Le Fleuve de l’éternité, “A&D”, Paris, 1979. 432 pages, trad. fr. idem)

3. Le Noir dessein. J’lu n°2074, Paris, 1986. 538 pages, trad. fr. idem (The Dark Design, 1977)

4. Le Labyrinthe magique. J’lu n°2088, Paris, 1987. 509 pages, trad. fr. Charles Canet (The Magic Labyrinth, 1980)

5. Les Dieux du Fleuve. J’lu n°2536, Paris, 1989. 541 pages, trad. fr. Charles Canet (Gods of Riverworld, 1983)

 

4) Silverberg Robert : Majipoor

1. Le Château de Lord Valentin. “A&D”, Paris, 1980. 492 pages, trad. fr. Patrick Berthon (Lord Valentine’s Castle, 1980)

2. Chroniques de Majipoor. “A&D”, Paris, 1983. 314 pages, trad. fr. idem (The Majipoor Chronicles, 1982)

3. Valentin de Majipoor. “A&D”, Paris, 1985. 364 pages, trad. fr. Patrick Berthon et Marie-Laure Tourlourat (Valentine Pontifex, 1983)

4. Les Montagnes de Majipoor. “A&D”, Paris, 1995. 211 pages, trad. fr. Patrick Berthon (The Mountains of Majipoor, 1995)

5. The Sorcerers of Majipoor (non traduit, 1996)

 

5) Sterling Bruce : La Schismatrice

1. La Schismatrice. “PdF”, Paris, 1986. 412 pages, trad. fr. William Desmond (Schismatrix, 1985)

2. Cristal express. “PdF”, Paris, 1991. 318 pages, trad. fr. Jean Bonnefoy (Crystal Express, 1989)

 

6) Autres romans :

Collectif, présenté par Isaac Asimov : Les Fils de Fondation. PP n°5583, Paris, 1993. 512 pages, trad. fr. Jacques Martinache (Foundation’s Friends, 1989)

Abbott Edwin A. : Flatland, une aventure à plusieurs dimensions. “PdF” n°110, Paris, 1968-1984. 190 pages, trad. fr. Elisabeth Gille (Flatland, a romance of many dimensions, 1884)

Aldiss Brian W : Le Monde vert. J’lu n°520, Paris, 1974. 303 pages, trad. fr. Michel Deutsch (Hot House, en nouvelles dans F & SF, fév. à déc. 1961, en vol. 1962)

Aldiss Brian W : Soldat, lève-toi…, ou les nouvelles aventures d’un petit garçon élevé à la main. Éditions Henri Veyrier, Paris, 1978. 258 pages, trad. fr. Jean-Pierre Carasso (A Soldier Erect or Further Adventures of a Hand-Reared Boy, 1971)

Livre d’or : Brian W. Aldiss. PP n°5150, Paris, 1982. Préface de l’anthologie Maxim Jakubowski, 350 pages.

Attanasio Alfred A. : Radix. “A&D”, Paris, 1983. 471 pages, trad. fr. Jean-Pierre Carasso (Radix, 1981)

Bass Thomas J. : Humanité et demie. LdP n°7042, Paris, 1987. 416 pages, trad. fr. Françoise Maillet (Half past human, 1971)

Borges Jorge Luis : L’Aleph. Gallimard “Croix du Sud”, Paris, 1967. 218 pages, trad. fr. Roger Caillois et René Durand (El aleph, 1949)

Clarke Arthur C. : Avant l’Eden (anthologie). J’lu n°830, Paris, 1978. 283 pages.

Harrison Harry : Le Monde de la mort. J’lu, Paris, 1979. 185 pages, trad. fr. François Lourbet (Deathworld, 1960)

Harrison Harry : Le Livre d’or de la science-fiction : Harry Harrison. PP n°5205, Paris, 1985. Préface de l’anthologie George Barlow, 289 pages.

Herbert Frank : Le Preneur d’âmes. Seghers, Paris, 1981. 258 pages, trad. fr. Patrick Berthon (Soul Catcher, 1972)

Herbert Frank : Champ mental. PP n°5262, Paris, 1987. 255 pages, trad. fr. Claire Fargeot.

Herbert Frank : Les Prêtres du Psi. PP n°5198, Paris, 1985. 222 pages, trad. fr. Dominique Haas.

Herbert Frank : Le Prophète des Sables. PP “Le Grand Temple de la SF” n°5018, Paris, 1989. Préface de Gérard Klein, 407 pages (= version actualisée de Frank Herbert, PP “Le Livre d’or”, 1978)

Lem Stanislas : Solaris. “PdF” n°90, Paris, 1966. 251 pages, trad. fr. Jean-Michel Jasienko (Solaris, 1961).

Renard Maurice : Romans et contes fantastiques. Robert Laffont “Bouquins”, Paris, 1990. Préface de l’omnibus Francis Lacassin, 1271 pages.

Resnick Mike : “L’Infernale comédie : chronique de trois planètes lointaines” : Paradis. “PdF” n°559, Paris, 1995. 347 pages, trad. fr. Luc Carissimo (A Chronicle of a Distant World : Paradise, 1989); Purgatoire. “PdF” n°560, Paris, 1995. 344 pages, trad. fr. Luc Carissimo (Purgatory, 1993) ; Enfer. “PdF” n°561, Paris, 1995. 251 pages, trad. fr. Luc Carissimo (Inferno, 1993)

Sternberg Jacques : La Sortie est au fond de l’espace. “PdF” n°15, Paris, 1956. 252 pages.

Silverberg Robert : La Face des eaux. “A&D”, Paris, 1991. 360 pages, trad. fr. Patrick Berthon (The Face of the Waters, 1991)

Strougatski A. et B. : Les Vagues éteignent le vent. “PdF” n°502, Paris, 1989. 218 pages, trad. fr. Svetlana Delmotte (Volny gasiat veter, 1985)

Vance Jack : La Planète géante. PP n°5027, Paris, 1978. 185 pages, trad. fr. Arlette Rosenblum (Big Planet, 1952)

Vance Jack : Les Langages de Pao. “PdF” n°83, Paris, 1965. 220 pages, trad. fr. Elisabeth Gille (The Languages of Pao, 1958)

van Vogt A.E. : Les Joueurs du À. J’lu n°397, Paris, 1974. 305 pages, trad. fr. Boris Vian (The Players of À, 1956)

Wul Stefan : Œuvres complètes, tome I. Claude Lefrancq “Volumes”, Bruxelles, 1996. Préface Laurent Genefort, 1026 pages.

Wul Stefan : Œuvres complètes, tome II. Claude Lefrancq “Volumes”, Bruxelles, 1997. Préface L. Genefort, 1187 pages.[467]

 

 

      C. Principales études citées et divers

 

1) Études liées à la SF :

Collectif, sous la direction de Brian Ash : Encyclopédie visuelle de la science-fiction. Albin Michel, Paris, 1979. 352 pages, trad. fr. J.-P. Galante (The Visual Encyclopedia of Science Fiction, 1977)

Coll., introduction de Roger Asselineau : Du Fantastique à la science-fiction américaine, études anglaises n°50. Marcel Didier “Association Française d’Études Américaines”, Paris, 1973. 133 pages.

Coll., sous la direction de Gilbert Hottois : Science-fiction et fiction spéculative. Éditions de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, 1985. 295 pages.

Coll. : Saint James Guide to Science Fiction Writers. Saint James Press, Detroit (USA), 1996 (4e éd.). 1175 pages.

Aldiss Brian & David Wingrove : Trillion Year Spree, the History of Science Fiction. Victor Gollancz Ltd, London (UK), 1986. 511 pages, non traduit.

Asimov Isaac : Moi, Asimov. Denoël “Présences”, Paris, 1996. 610 pages, trad. fr. Hélène Collon (I, Asimov, 1994)

Asimov Isaac : Asimov’s Galaxy, Reflections on Science Fiction. Doubleday, New York (USA), 1989, 320 pages. Certains articles ont été traduits dans :

Asimov Isaac : Mais le docteur est d’or (nouvelles et articles). PP n°5621, Paris, 1996. 412 pages.

Aziza Claude & Jacques Goimard : Encyclopédie de poche de la science-fiction, guide de lecture. PP n°5237, Paris, 1986. 573 pages.

Barets Stan : Le Science-fictionnaire (2 tomes). “PdF” n° 548-549, Paris, 1994. 457 & 325 pages.

Baudin Henri : La Science-fiction, un univers en expansion. Bordas, Paris, 1971. 160 pages.

Bogdanoff Igor & Grichka : Effet science-fiction (L’), à la recherche d’une définition. Robert Laffont “A&D/Essais”, Paris, 1979. 424 pages.

Card Orson Scott : How to write Science Fiction and Fantasy. Writer’s Digest Books, Cincinnati (USA), 1990. 140 pages, non traduit.

Clute John & Peter Nicholls : The Encyclopedia of Science Fiction. Saint Martin’s Griffin, New York (USA), 1995. 1386 pages, non traduit.

Clute John : Science Fiction, The Illustrated Encyclopedia. Dorling Kindersley, Londres, 1995. 312 pages.

Cordesse Gérard : La Nouvelle science-fiction américaine. Aubier Montaigne, Paris, 1984. 222 pages.

Gouanvic Jean-Marc : La Science-fiction française au XXe siècle (1900-1968), essai de socio-poétique d’un genre en émergence. Rodopi B.V., Amsterdam-Atlanta, 1994. 292 pages.

Grenier Christian : La Science-fiction, lectures d’avenir ?  Presses Universitaires de Nancy, Nancy, 1994. 171 pages.

Guiot Denis, Andrevon Jean-Pierre & Barlow George : La Science-fiction. MA éditions, Paris, 1987. 285 pages.

Holdstock Robert & Edwards Malcolm : Ultramondes. Alexander Mosley Publications (AMP), Paris, 1980. 116 pages, trad. fr. William Desmond (Alien Landscape, 1979).

Jean Georges : Voyages en utopie. Gallimard “Décou­vertes”, Paris, 1994. 176 pages.

Lardreau Guy : Fictions philosophiques et science-fiction. Actes sud, Arles, 1988. 284 pages.

Lebailly Monique : La Science-fiction avant la SF, anthologie de l’imaginaire scientifique français du romantisme à la pataphysique. Éditions de l’Instant “Griffures”, Paris, 1989. 228 pages.

Lecaye Alexis : Les Pirates du paradis, essai sur la science-fiction. Denoël-Gonthier, Paris, 1981. 251 pages.

Moskowitz Sam : Explorers of the Infinite : Shapers of Science Fiction. World publishing Company, Cleveland, 1963. (L’édition de 1974 d’Hyperion Press, Westport, U.S.A., comporte 353 pages.)

Mouralis Bernard : Les Contre-littératures. P.U.F., Paris, 1975. 206 pages.

Murail Lorris : Les Maîtres de la science-fiction. Bordas “Les Compacts” n°35, Paris, 1993. 256 pages.

O’Reilly Timothy : Frank Herbert. Frederick Ungar Publishing Co, New York (USA), 1981. 216 pages.

Patrouch Joseph F. : The Science Fiction of Isaac Asimov. Doubleday, New York (USA), 1974, 283 pages.

Suvin Darko : Pour une poétique de la science-fiction. Université du Québec, Montréal, 1977. 228 pages.

Todorov Tzvetan : Introduction à la littérature fantastique. Seuil, Paris, 1970. 188 pages.

van Herp Jacques : Fantastique et mythologies modernes. Recto-verso, Bruxelles, 1985. 242 pages.

Versins Pierre : Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction. L’Age d’Homme, Lausanne, 1972. 1037 pages.

McNelly Willis & al. : The Dune Encyclopedia. Berkley, New York (USA), 1984. 526 pages.

Wollheim Donald : Les Faiseurs d’univers, la science-fiction aujourd’hui. Robert Laffont “A&D/Essais”, Paris, 1974. 205 pages, trad. fr. Pierre Versins (The Universe Makers, 1971).

 

2) Études non SF :

Coll. : Le Problème de la vie. Éditions de La Baconnière, coll. “Etre et penser” n°32, Neuchatel (Suisse), juil. 1951.

Barthes Roland : Essais critiques. Seuil “Tel quel”, Paris, 1964. 278 pages.

Bateson Gregory : La Nature et la Pensée. Seuil, Paris, 1984. 250 pages, trad. fr. A. Cardoën, M.-C. Chiarieri, J.-L. Giribone (Mind and Nature. A Necessary Unity, 1979).

Blondin Denis : Les Deux espèces humaines, autopsie du racisme ordinaire. L’Harmattan, Paris, 1995. 266 pages.

Butor Michel : L’Utilité poétique. Circé, Saulxures, 1995. 128 pages.

Deléage Jean-Paul : Une histoire de l’écologie. La Découverte “Points Sciences”, Paris, 1991. 330 pages.

Fabre Jean : Le Miroir de sorcière. José Corti, Paris, 1992. 485 pages.

Feyerabend Paul : Contre la Méthode, esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance. Seuil, Paris, 1979. 350 pages, trad. fr. Baudouin Jurdan et Agnès Schlumberger (Against Method, 1975)

Flaubert Gustave : Correspondance (1847-1852). Louis Conard, Paris, 1926. 485 pages.

Genette Gérard : Figures II. Seuil, Paris, 1969. 297 pages.

Gheerbrant Alain : Expédition Orénoque-Amazone : 1948-1950.  Gallimard, Paris, 1952. 406 pages.

Laborit Henri : Biologie et structure. Gallimard “Idées”, Paris, 1968. 192 pages.

Monod Jacques : Le Hasard et la nécessité, essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne. Seuil, Paris, 1970. 221 pages.

Moreau Jean-Luc : La Nouvelle fiction. Critérion, Paris, 1992. 541 pages (anthologie-manifeste, choisie et présentée par l’auteur)

Nietzsche Friedrich : Crépuscule des idoles. Mercure de France, Paris, 1952. 284 pages, trad. fr. Henri Albert.

Piaget Jean : Le Structuralisme. P.U.F. “Que sais-je ?”, Paris, 1992. 128 pages.

Prigogine Ilya : La Fin des certitudes, Temps, Chaos et les Lois de la Nature. Éditions Odile Jacob, Paris, 1996. 225 pages.

Revel Jean-François : Descartes inutile et incertain. Stock, Paris, 1976. 125 pages. Également reproduit dans le Discours de la méthode paru chez LdP (n°2593, 1984, 228 pages)

Rodari Gianni : Grammaire de l’imagination : introduction à l’art d’inventer des histoires. Les Éditeurs Français Réunis, Paris, 1979. 251 pages, trad. fr. et préface de Roger Salomon.

Rosnay Joël de : Le Macroscope, vers une vision globale. Seuil “Points-Essais”, Paris, 1977. 351 pages.

Rousset Jean : Littérature de l’âge baroque en France, Circé et le paon. José Corti, Paris, 1985. 316 pages.

Roy Jean : L’Imagination selon Descartes. Gallimard, Paris, 1944. 206 pages.

Stevenson Robert Louis : Essais sur l’art de la fiction. La Table Ronde, Paris, 1988. 440 pages, trad. fr. France-Marie Watkins et Michel Le Bris (Essays on the art of writing, recueil d’articles publiés dans les années 1870 à 1890).

Tadié Jean-Yves : Le Récit poétique. P.U.F. “Écriture”, Paris, 1978. 208 pages.

Wunenburger Jean-Jacques : L’Imagination. P.U.F. “Que sais-je ?” n°649, Paris, éd. de 1991. 128 pages.

 

 

      D. Principales revues citées

 

Fiction n°378, sept. 1986. 192 pages.

Galaxie n°80, jan. 1971. 160 pages.

Iblis, Cahiers d’étude des arts et littératures de l’étrange, n°2 : “ Le Bestiaire de Van Vogt ”, mai-juin 1971, dirigé par Pierre Giuliani. 88 pages.

Science & Avenir n°579, mai 1995. 106 pages.

Science-fiction n°1. Denoël, jan. 1984. 255 pages.

Science-fiction n°4. Denoël, 1985. 255 pages.

Science-fiction n°6. Denoël, 1986. 255 pages.

Univers n°13. J’lu n°837, Paris, juin 1978. 160 pages.

Univers n°15. J’lu n°887, déc. 1978. 160 pages.

Univers 1980. J’lu n°1093, 1980. 381 pages.

Univers 1990. J’lu n°2780, 1990. 381 pages.

Yellow Submarine n°120, Lyon, été 1996. 90 pages.

 


PRÉPARATION À LA SOUTENANCE ORALE (DÉC. 1997)

LAURENT GENEFORT

 

 

 

I. Genèse

II. Choix du corpus

III. Problèmes rencontrés

IV. Démarche générale

 

 

I. La genèse de la thèse :

• Elle se trouve d’abord dans les lectures d’enfance qui ont été un choix intime (je lisais environ un livre par jour), puis dans le désir de devenir un acteur dans la science-fiction, de restituer sous d’autres formes ce que j’ai reçu — en particulier ce que j’ai reçu de deux œuvres, Noô et Dune. Cela pouvait consister à écrire des scénarios de bande dessinée ou de films, des romans, à mettre en chantier des publications amateures, etc. Le côté encyclopédique de toutes les études SF m’impressionnaient beaucoup, je me disais qu’un jour je ferais quelque chose de ce genre.

L’analyse littéraire est une voie parallèle : en maîtrise de Lettres Modernes, j’ai fait une présentation de l’œuvre de Maurice Renard, à l’université Paris XII-Créteil sous la direction de M. Chevrier.

• Mais le début réel de la recherche qui m’a mené jusqu’à Nice a été le mémoire de D.E.A., réalisé à Paris III-Censier, sous la direction effective de Mme Auffret-Boucé. Ce mémoire avait pour sujet les néologismes de Noô touchant au vivant, et devait introduire une étude plus approfondie sur Noô, dans le cadre d’une thèse.

• Mme Auffret-Boucé prenant sa retraite, elle m’a dirigé vers Mme Terrel. Il serait injuste de ne pas la remercier ici d’avoir orienté ma recherche vers un élargissement théorique, plus proche de la littérature comparée[468]. Elle a également dissipé certaines frayeurs à m’attaquer à des œuvres d’un tel poids. Cela m’a conduit à envisager de comparer Noô à d’autres romans et cycles qui pouvaient s’en approcher. Je suis alors entré sur un territoire presque vierge… ce qui a soulevé quelques problèmes.

 

II. Choix du corpus :

Tous, pour des raisons passionnelles

Noô. Livre de chevet, comme je l’ai mentionné dans la thèse. Stefan Wul : j’entretiens une correspondance régulière avec l’auteur depuis plusieurs années.

Dune. C’est un cycle qui a meublé mes années de collège. Je devais avoir treize ans quand je l’ai lu, et je l’ai repris plusieurs fois. Mais je ne pensais pas l’étudier un jour. Cela m’a fait beaucoup plaisir, car il y a au sujet de Dune un malentendu, qui veut qu’il s’agisse d’un roman religieux, parce qu’il y a un souffle épique. Alors que le discours est exactement inverse : c’est un roman non pas religieux, mais sur la religion.

Helliconia : Je dois à Mme Terrel l’introduction d’Helliconia dans mon corpus. Je n’ai pu contacter Brian Aldiss que cette année, par Internet. Il a répondu à deux questionnaires.

Hypérion : J’ai décidé d’adjoindre Hypérion, en dépit du fait que le cycle complet n’est pas terminé. D’abord par son retentissement, ensuite parce qu’il se présente lui-même comme un livre-univers : Dan Simmons est peut-être le premier auteur à avoir consciemment réalisé un travail textuel que les autres ont fait inconsciemment. J’ai essayé de contacter Dan Simmons, par la poste et par Internet. Il n’a jamais répondu.

La Cie des glaces. G.-J. Arnaud est le plus atypique. Il est davantage la transcription populaire d’un livre-univers, qu’un livre-univers à part entière. Il se situe aux frontières. J’ai contacté G.-J. Arnaud par téléphone, puis par lettre. Il a répondu à un questionnaire.

 

 

III. Les problèmes rencontrés :

• D’abord, la problématique s’est élaborée à la relecture des œuvres du corpus, au cours de la première année. Je suis parti pour ainsi dire “sans biscuits” théoriques.

• Ensuite, le terrain multidisciplinaire sur lequel je me suis engagé m’a amené à parler de champs de connaissances que je ne maîtrisais pas, ou de façon très superficielle car je n’ai pas de formation scientifique, ni philosophique. Cette thèse résulte de beaucoup de compromis, et le plus souvent je suis resté “en surface” des sujets abordés. C’est l’une des difficultés de l’approche systémique.

• Cela m’a également conduit à insister sur les dangers du formalisme. Récemment, un ouvrage intitulé Impostures intellectuelles de Alan Sokal et Jean Bricmont, a dénoncé l’abus institutionnalisé dans les sciences humaines de terminologie scientifique. Il s’agissait pour eux de dénoncer le postmodernisme et son relativisme cognitif, et plus généralement la confusion des sciences exactes et de constructions idéologiques. Ce problème m’étant apparu avant la parution du livre, j’ai insisté à plusieurs reprises sur le fait que toute ma construction n’est qu’un regard sur des œuvres, et ne les contraint pas à entrer dans un moule.

• la traduction : Je voudrais justifier la stratégie d’étudier les œuvres anglo-saxonnes dans leur traduction, dans une volonté d’honnêteté : j’ai lu pour la première fois ces œuvres en français, et j’ai voulu conserver le sens qu’elles ont en français. Mon point de vue est local, et l’étude des textes français, en parallèle aux textes anglais et américains, a pour but de le souligner.

• aspect catalogue, surtout dans la 3e partie : il s’agissait de ne pas tomber dans l’insistance sur le formalisme logique aux dépends du contenu physique du texte. Je voulais rester près du texte. D’où un aspect catalogue, et les nombreux appendices. Ce qui m’amène à la démarche générale.

 

 

IV. Démarche générale et plan :

• comment lire, sans atomiser, des œuvres de complexité narrative élevée?

• Ma “résolution” du livre-univers relève d’une démarche heuristique = une méthode de résolution qui emprunte des voies non déterministes et dont le succès n’est pas garanti mais qui, lorsqu’elle “marche”, permet souvent une économie de temps de calcul.

• il ne faudrait pas penser que le livre-univers est une structure fermée (aucune œuvre ne l’est, parce qu’aucun de ses éléments n’est entièrement déterminé)

• Je suis parti d’une impossible définition SF —> Extrait La Recherche sept. 1997, un articulet de Bruno Latour intitulé “ Des sujets récalcitrants : comment les sciences humaines peuvent-elles devenir enfin dures? ” "Les objets théoriques ou expérimentaux se caractérisent par leur récalcitrance. Leur chercheur peut bien exiger une réponse par le montage d’une expérience ; l’objet lui ne se sentira pas obligé de répondre dans les mêmes termes." Là où je veux en venir : le problème avec les objets théoriques, c’est que notre culture nous a conditionnés à les manipuler comme des choses matérielles. Dans la plupart des cas, la SF n’échappe pas à ce travers. L’important, à mon sens, n’est pas de définir : l’important est de tenir un discours scientifique — même au prix d’un certain taux d’incertitude. Quand une définition est impossible, s’acharner à vouloir en produire une ne relève plus de la science, même “molle”. —> S’est posé le problème de la définition du livre-univers.

“ Indéfinissable, disait Valéry de la poésie, entre dans la définition. ”

 



[1] L’annexe I fournit un résumé complet de ces cinq œuvres, ainsi qu’une liste exhaustive de livres-univers.

[2] Voir l’Avertissement, p.3, au sujet du système de notation.

[3] B. Aldiss : Trillion Year Spree, Gollancz, 1986, p.20.

[4] Références in Bibliographie, p.liv, note 11.

[5] L. Murail : Les Maîtres de la science-fiction, Bordas, 1993, p.127.

[6] Mini-cycle qui comprend L’Étoile et le Fouet (Whipping Stars, 1970) et Dosadi (The Dosadi Experiment, 1977). Le “Programme Conscience” (“Pandora” sequence, 1978-1988), comprend quatre romans dont trois ont été écrits en collaboration avec Bill Ransom.

[7] “ Imposture et naïveté ”, Science-fiction n°6. Denoël, 1986, p.164-170.

[8] Parue chez “Anti”, elle comprend : Les Croisés de Mara (1971), Les Monarques de Bi (1972) et Lazaret 3 (1973).

[9] 1973, révisé avec D. Wingrove sous le titre Trillion Year Spree, op. cit.

[10] M. Jakubowski : Livre d’or : Brian W. Aldiss. PP n°5150, 1982, p.22. L’encyclopédie évoquée ne verra jamais le jour.

[11] Voir infra, 3e partie, figure 7, p.294.

[12] L. Murail : Les Maîtres de la science-fiction, op. cit., p.163.

[13] De l’écrivain Geoffrey Chaucer (G.B., 1343-1400), qui s’est inspiré du procédé de récit personnel relaté à tour de rôle par des compagnons d’occasion dans le Décaméron de Boccace. Les narrateurs des Canterbury Tales (1387) sont les pèlerins du tombeau de Thomas Becket, à Canterbury ; ceux d’Hypérion vont aux Tombeaux du Temps. Dan Simmons ne cache pas ses sources puisqu’il cite l’ouvrage, I-31.

[14] Le mot de paralittérature appelle un commentaire. Notre représentation de la littérature semble opposer deux catégories d’écrits : la littérature, et la paralittérature, a priori vouée à une consommation éphémère, en tout cas indigne de figurer dans les livres de classes ou tout autre support chargé de transmettre la culture. La paralittérature regroupe en réalité des littératures extrêmement hétérogènes : séries et romans-feuilletons, western romanesque, roman d’espionnage, roman rose, roman porno­graphique, roman policier et “polar”… et bien sûr la science-fiction. La SF américaine moderne est née dans les pulps, ces périodiques de petite taille et bon marché, imprimés sur du papier de mauvaise qualité. Le n°1 de Weird Tales parut en mars 1923 avec, en couverture, une pieuvre monstrueuse enserrant une jeune femme dans ses tentacules. La reconnaissance même relative d’auteurs de romans policiers, tels Dashiell Hammett, William Irish ou Raymond Chandler, n’a jamais eu lieu en SF, laquelle demeure toujours une paralittérature au plein sens du mot.

[15] Isaac Asimov : “ The Kiss of death ? ”, Asimov’s Galaxy, Reflections on Science Fiction, Doubleday, 1989, p.26.

[16] Quatrième de couverture de la première trad. de L’Image de pierre, de Dino Buzzati (Robert Laffont, 1961, trad. fr. Michel Breitman). L’ignorance peut être réciproque. Robert Merle refuse que l’on appose sur Malevil (1972) l’étiquette infa­mante. Même réaction de la part d’Orwell pour  son roman dystopique 1984 (écrit en 1949).

[17] Quatrième de couverture de Soldat, lève-toi… Henri Veyrier, 1978.

[18] I. et G. Bogdanoff : L’Effet science-fiction, Laffont, 1979, p.160.

[19] La masse de textes de SF est évaluée par Jacques Sadoul, dans son Histoire de la science-fiction moderne, domaine anglo-saxon (Albin Michel, tome 1, 1975 pour l’édition augmentée par l’auteur, p.11), à “ trente mille nouvelles ou romans ” simplement dans les pays anglo-saxons et dans la période 1925-1975. Au cours d’une conférence datant de 1997, Gérard Klein a estimé leur nombre à près de cent mille.

[20] S. Moskowitz : Explorers of the Infinite, 1963, p.11.

[21] C. Grenier : La Science-fiction, lectures d’avenir ? Presses Universi­taires de Nancy, 1994.

[22] En français “Fiction spéculative”, qui semble davantage s’appliquer aux œuvres de la seconde moitié du XXe siècle. Pierre Versins, quant à lui, a proposé le terme de “Conjecture romanesque rationnelle”, qui met l’accent sur les processus discursifs. On profitera de cette note pour saluer le terme forgé par les Italiens, fantascienza, qui, outre l’accent mis sur l’imagination (sens de fantasia), a le mérite d’être beaucoup plus poétique que science-fiction, bel exemple de barbarisme franglais.

[23] Aziza-Goimard : Encyclopédie de poche de la science-fiction, PP, 1986, p.13.

[24] J.-M. Gouanvic : La Science-fiction française au XXe siècle (1900-1968), éd. Rodopi, 1994, p.7 à 25. Il convient en outre de prendre en compte les rubriques des revues de genre, et les préfaces d’anthologies.

[25] Radix (1981) : premier roman d’A.A. Attanasio, et seul volume traduit en français d’une tétralogie thématique, les autres romans ne s’inscrivant pas dans le cadre du même univers. L’œuvre partage de nombreux points communs avec le livre-univers tel que, on va le voir, cette étude l’appréhende : complexité, démesure, ambition intellectuelle, messia­nisme…, et jusqu’aux douze pages d’appendices (chronologie, biographies factices, lexique : l’auteur fait fructifier sa formation de linguiste) qui révèlent un abondant travail préparatoire. Radix retrace l’itinéraire de Sumner Kagan, voyou obèse et névrosé, à travers une Terre postcataclysmique hantée par des mutants et des créatures télépathes, les Voors, et de sa transformation en un être mythique.

[26] Ian McDonald (G.B.), 1989. Desolation Road est le nom donné à un village martien par son créateur, le docteur Alimantado. Cette chronique baroque, ajoute au modèle de Cent ans de solitude des thèmes science-fictionnels, tel le voyage temporel. Elle retrace l’histoire de familles de pionniers, de la naissance de la ville jusqu’à sa destruction.

Sur le livre-univers en tant que roman-fleuve de la science-fiction, voir infra, 4e partie, p.396.

[27] “ De l’univers des galaxies aux livres-univers ”, Univers 1990, J’lu, 1990, p.293.

[28] C. Aziza, in Encyclopédie de poche de la science-fiction, op. cit.

[29] D. Warfa, in Fiction n°354, 1984.

[30] G. K. Wolfe, in Saint James Guide to Science Fiction Writers, 1996, p.10 ; c’est moi qui traduit.

[31] J.-P. Andrevon, in Alerte !  n°2, 1978, p.160.

[32] Du Canadien John Clute et de l’Australien Peter Nicholls, Saint Martin’s Griffin, 1995. L’article est de J. Clute (p.934-936). Le texte original figure in extenso dans l’annexe III-D, p.li. Le terme de “romance” est expliqué infra, p.72.

[33] Red Mars, puis Green Mars et Blue Mars, 1992, 1993, 1994. Les deux premiers tomes ont été traduits sous le titre : Mars la rouge, et Mars la verte.

[34] “ Mars se joint à la race humaine ”, in Yellow Submarine n°104, oct. 1993, p.6, trad. fr. M. Lemosquet.

[35] Dans l’entrée clichés, S. Barets reconnaît volontiers son dû envers le modèle anglais. À propos de la “Romance de Ténébreuse” (Science-fictionnaire, I-90), Barets revient sur le terme : le cycle de Darkover “ constitue ce que les Américains appellent une “planetary romance”, un vaste panorama divisé en sous-cycles pouvant le plus souvent se lire séparément ”.

[36] Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction (L’Age d’Homme, 1972), p.824. Soap operas : feuilletons radio­phoniques d’avant-guerre souvent larmoyants, financés, à des fins publicitaires, par des marques de lessive. Le terme Space opera a été créé en 1941 par l’écrivain de science-fiction américain Wilson Tucker.

[37] R. Escarpit : “ Science-fiction stricto sensu ”, Science-fiction et fiction spéculative (1985), p.190-191.

[38] À preuve de ce succès même au cœur de son déclin, lire l’interview de Donald A. Wollheim, Galaxie n°94, mars 1972, p.147-148. Il faut néanmoins noter que le space opera moderne n’a que peu de rapports avec celui de son âge classique.

[39] Entretien de Robert Sheckley réalisé par Charles Platt : “ Rencontre d’un autre type ”, Science-fiction n°4, Denoël, 1985, p.47-48, trad. fr. William Desmond. (Parution originale in Dream Makers. Berkley Books, New York (USA), 1980.)

[40] Deathworld, prépublié en 3 épisodes dans Astounding, à partir de jan 1960. Le Monde de la mort, J’lu, 1979. Publié dix ans plus tôt chez Albin Michel sous le titre Les Trois solutions. Sans doute inspiré d’une nouvelle de Philip E. High, “ The Meek Shall Inherit ” (non traduit, 1957 dans la même revue), dans laquelle des colons sont exterminés jusqu’à ce qu’on découvre qu’une variété végétale est sensible à la haine et à l’agressivité.

[41] Écosystème : ensemble des êtres vivants et des éléments non vivants, aux nombreuses interactions, d’un milieu naturel. Défini en 1935 par Arthur G. Tansley, il est devenu une notion clé de l’écologie, science qui étudie les relations entre les êtres vivants et le milieu où ils vivent.

[42] D. Guiot, J.-P. Andrevon et G. Barlow : La Science-fiction. MA éditions, 1987, p.19.

[43] Dans son Encyclopédie, op. cit., entrée burroughs, p.135.

[44] L’entrée correspondant à ce terme (p.1061) précise que la science fantasy ne contient pas nécessairement de créatures surnaturelles, de magie ou de mythologie. Elle mélange des éléments de SF et de fantasy. En réalité, ce qu’il y a de scientifique dans ce genre se réduit à un vague alibi. Beaucoup de science fantasies sont aussi des romances planétaires. Peter Nicholls cite un ouvrage de Brian Attebery, Dictionary of Literary Biography (vol. 8, 1981), qui place Marion Zimmer Bradley, E.R. Burroughs, Anne McCaffrey et Jack Vance comme auteurs de science fantasy.

[45] David Lindsay (1878-1945, GB). A voyage to Arcturus (1920) décrit le voyage d’un homme à bord d’un vaisseau de cristal et la découverte de la planète Tormance, autour de l’étoile double d’Arcturus.

[46] Préface de G. Klein à Ian McDonald : Desolation Road, 1989, p.7.

[47] R. Bradbury : The Martian Chronicles, 1950 ; revu en 1951, sous le titre The Silver Locusts.

[48] En français : La Planète géante (Opta 1972, puis PP 1978), et Les Baladins de la planète géante (PP, 1986) ; titre de la version originale de 1983 : The Magnificent Showboats of the Lower Vissel River Lune XXIII South, Big Planet.

[49] Trois tomes, appartenant au cycle de Zeï des “Viagens Interplanetarias” qui en comptent une dizaine, ont été traduits aux éditions Opta, puis au Masque : Zeï, 1971 (The Search for Zei, 1962), La Main de Zeï, 1973 (The Hand of Zei, 1963), et Chasse cosmique, 1976 (Cosmic Manhunt, 1954).

[50] La saga “Song of Earth” compte cinq volumes : La Grande course de char à voile (Cat Karina, 1982), La Locomotive à vapeur céleste (The Celestial Steam Locomotive, 1983), Les Dieux du grand-loin (The Gods of the Greataway, 1984), Le Gnome (Fang, the Gnome, 1988) et Le Roi de l’île au sceptre (King of the Scepter’s Isle, 1989), publiés chez Robert Laffont, puis chez LdP.

[51] Saga qui compte huit volumes traduits en français chez PP : Le Vol du dragon (Dragonflight, 1968), La Quête du dragon (Dragonquest, 1971), Le Dragon blanc (The White Dragon, 1978), La Dame aux dragons (Moreta, Dragonlady of Pern, 1983), L’Aube des dragons (Dragonsdawn, 1988), Histoire de Nerilka (Nerilka’s Story, 1986), Les Renégats de Pern (The Renegades of Pern, 1989), Tous les weyrs de Pern (All the Weyrs of Pern, 1991).

[52] Pour “Majipoor”, voir la liste des livres-univers, annexe I, p.xvi. La Face des eaux est une épopée se passant tout entier sur Hydros, monde-océan isolé ; un petit groupe d’humains, chassés d’une île flottante, cherche un continent mythique, “la Face des eaux”.

[53] Les périodes exactes de publication sont mentionnées dans J.F. Patrouch :The Science Fiction of Isaac Asimov, Doubleday, N.Y., 1974, p.59. La trilogie a été traduite en 1965 (“PdF” n° 89, 92 et 94). Le tome Ier s’étend, en cinq nouvelles, sur deux siècles d’histoire. Le 2e, en trois nouvelles, forme un épisode à part entière qui déborde sur le 3e tome.

[54] En 1955 est paru un tableau de l’histoire du futur d’Asimov, qui place la Fondation bien plus tard, entre l’an 47000 et 48000 ; ce tableau est reproduit dans l’Encyclopédie de P. Versins, op. cit., p.67-68.

[55] D. Wollheim : Les Faiseurs d’univers (The Universe Makers, 1971), Laffont, 1974, p.72. L’auteur, confondant théorie marxiste et pratique soviétique, néglige l’apport de la dialectique pour le structura­lisme. Le seldonisme tient de Hegel et surtout de Marx dans sa volonté de mettre l’Histoire en équations, ainsi que de la prospective — dans l’unification et la finalisation des sciences.

La psychohistoire est en outre une discipline bien réelle, née aux États-Unis dans les années cinquante comme la plupart des sciences inter­disciplinaires, mais encore récente en France. Sa nature est heureusement toute différente de celle d’Asimov. Elle explore, selon une méthode héritée de la psychanalyse appliquée à des situations historiques, les processus psychiques, tant collectifs qu’individuels.

[56] I. Asimov : Moi, Asimov. Denoël “Présences”, 1996, p.505.

[57] Sur la convergence des deux cycles, se reporter à la préface de Jacques Goimard au tome Ier du Grand Livre des Robots (Presses de la Cité, 1990).

[58] The History of the Decline and Fall of the Roman Empire, dont le premier volume parut en 1776, les trois derniers en 1788 (six vol. au total) ; l’histoire traite de l’âge d’or des Antonnins, jusqu’à la Rome médiévale. (Traduction chez Laffont & Le Club Français du Livre, 1970, 1046 pages.) L’historien britannique perçut comme nul autre l’entité de l’Empire romain, et le souffle de son écriture inspira très certainement Isaac Asimov pour le traitement de son empire galactique, lui aussi perçu de façon holistique. Fondation a été influencé par A Study of History (1934) d’Arnold Toynbee, qui rencontra un grand succès aux États-Unis.

[59] “ Mother Earth ”, Astounding, mai 1949.

[60] Fondation, IV-101, trad. fr. J. Bonnefoy.

[61] Pierre Versins a proposé une origine au thème de la ville-planète dans la nouvelle “ Le Mur ” du recueil Le Portrait ovale (1922), de Gabriel de Lautrec (Encyclopédie de l’utopie et de la science fiction, op. cit., p.911).

[62] Op. cit., 1937.

[63] Les Derniers et les premiers (Last and first Men, 1930) fut publié sans grand succès aux États-Unis en 1931, mais Créateur d’étoiles dut attendre bien après la Deuxième Guerre mondiale. Le résumé (!) qui en est fait dans l’Encyclopédie de P. Versins, op. cit. p.829-834, vaut à lui seul d’être lu. À l’entrée cosmologies, Versins cite également World D (1935), de Hal P. Trevarthen, op. cit., p.208, et cela s’arrête là. Lire également ce qu’en dit D. Wollheim dans Les Faiseurs d’univers, op. cit., p.60-66, chapitre 7, intitulé : “ L’instant suprême du cosmos ”.

[64] La chronologie fournie en appendice de Aux hommes les étoiles, “PdF”, 1965 (They shall have Stars, 1957) va de 2012 à l’an 4004. Voir annexe I, note 9, pour la liste de la tétralogie de “Cities in Flight”.

[65] “ Life-Line ”, Astounding, août 1939.

[66] “ Des renvois, des rappels nous font comprendre qu’un lien existe, et c’est tout. ” L. Murail : Les Maîtres de la science-fiction, op. cit., p.166.

[67] Avec Histoire de quatre ans, 1997-2001 (1903) de Daniel Halévy. Cité dans l’Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction, op. cit., p.420. L’appellation d’Histoire du futur “ devrait, selon Pierre Versins (…), être réservée à des ouvrages qui présentent le dépouillement, la généralité propre à l’Histoire, sans les éléments anecdotiques, romanesques propres aux histoires. ” (La Science-fiction, op. cit., p.112) Signalons que p.Versins a entrepris depuis des années d’élaborer une fresque couvrant passé, présent et futur, non encore publiée.

[68] Utopie : du gr. ou-topos, “nulle part” et eu-topos, “lieu de bonheur”, mot forgé par Thomas More en 1516. “ Un nouveau genre littéraire : le récit d’utopie, qui décrit, dans un pays imaginaire, un idéal d’organisation politique de la communauté humaine. ” (Georges Jean : Voyages en utopie. Gallimard, 1994, p.13.) Lieu figé dans un bonheur perpétuel, l’utopie se crée en dehors de l’Histoire.

[69] B. Ash : Encyclopédie visuelle de la science-fiction. Albin Michel, 1979, p.110, trad. fr. J.-P. Galante.

[70] PP n°5092, 1980.

[71] Planet Stories, sept. 1952, non traduit.

[72] “ Final Encounter ”, Galaxy, avr. 1964 ; trad. fr. Histoires de la fin des temps, LdP, 1983.

[73] Se reporter à l’annexe I, p.xiv et xvii, pour les résumés de ces cycles de romans et de nouvelles, créés tous deux dans les années 80.

[74] L’agent secret du roman de Stefan Wul, ainsi que celui de Rayons pour Sidar (op. cit.), qui n’est pas sans évoquer l’agent de l’Empire terrien de Poul Anderson sans cependant en avoir l’attitude belliqueuse, porte le “fardeau de l’homme blanc”, le devoir du civilisé d’aider les races inférieures.

[75] Jacques Sadoul : Univers 1980, J’lu, p.9.

[76] “ The Hottest peace of real estate in the solar system ”, Vogue, nov. 1960, en vol. in The Nine Billion Names of God, 1974 — trad. fr. Avant l’Eden, J’lu, 1978.

[77] Le sense of wonder est le souffle romanesque, adjoint à une imagination débridée, qui provoque un moment d’exaltation poétique. Il n’a pas d’équivalent français.

Extrapolation : déduction ou association d’idées plus ou moins audacieuse à partir des connaissances acquises ou dans un domaine voisin ; à ne pas confondre avec l’anticipation, qui projette dans le futur les connaissances présentes, ou la prospective. Le théoricien Darko Suvin fait reposer l’extrapolation sur la chronologie ; son rôle est d’amplifier une ou plusieurs tendances repérables dans le présent. L’analogie, au contraire, rompt les amarres et construit des mondes possibles qui ont avec le nôtre un rapport de ressemblance et non de continuité chronologique comme pour l’extrapolation.

[78] N. Spinrad : “ Les Sciences souples ”, Univers n°15, déc. 1978, p. 122, trad. fr. J. Bonnefoy (“ The Rubber Sciences ”, The Craft of SF, 1976).

[79] “ Mimsy Were the Borogoves ”, Astounding fév.1943, trad. fr. Boris Vian.

[80] K.S. Robinson, op. cit.

[81] Profession exercée de 1952 à 1954. L’auteur fut abonné, tout au long de sa vie, à une dizaine de revues scientifiques, et fut membre de la Société Américaine pour le Développement de la Science.

[82] Cette assertion sera développée dans la deuxième partie, infra, sur l’imagination, et dans la troisième partie, sur les thèmes.

[83] Vision de Grand’Croix : Noô, I-122. Voir également la description du palais d’Imerine, II-16 à 21, sorte d’Angkor Vat à la puissance dix. Les justifications de son bâtisseur rejaillissent d’ailleurs jusque dans le domaine moral : “ Dieu aime les âmes excessives ” (II-20). Dans l’épilogue, Stefan Wul paraît rejoindre cet avis quand il compare les grands massacres héliens avec ceux de la Terre : “ Tout, même vos horreurs, me semble terriblement fade et sans intérêt sur cette planète où je suis né. ” (II-208) TC2, dans Hypérion, bien que de taille plus importante que Grand’Croix, ne bénéficie pas de telles descriptions. Le poète Silénus y voit, même dans sa décrépitude, un “ objet de beauté ” (III-37).

[84] Cette notion est détaillée dans la deuxième partie, infra, p.177.

[85] J.-Y. Tadié : Le Récit poétique. P.U.F., 1978, p.114.

[86] Voir l’exergue du chapitre xviii, Dune, II-192 ; également Helliconia, II-392. Mais l’homme-microcosme (optique baroque en faveur jusqu’au Moyen Âge) ne s’inscrit pas dans une démarche animiste, qui s’oppose au réalisme auquel aspirent les créateurs de livres-univers.

[87] Le Hasard et la nécessité, Seuil, 1970, p.181. Jacques Monod explique sa comparaison dans les phrases suivantes, qui semblent s’appliquer à merveille aux spéculations intellectuelles de la SF : “ Car si le Royaume abstrait transcende la biosphère plus encore que celle-ci l’univers non vivant, les idées ont conservé certaines des propriétés des organismes. Comme eux elles tendent à perpétuer leur structure et à la multiplier, comme eux elles peuvent fusionner, recombiner, ségréger leur contenu. ”

[88] Cybernétique : discipline ayant pour but principal l’étude des régula­tions et de la communication chez les organismes vivants et les machines construites par l’homme. C’est également une branche des mathématiques qui traite les questions de contrôle, de récurrence et d’information. Wiener s’est lui-même livré à l’écriture de nouvelles de SF pour exprimer certaines de ses idées.

[89] N. Wiener : God & Golem, Inc. : A Comment on Certain Points where Cybernetics Impinges on Religion (1964).

[90] Entretien réalisé par B. Blanc et Y. Frémion : “ Une rencontre avec Frank Herbert ”, Univers 1980, J’lu, p.372.

[91] Helliconia, I-552. On remarque l’idée de pluralité des mondes habités intimement associée à l’idée de système, dans un relativisme très poussé, mais non totalisant. La théorie systémique d’imbrication des sphères sera développée infra.

[92] De l’allemand signifiant “environnements”, ou champs de perception individuelle (au sens platonicien). Terme emprunté à J.T. Fraser auquel Brian Aldiss rend hommage dans ses remerciements, fin du tome III. À comparer avec la théorie gestaltique, également invoquée par Herbert (Dune, II-184, etc.).

[93] (À propos de la musique.) Helliconia, III-23.

[94] lire les premiers mots des Enfants de Dune, III-9.

[95] Littéralement “contrôle de soi”, du gr. autos (soi-même) et nomos (loi).

[96] Voir, pour cette thèse, Jean Fabre : Le Miroir de sorcière, Corti, 1992, p.171 & suiv. On notera cependant que si la distance matérialise la distanciation, le fonctionnement interne du système la diminue.

[97] Introduction à la littérature fantastique. Seuil, 1970, p.47.

[98] Même si cet usage souffre de multiples exceptions. Ainsi la trilogie de Mike Resnick intitulée “L’Infernale comédie : chronique de trois planètes lointaines” : Paradis (A Chronicle of a Distant World : Paradise, 1989), Purgatoire (Purgatory, 1993) et Enfer (Inferno, 1993). Série présentée sous la forme d’un space opera, mais dont le fondement est politique, la parabole trop claire avec l’histoire contemporaine pour permettre au monde imaginaire de s’imposer, de vivre sa propre vie. L’avant-propos lève du reste toute ambiguïté, l’auteur présentant une “fable” qui se veut une “transposition exotique de l’histoire du Zimbabwé” (trad. fr. Luc Carissimo).

[99] G. Cordesse : La Nouvelle science-fiction américaine, Aubier, 1984, p.115.

[100] Ce qui la distingue, par exemple, des romans de Marcel Aymé et de Boris Vian. L’essai de Jacques van Herp, Fantastique et mythologies modernes (Recto-verso, 1985) constitue une base de réflexion sur le sujet.

[101] Helliconia, II-48 & 233. À propos d’un bracelet-montre, témoin de la pluralité des mondes habités, et surtout de l’introduction d’un temps mécanique, réversible et uniforme qui n’est pas celui, cyclique et physiologique, d’Helliconia : “ Ce bracelet menace l’empire, la foi elle-même. Ses chiffres mobiles viennent d’un système qui nous détruirait… ”. Voir aussi II-216 & suiv., la confrontation de Billy Xiao Pin et de Sartori­Irvrash ; voir enfin le dernier volet, où la Terre utopique du VIIe millénaire fait figure de fable (Helliconia, III-248…)

[102] Autre rationalisation dans la Cie, XXXIV-37 : “ Les ondes cérébrales connais­saient les mêmes difficultés que celles utilisées en radio ”. Les fils de Lien Rag préféreront se passer de ces pouvoirs (par exemple Cie, LVII-74). De la même manière, la Voix, qui permet la manipulation de l’inconscient individuel, est de moins en moins utilisée dans les tomes ultérieurs de Dune.

[103] I. Asimov : Fondation foudroyée (Foundation's Edge, 1982) : “PdF”, 1983, p.507-508, trad. fr. J. Bonnefoy.

[104] S. Wul : À propos recousus, in Œuvres complètes II, Lefrancq, 1997, p.1131-1132. Sur l’humour : p.32 & suiv. Par exemple : “ Je vois d’ici votre tête si je parle de Hâdiens ou d’hommes-lézards sans vous avoir préparés ” (Noô, II-29), ou : “ Je continue ou vous criez grâce ? ” (II-32)

[105] Définition du Larousse.

[106] Voir infra, p.230.

[107] In La Planète géante, op. cit., trad. fr. Arlette Rosenblum, p.113. Déjà cité comme l’une des premières romances planétaires.

[108] “ Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la seule force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet (…), si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière. ” (G. Flaubert : Correspondance (1847-1852). Louis Conard : 1926, II-345.)

[109] Noô, I-117. Voir aussi le passage de prose poétique : “ L’air de cendre mouillée avait saveur d’aphrodisiaque… ”, agrémenté d’images telle la “ flaque de bière du ciel ” (I-133). On peut comparer les descriptions jubilatoires qui font la chair de tout le chapitre consacré à Grand’Croix, avec celles de La Sortie est au fond de l’espace de Jacques Sternberg (1956, “PdF”, p.197), ou L’Aleph de J.-L. Borges (1967, Gall., p.23-24).

[110] Noô, I-129. Le parenchyme est le tissu fondamental des végétaux supérieurs. On retrouve ce type d’habitation plus loin, II-98 : “ Époustouflante forêt d’orgues habitables (…), robustes étages de tuyauteries qui s’épaulent vers le ciel, en jupettes de feuillage ”.

[111] J. Gleick : La Théorie du chaos, Flammarion, 1991, p.21.

[112] “ A Sound of Thunder ”, Colliers, juin 1952, en vol. in Golden Apples of the Sun, 1953.

[113] Première occurrence de ces néologismes dans Noô : pansynergopte (abrégé en synergopte), I-106. Mérilisme, II-37 ; antimérilisme, II-63. Psychoberné­tique, I-146 ; psycho-bernétique (adj.), II-157.

[114] Deuxième volet de la trilogie d’Aldiss. In Fiction n°378, 1986, p.166.

[115] Interview de G.-J. Arnaud. Casus Belli n°33, juillet 1986, p.15. Récemment, l’auteur est revenu, dans ses “Chroniques glaciaires”, à son monde favori, qu’il avoue n’avoir jamais quitté. Dans l’avant-propos des Dieux du Fleuve (Gods of Riverworld, 1983), P.J. Farmer, autre créateur de livre-univers, annonce qu’il ne renoncera pas à écrire d’autres variations. Voir aussi un des poèmes inspirés de Noô en exergue de la première partie de cette étude, p.18 ; voir enfin la présentation d’Helliconia, p.10.

[116] La notion d’homéostasie est connue depuis la fin du XIXe siècle. Le physiologiste français Claude Bernard avait observé que le milieu interne s’équilibre et s’autocorrige.

[117] La résistance au changement ne doit pas être confondue avec la stabilité (c’est le contraire), “état de changement” qui permet au funambule, par exemple, de rester sur son fil en corrigeant perpétuellement son déséquilibre.

[118] Ce néologisme a été repris à propos des réseaux informatiques de type Internet, dans le sens de : “ réseaux de communication intelligents (…), sorte de cerveau planétaire en cours de constitution, dont nous serions métaphori­quement les neurones. ” (J. de Rosnay : “ Égotique ou symbiotique, l’homme du futur ”, in Science & Avenir mai 95, p.72).

[119] La Biosphère, Moscou, 1926, traduit en français en 1929.

[120] Op. cit.

[121] Noô, II-53. Au sujet de la rencontre de Jouve et de l’“ espèce de grand curé auvergnat ” évoquée page suivante, Stefan Wul renvoie à la réalité historique : Teilhard de Chardin a fait partie du “groupe Chine” de la Croisière Jaune, qui traversa la Chine jusqu’au Turkestan russe, en passant par la Mongolie en 1931.

[122] Op. cit.

[123] “ The Star ”, Infinity, nov. 1955.

[124] Le Hasard et la nécessité, op. cit., p.44-45. De même que science-fiction n’est pas science. La tentative de Teilhard n’est pas la première : Gassendi, au XVIIe siècle, avait essayé de concilier l’atomisme avec la théologie chrétienne. Jacques Monod se méfie de la tentation du holisme ou de l’organicisme en science (J.-P. Deléage : Une histoire de l’écologie, Points, 1991, p.241), qui n’est qu’une fiction relevant d’une métaécologie, simple remaniement d’anciennes croyances cosmiques à la mode écologique du jour. L’organicisme de Stefan Wul ne tombe jamais dans la métaphysique, il reste toujours à un niveau opérationnel ou poétique. (La métaphore organiciste en écologie date du début du siècle.)

[125] La Nature et la Pensée, Seuil, 1984, p.99 (Mind and Nature. A Necessary Unity, 1979).

[126] Larry Niven : Ringworld, 1970. Cité dans la liste de livres-univers, annexe I, p.xiii.

[127] Carl von Linné : L’Équilibre de la nature. Vrin, 1972, p.57-58.

[128] “ Here there be tygers ”, en vol. in New Tales of Space and Time, 1951.

[129] Histoires de mondes étranges, LdP, 1984, p.135, trad. fr. A. Guillot-Coli.

[130] Vitalisme : doctrine d’après laquelle il existe en tout être vivant un principe vital distinct de l’âme comme de la matière. Au XIXe siècle, les critiques de Darwin, en particulier Samuel Butler, voulaient introduire dans la biosphère ce qu’ils appelaient “l’esprit”, c’est-à-dire une entéléchie surnaturelle.

[131] Écologie, du gr. oikos “maison”, apparaît dans l’ouvrage du biologiste allemand Ernst Haeckel : Generelle Morphologie der Organismen. Berlin : Reimer, 1866, t. I.

[132] “ Quand deux et deux ne font pas quatre : phénomènes non linéaires en écologie ” (“ When Two and Two Do not Make Four : Nonlinear Phenomena in Ecology ”, in The Crownian Lecture, 1985). Le problème traité est celui des fluctuations apparemment aléatoires de populations animales autour de valeurs moyennes qui semblent constantes, sur de très longues années. Au-delà de ce problème jamais résolu par l’écologie classique, se dessine un cadre théorique de lecture de la réalité, qui touche à toutes les sciences et à l’Art (en ce qu’il cherche lui aussi à cerner les lois qui gouvernent la réalité).

[133] Il ne faut cependant pas méconnaître la subversion qu’a constitué l’écologie, en remettant en cause le christianisme puis la foi dans le progrès et l’universalisme occidental ; force subversive qu’a sentie une SF française politisée, cherchant des appuis à sa contestation.

[134] Gérard Klein : Histoires écologiques, LdP, 1980, Préface, p.7.

[135] Ibid., p.9.

[136] Soylent Green, 1973, réal. Richard Fleisher, tiré de la novella de H. Harrison “ Make Room ! Make Room ! ”, I, août à oct. 1966.

[137] J. Clute : The Illustrated Encyclopedia. D. Kindersley, 1995, p.30, trad. fr. L. Genefort.

[138] Op. cit.

[139] Par exemple les D.V., Demeures Végétales : voir supra, note 110.

[140] Univers 1980, op. cit., p.373.

[141] Ibid., p.375.

[142] Correspondance du 17 sept. 96.

[143] Entretien réalisé par Jean Emelina, in Métaphores n°11. Université de Nice, fév. 1985, p.27.

[144] J.-P. Deléage : Une histoire de l’écologie. La Découverte “Points”, 1991, p.142.

[145] Thrilling Wonder Stories, déc. 1937, non traduit.

[146] Op. cit.

[147] Pantropie : adaptation biologique de l’homme à des conditions de vie hostiles, qui inverse le motif de la terraformation où c’est la planète qui doit être transformée. Terme inventé par James Blish dans Semailles humaines (The Seedling Stars, 1967). Des détails sur les pnéomycoses sont données infra, p.296, fig. 9.

[148] Se reporter à l’annexe II, 3°a - termes géologiques (p.xxv)

[149] Une liste exhaustive en est donnée dans l’annexe II, p.xxv & suiv.

[150] Thème détaillé infra, p.315.

[151] En méconnaissant le procédé de l’induction expérimentale à la base de la science moderne, Descartes a négligé le fait qu’une évidence peut être subjective en ayant les apparences de l’objectivité. C’est sur cette illusion qu’il a “prouvé” l’existence de Dieu sur lequel repose tout son système. Si le titre de la Troisième Méditation ne peut prêter à confusion : De Dieu ; qu’il existe, l’édition de 1641 des Méditations annonce sans ambiguïté les intentions théologiques de l’auteur : Méditations sur la philosophie première, dans laquelle est démontrée l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, titre qui est en soi un aveu de l’insuffisance du critère de l’évidence, Dieu créateur des vérités éternelles garantissant la véracité des principes.

[152] J.-F. Revel : Descartes inutile et incertain. Stock, 1976, p.86.

[153] Wonder Stories, avr. 1931, non traduit.

[154] D. Strogov, citation en exergue de Les Vagues étreignent le vent (Volny gasiat veter, 1985), de A. et B. Strougatski, “PdF”, 1989.

[155] Une variation des plus intéressantes est développée dans un épisode de la série télévisée Star Trek, the Next Generation, justement intitulé “ Cause And Effect ” (1992, réal. Jonathan Frakes) : par un tour de passe-passe scénaristique, les informations parviennent à franchir la barrière du temps et à éviter le désastre qui a provoqué la boucle temporelle.

[156] “ Rencontre avec Stefan Wul ”, Galaxie n°80, jan 1971, p.144-145. Interview réalisée par F. Truchaud.

[157] H. Peyre : Qu’est-ce que le romantisme ? PUF, 1979, p.207.

[158] J.-J. Wunenburger : L’Imagination, P.U.F. “Que sais-je?” 1991, p.5-7.

[159] Jean Roy : L’Imagination selon Descartes, Gallimard, 1944, p.195. Le songe dont il est question à la fin du paragraphe, qui marque le point de départ de la démarche cartésienne, est précisément daté du 10 novembre 1619.

[160] It “ delivers things otherwise than they are in Nature ”, in Characters and passages from notebooks, Cambridge, 1908, p.336.

[161] De la science en littérature à la science-fiction, éd. du CHTS, 1996, p.41-42.

[162] Furetière : Dictionnaire universel (1690), le Robert, 1984.

[163] J.-L. Moreau : La Nouvelle Fiction, Critérion, 1992.

[164] D. Lessing : “ La Division artificielle entre fiction réaliste et fiction non réaliste ”, in Actes du quatrième colloque international de science-fiction de Nice, t.I, Métaphores n°20-22, sept. 1992, trad. fr. D. Terrel, p.66.

[165] H. Baudin : La Science-fiction, Bordas, 1971, p.99.

[166] G. Rodari : Grammaire de l’imagination, Les Éditeurs Français Réunis, 1979, p.42.

[167] G. Cordesse : La Nouvelle science-fiction américaine, op. cit., p.131.

[168] H. Baudin : La Science-fiction, op. cit., p.152.

[169] A. Lecaye : Les Pirates du paradis, Denoël 1981, p.231-232.

[170] Op. cit.

[171] “ The Velt ”, Saturday Evening Post, 195O.

[172] R.L. Stevenson : Essais sur l’art de la fiction, La Table Ronde, 1988, p.216, trad. fr. Watkins & Le Bris.

[173] Voir première partie supra, p.79. “ Ce gigantisme est l’extrapolation imaginaire, étirée aux dimensions de l’univers, du terrain de jeu virtuel dans lequel se meuvent l’enfant, le névropathe… et l’écrivain de science-fiction. ” (A. Lecaye : Les Pirates du paradis, op. cit., p.233)

[174] Comme on le verra plus bas, il manque une donnée fondamentale qui rend cette conclusion provisoire : le statut de l’homme dans le système-monde / du monde dans le système-homme.

[175] Dune, VI-61. À comparer avec la vision élitiste du monde du Bene Gesserit, VI-77 : les règles du pouvoir sont ramenées au même étalon, en vigueur dans le jeu.

[176] B. Aldiss : correspondance du 3/5/1997, trad. fr. L. Genefort.

[177] On peut citer l’article de Damon Knight : “ Asimov et son empire ”, in Fiction n°97, déc. 1961, p.129 & suiv., trad. fr. P. Versins, extrait de son ouvrage critique In Search of Wonder (1956).

[178] “ Un après-midi à Oxford avec Brian Aldiss ”, Métaphores n°11, fév. 1985, p.20, interview réalisée par C. Bresson, trad. fr. D. Terrel.

[179] R. Barthes : Essais critiques, Seuil, 1964, p.214.

[180] E. Cooper : Encyclopédie visuelle de la science-fiction, Albin Michel 1979, p.253, trad. fr. J.-P. Galante.

[181] Les Pirates du paradis, op. cit., p.26.

[182] S. Wul : À propos recousus, op. cit., p.1140. Référence au héros de B.D. Flash Gordon (USA, 1934), créé par Alex Raymond : Noô, I-147. Malgré des apparences parfois lunatiques, Jouve est dépouillé du thème du savant fou, qu’on ne trouve plus qu’à l’état de fossile (mais encore au cinéma) dans la science-fiction.

[183] T. O’Reilly : Frank Herbert, F. Ungar Pub., 1981, p.216. C’est moi qui traduis. Voici ce que dit Paul, dans Le Messie de Dune : “ D’après une estimation statistique modérée, je dois avoir tué soixante et un milliards de personnes, stérilisé quatre-vingt dix planètes et totalement démoralisé cinq cents autres. J’ai également exterminé les fidèles de quelque quarante religions qui existaient depuis… ” (Dune, II-111).

[184] Héros de la science-fiction. éd. A. de Boek, Bruxelles, 1976, p.58.

[185] G. Lardreau : Fictions philosophiques et science-fiction, Actes Sud, 1988, p.198.

[186] Voir entre autre le chapitre des “ fourmis vingt-quatre ”, Noô, I-26. Le narrateur prend cependant toujours soin de relativiser son propre héroïsme.

[187] Le Jihad butlerien a banni les ordinateurs et les moyens de destruction massive fondée sur les technologies lourdes.

[188] A. Laglantine : “ Le Prof de l’angoisse ”, Télérama n°2421, 5 juin 1996.

[189] Dans la focalisation interne, ou “vision avec”, le narrateur ne rapporte que ce que perçoit l’un des personnages.

[190] Il est aisé de reconnaître un disciple de Jung dans son recours à l’inconscient collectif, par exemple le troisième exergue de Dune, II-26, ainsi que dans l’utilisation d’archétypes universels, comme le monstre des profondeurs, l’âge d’or…

[191] Les Pirates du Paradis, op. cit., p.9.

[192] Pierre Simon de Laplace : mathématicien et philosophe newtonien, l’un des grands “géomètres” du début du XIXe siècle. Une telle intelligence, un tel démon, écrit-il dans son Essai philosophique sur les probabilités (1814 — Bourgeois, Paris, 1986), embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. La conception chaotique interdit l’éventualité d’un tel démon.

[193] Cette problématique apparaît à plusieurs reprises dans Dune. Elle tient compte de la nature particulière de la prescience de l’épice : “ Comment quiconque n’ayant jamais connu la prescience de l’épice pouvait concevoir une forme de perception où l’espace-temps n’était pas localisé ? Une perception sans vecteur d’image personnel ni récepteurs sensoriels ? ” (Dune, II-59). On ajoutera que la détermination cartésienne est d’abord chrétienne : la cause première, c’est Dieu.

[194] Ilya Prigogine : La Fin des certitudes, Odile Jacob, 1996, p.43. L’asymétrie du temps trouve de multiples illustrations dans la réalité quotidienne : l’impossibilité absolue, par exemple, de faire revenir du blanc d’œuf cuit à son état antérieur.

[195] LdP, 1974-1985.

[196] Jules Verne a souffert de n’avoir jamais été reconnu par l’institution littéraire de son époque. Dès les années 1910, Maurice Renard avait remarqué que le roman d’hypothèse avait ses virulents détracteurs et ses amateurs forcenés.

[197] Sur les onze thèses consacrées à la SF, enregistrées au fichier des thèses de 1985 à 1993, six présentent une optique thématique.

[198] Novum : intérêt exclusif pour une nouveauté étrange. Darko Suvin : Pour une poétique de la science-fiction, Université du Québec, 1977, p.12.

[199] G. Cordesse : La Nouvelle science-fiction américaine, op. cit., p.131.

[200] Jean-François Lyotard : rêve, in Encyclopédie Universalis.

[201] Le fantastique moderne en a fait l’un de ses thèmes-clés. Quelques exemples de mythes anciens sont donnés par J.-F. Jamoul : “ La S-F et les grands mythes de l’humanité ”, Univers n°13, juin 1978, p.130 à 146.

[202] Dans la rubrique “ Contes des 1001 matins ” du journal Le Matin. Reproduite in Maurice Renard, Romans et contes fantastiques, Laffont “Bouquins”, 1990, p.1199.

[203] On citera, entre autres, le phagor d’Helliconia, issu du mythe grec du Minotaure, monstre hideux se nourrissant de chair humaine. Quelques-unes sont répertoriées dans l’Encyclopédie de Versins, op. cit., LÉGENDES RATIONALISÉES, p.522-523.

[204] Dune, I*-21. L’évocation du Jihad Butlerien se trouve également dans Dune, II-96, ainsi que dans tous les autres tomes de la série.

[205] Il ne faudrait pas réduire cela à la tendance américaine issue des théories sociobiologiques de Wilson, qui dénie toute importance à l’individu au profit du gène chromosomique, seul agent de progrès. Herbert connaît l’importance de la psychanalyse, et l’enseignement (le prana bindu des Révérendes Mères) joue un rôle au moins aussi important.

[206] A. Lecaye : Les Pirates du paradis, op. cit., p.172.

[207] Pour Rossum’s Universal Robots, 1921, représentée à la Comédie des Champs-Élysées en 1924. R.U.R. a été publié avec trois nouvelles d’autres auteurs, dans l’anthologie Quatre pas dans l’étrange, Hachette “Le Rayon fantastique” n°79, 1961.

[208] “ La République de l’avenir ”, Journal, 28 juil. 1848.

[209] “ Runaround ”, Astounding, mars 1942, reprise dans le recueil I, Robot, 1950.

[210] “ Final Command ”, Astounding, nov. 1949, reprise dans Monsters, 1965.

[211] “ La Quatrième loi de la robotique ” (“ The Fourth Law of Robotics ”, Foundation’s Friends, 1989),  in Les Fils de Fondation, PP, 1993.

[212] “ Helen O’Loy ”, Astounding, déc. 1938.

[213] Nouvelle signée Don A. Stuart in Astounding, fév. 1935, non traduite.

[214] Fredric Brown : “ The Answer ”, in recueil du même nom, 1954.

[215] M. Shirow : Ghost in the Shell, 1989, in Young Magazine Kaizokuban, Tokyo ; 1991 en album, porté à l’écran par Mamoru Oshii, 1996.

[216] Op. cit.

[217] J.-P. Andrevon : article EXPLORATION DES PLANÈTES, in La Science-fiction, op. cit., p.81.

[218] Op. cit.

[219] Demètre Ioakimidis : Préface à Histoires d’extraterrestres, LdP, 1974, p.17. L’Allemand Kurd Lasswitz est l’auteur de Auf zwei Planeten (1897, non traduit), roman dans lequel le contact avec les extraterrestres, après une période de conflit, débouche sur la paix.

[220] Tel est le cas théorique dans l’Anneau-Monde et la Culture, mais le traitement est bien différent. Le plus poussé dans le sens du relativisme des normes humaines est “Majipoor” de Robert Silverberg. Voir infra, sur l’exotisme.

[221] Il nous faudrait remonter, pour une appréhension globale du sujet, au XVIIe siècle avec la séparation effective de l’Église et de la science — celle-ci n’ayant plus de compte à rendre à la théologie —, formalisée par le procès posthume de Copernic, ainsi que, dix-sept ans plus tard, par celui de Galilée.

[222] H. Baudin, à propos de Cette hideuse puissance (That Hideous Strength, 1945), in La Science-fiction, op. cit., p.63.

[223] R. Bradbury : “ The Man ”, Thrilling Wonder Stories, fév. 1949, reprise dans The Illustrated Man, 1951.

[224] Préface de Au cœur de la comète (Heart of the Comet, 1986) de G. Benford et D. Brin, LdP, p.8.

[225] M. Butor : L’Utilité poétique, Circé, 1995, p.59, chapitre intitulé : “ Poésie et science, ou de la Nature des Choses ”.

[226] Op. cit.

[227] À ce sujet, Dan Simmons parle d’“ espace eschérien ” : M.C. Escher n’est pas un physicien ou un mathématicien, mais un artiste dont l’œuvre graphique fut marquée par l’illusion d’optique. Artiste et scientifique sont placés sur un pied d’égalité, car ils nourrissent le même imaginaire.

[228] Voir supra, citation p.148.

[229] Contre la Méthode, Seuil, 1979, p.337.

[230] Métaphores n°11, 1985, p.26.

[231] Op. cit., 1985.

[232] Noô, I-140. Syncytium : masse de cytoplasme qui renferme plusieurs noyaux. Voir aussi Noô, II-21 à 27, II-53 à 58, II-80, II-234 à 237.

[233] J. Monod : Le Hasard et la nécessité, op. cit., préface, p.11.

[234] Isaac Asimov : introduction de ses Histoires mystérieuses (Asimov’s Mysteries, 1968), “PdF” n°118, 1969, p.9, trad. fr. M. Deutsch. La fonction d’élucidation fait l’objet d’une section entière infra, 4e partie.

[235] Ont été répertoriés un peu plus de 500 noms de lieux au total (en tenant compte des répétitions) dans Noô, ce qui fait une fréquence d’environ une occurrence toponymique par page, chiffre assez considérable.

[236] Aziza-Goimard : Encyclopédie de poche de la science-fiction, p.408.

[237] Yellow Submarine n°110, mai 1994, p.6. Entretien de Stefan Wul réalisé par T. Bauduret et L. Genefort. On retrouve cette opinion dans chacune de ses interviews, de Galaxie, jan. 1971 (revue citée), à Fantascienza, 1979.

[238] Littéralement non-lieu, le u d’utopie équivalent grec du a- privatif. Voir note 68.

[239] Op. cit.

[240] Voir infra, p.276. À noter qu’Aldiss ne s’est jamais déclaré très attiré par le “continent noir”.

[241] Voir la note 83. Le site de “la ville qui est un temple” vishnouïste comporte huit temples, s’étendant sur cinquante kilomètres, en grande partie enfouis sous la végétation. Il fut dégagé à la fin de la Première Guerre mondiale et reconstruit en partie dans les années 70, époque de rédaction de Noô.

[242] H. Baudin : La Science-fiction, un univers en expansion, Bordas 1971, p.97. L’un des discours principaux de Noô est de retranscrire, par le moyen de la poésie, l’infinie diversité du réel.

[243] Op. cit.

[244] Op. cit.

[245] R. Holdstock & M. Edwards : Ultramondes, op. cit., p.15. Voir l’apport de la hard science, supra, p.66 & suiv.

[246] Op. cit.

[247] Op. cit.

[248] Op. cit.

[249] Op. cit.

[250] Op. cit.

[251] J.-L. Trudel, Le Feu aux étoiles. Destination Crépuscule, Amiens, 1996, p.51. L’astronome américain Edwin Hubble a découvert la nature des galaxies en 1923.

[252] Michel Thiéry : “ Propos sur l’art de visiter les univers imaginaires ”, Du Fantastique à la science-fiction américaine, Didier, 1973, p.96.

[253] Première nouvelle de Stefan Wul, parue en juillet 1957 dans la revue Fiction n°43, rééditée dans le vol. omnibus Stefan Wul, Œuvres complètes 1, Claude Lefrancq, 1996, p.891.

[254] The Gates of Creation, 1966. Les villes flottantes de Philip José Farmer sont inspirées de Laputa, dans les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift (Gulliver’s Travels, 1726).

[255] Op. cit.

[256] “ [Leto II] était toujours surpris de constater que le désert inspirait des idées de religion. ” (Dune, IV-441)

[257] Les mots “désert” et “désertique” apparaissent 3 fois dans le tome I, 6 fois dans le t. II, 6 fois t. III, 1 fois t. IV, 1 fois t. V, 0 fois t. VI, 4 fois t. VII, 4 fois t. VIII, 4 fois t. IX, 2 fois t. X.

[258] Citons, pour les États-Unis, “ The Sixth Glacier ” (Amazing Stories, jan. 1929, non traduit) de Steve Benedict ; “ L’Arrivée des glaces ” (“ The Coming of the Ice ”, Amazing stories, juin 1926) de G. Peyton Wertenbaker. Dans cette nouvelle, le narrateur est devenu immortel à la suite d’une opération chirurgicale. Il assiste à l’apogée, puis au déclin de l’espèce humaine, que l’apparition de l’ère glaciaire balayera. Si cette nouvelle n’est pas la première déclinaison du genre, elle est typique des récits wellsiens de fin du monde qui a inspiré les auteurs les plus célèbres, ainsi “ Leçon d’histoire ” d’Arthur Clarke (“ History Lesson ”, Startling Stories, mai 1949), où des explorateurs vénusiens découvrent dans le futur une Terre gelée.

[259] Victor Segalen : “ Notes sur l’exotisme ”, Mercure de France n°1099, mars 1955, p.385.

[260] J. Morrow : L’Arbre à rêves, J’lu, 1995, p.16-17, trad. fr. Luc Carissimo.

[261] LdP n°2026, 1966, p.136.

[262] Noô, I-218. Voir aussi, I-217, l’extrait qui a inspiré le poème reproduit en exergue de la première partie.

[263] Correspondance S. Wul-L. Genefort, lettre du 25 juil. 1994.

[264] Les modifications d’écriture, à l’occasion de sa réédition chez Robert Laffont (Stefan Wul. Œuvres. “A&D Classiques”, 1970), sont allées dans le sens d’un enrichissement de ce motif.

[265] Termes relatifs à la jungle, en dehors des néologismes. Seule la première occurrence est prise en compte. Les noms propres ne figurent pas.

[266] Op. cit.

[267] Op. cit.

[268] 1969, J’lu, p.126 & suiv.

[269] “ The Ivy War ”, Amazing Stories, mai 1930.

[270] Voir les notes manuscrites de Wul sur la carte originale de Soror, annexe III, p.xliii.

[271] Essai sur l’exotisme : une esthétique du divers, notes, éd. complète Fata Morgana, 1978.

[272] Bernard Mouralis : Les Contre-littératures, P.U.F., 1975, p.66.

[273] P. Versins : COLONISATION INTERPLANÉTAIRE, in Encyclopédie de l’utopie et de la science fiction, op. cit., p.193.

[274] Gérard Klein, Préface à Stefan Wul. Œuvres, op. cit., p.13. C’est pourquoi on ne peut taxer le livre-univers d’encyclopé­disme : l’encyclopédie n’admet comme vrai que ce qui a été démontré. Certains esprits, tels que Gœthe, ont été rebutés par ce qu’ils considéraient comme une pesante machinerie purement technique. C’est l’attitude généralement partagée par les auteurs de science-fiction quand il s’agit de science dans la fiction.

[275] Correspondance S. Wul-L. Genefort, lettre du 26 mars 1997.

[276] Sous le pseudonyme de Lionel Hudson, Stefan Wul a commis un roman d’espionnage, Poursuite vers Gao (éd. L’Arabesque, 1956), dont l’action se déroule à travers une Afrique coloniale.

[277] D. Blondin : Les Deux espèces humaines, autopsie du racisme ordinaire, L’Harmattan, 1995, p.38 & suiv.

[278] “ Arena ”, Astounding, juin 1944, reprise dans le recueil Honeymoon in Hell, 1958.

[279] “ The Liberation of Earth ”, Future Science Fiction, mai 1953.

[280] D. Terrel-Fauconnier : “ Impérialisme et colonialisme dans la littérature de science-fiction ”, in Du fantastique à la science-fiction américaine, op. cit., p.87.

[281] Richard Matheson a brillamment renversé ce motif dans un de ses romans, en faisant du dernier humain sur Terre un monstre, par rapport à la race qui lui succède, les vampires (Je suis une légende, op. cit.).

[282] S. Wul, entretien réalisé par F. Truchaud, in Galaxie n°80, revue citée, p.142.

[283] J. Chambon et J.-P. Fontana : “ Jacques Vance ou le faiseur d’univers ”, critique de Un monde d’azur de J. Vance, in Fiction n°201, sept. 1970, p.144. La critique de Michel Jeury d’une vision colonialiste de Noô, in Fiction n°283, sept. 1977, est représentative de la pensée de la “Nouvelle SF française” rapportant tout au message politique. Cette dernière avait voulu voir une intention politique, positive cette fois mais que l’auteur a toujours niée, dans le héros noir de Niourk.

[284] Freyr est le dieu de la Fécondité dans la mythologie scandinave, présidant à la clarté du soleil. Il fait partie du Panthéon germanique.

[285] Op. cit.

[286] Denise Terrel-Fauconnier, art. cit., p.93.

[287] L’empire galactique décadent condamne à l’exil sur Terminus une centaine de savants, et de ce petit peuple d’émigrés naîtra mille ans plus tard le Deuxième Empire galactique. La fréquence de ce thème, les émigrés bâtisseurs d’empires, est manifeste dans la science-fiction américaine.

[288] O.S. Card : Les Maîtres chanteurs, “PdF” 1982, p.210, trad. fr. J. Bonnefoy.

[289] Op. cit.

[290] Op. cit.

[291] Op. cit.

[292] Gallimard, 1952, p.9.

[293] Anthropornite : de racines grecques signifiant homme-oiseau ; Polurgoptère : dont les ailes ont plusieurs usages.

[294] Gnomes, t. I, 4e partie, chap. 6 : fourmis géantes intelligentes. Ils semblent inspirés, par leurs structures sociales et leur expansion, des fourmis Atta d’Amérique du Sud. C’est aussi un cliché issu des premiers temps de la science-fiction. Les Gnomes fournissent un autre exemple d’anthropomorphisme, par leur capacité de tenir debout à la manière des hommes.

[295] Denise Terrel : “ Au cœur du labyrinthe : le Phagor dans la trilogie de Helliconia de Brian Aldiss ”. In Études Anglaises, cahiers et documents — 10 : Science Fiction britannique. Paris : Didier, juil.-sept. 1988.

[296] Op. cit.

[297] La Mort de la Terre, 1912.

[298] P. Versins : Enclyclopédie…, op. cit., botanique, p.123. Voir en complément l’article zoologie. On se référera avec profit à la revue Iblis n°2, mai-juin 1971, consacré au bestiaire de van Vogt.

[299] En principe seulement. Déjà, dans le bestiaire médiéval, la frontière qui sépare les animaux réels des animaux fabuleux n’est pas clairement définie.

[300] “ Before Eden ”, Amazing Stories, juin 1961.

[301] Op. cit.

[302] S. Weinbaum : “ A Martian Odyssey ”, Wonder Stories, juil. 1934

[303] “ Qui perd gagne ”, Marginal n°1, nov. 1973, p.206, trad. fr. Bruno Martin de “ Winner lose all ”, Galaxy, déc. 1951.

[304] Voir à titre d’exemple le développement sur le yelk, Helliconia, I-26.

[305] Une liste exhaustive est donnée dans l’annexe II, p.xxiii-xxiv.

[306] S. Wul : À propos recousus, op. cit., p.1135.

[307] Op. cit.

[308] Univers n°16, mars 1979, J’lu, p.138-146. Citation ci-après, p.145.

[309] Op. cit.

[310] Encyclopédie de poche, op. cit., p.213. Dans la traduction latine, le Bene Gesserit est “ce qui aura été bien fait”. Christian Jambet en propose un étymon arabe dans Fictions philosophiques et science-fiction : Jasara veut dire “oser, être courageux”, et Bene (pl. de bint, fille) “descendantes de”. La signification littérale serait donc : “Les descendantes de celle qui a osé” (p.278) — mais l’étymon arabe, d’une grande pertinence en ce qui concerne les autres mots (par exemple Muad’Dib ou Mu’addib est “éducateur, guide”), est ici moins probable, d’autres appellations latines s’accolant au Bene Gesserit : “Missionaria Protectiva”, “Mater Felicissima ” (Dune, VI-348), “Extremis Progressiva” (VI-586), etc.

[311] Jouve : Noô, I-165. Ce trait est une constante du livre-univers : la plupart des protagonistes de la Cie sont, ou deviennent des personnalités politiques. Valentin, dans la saga de Majipoor de Silverberg, est appelé à retrouver son trône perdu. Mieux : les personnages du “Fleuve de l’éternité” sont des personnages puisés dans notre Histoire.

[312] George Barlow, article RELIGION in La Science-fiction, op. cit., p.186.

[313] Op. cit.

[314] “ The Streets of Ashkelon ”, New Worlds, sept. 1962.

[315] George Barlow citant Harrison, dans la présentation de la nouvelle, in Le Livre d’or de la science-fiction consacré à l’auteur, PP, 1985, p.59. Prépubliée dans New Worlds, “ The Streets of Ashkelon ” sera retenue par Brian Aldiss pour l’anthologie More Penguin Science Fiction (1963, sous le titre “ An Alien Agony ”).

[316] “ For I am a Jealous People ”, Star Short Stories, 1954.

[317] In Asimov’s (nov. 1983, non traduit). Le messie de cette nouvelle est un extraterrestre, à l’allure de mante religieuse géante, femelle de surcroît. L’anecdote est relatée dans l’article “ Science-fiction et religion ”, in Mais le docteur est d’or, PP, 1996, p.282.

[318] “ Reason ”, Astounding, avr. 1941.

[319] Op. cit.

[320] Op. cit.

[321] Op. cit.

[322] Op. cit.

[323] Moi, Asimov, op. cit., p.370.

[324] D. Simmons : “ … je ne suis pas croyant, je n’ai pas la foi — je ne crois ni à l’Église, ni aux ovnis, ni aux fantômes… ” (Galaxies n°2, automne 1996, p.127).

[325] Op. cit.

[326] Op. cit.

[327] Les Langages de Pao, “PdF”, p.115, trad. fr. E. Gille. “ Certes Vance n’innove pas en utilisant cette idée de la linguistique moderne que les signes composant un langage entretiennent des rapports étroits avec un certain nombre de structures sociales, intellectuelles, psychologiques, morales, et qu’il suffit d’agir sur un système pour influer sur l’autre. Orwell, van Vogt et Heinlein l’ont précédé dans cette voie. ” (J. Chambon et J.-P. Fontana : “ Jack Vance ou le faiseur d’univers-1 ”, in Fiction n°200, août 1970, p.144)

[328] Mercure de France, Paris, 1952, p.106, trad. fr. Henri Albert.

[329] H. Laborit : Biologie et structure, Gallimard, 1968.

[330] Citons seulement l’uchronie Pavane (Pavane, 1968) de Keith Roberts, une série de nouvelles liées qui dépeint, sur plusieurs époques, une Europe contemporaine sous l’autorité du Vatican après que l’invincible Armada eut triomphé des Anglais.

[331] Noô, II-43. Jouve parle d’ailleurs de son “ Livre ” (II-192), traduction du grec biblos.

[332] Le Problème de la vie, collectif, La Baconnière, Neuchatel, juil. 1951, p.45.

[333] J. Vance : “ Quatre cents merles ” (“ Four Hundred Blackbirds ”, Future Science Fiction, juin 1953), in Châteaux en espace, PP, 1993, p.188, trad. fr. E. Meistermann. La question reste d’actualité, puisqu’on en trouve une trace vivace dans un article récent : “ La Communication des bactéries ”, par Richard Losick et Dale Kaiser, Pour la science n°234, avr. 1997, p.77.

[334] Se reporter à l’Encyclopédie de poche, op. cit., p.164-170 ; et sur la parabole historique, à l’article de J. Chambon : “ Le Super-Styx de Philip José Farmer ”, Orbites n°3, sept. 1982.

[335] Jean Piaget : Le Structuralisme, P.U.F., 1992, p.121.

[336] Galaxie n°80, revue citée, p.141.

[337] Une saison en enfer, Alchimie du verbe : “ Au soleil des Hespérides ”. Dans Noô, I-39, Wul rend explicitement hommage à Une saison en enfer, ainsi qu’à son auteur (“ Ma mère pianote sur son clavier muet en psalmodiant des poèmes de Rimbaud… ”, I-19), et : “ …en embarquant sur tous les bateaux ivres, quitte un jour à subir une conversion rimbaldienne… ”, II-73.

[338] Noô, I-119. A. Rimbaud : “ J’inventai la couleur des voyelles ! — A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert ”, in Saison en Enfer. Délire II — Alchimie du verbe, § 5. Citons encore Noô, II-162 : “ Un ahurissant S majuscule… ”

[339] À propos recousus, op. cit., p.1151. Respectivement dans :

1°) Noô, I-184. Référence à Charles Baudelaire, Correspondances :

“ L’homme y passe à travers des forêts de symboles

“ Qui l’observent avec des regards familiers. ” (1ère strophe) ;

2°) Noô, II-104. Référence à Baudelaire, La Beauté  (in Les Fleurs du mal. LdP, 1972, p.32) :

“ Je hais le mouvement qui déplace les lignes,

“ Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris. ”

3°) Noô, II-145. Référence à Stéphane Mallarmé. 1er vers du poème Brise marine : “ La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres. ” (Mallarmé. Poésies, LdP, 1977, p.24).

[340] Les Fleurs du Mal (“ Spleen et idéal ”), Correspondances, v.8.

[341] In Orphée Noir, texte servant d’introduction à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Léopold Sédar Senghor. Quadrige/P.U.F., 1948 (3ème éd. 1972, p.XXXIII).

[342] Les plats géants (II-37) rappellent le festin de Trimalcion, dans le Satiricon de Sénèque, bien que Stefan Wul ne se souvienne pas de cette influence. Influence renforcée par un autre détail : “ Chaque plat s’accompagnait d’un poème chanté… ” (Noô, I-138, et II-154)

[343] Op. cit.

[344] Le mot “ surréalisme ” et dérivés dans Noô : I-71, I-129…, II-15, II-19…

[345] Noô, I-187, bien qu’il se dissimule des hémistiches. Voir infra, p.388.

[346] Voir note 182.

Sont mentionnés Ming et le Prince Barin, in Noô, I-159.

[347] Il est bien sûr malaisé, et peut-être tendancieux, de systématiser la recherche en paternité des idées. Dans ce cas précis, Wul a reconnu l’influence : sa T-bacillose opère à la manière d’un hommage. Les symptômes de cette lèpre se trouvent généralisés dans un roman américain, écrit à la même époque : il s’agit de la “ pourriture organique ” affectant l’humanité entière, in Shadrak dans la fournaise (Shadrach in the Furnace, 1976) de Robert Silverberg. Un extrait permet de saisir l’étonnante proximité des images que l’idée suscite : “ Ce vieillard pourrait pourrait être l’un d’eux, mais il semble qu’il n’attendra plus longtemps. Tous les rouages internes doivent être brûlés et corrodés ; l’homme n’est sans doute plus qu’une grappe de trous tenus ensemble par quelques fragiles liens de chair vivante ; la prochaine ulcération, où qu’elle se produise, sera sûrement fatale. ” (LdP n°7160, 1981, p.285)

[348] Pantagruel — le Quart Livre (1548-1552), chap. LVI : “ Alors il nous jeta sur le tillac, à pleines mains, des paroles gelées, qui ressemblaient à des dragées perlées de diverses couleurs. Nous y vîmes des mots de gueules, des mots de sinople, des mots d’azur, des mots de sable, des mots dorés. ” (Verviers : Marabout, 1963, p.369.) Dans Noô : “ Je pense aux “paroles gelées” du Pantagruel (…). Les conteurs d’autrefois connaissaient-ils le noôzôme ? ” (II-204). Les géants Gargantua et Pantagruel sont aussi évoqués dans l’image d’un “ être aux dimensions continen­tales ” (Noô, I-79), de même que les adjectifs qu’il ont suscité (I-16, I-39…).

[349] Op. cit., écrit seize ans auparavant.

[350] “PdF” 1966, p.25 à 36, 202 & suiv.

[351] “Anti” n°109, 1958, p.118. Lefrancq, 1996, p.854.

[352] Odyssée sous contrôle, 1959. Fleuve Noir, coll. “Lendemains retrouvés”, 1979, p.177.

[353] Op. cit.

[354] “ Under Pressure ”, Astounding, 1955-56 — devenu en vol. The Dragon in the Sea, 1956.

[355] Op. cit.

[356] Opta-LdP, 1972. On y retrouve les “ baleines de terre ”, ainsi que la fin annoncée de l’ère glaciaire.

[357] Figaro Grandes Écoles, 9 août 1996 : “ Dan Simmons, le prisonnier d’Hypérion ”, entretien réalisé par Guillaume Bouilleux. En ce qui concerne les références littéraires de Simmons, voir entre autres les interviews de Télérama n°2421 du 5 juin 1996, et de New York Review of Science Fiction n°22, juin 1990.

[358] La Schismatrice, op. cit., donne un aperçu des thèmes principaux de ce mouvement, qui s’est développé au milieu des années 80.

[359] D. Warfa : “ Le Poète, le divin et l’humanité : Hypérion ”, Galaxies n°2, revue citée, p.119.

[360] Op. cit.

[361] Op. cit.

[362] Katsushiro Otomo : Akira, in Young Magazine, Tokyo, 1982 ; 1984 en vol., trad. fr. Glénat, 1990.

[363] Dans Les Feux de l’Éden (Fires of Eden, 1994) de Dan Simmons, le personnage de Marc Twain fait partie de l’histoire — procédé utilisé dans Hypérion avec Keats.

[364] “ Imposture et naïveté ”, art. cit., p.170. Lecture indispensable pour connaître les conditions de la création littéraire d’un monde glaciaire au lieu du monde lagunaire originel, des Roux, etc.

[365] Entretien, in Univers 1980, J’lu, p.376. L’idée finale de Dune est venue en 1957.

[366] Exemples supra, p.364.

[367] B. Aldiss : correspondance du 3 mai 1997, trad. fr. L. Genefort.

[368] S. Wul : À propos recousus, op. cit., p.1130. Souligné par moi.

[369] Note intitulée USAGES PAR L’HOMME, voir annexe III, doc. 7 (p.xxxviii).

[370] A. Gheerbrant : Expédition Orénoque-Amazone : 1948-1950, Gallimard, 1952.

[371] Ibid., p.344, photo p.320. Une scène similaire est relatée dans Jean Raspail : Qui se souvient des Hommes…, Laffont, 1986, p.104 : “ Accroupies au fond des canots, les femelles, avec des paquets de chair jaune, leurs bébés, serrés entre leurs mamelles pendantes. L’une d’elles donne le sein à un chiot, offrant un spectacle répugnant. ” On notera que chez Wul, le merveilleux exotique ôte à la scène tout caractère répugnant.

[372] G. Levène : La Dermatologie, Maloine, Paris, 1959, 6e éd.

[373] S. Wul : À propos recousus, op. cit., p.1170. Le fleuve de cadavres apparaît dans Noô, II-200. Les deux références sont : 1°) P. Druillet : Les Six voyages de Lone Sloane, Dargaud, Paris, 1972 (2e voyage : Les Iles du vent sauvage, Druillet rendant hommage à Wul au terme du dernier voyage). 2°) Jacques-Yves Le Toumelin, Kurun aux Antilles, Flammarion, Paris, 1957, 258 pages.

[374] P.U.F. “Que sais-je ?” n°457, éd. de 1970.

[375] P.U.F. “Que sais-je ?” n°1409, éd. de 1970. Pages annotées : 19 à 21, 25, 31, 43, 56, 72-73, 77, 80-81, 106.

[376] P.U.F. “Que sais-je ?” n°1369, éd. de 1970. Passages annotés : p.18, 66, 110, 112. On peut encore citer, au nombre des sources bibliographiques avérées de l’Abrégé de noômologie mais aussi des expériences effectuées au Centre de Noômologie du t. I, La Psychothérapie de Guy Palmade (n°480, éd. de 1969) ; L’Utilisation des microbes de Paul Manil (n°1322, 1968), et La Radioprotection de Paul Bonét-Maury (n°1347, 1969).

[377] Op. cit., p.38.

[378] Voir supra, exergue de la première partie.

[379] Avant-propos du Noir dessein, vol. III de la série (J’lu n°2074, p.7).

[380] O.S. Card : How to write Science Fiction and Fantasy, Digest, 1990, p.9-10.

[381] Par exemple The Dune Encyclopedia, op. cit.

[382] The Notebook of Frank Herbert’s Dune, 1988, éd. Brian Herbert, non traduit.

[383] Op. cit.

[384] Il faut également citer la nouvelle “ Tout smouale étaient les borogoves ”, op. cit. Voir l’article de Peter Nicholls LINGUISTICS, dans The Encyclopedia of Science Fiction (op. cit.), p.723 & suiv.

[385] “ Try to remember ”, 1961, trad. fr. in Champ mental, anthologie citée.

[386] Revue Science Fiction n°1, jan. 1984, Denoël. Opinion déjà exprimée dans une autre interview, in Univers 08, mars 1977, J’lu (“ Nous vivons l’ère des réalismes imaginaires ”, entretien réalisé par Stan Barets, p.158-159).

[387] J. Verne : Vingt mille lieues sous les mers, I-XV, 1869-70.

[388] “ Flowers for Algernon ”, Magazine of Fantasy and Science Fiction, avr. 1959. D. Keyes en a tiré un roman, qui porte le même titre.

[389] Voir l’annexe II-B, notamment les usages et expressions dialectales, p.xxviii-xxix.

[390] Eliane Pons & Marcel Thaon : “ Frank Herbert ou le démiurge mystifié par sa création ”, Fiction n°220, avr. 1972, p.135.

[391] S. Wul : entretien, in Fantascienza n°1 (fanzine), 1980, p.65.

[392] À propos recousus, op. cit., p.1130.

[393] Wul utilise beaucoup le procédé d’amplification tel qu’il est décrit dans Figures II de G. Genette, Seuil “Point”, 1969, p.195, ou Gradus de B. Dupriez, “10/18”, 1984, p.41.

[394] Interview de Stefan Wul réalisée par L. Genefort, diffusée en juillet 1992 par la radio F.M. TSF.

[395] Noô, I-188. L’ua est une mesure du flux noônique. Le mouvement brownien est un terme physique définissant la turbulence. L’hyperesthésie est un terme neurologique définissant l’exagération de la sensibilité tendant à transformer les sensations ordinaires en sensations douloureuses.

[396] Wul : À propos recousus, op. cit., p.1132.

[397] Respec­tivement au nombre de 9, 2 et 5 pour chaque volet. Le nom d’un air de musique sert à baptiser le village d’Oldorando. On trouve en outre une dizaine de néologismes ayant trait à la musique, notamment des instruments : vrach, fluggel, piite, baranbouim, clavicorde…

[398] Un lexique figure à la fin de Fictions philosophiques et science-fiction (note 185), qui étudie l’étymologie de chaque mot issu de l’arabe : voir supra, note 310.

[399] Hypérion, II-304 & suiv. : voir infra, exergue de la conclusion.

[400] Quelques célébrités de notre siècle et du précédent ont illustré le genre avec Victor Hugo, Lamartine, Leconte de Lisle, Verlaine et Apollinaire… ainsi le poème Avenir, d’Henri Michaux. Mais les poèmes conjecturaux ne sont que des singularités dans leur œuvre. Il faut enfin citer l’œuvre de Parnassiens tel L. Bouilhet. On peut se reporter à l’anthologie de Monique Lebailly : La Science-fiction avant la SF, éd. de l’Instant, 1989.

[401] Satellite n°4, oct. 1958.

[402] L’esthétique de cette SF a des accents du décadentisme de la fin du XIXe siècle, en tant que recherche désespérée du nouveau, du rare, de l’artificiel, du bizarre. C’est le cas par exemple de l’étrange et somptueuse Forêt de cristal (op. cit.) de J.G. Ballard. Elle se traduit par un éclatement du récit, un fractionnement de la subjectivité, l’abandon de la troisième personne, un choix de titres qui ne renvoient plus directement à la SF telle qu’elle se signale par ses thèmes ou son iconographie traditionnelle.

[403] “Anti” n°78, 1956, p.104 ; Œuvres complètes - 1, Lefrancq, 1996, p.103.

[404] Encyclopédie…, op. cit., p.680.

[405] J. Rousset : Littérature de l’âge baroque en France, Corti, 1985.

[406] Figures II, op. cit., p.58.

[407] Voir la référence au Douanier Rousseau dans Noô, I-243. Pour ce qui est de l’ornementation, une autre figure vient à l’esprit concernant Noô : le Facteur Cheval.

[408] M. Angenot : “ Le Paradigme absent ”, Poétique, fév. 1978, p.76.

[409] Le baroquisme ne doit pas être confondu avec le baroque. Il consiste dans la recherche des idées, des figures et des mots les plus rares, les plus surprenants, les plus curieux (B. Dupriez, Gradus, op. cit., p.90).

[410] Ne sont pas retenus dans ce décompte les dérivés, fondés par exemple sur le mot “noô”, ou “mycose”.

[411] R. Barone : Le Fanzine d’Or consacré à Stefan Wul, 1992, chapitre intitulé : “ La création linguistique par la SF ”, p.5. Il en va de même pour la création du Phagor : on y trouve certes la racine “phag-”, mais la raison première de ce choix est que le mot “ sonne bien ” (Aldiss : correspon­dance du 3/5/1997). La part poétique reste prépondérante, l’emportant sur le politique.

[412] Stefan Wul, in Yellow Submarine n°110, entretien cité, p.7.

[413] Encyclopédie de poche de la science-fiction, op. cit., p.169.

[414] Les six premières scènes du 1er tome évoquent bien le théâtre, où les personnages ont l’impression de pénétrer sur une scène : scène I, Paul-Jessica-la Révérende Mère ; scène II, Paul seul ; scène III, Paul-Jessica ; scène IV, Paul-Jessica-la Révérende Mère ; scène V, Paul-la Révérende Mère ; scène VI, Paul-la Révérende Mère-Jessica. La longueur même du chapitre est celle d’un acte dans une tragédie classique.

[415] Op. cit.

[416] F. Marceau : Le Roman en liberté, Gallimard, 1978, p.135.

[417] J. Goimard : “ Roman-fresque et science-fiction : Dune ou le fleuve du désert ”, Protée, été 1982, vol.10 n°2, p.53.

[418] Voir supra, histoire de l’écologie, deuxième partie, p.132.

[419] Cité dans La Recherche n°295, fév. 1997, p.95.

[420] J.-F. Jamoul : “ La S-F et les grands mythes de l’humanité ”, art. cit. p.130.

[421] Fictions philosophiques et science-fiction, Actes Sud, 1988, p.95.

[422] Ibid., p.180.

[423] A. Lecaye : Les Pirates du paradis, Denoël-Gonthier, 1981, p.16.

[424] B. Stableford : “ Un créateur de la science-fiction : John Brunner ”, Yellow Submarine n°120, 1996, p.10-11, trad. fr. A.-F. Ruaud & J. Altairac.

[425] Préface de Gérard Klein à l’éd. du LdP n°7185 de L’Homme des jeux (The Player of Games, 1988), 1996, p.17.

[426] Encyclopédie de poche de la science-fiction, op. cit., p.53.

[427] Op. cit. Les Yeux d’Heisenberg (The Eyes of Heisenberg, 1966) est une autre dystopie basée sur l’ingénierie génétique, qui a produit cette fois non pas des fourmis humaines, mais des immortels.

[428] Op. cit.

[429] Cie, XLII-48. Liensun sera le premier à entreprendre cette conversion, au point que Jdrien et Lien Rag passent au second plan sur plusieurs volumes. Le pirate Kurts échouera d’abord dans cette reconversion pacifique, en tentant de négocier avec la Guilde des Harponneurs (Cie, LIV) puis en devenant mercenaire (LVI).

[430] R. Gary : Pour Sganarelle, Gallimard, 1965, 480 pages, p.22.

[431] Fontenelle : Entretiens sur la pluralité des mondes, Didier, 1966, éd. critique par A. Calame, p.17.

[432] Pascal : Pensées, éd. Lafuma, Seuil, frag. 40.

[433] R. Barthes : Essais critiques, op. cit., p.215.

[434] Simulation : nouveau type d’activité scientifique rendu possible par l’accroisse­ment extraordinaire des performances des ordinateurs, qui fournit un cadre expéri­mental et les conditions d’apparition de faits donnés plutôt qu’il ne les représente.

[435] P. Quéau : Éloge de la simulation, Champ Vallon, 1986, p.235.

[436] Les sciences cognitives traitent de l’information et des systèmes de traitement de l’information par le cerveau. L’importance de la cognition est une part essentielle de la thématique générale de Frank Herbert, puisqu’elle définit la prescience. Voir supra sur ce thème (p.189), ainsi que le livre-univers comme jeu métaphorique du réel et l’activité structuraliste, p.169 & suiv.

[437] J. Rosnay : Le Macroscope, Seuil, 1970, p.221-222.

[438] T. O’Reilly : Frank Herbert, op. cit., p.50, trad. fr. L. Genefort.

[439] G. Klein : préface à Frank Herbert, le Prophète des sables, PP, 1978, p.15.

[440] Gina McDonald : Herbert, in Saint James Guide to SF Writers, 1996, p.436, trad. fr. L. Genefort.

[441] Ainsi que la réaction d’un Pierre-Paul Grassé contre le déterminisme qui semblait en résulter, par l’affirmation de la nature humaine.

[442] De la biologie à la culture, Flammarion 1976.

[443] Op. cit.

[444] Les Faiseurs d’univers, op. cit., p.196.

[445] Ce passage aurait pu avoir été écrit par Gregory Bateson : “ [L’explo­ration interstellaire] apporta cependant une transformation dans l’esprit humain. Une approche plus intégrée de la vie signifiait que les gens ne cherchaient plus à exiger plus que leur juste part d’un système général de production désormais mieux compris et mieux contrôlé. De fait, les relations interpersonnelles prirent une sorte de caractère sacré ” (Helliconia, II-112).

[446] Le principe idéologique classique, encore en vigueur aujourd’hui, selon lequel l’homme est le dernier maillon de la chaîne alimentaire a ses effets pervers car il s’inscrit dans un ordre non circulaire, d’où l’on peut tirer une hiérarchie des valeurs biologiques. Il devient naturel que l’homme dispose de tous les autres êtres, et cette notion n’est pas si éloignée de — ni sans soubassements religieux communs avec — la téléologie d’un Bernardin de Saint-Pierre, pour lequel si les potirons poussent en terre, c’est pour ne pas assommer les passants en tombant, ou si les oranges ont des quartiers, c’est pour la commodité de distribution familiale. La philosophie qui se dégage de Dune comme des autres livres-univers, se situe aux antipodes de cette conception.

[447] D. Terrel : “ Au cœur du labyrinthe : le Phagor dans la trilogie de Helliconia de Brian Aldiss ”, art. cit., p.317.

[448] Voir supra la citation d’Helliconia, III-476.

[449] Elisabeth Vonarburg : “ Les Créateurs d’univers ”, in Requiem (fanzine canadien), mars 1978.

[450] J.-L. Moreau : La Nouvelle fiction, op. cit., p.27.

[451] Questions de poétique, Seuil, 1976, p.15.

[452] Op. cit.

[453] Philip K. Dick : “ How to build a universe that doesn’t fall apart two days later ”, texte d’une conférence célèbre qui a donné lieu à une adaptation théâtrale au festival d’Avignon 93, reproduit dans Le Crâne (“PdF” n°428).

[454] Voir supra, “autour” du livre-univers, p.363.

[455] L. Murail : critique de Radix, in Science-fiction n°1, Denoël jan. 1984, p.246.

[456] La fille donnée par Jessica devait s’unir à Feyd Rautha, fils du Baron Harkonnen, et par le mélange des gènes Harkonnen et Atréides engendrer un kwisatz haderach. Dame Jessica étant en fait la fille du Baron, les gènes Harkonnen sont en Paul. Celui-ci termine donc le programme Bene Gesserit ; seulement, il est “ né hors de son temps ” (II-138), et les Sœurs se trouvent prises dans le filet qu’elles ont elles-mêmes tissé.

[457] IV-12 (Les Chasseurs des glaces)

[458] Dominique Warfa. Critique d’Helliconia, l’été, in Fiction n°378, 1986, p.166.

[459] Artefact : ce mot, qui désigne le plus souvent des objets ou architectures extraterrestres, est entré dans le vocabulaire courant de la science-fiction.

[460] Foundation’s Fear (1996), premier roman d’une série, de Gregory Benford. Philip José Farmer a dirigé, chez Warner Books, les anthologies Tales of Riverworld (1992) et Quest to Riverworld (1993). L’auteur de la “Romance de Ténébreuse” a également recours à ce procédé.

[461] “ Ainsi meurt toute chair ” (“ I Owe for the Flesh ”, 1983) accolée au dernier tome de la série. Elle met en scène un personnage qui brillait jusque-là par son absence — ce que n’a pas manqué de souligner Farmer : Jésus Christ. On signalera que l’auteur a développé parallèlement un autre cycle très ambitieux : “La Saga des Hommes-Dieux” (1965-1993), qui compte six volumes. La “Saga des Hommes-Dieux” part du thème des univers parallèles. Chaque univers, aux lois physiques différentes de notre univers, a été construit par des Seigneurs disparus aux pouvoirs illimités, pour leur plaisir. Des “ portes ” permettent de sauter d’un monde à l’autre. La Terre elle-même fait partie d’un monde factice ne dépassant pas les frontières du système solaire. Des Seigneurs paranoïaques et dégénérés se disputent ces univers de poche qui sont autant de royaumes, et c’est la quête de l’un d’eux, Jadawin, que le lecteur est invité à suivre, en parallèle avec les aventures de Kickaha, avatar de Farmer et support vivant d’une réflexion sur les “faiseurs d’univers”. Mais ici, les références aux mythes de la paralittérature et à la mythologie classique sont omniprésents (témoin la reconstitution de la planète Mars invraisemblable de Burroughs, t. III), alors que le Monde du Fleuve — bien que tout aussi artificiel et combinant les mêmes éléments d’aventure et de quête des origines — a une cohérence bien à lui, qui se suffit à elle-même.

[462] Seule la deuxième partie de ce recueil de nouvelles, intitulée “ Fenêtres sur un futur lointain ”, appartient au cycle de la Schismatrice. Elle comprend cinq nouvelles.

[463] L’adaptation artificielle de l’homme à l’environnement étranger trouve son origine dans la “ pantropie ” selon le mot-fiction de James Blish (Semailles humaines — The Seedling Stars, 1967)

[464] “Cities in Flight” contient, par ordre d’écriture :  1. La Terre est une idée. “PdF” n°103, 1967, 319 pages, trad. fr. Michel Deutsch (Earthman, Come Home, 1955) ;  2. Aux hommes les étoiles, “PdF” n°80, 1965, 245 pages, trad. fr. Michel Chrétien (They shall have Stars, 1956) ;  3. Un coup de cymbales, “PdF” n°106, 1968, 224 pages, trad. fr. M. Deutsch (A Clash of Cymbals, 1958) ;  4. Les Villes nomades, “PdF” n°99, 1967, 203 pages, trad. fr. M. Deutsch (A life for the Stars, 1962)

[465] Op. cit.

[466] Dune world, a été prépublié dans Analog science fact - science fiction, déc. 1963, jan. et fév. 1964. La deuxième partie, The Prophet of Dune, est paru de jan. à mai 1965 dans la même revue. Le tome suivant, Dune Messiah, est sorti en cinq épisodes dans Galaxy, de juil. à  nov. 1969. Pour plus de détails, voir bibliographie, in Frank Herbert : Le Prophète des sables, PP “Le Grand temple de la science-fiction” n°5018, 1988.

[467] Ce tome contient Noô, et À propos recousus, prépublié dans L. Genefort : Les Mots et mondes étranges de Stefan Wul dans Noô, mémoire de D.E.A., Université Paris III-Censier, sous la direction de H. Auffret-Boucé, 1993, vol. d’annexe.

[468] La littérature comparée a la vocation de s’ouvrir aux cultures les plus diverses, les plus exotiques ; la SF en est une — ce qui peut paraître paradoxal tant elle s’ancre, par ses thèmes et son traitement, dans la société occidentale. Il est donc tout à fait légitime d’étudier dans ce cadre la SF, qui se trouve de fait aux frontières du littéraire (au moins dans son statut de paralittérature).