UNIVERSITÉ
DE NICE-SOPHIA ANTIPOLIS
U.F.R.
de Littérature Générale et Comparée
ARCHITECTURE
DU LIVRE-UNIVERS DANS LA
SCIENCE-FICTION,
à travers cinq œuvres
: Noô de Stefan Wul, Dune de Frank Herbert, La Compagnie des
glaces de G.-J. Arnaud, Helliconia de Brian Aldiss, et Hypérion
de Dan Simmons.
Laurent
GENEFORT
Mémoire
pour l’obtention du Doctorat
Directrice
de recherches : Madame Denise TERREL
1997
Remerciements — sans exclusive — à MM. :
Denise Terrel, Joseph Altairac, Hélène Boucé, Florence
Degliame, Jacques Goimard, Patrick Lanquetin, David Oghia, Pierre Pairault, “Quarante-Deux”,
Hubert Tournier
AVERTISSEMENT, ABRÉVIATIONS
Afin de faciliter la lecture et
permettre une approche aussi cohérente que possible, une rubrique d’annexes
figure en fin de volume, une bibliographie non exhaustive, et un index
comprenant les Mots clés, les noms
propres, et les Titres d’ouvrages. La lettre “n” renvoie à une
note en bas de page.
Dans les notes en bas de page figurent
indifféremment les références bibliographiques, les compléments d’information
et les commentaires.
Notation des titres :
— Titres de romans, de revues, de tableaux en
italiques (exemple : Noô ) ;
— “Titres de cycles” entre guillemets et
italiques (exemple : “Fondation”)
;
— “ Articles ” et “ Titres de nouvelles ” entre
guillemets français (exemple : “ Imposture et naïveté ”) ;
— entrées
encyclopédiques en petites capitales (exemple : planetary romance)
Notation, pour l’indication du tome et de la page des
œuvres étudiées :
n° de tome en chiffres romains - n° de page en
chiffres arabes. La première occurrence indique Noô, I-158, ce qui
signifie Noô 1, page 158. Se reporter à la Bibliographie pour les titres
précis.
Abréviation des collections de science-fiction les
plus couramment citées :
— éd. Denoël, coll. “Présence du Futur” : “PdF”
— éd. Fleuve Noir, coll. “Anticipation” : “Anti”
— éd. Robert Laffont, coll. “Ailleurs & Demain” :
“A&D”
— éd. Presses Pocket (puis Pocket), coll. “Science-fiction”
: PP
— éd. J’ai lu, coll. “Science-fiction” : J’lu
— éd. Le Livre de Poche : LdP
SOMMAIRE
Remerciements, 2 — Avertissement, 3 — Sommaire, 4
INTRODUCTION,
7
— 1) corpus, 8 — 2) la science-fiction dans les
belles-lettres, 14 — 3) la SF rebelle aux définitions, 17 — 4) un plan
particulier, 19
PARTIE I/ PORTRAIT-ROBOT DU LIVRE-UNIVERS
I. Place du livre-univers dans la science-fiction, 24
A
— approche historique, 25
— 1) ou : quand situe-t-on le livre-univers,
25 — 2) le mot n’est pas nouveau, 26
B
— le livre-univers en tant que livre, 27
— 1) taille, 27 — 2) fonction de la quatrième de
couverture et autres indices éditoriaux, 28
II. Qu’est-ce qu’un livre-univers, 29
— 1) beaucoup de dénominations pour désigner la même
chose, 30 — 2) réception critique, 31
A
— une définition, 32
— 1) romance planétaire, 32 — 2) le space opera comme
source possible, 36 — 3) les précurseurs, 44 — 4) Mars, creuset des
romances planétaires, 46
B
— un univers de confluences, 50
— 1) la “Fondation” d’Isaac Asimov, 51 — 2) un
processus d’expansion et d’unification, 56 — 3) l’apport de la hard science, 65
— 4) préférence du terme de livre-univers à celui de romance planétaire, 69 —
5) le livre-univers est-il un sous-genre ? 71
C
— caractéristiques manifestes, 71
— 1) densité, 72 — 2) originalité, 73 — 3) démesure
et multiplicité dans les éléments du récit, 77 — 4) des livres-carrefours, 80
PARTIE II/ LE LIVRE-UNIVERS COMME SYSTÈME
— 1) le roman comme système, 83 — 2) intérêt des
auteurs pour la notion de système, 84
I. Composition d’un système, 90
A
— totalité, 91
— 1) merveilleux raisonné et vraisemblable dans la
SF, 93 — 2) une volonté de cohérence, 99
B
— transformation, 101
— 1) variété et complexité, 102 — 2) organisation de
la complexité en système-monde, 110 — 3) une complexité en transformation, 115
C
— autoréglage, 118
— 1) le livre-univers comme représentation en action
d’un système, 120 — 2) la résistance au changement, 122
II. Pertinence de l’analogie systémique, 124
A —
une création relevant de l’écologie, 124
— 1) la Terre, modèle systémique, 125 — 2) le
livre-univers, une écologie imaginaire, 128 — 3) limites de l’analogie systémique,
144
B —
le problème de la logique et de l’imagination, 145
— 1) cartésianisme et pensée causale, 146 — 2)
l’imaginaire, 151 — 3) le livre-univers comme jeu du monde, 158
C
— une illustration de l’analogie systémique : héros et société,
166
— 1) deux archétypes en SF, le surhomme et l’anti-héros,
168 — 2) le rôle de la femme, 173 — 3) décentrement du héros, 176 — 4) le rapport
au monde, 182
PARTIE III/ DU CONTENU À LA CONFIGURATION
I. Les thèmes de la science-fiction, 190
A
— la question de la classification thématique, 190
— 1) coïncidences de l’analyse thématique et de
l’approche systémique, 191 — 2) mythes modernisés et mythes modernes, 192
B
— trois thèmes classiques, 197
— 1) les machines qui pensent, 199 — 2) les
extraterrestres, 210 — 3) la science et les technologies, 216
II. L’espace du décor, 230
— 1) du lieu symbolique au lieu géographique, 234 —
2) une classification des décors, 239 — 3) évolution de la notion d’espace, 242
A —
ni enfer, ni paradis, 246
— 1) déserts froids et déserts chauds, 246 — 2)
fonction de la jungle, 250
B
— l’Ailleurs et le problème de l’exotisme, 254
— 1) terrae incognitae et cartes, 256 — 2)
exotisme et colonialisme, 259 — 3) des degrés dans l’altérité, 271
III. Émergence de structures, 279
A
— du décor et du bestiaire de space opera à la notion d’environnement,
279
— 1) le bestiaire, indice d’altérité, 280 — 2)
structuration du bestiaire, 284 — 3) l’hybridation, 288 — 4) place de
l’homme dans la biosphère, 290
B
— de l’écologie à l’économie, la politique, la religion, 293
— 1) l’économie et les systèmes politiques, 294 — 2)
l’histoire et la religion, 300
PARTIE IV/ COSMOGONIE DU LIVRE-UNIVERS
I. Autour du livre-univers, 322
A
— maturation et fabrication, 322
— 1) en amont du livre-univers, 323 — 2) le
livre-univers s’élabore dans le temps, 342 — 3) en aval, 349
B
— style et langage, 353
— 1) forme et fond : dominance de la variété, 356 —
2) la néologie, autre indice de variété, 373 — 3) une mise en scène au service
des intentions de l’auteur, 377
II. Le livre-univers en tant qu’expression du monde, 382
A
— des œuvres de la modernité, 383
— 1) espace philosophique, espace idéologique, 384 —
2) aspects idéologiques de l’individu dans la société, 396
B
— une réflexion sur l’univers, 400
— 1) représentation ou symbole ?, 401 — 2) autant de
points de vue différents de la réalité, 405
CONCLUSION, OUVERTURE, 415
ANNEXES
I/ Résumé des œuvres étudiées
A. Corpus, 419 — B. Autres livres-univers, 431
II/ Néologismes
A. Noô, 439 — B. Lexique de Dune, 443
III/ Cartes et autres documents
A. Noô : idées, tableaux et extraits tirés des
carnets de notes, 446 — B. Noô : cartes inédites tirées des carnets de
notes, 456 — C. Cartes d’autres livres-univers, non reproduit ici — D. “ Planetary romance ” : article de John
Clute, 462
BIBLIOGRAPHIE NON EXHAUSTIVE
A. Corpus, 465 — B. Principaux cycles, romans et
anthologies cités, 467 — C. Principales études citées et divers, 471 — D.
Principales revues citées, 475
INDEX ONOMASTIQUE ET ANALYTIQUE, supprimé ici car les numéros
de pages ne correspondent plus dans la version numérique.
DOCUMENT DE PRÉPARATION À LA SOUTENANCE ORALE, 476 – ajouté dans la version numérique
INTRODUCTION
L’origine
personnelle de cette étude remonte à l’époque où je fréquentais le collège. Je
lisais de la science-fiction depuis l’école primaire, aussi le genre ne m’était-il
pas inconnu. Je me rappelle avoir lu Dune à treize ans… et n’y avoir pas
compris grand-chose. Mais les gigantesques vers des sables à gueule de
lance-flammes m’avaient captivé pour toujours. Au cours de ma scolarité, j’ai dû
le relire trois ou quatre fois, et toujours s’est imposée la figure d’une
immense structure mouvante, faite d’idées et de mots qui s’assimilaient
lentement en moi. Et chaque lecture se déposait comme une couche géologique.
Il
ne fait pas de doute que Dune entre pour une bonne part dans le désir de
m’essayer moi-même à la science-fiction. Mais c’est Noô qui a été déterminant.
Il a exercé sur moi un tel pouvoir de fascination, qu’il est devenu un
authentique livre de chevet. Depuis que je l’ai fait pénétrer dans mon esprit,
forgeant des pans entiers de mon imaginaire, il semble continuer d’infuser en
moi. Ce qui est sans doute le cas de toute grande œuvre sur le lecteur
attentif.
Le
terme de livre-univers sera examiné dans la première partie de cette étude,
afin d’en tirer une définition à partir de caractéristiques telles l’exotisme
et la démesure du cadre, la grande cohérence interne, la complexité des
intrigues et l’importance des enjeux qui englobent le destin de sphère humaine,
etc. À quels ouvrages est-il susceptible de s’appliquer ? Cette étude portera
sur cinq livres en particulier : Noô de Stefan Wul, œuvre
principale qui sera comparée à Dune de Frank Herbert, à La Compagnie
des glaces de Georges-Jean Arnaud, à Helliconia de Brian Aldiss,
enfin à Hypérion de Dan Simmons[1].
Pour
les lecteurs assidus de science-fiction, en abrégé SF, la seule mention de ces
titres suffit à situer le terme de livre-univers parmi les multiples courants
et tendances. Édifices monumentaux tant par le volume que par la complexité,
sommes parfois rebutantes pour le néophyte, ces fresques rares et précieuses se
détachent avec netteté du fonds littéraire de la science-fiction. Elles ont
pour point commun, avant tout, un univers imaginaire fort et structuré.
1) Corpus :
1°)
Stefan Wul (pseudo. de Pierre Pairault, 27 mars 1922— ) est un cas à part
dans le paysage de la science-fiction d’expression française. Avec onze romans
publiés dans la collection de SF la moins cotée (chez Fleuve Noir) entre 1956
et 1959, il s’est imposé comme l’auteur majeur de cette décade. Ses ouvrages
font l’objet de constantes rééditions.
En
revanche, Noô souffre de la notoriété de Niourk (1957), du Temple
du passé (1957), d’Oms en série (1957)…, dont il est trop différent
pour ne pas avoir déconcerté. Il faut ajouter à cela les difficultés qu’ont les
œuvres d’esprit baroque à trouver la place qu’elles méritent, dans une culture
réfractaire à cette tendance et que l’imagination panique.
Noô
signe non seulement
un retour à la science-fiction, mais aussi au space opera. Là encore, Stefan
Wul fait figure de devancier d’un mouvement en pleine renaissance aujourd’hui.
Qu’est-ce
que Noô ? À la première lecture, une série de “ planètes folles…
portant chacune leur charge de continents chamarrés, de gisements psychiques,
de faunes étranges, d’oiseaux savants, d’humanités carnavalesques et de
capitales aux architectonies hagardes et démentielles… ” (Noô, I-158)[2]. Cette errance à travers deux planètes
d’une richesse inépuisable, Soror et Candida, où l’on a l’impression qu’à
chaque ligne un monde se crée, illustre le haut degré d’imagination et
l’humanisme enthousiaste qui sont la marque de l’œuvre de l’auteur.
2°)
Est-il besoin de présenter Frank Patrick Herbert (8 oct. 1920—11 fév. 1986)…
Comme tout écrivain américain qui se respecte, il a effectué diverses
professions (liées à la science), avant d’en arriver à l’écriture par le biais
du journalisme. Le premier texte, une nouvelle, paraît en 1952. L’auteur en
publiera une vingtaine, ainsi qu’un roman, avant de s’attaquer à Dune.
Beaucoup
considèrent, à commencer par Brian Aldiss[3], que la naissance de la
science-fiction moderne date de la prépublication de Dune dans la revue Analog [4]. L’ouvrage dut attendre 1965, soit
deux ans, pour se voir réuni en volume. D’après l’auteur, relayé par Lorris
Murail[5], celui-ci aurait essuyé vingt-deux
refus avant qu’un éditeur ne se décide à le publier. Ce temps a bien changé.
Aujourd’hui, la saga occulte le reste d’une production pourtant remarquable,
avec notamment deux cycles, le “Programme Conscience” et le “Bureau
des Sabotages” [6] — qui confirment l’attrait d’Herbert pour les
univers structurés.
Les
quatre premiers tomes se passent presque exclusivement sur Arrakis, troisième
planète du système Canopus. Ce monde privé d’eau va servir de scène à une
guerre tragique entre deux grandes Maisons de l’Impérium, les Harkonnens et les
Atréides. D’autres organisations, aux desseins plus ou moins avoués,
s’immiscent : le Bene Gesserit, ordre féminin eugéniste dont le but est de créer
un être humain parfait, la Guilde Spatiale qui tire son pouvoir de l’épice — et
les tribus Fremen, vivant dans les déserts les plus reculés de Dune et côtoyant
les immenses vers des sables producteurs d’épice. Le système proposé est
d’abord écologico-politique, fondé sur la pénurie — de l’eau, puis de l’épice.
Mais dès les premières pages, d’autres fils se tissent, nouant inextricablement
économie, mythe et religion — eux-mêmes considérés en tant que sous-systèmes.
Cette obsession rejaillit parfois sur les personnages, que l’on peut trouver
froids et calculateurs, gérant leur vie et leurs émotions à l’instar
d’Arrakis : un milieu où le gaspillage n’a pas sa place.
3°)
Le livre-univers le plus court de notre sélection était français. Le plus long également.
Georges-Jean Arnaud (3 juil. 1928— ) est l’auteur d’environ quatre cents romans
et de scénarios de films. Il a couvert tous les genres, mais c’est dans celui
de la science-fiction qu’il a produit son œuvre maîtresse. Arnaud fait pourtant
figure d’étranger en terre étrangère :
C’est à Metz que je crus avoir une indigestion de
S.-F. (…) J’eus vraiment l’impression d’empiéter illégalement sur un domaine
sacré, défendu, de pénétrer sans me déchausser dans le temple et de choquer les
prêtres et les fidèles en même temps (…). [[7]]
Hormis La
Compagnie des glaces, la production de G.-J. Arnaud dans le genre qui nous
occupe se résume à une mini-saga, “La Grande séparation” [8], ainsi que quelques “Angoisse” basés
sur un fantastique rationalisé.
Au
neuvième volume de la série, l’auteur en annonçait une cinquantaine. Elle en
comptera soixante-deux. L’auteur a entrepris récemment de retourner dans son
univers avec une série de variations, sous le titre générique de “Chroniques
glaciaires”.
Résumer
La Compagnie des glaces (ou Cie), revient à passer sous silence
une pléiade de personnages attachants — plus de deux cents. Elle peut être
considérée comme un gigantesque roman-feuilleton que J.-G. Arnaud découpe
tranche après tranche, sans même de conclusion factice. Si l’exercice de
l’imaginaire se cantonne souvent à l’écologie (laquelle se répercute sur la
politique et le devenir humain), on ne peut qu’admirer l’invention constante
dans les problèmes que pose le constituant principal de la série, la glace.
4°)
D’emblée, deux mots viennent à l’esprit pour qualifier l’Anglais Brian Wilson
Aldiss (18 août 1925— ) : brillant et éclectique. Il a commencé à
publier en magazines en 1954, mais son premier roman, Croisière sans escale
(Non-Stop, 1958) est déjà un livre-univers en réduction, où les personnages
n’ont d’autre intention que de comprendre le milieu qui les régit. Plus tard,
l’effort d’élaboration d’un univers futuriste par la liaison de nouvelles
disparates (effort comparable à Robert Heinlein pour son “Histoire du futur”)
tout en prenant soin de laisser dans l’ombre une partie de son Histoire et
maintenant ainsi le système ouvert, annonce Helliconia. Aldiss a une
longue et prestigieuse carrière derrière lui — et pas seulement en tant qu’écrivain
et historien de SF, avec Billion Year Spree [9] — quand il se décide à aborder Helliconia,
dévoilé à l’avance dans la préface au Livre d’or : Brian W. Aldiss.
Depuis deux ans, il [B.A.] travaille Helliconia, une
énorme trilogie, qu’il espère voir couronner son œuvre entière, et qui relève
d’une ambition démesurée. C’est une tentative de création globale d’un monde
nouveau régi par des lois physiques différentes et où coexistent de nombreuses
espèces, plus étranges les unes que les autres. L’ampleur du projet se laisse
deviner quand on sait qu’Aldiss se propose de diriger, en sus de sa trilogie,
une encyclopédie d’Helliconia ! [[10]]
Les
interactions sociobiologiques ou individuelles se rapportent à un problème de
communication, où liberté individuelle et société, et foi/absence de foi
religieuse s’opposent et se construisent mutuellement. Mais le sujet qui
sous-tend la trilogie est bien le divorce entre l’homme et la nature. On a fait
reproche à Aldiss de son darwinisme généralisé. La critique n’est pas fausse
mais incomplète, car il faut lui reconnaître un effort pour l’atténuer par
l’humanisme. Tout, au bout du compte, est interdépendant, et les règles
instaurant le monde d’Helliconia tel qu’il existe se ramènent à deux éléments dérisoires
: un virus et une mouche[11].
5°)
Daniel J. Simmons est né en 1948 dans l’Illinois. Cet ancien professeur, peu
connu jusqu’alors, a créé l’événement dans le petit monde de la science-fiction
anglo-saxonne (1989-1990) puis française (1991-1992) avec les deux tomes d’Hypérion.
Depuis son premier texte publié en 1982, on le considérait surtout comme un
auteur d’horreur. En réalité, Simmons est coutumier de la superposition des
genres. Dire qu’il a été salué avec enthousiasme, dans la presse comme dans les
ouvrages consacrés au genre, tient de l’euphémisme.
On en venait à désespérer de la science-fiction. Non
de sa capacité de se renouveler ou d’engendrer de bons livres mais de celle
qu’elle a eu parfois de frapper un grand coup (…). Ce que réussirent en leur
temps Asimov, Bradbury, Sturgeon, Heinlein, Dick, Herbert, plus récemment
Ballard. [[12]]
Considéré
comme un space opera métaphysique, Hypérion aborde beaucoup des thèmes
et des genres de la SF : voyage temporel, cyberpunk, écologie… Mais
c’est également une légende cosmogonique qui trouve sources et correspondances
dans le poème inachevé du même nom de John Keats, racontant la fin des anciens
dieux.
Comme
Noô, Hypérion est tout entier contenu dans un roman divisé en deux
parties… du moins jusqu’à récemment, puisque Dan Simmons a publié une suite, Endymion
(1995) et bientôt Rise of Endymion (“ L’Avènement d’Endymion
”), qui se passent deux cent cinquante ans après la fin du premier cycle.
L’objectif est constamment actualisé dans la narration : l’annonce de la fin de
l’humanité, qui doit coïncider avec l’arrivée du gritche et l’ouverture des
Tombeaux du Temps. Le récit fragmenté se construit à la façon d’un puzzle dont
les éléments s’emboîtent les uns dans les autres, précisant l’image globale. Le
premier volume est construit d’après le plan des Contes de Canterbury [13].
Les
relations entre personnages et devenir du monde sont placées sous le double
signe de la science et de la religion. Mais ici, contrairement aux autres
livres-univers dont les facteurs de changement, en dépit des apparences,
assurent la perpétuation du monde, l’univers de Dan Simmons, à l’instar du
monde de la Bible chrétienne, est d’emblée voué à l’anéantissement. C’est
pourquoi Hypérion, chronique de la mort annoncée d’un empire galactique,
a été qualifié d’eschatologique. Mais le roman est davantage que cela. Il représente
un univers personnel, qui fonctionne comme un hommage rendu à toutes les
tendances de la science-fiction moderne.
2) La
science-fiction dans les belles-lettres :
Avant
de préciser la place du livre-univers dans la science-fiction, il convient d’établir
celle de la science-fiction au sein de l’institution littéraire, c’est-à-dire :
la façon dont elle est perçue. Force est de constater le fossé qui sépare les
littératures relevant de la science-fiction et les belles-lettres — malgré un récent
regain d’intérêt —, à l’inverse d’autres paralittératures[14], bande dessinée et policier en
particulier, désormais sanctifiées par les médias, l’école et les thèses
universitaires. D’après Roger Bozzetto, les recherches doctorales sont beaucoup
plus nombreuses en fantastique qu’en science-fiction. Ainsi que l’a écrit Isaac
Asimov, apposer sur un ouvrage la mention Science-Fiction, c’est lui donner le
“ baiser de la mort ”[15].
Aucune
des tentatives d’introduction de la science-fiction dans le champ littéraire
n’a abouti, malgré les efforts enthousiastes, à l’aube des années 50, d’écrivains
réputés comme Boris Vian ou Raymond Queneau. Cette intrusion a-t-elle été perçue
comme une tentative de subversion littéraire, comparable aux jeux de l’Oulipo ?
Le problème, s’il n’est pas strictement hexagonal, se voit aggravé dans notre
pays, où les genres ont été fixés et hiérarchisés selon une codification
rigoureuse dès la seconde moitié du XVIIe siècle.
Si une décodification a bien eu lieu à l’époque romantique, la notion de genre
littéraire, elle, est revenue en force, accompagnant la réhabilitation de la rhétorique.
(Si critiquable que soit la notion de genre, elle doit être prise en compte car
elle constitue l’une des traditions les plus fortes des littératures européennes.
Elle a une utilité qui est celle du traitement rationnel de l’information,
c’est pourquoi on y aura recours dans cette étude.)
On
note bien çà et là des exceptions. Des écrivains s’y sont risqués, sans jamais
s’y perdre : Pierre Boulle, Vercors, Simone de Beauvoir, Robert Escarpit, Jean
Hougron, Le Clézio… Ces migrations sont rares et sans conséquences sur l’écosystème
de la littérature générale. En France pas de Doris Lessing, de Borges, d’Italo
Calvino ni d’Eduardo Mendoza. Les amateurs de SF ignorent ces timides
tentatives, quand ils ne les considèrent pas avec “ la commisération amusée des
amateurs éclairés ”. La présentation de certaines de ces œuvres ne laisse
d’ailleurs pas de décourager :
Science-fiction, direz-vous ? Dans un certain sens,
oui, puisque l’intrigue est basée sur une hypothèse scientifique. Mais pas du
tout au sens littéraire, car nous avons ici un roman d’analyse d’une
exceptionnelle qualité psychologique. [[16]]
À
l’inverse, il arrive que des écrivains de SF s’évadent du ghetto pour effectuer
le voyage dans l’autre sens, à l’exemple de leur ancêtre fondateur, Herbert G.
Wells. Hormis de rares récupérations, ils sont considérés avec circonspection :
Brian W. Aldiss est mondialement connu pour ses
romans de science-fiction. Mais avec la série des “Horatio Stubbs”, il se révèle
un grand romancier tout court… [[17]]
Quant à
l’auteur de Noô, c’est sous son véritable nom de Pierre Pairault qu’il a
fait paraître un recueil de poésie.
Aussi
le malentendu n’est-il pas près de se dissiper. Pour la grande majorité de
lecteurs de littérature générale elle est mal écrite, peu sérieuse ou à peine
compréhensible — quand elle ne se montre pas franchement inquiétante —, elle ne
traite pas de la “vraie nature” de l’homme, quoi que recouvre cette notion. La
réaction de Bernard Pivot traduit en peu de mots l’ignorance et le mépris en
lesquels la “culture légitime” tient la SF :
De par mes activités littéraires très prenantes,
peut-être aussi par goût, je n’ai guère le temps de m’occuper de
science-fiction. [[18]]
Il est
clair que la science-fiction ne fait partie des “ activités littéraires ”.
Certains compliments ne se montrent pas moins extravagants, en la confondant
avec une diseuse de bonne aventure, ou en la réduisant à un plaisant
divertissement de l’esprit.
3) La SF rebelle aux
définitions :
Pourquoi
un tel flou ? Plus que toute autre littérature, la science-fiction se prête
malaisément à l’étiquetage. Son origine même est sujette à caution, des
audacieux la faisant remonter aux grands récits mythiques (L’Épopée de
Gilgamesh, L’Odyssée…), d’autres au Songe (Somnium, 1634) de
l’astronome allemand Kepler (un voyage dans la lune paru quatre ans après la
mort de son auteur), d’autres encore aux voyages extraordinaires de Jules
Verne. Officiellement, elle naît dans les années 20 aux États-Unis. Tous les
amateurs, en tout cas, savent ce qu’est un livre de science-fiction. Mais tous
les essais de typologie se heurtent à la disparité d’œuvres extrêmement
nombreuses[19] et d’une “ jungle de genres ” selon
l’expression de Darko Suvin.
Dictionnaires,
critiques, simples amateurs et écrivains, tous ont leur définition. Entre mille
autres :
La science-fiction est une branche de la fantasy reconnaissable
au fait qu’elle facilite chez ses lecteurs la “suspension volontaire de l’incrédulité”
en situant dans un cadre scientifiquement plausible ses spéculations sur les
sciences physiques ou sociales, l’espace, le temps et la philosophie. [[20]]
On notera
que la “ suspension volontaire de l’incrédulité ” (l’expression est de
Coleridge), ou “ littérature du comme si ”, peut s’appliquer à la fiction en général.
On
dit aussi que la SF est un arbre aux racines mythologiques, au tronc littéraire
et au feuillage scientifique. Art ambigu que Christian Grenier cerne au moyen
de trois critères : décalage avec le réel (le shifting anglais), logique
et rigueur dans l’enchaînement des faits, style ou ambiance réaliste[21]. De définition en contre-définition,
ne serait-on pas en train de devenir un nouveau sous-genre ? En annoncer une
nouvelle, définitive bien sûr, relève de la gageure.
Une
seule chose sur laquelle tout le monde s’accorde : on n’aurait pu lui conférer
dénomination plus archaïque que celle de science-fiction. Depuis longtemps, la
science toute crue n’intéresse plus guère la SF, qui s’est trouvée d’autres
centres d’intérêts, dans les sciences humaines — du langage notamment.
La
difficulté vient du fait que le label recouvre tel un couvercle une pléiade de
textes très différents les uns des autres, parfois incompatibles. Quoi de
commun entre une aventure de Conan et le cyberpunk de William Gibson
? On trouvera aussi bien de l’érotisme que de la parodie, de la psychologie des
profondeurs… et même du nouveau roman !
Science-fiction, cela ne marche pas. Mais aussi, les
quelques tentatives de substitution du terme ont échoué. Speculative Fiction,
invention de l’écrivain Robert Heinlein, a convaincu nombre de spécialistes[22]… mais pas les lecteurs, pour qui la
SF est d’abord une pratique, une expérience de lecture.
Alors,
où situer cet ensemble immense et mouvant ? On dit que la science-fiction n’est
pas, à l’instar du fantastique, une “littérature mimétique” (au sens de mimer
la réalité, coller à la réalité telle que nous la percevons, le réel — au sens
lacanien — étant la partie de notre expérience de la réalité que nous ne
pouvons pas symboliser). Mais contrairement au fantastique, la SF n’a pas pour
but de créer une faille dans la réalité quotidienne, qui impliquerait de
s’appuyer sur celle-ci. Elle reconstruit une réalité toute neuve, avec ses
propres règles, c’est-à-dire son imagerie et ses mythes.
Ce
qui nous fait retomber sur cette formulation, qui a le mérite de rendre compte
du travail de l’écrivain :
L’essence de la S.F. est peut-être son art de
reconstruire la vraisemblance, donc de jouer sur les pseudo-explications. [[23]]
Un tel
survol ne peut être que superficiel. Ceci posé, il est bon de ne pas se laisser
enfermer dans l’enceinte d’une définition. La SF n’est pas réductible à une
formule. Elle est multiple, à l’image du monde qui nous entoure : nul ne sait où
elle se dirige, ni quelles formes elle va prendre. L’optique de cette étude
sera de prendre la science-fiction dans son sens le plus large : non pas de
littérature, mais de mode de discours produisant, à travers une multitude d’œuvres,
de thèmes et d’esthétiques différentes, une culture. C’est pourquoi pourront être
mentionnés, parfois, des films, des séries télévisées et des bandes dessinées.
4) Un plan
particulier :
Le
livre-univers représente une des formes modernes de la science-fiction.
On
prendra comme hypothèse heuristique, c’est-à-dire adoptée comme idée directrice
à titre provisoire, l’idée de système, afin de déterminer ce qui fait sa spécificité
au sein de la science-fiction. En premier lieu, il s’agira d’établir un portrait-robot
du livre-univers (I), non seulement en montrant ses signes distinctifs les
plus évidents, mais en délimitant son champ littéraire et les définitions qui
lui sont liées : le livre-univers a émergé en empruntant à des genres différents
— space opera, romance planétaire, hard science, etc.
Les
approches familières ne rendent pas compte d’un certain nombre de points
communs entre les cinq œuvres du corpus : densité, diversité, démesure… Un échantillon
de ces grilles de lecture a été donné par Jean-Marc Gouanvic[24]. Le livre-univers nécessite, pour l’appréhender
dans sa globalité et le rattacher au reste de la science-fiction, le recours à
une analogie : le livre-univers envisagé comme système (II), c’est-à-dire
comme illustration d’un système du monde. Le livre-univers offre davantage
qu’une histoire, qu’il dépasse, ou qu’une poétique, qui existe cependant : il
offre une cohérence interne dont la forme générale s’affirme comme vision du
monde. C’est cette cohérence qui fera l’objet de cette étude. Le système obéit à
des lois qui doivent être définies, afin que se révèle fructueuse l’analogie
entre un modèle systémique du monde et le livre-univers qui en constitue une
représentation altérée, en même temps qu’une expérimentation. Le livre-univers,
livre de système, conduit à un questionnement sur l’œuvre elle-même en tant que
système.
Ce
mode de lecture conduit inévitablement à l’élaboration de mots nouveaux — “livre-univers”,
“système-monde” — et, plus généralement, à des emprunts à des domaines annexes
: “biosphère”, “organisation”, “genèse”… un vocabulaire et des notions
appartenant à la cybernétique, à l’écologie, à la psychologie cognitive et à
d’autres sciences dites nouvelles, parce que d’essence structuraliste.
Cette
approche permet de considérer un certain nombre de motifs science-fictionnels
(décor, bestiaire, thèmes classiques) sous un autre angle : non pas en eux-mêmes,
mais en tant qu’éléments constitutifs (III) d’un système, dont il faudra
étudier les interactions pour voir émerger les structures qui font d’un roman
un livre-univers.
Mais
mettre l’accent sur la cohérence interne de l’œuvre n’aurait pas de sens, autre
qu’esthétique, si elle ne débouchait sur une mise en forme de la réalité. Le
livre-univers est monde, mais aussi représentation du monde : représentation
syntagmatique d’un monde dont sa cartographie constitue la représentation
paradigmatique. L’approche systémique fait apparaître le livre-univers comme un
“macroscope spéculatif”, une formalisation littéraire (donc altérée et fantasmée)
du monde : une cosmologie de l’avenir (IV) qui concerne avant tout
notre présent.
L’organisation
générale, conçue de façon systémique, est à l’image de l’approche qu’elle préconise.
Elle constitue une lecture en échos. Ainsi, on ne trouvera pas tous les thèmes
groupés dans une partie, parce qu’on ne saurait séparer le fond de la forme,
mais disséminés et fragmentés — la tautologie étant le propre des systèmes. Par
exemple, la science sera abordée en tant que thème privilégié de la
science-fiction, dans la troisième partie, puis en tant que langage, dans la
section de la quatrième partie consacrée au style ; ou encore le noôzôme (un néologisme
de Noô), que l’on trouvera dans plusieurs chapitres ; ou encore le motif
de l’extraterrestre, qui a sa place dans le discours sur l’Ailleurs, l’altérité
et l’exotisme. De même, le plan n’est pas linéaire, les développements et les
parties ne se succèdent pas sous forme séquentielle. C’est pourquoi la définition
du livre-univers sera appelée à évoluer, au fur et à mesure de la progression
dans l’ouvrage : la première partie fixera le livre-univers dans le champ littéraire
de la SF (définition générique), la deuxième proposera une définition formelle,
la troisième partie illustrera la fonction de système du livre-univers, et la
quatrième partie évaluera son caractère allégorique.
Un
modèle de lecture aura été esquissé. L’objectif n’est pas de proposer un “kit
conceptuel” qu’il ne resterait plus qu’à monter. Il s’agit de retraduire la
complexité d’œuvres d’esprit, en termes qui privilégient le mouvement et
l’interdépendance des idées et des éléments.
PREMIÈRE
PARTIE
PORTRAIT-ROBOT
DU LIVRE-UNIVERS
Que dis-je… il suffisait du
moindre frôlement
Sur l’écorce d’un tronc pour
déclencher un spasme
Comme au flanc d’un cheval
agacé par les mouches
(…)
J’ai vu monter du sol de
fragiles plantules
Dodelinant du chef ainsi que
des serpents
Pour tenter de happer des
vols de libellules.
De lourdes boucheries s’écartelaient en l’air
En horreurs d’où pendaient
des grappes de viscères
Que la sève gonflait d’obscènes
turgescences
Évoquant sans pudeur des
corolles de chair
Ou d’énormes pistils brandis
comme des sexes.
Stefan Wul : “ Était-ce végétal ? ” Poème (extrait), Stefan
Wul, Œuvres complètes 1, Claude Lefrancq, 1996, p.1011.
Inspiré de Noô, épisode de la jungle, I-217.
L’introduction
a suggéré que la science-fiction ne peut se définir par ses thèmes ou par ses éléments,
ou selon d’évanescentes exigences de qualité littéraire ; mais qu’elle se situe
par rapport à une norme, une institution que l’on a autrefois appelé
belles-lettres, devenue depuis littérature générale.
Situer
le livre-univers dans la science-fiction, c’est le placer dans un domaine
fluctuant, une mosaïque de variables et de fonctions. Cette partie relève de la
topographie : il s’agit de localiser le livre-univers dans le territoire de la
science-fiction.
I. Place du livre-univers dans la science-fiction
Le
débat entre les genres ne sera jamais tranché tant que continueront de paraître
les œuvres de science-fiction. Il peut paraître un peu laborieux de vouloir
fixer, une fois de plus, des frontières aux contours mobiles et indécis ; ce mémoire
relève d’une étude de cas plutôt que d’une étude générale. Avant de passer à la
théorie, le livre-univers sera cerné à travers sa perception : dans le temps,
et dans l’espace.
A — approche historique
1) Ou : quand situe-t-on le
livre-univers ?
Il
y a des mouvements ancrés dans le temps : l’anticipation, ou les voyages
extraordinaires de la tradition vernienne, ont exprimé la foi et les
aspirations technologiques d’une civilisation en plein essor ; le début du XXe siècle, avec la découverte de la relativité et du principe
d’incertitude, a sonné le glas de ces mouvements en ouvrant la voie aux
vitesses supraluminiques et à l’hyperespace. La nouvelle vague britannique
prend place au cœur des années 60. Connectée sur l’actualité, elle s’attache
aux recherches formelles bien connues de la littérature générale. Le courant
cyberpunk, quant à lui, est l’émanation des années 80 dans ce qu’elles ont de
plus médiatique. Tout comme la new wave il a ses représentants, son esthétique
(qui a nettement débordé du mouvement et même de la science-fiction), ses précurseurs.
Le
livre-univers traverse l’histoire de la science-fiction moderne. Les premiers
chapitres de Dune, de Frank Herbert, ont été publiés en 1963. Près de
vingt-cinq ans les séparent de l’œuvre la plus récente de la sélection, Hypérion.
Est-ce à dire que le livre-univers n’est pas tributaire de l’évolution du
genre ? On en trouve dans toute la seconde moitié du XXe siècle :
Figure 1. — Période de publication de cinq
livres-univers.
Les bandes grisées correspondent aux périodes de
publication des tomes.
Avant
d’apparaître, il semble que la forme du livre-univers ait attendu une certaine
maturation du genre et de ses thèmes.
2) Le mot n’est pas
nouveau :
Il
est de notoriété publique que le meilleur moyen pour introduire un mot nouveau,
c’est de le mettre sur la page de titre ; il trouve par là sa justification.
Or,
notre mot n’est pas nouveau. Il se rencontre dès les années 50, pour signaler
des romans complexes, à contenu philosophique ou sociologique. C’est dans ce
sens — c’est-à-dire comme pure qualité ou vertu — qu’il a été employé
pour Radix [25] ainsi que pour la plupart des œuvres du corpus
; en ce sens pourrait-on l’employer pour un roman-fleuve comme Desolation
Road [26] — la science-fiction n’en manque pas. Il désigne
des space operas faisant la part large à la démesure, mais aussi des séries qui
ont essaimé dans plusieurs médias (littérature, cinéma, jeu vidéo, jeu de rôle)
: Star Trek, Star Wars, etc.
Roger
Bozzetto donne sa propre définition. Se référant à Nabokov, il considère qu’“
il ne s’agit pas, en art, de reproduire la réalité, mais de la construire sans
cesse, et pour cela l’imagination est ce qu’il y a de plus nécessaire ”[27]. L’acception de livre-univers relève
d’une corrélation entre forme textuelle et vision personnelle du monde : les créateurs
de livres-univers selon Bozzetto s’inscrivent plutôt dans l’avant-garde des années
60, qui a constitué, à travers les recherches expressives d’auteurs comme
William Burroughs, Thomas Pynchon ou Kurt Vonnegut, une remise en question des
formes anciennes du roman. Cette acception diffère donc radicalement celle de
cette étude.
Enfin,
les sagas de J.R.R. Tolkien ont souvent été qualifiées de livres-univers. Elles
mettent en scène des mondes légendaires dans des temps reculés et mythiques,
terres peuplées de créatures à résonances folkloriques, où s’affrontent
sorciers et démons. Le genre invoqué est la fantasy, dont l’heroic
fantasy constitue la branche la plus connue. On se limitera ici à la
conjecture pseudo-rationnelle.
Ces
diverses acceptions rencontrent celle qui sous-tend cette étude : on y trouve
bien la complexité évoquée plus haut, la démesure, la construction imaginaire,
l’adéquation de la forme et du fond, la cohérence d’ensemble. Il s’agira non
pas d’introduire, c’est-à-dire de caractériser le livre-univers, mais de fixer
ce mot.
B — le livre-univers en
tant que livre
1) La taille :
Une
question naïve : à quoi reconnaît-on un livre-univers dans le rayon
science-fiction d’une librairie ? Tout d’abord, il faut délaisser les romans de
deux cents pages. Le livre-univers a une inclination pour la massivité. Par
ordre de taille, dans leur première édition française (il convient donc de
majorer le nombre de pages pour l’édition de poche, quand elle existe) :
TITRE |
NOMBRE DE VOLUMES |
NOMBRE
TOTAL DE PAGES |
Noô |
2 |
511 |
Hypérion |
2 |
1051 (auxquelles il
faut ajouter les 565 pages d’Endymion ) |
Helliconia |
3 |
1229 |
Dune |
6 |
2591, soit plus
d’un million de mots |
La Compagnie des glaces |
62* |
11.000, soit près
de seize millions de signes |
* On peut considérer la saga comme un seul roman, ou
comme 62 épisodes séparés, ou encore en 4 ou 5 périodes correspondant à des
rythmes internes.
(À
mentionner également les plus de deux mille pages de “Majipoor” de
Robert Silverberg, ainsi que les cinq longs tomes du “Fleuve de l’éternité”
de P.J. Farmer.)
Par
la taille, le livre-univers se situe dans la catégorie des romans-fleuves.
2) Fonction de la
quatrième de couverture et autres indices éditoriaux :
La
quatrième de couverture a son importance dans le livre-univers considéré dans
son aspect extérieur. C’est à elle de situer immédiatement, en quelques lignes,
l’ouvrage parmi les repères littéraires du lecteur. Ici, ce sont les
particularités (de taille, de climat) et la richesse du monde romanesque qui
sont mises en relief.
Le
type représenté par le livre-univers constitue une infime minorité au regard
des dizaines de milliers de textes qui composent la science-fiction littéraire.
Ils restent des cas d’exception.
Le
nom le plus souvent accolé à leur titre est, sinon celui de chef-d’œuvre, du
moins celui de texte canonique : 1°) dans la trajectoire de leurs auteurs
respectifs, qui les estiment comme un aboutissement personnel ; 2°) dans la
science-fiction tout entière.
En
dernier lieu, il faut remarquer que chaque livre-univers est un succès de
librairie : succès mondial de Dune malgré sa difficulté d’accès, éclatante
réussite d’Hypérion, succès national unique en son genre de la Cie,
la série de Georges-Jean Arnaud. De même, ils se sont vu décerner les
distinctions littéraires les plus importantes : prix américains Nebula 1965 (décerné
par la Science Fiction Writers of America) et Hugo 1966 (universellement réputé
dans la SF) pour Dune, prix de la British SF Association et J.W.
Campbell Award 1982 pour Le Printemps d’Helliconia, mention spéciale du
Grand Prix de la Science-fiction Française 1982 à l’occasion du neuvième tome
du cycle des glaces (Le Réseau de Patagonie), prix Hugo 1990 pour Hypérion.
II. Qu’est-ce qu’un livre-univers ?
Il
est temps de s’interroger, à présent que sont posés les premiers jalons de
reconnaissance — et déjà les contours de sa “forme” —, sur ce qui fait d’un
roman de science-fiction un livre-univers.
1) Beaucoup de dénominations
pour désigner la même chose :
Aucun
terme ne s’est encore dégagé pour identifier clairement le sujet de cette étude.
C’est pourquoi le champ est ouvert à l’imagination de chacun. Se trouvent, pêle-mêle,
cités les noms de “ roman-monde ” (pour Le Château de Lord Valentin),
parfois des images picturales ou musicales : “ roman-fresque ” (surtout en ce
qui concerne Noô et Dune), “ symphonie ”.
Les
termes sont chargés de connotations : “ fresque ” valorise la qualité des
images, leur ampleur et le nombre élevé de personnages ; “ saga ”, la
filiation des personnages et leur destin ; “ série ” met l’accent sur la répétition,
les suites ou sequels ; le terme de “ cycle ” est certainement le
plus porteur de sens en ce qu’il implique la circularité, la totalité unifiante
du retour éternel. Helliconia, cycle des saisons, illustre à la
perfection ce terme dans son acception de renouvellement permanent au sein d’un
système fermé ; la Grande Année (le Magnum annus latin) qui regroupe les
trois saisons d’Helliconia est un terme d’astronomie antique définissant une période
de 1016 ans au bout de laquelle les étoiles étaient censées revenir à la même
place ; elle rappelle également les anciennes mythologies cycliques. De même,
le retour à la jungle sud-américaine de Brice, dans la gaine brillante
semblable à celle de Jouve (Noô, II-207), referme la boucle de son récit ;
le reste ne sera plus qu’épilogue. Le cycle renvoie à un temps autonome qui est
celui du conte, de la légende.
2) Réception
critique :
L’abondance
des termes montre en outre que le livre-univers déconcerte. Un simple article
peut-il venir à bout de Dune ou du “Fleuve de l’éternité” ?
Certes non. La réception critique, souvent, est éloquente. En premier lieu,
celle des spécialistes :
“
Avant même de se lancer dans l’étude du cycle de Dune, il faut avertir
le lecteur qu’il se trouve devant un monument littéraire à l’égal des plus
grandes œuvres romanesques, poétiques ou dramatiques. C’est là sans doute le
roman — l’épopée — qui interdit désormais de classer la science-fiction parmi
les genres littéraires mineurs ”[28]. “ Nul doute (…) que la trilogie
d’Helliconia va étonner, nul doute qu’à nouveau Aldiss se soit donné de
nouvelles règles, de nouveaux buts. Et aujourd’hui, le projet narratif est
grandiose ”[29] ; “ De loin son œuvre la plus longue et la
plus ambitieuse à ce jour (…) [qui] se compare favorablement à [celle] de Frank
Herbert ”[30]. Noô “ est à prendre en
bloc, comme un vaste tronc totémique aux ciselures innombrables (…) ; du
sommet, le paysage est un enchantement. Reste à savoir quel public l’auteur
touchera (…), le créneau est sans doute étroit. Mais le chemin vers les grandes
œuvres n’est-il pas toujours étroit ? ”[31]. Le Monde, sous la plume de
Jacques Baudou, a vigoureusement salué la sortie d’Hypérion. À juste
titre, quand on constate ce que le renouveau du space opera doit à cette œuvre…
Cet
l’engouement trahit souvent le fait que la critique ne sait sous quel angle
aborder ce genre d’œuvre. Au moment de la parution d’un livre-univers, les
critiques des revues spécialisées soulignent sa complexité, admirent son architecture,
déplorent parfois l’hétérogénéité des éléments ou la longueur des digressions,
pour s’interroger, en guise de conclusion, sur ses intentions cachées. Ils
tentent rarement de les intégrer dans un cadre plus vaste.
A — une définition
L’appellation
la plus proche est celle de romance planétaire, issue de “ Planetary romance ”,
dont on trouve l’entrée dans The Encyclopedia of Science Fiction [32], l’ouvrage de référence en matière
de science-fiction anglo-saxonne. L’article mérite d’être décortiqué paragraphe
par paragraphe.
1) Romance planétaire
:
Tout récit de SF dont l’élément de base (à
l’exception des versions de la Terre, contemporaines ou d’un proche futur) est
une planète, et dont l’intrigue tourne de façon primordiale autour de la nature
de cet élément, peut être considéré comme une romance planétaire. Néanmoins,
pour que le terme se voie appliqué de façon appropriée, il ne suffit pas que ce
récit soit situé sur un autre monde : Un cas de conscience de James
Blish (A Case of Conscience, 1958), par exemple, a une planète pour élément
principal, mais n’est pas une romance planétaire en ce que la nature ou la
description du monde n’a que peu d’incidences sur l’histoire qui nous est
racontée.
[Planetary
romance, § 1]
La parenthèse
de la première phrase a son importance, car elle détermine, de façon
temporelle, l’éloignement du monde décrit par rapport à un ici et maintenant.
— Dune
: l’action débute “ en la cinquante-septième année de l’Empereur Padishah,
Shaddam IV ” (exergue du tout premier chapitre de Dune I). Le ton officiel de cet “ extrait du Manuel de Muad’Dib par la
princesse Irulan ” ôte tout semblant de doute. Plus tard, on apprend qu’environ
dix mille ans séparent notre époque de celle de cet empire galactique.
— Noô
: cas unique puisque l’action se situe… dans le passé, entre 1938 et 1977. Mais
ce passé révolu nous coupe de la réalité de l’action tout aussi efficacement
qu’un millier d’années dans le futur. La rupture avec la réalité est exprimée
par le voyage d’un an subjectif en hibernation, suivi d’une véritable résurrection
dans le nouveau monde :
Je connus une espèce de cercueil d’acier. Il [Jouve]
m’y faisait respirer des mélanges gazeux me donnant l’impression de boire de
l’eau froide avec mes bronches. Des kaléidoscopes me brûlaient les yeux
d’images abstraites. Un appareil distillait des sons ternes ou graves, qui me
traversaient comme une passoire et me faisaient bouillir la moelle des os. [Noô,
I-44]
— La
Compagnie des glaces (Cie) : le monde se situe trois cents ans dans
l’avenir. Cela semble peu puisqu’il s’agit d’une “ version de la Terre… d’un
proche futur ” qui l’exclut théoriquement de notre champ. Mais G.-J. Arnaud use
d’un stratagème, un lieu commun consistant à présenter le futur après un
holocauste planétaire. En outre, à la moitié du cycle, cette chronologie est remise
en question (selon le culte sibérien, “ Nous ne serions pas en 2362 de l’ère
chrétienne mais de l’ère glaciaire ”, Cie, XXIX-19, “ de l’explosion lunaire à ce jour, douze siècles s’étaient
écoulés ”, Cie, LV-107), avant d’être établie à deux mille
deux cents ans (Cie, LVIII-169).
La
lune a explosé, provoquant un hiver nucléaire qui prive la Terre de toute
chaleur et l’isole du reste de l’univers. Privés de marées, les mers et les océans
ont débordé, recouvrant tout relief d’une couche uniforme de glace. La destinée
humaine a pris un chemin radicalement différent que celui prévu par notre
histoire contemporaine. Les compteurs sont remis à zéro. Non pas pour un seul
individu, comme dans Noô, mais pour tous les hommes. Et il n’aura fallu
que quelques décennies pour que toute trace de l’histoire préglaciaire soit
perdue, aidée en cela par le pouvoir qui a intérêt à maintenir l’humanité dans
l’ignorance de son passé. L’existence même du soleil est devenue une légende
combattue par les autorités. Lorsqu’une trouée se fait jour, l’espace de
quelques minutes, dans l’épais voile qui recouvre la terre (Cie, XVIII), on croit tout d’abord à un immense projecteur. Ce sont donc un
cataclysme et un mensonge historique qui assurent le schisme avec la réalité du
lecteur.
— Hypérion
et Helliconia se montrent plus conventionnels. Le premier se situe
au XXVIIIe siècle (la fausse précision, comme
dans Dune, ne servant qu’à faire mesurer l’abîme entre aujourd’hui et le
rêve, abîme trop large pour être franchi en une vie), après la “ Grande Erreur
de 08 ”. Il développe un empire classique, l’Hégémonie, dépendant des distrans,
machines de téléportation sur le modèle des ansibles, qui servent aussi de réseau
informatique. Helliconia s’inscrit dans le VIIIe millénaire. On apprend que le système binaire de
Freyr-Batalix, autour duquel tourne, avec trois autres planètes, Helliconia, a été
découvert en 3600 ap. J.-C. (II-334) ; à noter qu’un ancien cataclysme
— le changement de saison — a lui aussi fait table rase de l’Histoire, tout en
fondant une nouvelle Histoire. La multiplicité des calendriers brouille les
pistes sous prétexte d’éclaircir la chronologie, et induit un “ faux
synchronisme ” : voir Helliconia, II-54. Dans la même page, il est dit que
“ le Présent et le passé sur les deux planètes ne pourraient jamais coïncider
”.
Cela
établi, le lien même ténu avec la Terre d’aujourd’hui ou son histoire n’est
parfois pas tout à fait coupé, qu’il s’agisse de la station Avernus orbitant
autour d’Helliconia, des annales du Vatican dans la Terre glaciaire d’Arnaud,
des vaisseaux secrets reliant la Terre au système d’Hélios (Noô, I-94, II-88, II-207…), des institutions religieuses émanant de notre présent.
Quant à la Vieille Terre d’où est originaire Martin Silénus, le poète d’Hypérion,
l’action se situe après qu’un trou noir l’eut dévorée de l’intérieur.
Le
principe du schisme avec la réalité trouve un contre-exemple dans la trilogie
martienne de Kim S. Robinson[33]. Elle débute en 2050, date que le
lecteur de moins de quarante ans est susceptible de voir. John Clute l’explique
dans le fanzine français Yellow Submarine :
C’est un récit en complet accord avec la définition
que son auteur fait de la SF : un genre qui continue à raconter notre histoire,
la vôtre et la mienne (…). C’est un livre consécutif. [[34]]
Sur le
terme de récit, on en retiendra le sens de relation d’événements que l’on
raconte et que l’on relie. La définition de The Encyclopedia of Science
Fiction a inspiré le court article planetary
romance du Science-fictionnaire [35] :
Ce terme, relativement récent, s’applique aux romans
(ou plus souvent aux cycles) dont toute l’action se trouve située sur une planète
imaginaire dont la configuration astronomique, géographique et géologique ainsi
que la faune, la flore et/ou la population autochtone, influent sur le déroulement
de l’action. [Science-fictionnaire, II-206]
Sont
exclus de l’emploi du terme des romans comme L’Œuf du dragon (Dragon’s Egg,
1980) ou Le Vol de la libellule (The Flight of the Dragonfly, 1984) de
Robert L. Forward, parce que les mondes qu’ils décrivent ne représentent pour
l’esprit pas davantage que les problèmes qu’ils posent, et ne sont en principe
voués qu’à être “ résolus ”. Le récit parfaitement linéaire de Question
de poids (Mission Gravity, 1953) de Hal Clement illustre ce type de hard
science : Mesklin est un astre original, dont le diamètre atteint 70.000
kilomètres à l’équateur ; sa forme évoque un ballon écrasé, sa rotation
s’effectue en dix-huit minutes ; au pôle, un homme pèserait près de sept cents
fois son poids. (Tout comme dans les livres-univers, deux des caractéristiques
majeures sont la démesure et l’étrangeté de l’environnement.) Les Terriens,
dont une sonde d’une valeur inestimable s’est écrasée au pôle Sud, font appel à
l’espèce indigène de Mesklin, des sortes de chenilles intelligentes d’un pied
et demi de long pour aller récupérer ses données. Pour une fois, les héros
humains cèdent leur place à l’espèce extraterrestre.
Ces
planètes n’ont pas vocation à survivre à l’aventure qu’elles suscitent. Dans
une romance planétaire, le monde n’apparaît pas dépendant du récit ; au
contraire, il l’englobe et le dépasse.
Bien que le terme soit récent, il est concomitant
avec celui du space opera. La plupart des récits d’Edgar Rice Burroughs, comme
ces récits de John Carter sur Barsoom, conviennent à cette description et
furent bientôt rangés sous l’appellation de “ romances interplanétaires ”,
un terme défini par Gary K. Wolfe dans son utile Termes critiques pour la SF
et la fantasy [Critical Terms for Science Fiction and Fantasy : A
Glossary and Guide to Scholarship, 1986] comme “ au sens large, un récit
d’aventures situé sur une autre planète, souvent primitive ” (…). Néanmoins et
par malheur, peu des récits décrits comme des romances interplanétaires
montrent un intérêt des plus minimaux pour les transports interplanétaires.
[Planetary
romance, § 2]
Il
convient de s’arrêter sur un terme cité deux fois dans l’article : le space
opera.
2) Le space opera
comme source possible :
“
Bien que le terme [de romance planétaire] soit récent, il est concomitant avec
celui du space opera ”, écrit John Clute au début de l’extrait ci-dessus. Il
n’existe pas de définition claire, mais les encyclopédies de SF regorgent de
qualificatifs tels que “romantique” ou “cosmique”, et évoquent les champs
infinis de l’espace moissonnés par des vaisseaux de dix kilomètres de long à
l’aérodynamique aussi discutable qu’inutile, des planètes s’entrechoquant,
peuplées d’extraterrestres belliqueux ne songeant qu’à exterminer l’humanité…
des mondes d’épopée, où l’aventure a un goût de pulp. Que l’on songe à Triplanétaire
(Triplanetary, 1948) de E.E. Smith, à La Légion de
l’espace (The Legion of Space, à partir de 1934) de J. Williamson,
aux Rois des étoiles (The Star Kings, 1949) de E. Hamilton… mais
aussi à La Stratégie Ender (Ender’s Game, 1985) d’O.S. Card, Hypérion
de Dan Simmons ou les romans de Iain M. Banks : en somme, un genre qui a
traversé le temps.
Les
dictionnaires ne se montrent guère loquaces sur le sujet : Pierre Versins se
contente de mentionner que “ le mot a été forgé avec un sens péjoratif se référant
au “Soap Opera”, mais ce n’est pas un thème en soi, pas plus que
l’Anticipation. Il s’agit plutôt d’une classe de romans de science fiction dans
lesquels l’accent est mis sur la vastitude du décor, l’espace, qui grandit au
fur et à mesure qu’on l’explore ”[36]. Il n’hésite cependant pas à le faire remonter vers 180 ap. J.-C., avec L’Histoire
véritable de Lucien de Samosate, pour sa bataille entre la lune et le
soleil. Mais comme le souligne Brian Aldiss, cela relève moins d’une parenté véritable
que de la volonté de se trouver des ancêtres prestigieux.
Moins dangereux, amusant, sympathique même parfois,
est le space opera. C’est un simple décor pour toutes sortes
d’histoires, histoires d’amour, histoires de violence, histoires d’aventures,
histoires policières même. Précisément parce que c’est un décor, il se prête
bien à l’interprétation par l’image (…). C’est un peu comme le décor
passe-partout des westerns hollywoodiens. [[37]]
Le
rapprochement avec le western ou “horse opera” n’est pas nouveau. Le space
opera primitif a souvent été qualifié de western galactique. Il transpose à l’échelle
cosmique des modèles connus : le roman de cape et d’épée, l’espionnage, le
roman de guerre, voire le pur conte de fées. La figure héroïque y est prépondérante,
et le destin de l’humanité souvent invoqué. Retour à “O” (1956), Rayons
pour Sidar (1957), Piège sur Zarkass (1958) et Odyssée sous contrôle
(1959) témoignent du goût prononcé de Stefan Wul pour la figure de l’espion et
le canevas de ce type de récits. On notera en outre dans Noô une
intrigue d’espionnage (t. II), au terme de laquelle le héros accède
contre son gré au rang de prince promis à régner sur le système solaire tout
entier — encore une figure classique du space opera, que l’on trouve par
exemple dans Les Rois des étoiles, cité supra.
C’est
dans les années 20 et 30, avec E.E. “Doc” Smith, Edmond Hamilton, Ray Cummings
et Jack Williamson que le space opera prend toute son ampleur. L’Anglais Olaf
Stapledon, avec Créateur d’étoiles (Star Maker, 1937), peut être cité
comme un cas à part. D’autres auteurs s’imposeront peu après, parfois avec un
grand talent, en complexifiant les situations : A.E. van Vogt, John Campbell,
Poul Anderson, etc. Dans les années 40, Isaac Asimov donnera au space opera ses
lettres de noblesse, avant le renouvellement radical opéré par Frank Herbert.
Le
space opera a dominé la SF dans les années 30, jusque dans les années 50 où les
auteurs ont dû faire face à la demande d’un public plus exigeant. Des
directeurs littéraires — le plus célèbre étant John W. Campbell — eurent une
importance déterminante dans l’évolution du genre. L’accent fut mis
progressivement sur la crédibilité scientifique — au moins une crédibilité de
façade, tandis que l’épopée et les héros invincibles tombaient en désuétude.
Ursula K. LeGuin, avec des romans comme La Main gauche de la nuit (The Left
Hand of Darkness, 1969), y introduisit une approche plus ethnologique.
C’est
en réaction contre cette forme dominante, contre les clichés surannés dont elle
s’encombrait ainsi que l’idéologie qu’elle véhiculait, qu’ont émergé des
mouvements ambitieux et originaux — telle la new wave, vers 1963 en
Angleterre, à partir de la revue New Worlds. Soit en empruntant ses structures
pour mieux les détourner (vision réformiste de P.J. Farmer, d’Aldiss), soit en
innovant complètement (visions iconoclastes de M. Moorcock, T. Dish, N. Spinrad…).
New Worlds a disparu au terme d’une lente agonie, en 1977. Le space
opera n’a quant à lui jamais cessé de perdurer, ni d’emporter l’adhésion de la
majorité du lectorat[38].
En
quoi le space opera diffère-t-il du reste de la production science-fictionnelle
? Robert Sheckley dresse à travers lui-même un portrait d’un modèle classique
de science-fiction :
Nombre de mes anciennes histoires sont des récits se
déroulant dans un contexte d’emprunt esquissé en quelques traits : la Terre de
l’avenir, par exemple, telle qu’elle avait déjà été écrite par d’autres. Mais
les choses étaient alors beaucoup plus simples : on pouvait imaginer le
futur de notre planète sur une base aussi simple que l’accroissement de la
population. Imaginer la Terre de l’avenir est aujourd’hui une entreprise
beaucoup plus difficile ; il faut tenir compte des problèmes de carburants, d’énergie,
de l’effet de serre, des trucs radioactifs, de tous ces machins. À l’heure
actuelle, je ne saurais même pas quel contexte emprunter. Alors qu’autrefois je
me servais des formules des autres écrivains, maintenant tout le monde se crée
la sienne — et en général au compte-gouttes. [[39]]
Sheckley
montre ainsi que la plupart des histoires de science-fiction se passent sur une
Terre de l’avenir. Cela se vérifie particulièrement dans le cadre des
nouvelles, l’un des modes d’expression favoris de cette littérature : la place
y est comptée et l’écriture est à l’économie. Pas le temps d’installer un monde
complexe, quelques indices d’une pseudo-modernité suffisent à planter le décor
: un visiophone, des véhicules flottant dans l’air. La Terre de Guerre aux
invisibles (Sinister Barrier, 1939) de l’Anglais Eric Frank Russel, dont
l’action se passe en 2015, reste à cet égard un modèle de dépouillement.
Le
domaine de prédilection du space opera reste le roman. Comme son nom l’indique,
il se déroule dans l’espace : vaisseaux, champs d’astéroïdes habités,
stations spatiales… Cette définition restrictive, qui excluait la romance planétaire,
s’est élargie, et le terme s’est mis à désigner des aventures se déroulant à la
surface d’autres planètes. L’espace signifiant : n’importe où, à l’exclusion de
la Terre, du moins en tant que lieu principal. L’important est qu’il y ait
rupture avec la réalité quotidienne, le futur immédiat. Le reste est laissé à
la discrétion de l’auteur.
On
comprend mieux le halo d’incertitude qui entoure le terme. Le space opera
consiste en un ensemble de contraintes non formulées, liées à l’espace,
ailleurs — ce qui l’exclut de la SF prospective, extrapolation de notre société
— et au temps, généralement le futur. Deux caractéristiques qu’ont en commun
space opera et romance planétaire. Néanmoins, l’éloignement a des limites, qui
le situent à l’intérieur de notre univers physique ; le space opera ne relève
ni de l’uchronie, ni des univers parallèles.
Le
Monde de la mort [40] de Harry Harrison illustre avec humour le
versant le plus populaire — mais non le moins intelligent — du space opera.
Jason dinAlt est un joueur professionnel doté de facultés psychosensorielles.
Entraîné sur Pyrrus, une planète si inhospitalière que la durée de vie n’excède
pas seize ans, il sera amené (par curiosité) à prendre part à la lutte qui
oppose les colons à… leur planète ! Tout, de l’écrasante gravité à l’écosystème[41] mutant sans cesse, semble se liguer contre les
hommes. C’est Jason dinAlt, l’un des moins aptes à survivre a priori, qui découvrira
la vérité : la planète, tout comme lui-même, perçoit les pensées hostiles des
colons et réagit à cette agression mentale permanente. Le problème des colons,
c’est leur façon de penser le monde en terme de domination.
Tous
les ingrédients de la romance planétaire, apparemment, sont réunis : “ l’élément
de base (…) est une planète, (…) l’intrigue tourne de façon primordiale autour
de la nature de cet élément ”. Mais Pyrrus est “résolue” à la fin de
l’histoire. C’est d’ailleurs pourquoi la suite de la série, dont hélas un seul
volume a été traduit en français (Appsala, 1981), se déroule sur
d’autres planètes.
La
série d’Harrison, bien qu’écrite au second degré, s’inscrit dans la tradition
problématique du genre. Le héros se trouve confronté à une énigme qu’il doit résoudre.
De la solution qu’il trouvera, ou que le hasard mettra en sa présence, dépendra
sa survie et/ou celle de la planète. Le récit apparaît comme un jeu
intellectuel linéaire qui peut aller jusqu’à la jonglerie mentale, où priment,
outre les qualités intrinsèques du héros, l’intelligence et l’esprit de déduction.
Ce qui fait de la science-fiction, vue de l’extérieur, un genre cérébral et dépourvu
de sensibilité.
La
quintessence de cette approche analytique se trouve dans la série des “Robots”
d’Isaac Asimov, où l’on trouve d’ailleurs l’origine du mot “robotique”, à
partir du mot “robot” (lui même inventé par un autre écrivain de
science-fiction classique, Karel Capek). Dans la nouvelle “ Menteur ” (“
Liar ! ”, 1941), est édictée une trinité de lois qui tiennent lieu depuis lors
de Code civil à nombre de romans et nouvelles. L’auteur a écrit sur le thème
seize romans et trente-cinq nouvelles. D’autres le suivront, et le suivent
encore.
“
La science-fiction d’Asimov est à l’image de ses ouvrages de vulgarisation
scientifique : parfaitement construite, l’intelligence y est reine ”, note
Denis Guiot dans l’encyclopédie La Science-fiction [42], dans l’article consacré à
l’auteur.
Le
contexte des “Robots” importe peu. Nous sommes dans un futur indéterminé,
simple extrapolation d’une Amérique étendue aux dimensions du cosmos. Les
humains vivent dans une opulence relative, soutenue par la technologie ; il
s’agit d’une vision telle que l’on peut la trouver dans la série de télévision Star
Trek. Dans ce futur relativement proche (à l’inverse de “Fondation”),
les tâches les plus pénibles sont assurées par des robots produits en chaîne,
le plus souvent androïdes. Ils sont pourvus d’un cerveau positronique si
complexe que leurs opérations mentales ressemblent à s’y méprendre à celles
d’un être humain — l’efficacité en plus. Pour éviter une classique révolte des
machines, leur ont été implantés trois commandements : 1°) les robots ne
peuvent nuire à un être humain ni laisser un être humain en danger ; 2°) ils
doivent obéir aux ordres, sauf quand ces ordres contredisent la première loi ;
3°) ils doivent préserver leur intégrité, tant que cette protection est
compatible avec la première ou la deuxième règle. Tout le jeu consiste à déterminer
les frontières de ces lois pour mieux les contourner.
On
peut estimer que l’ensemble de la science-fiction des années 40 et 50, incarnées
outre Asimov par Arthur C. Clarke, et les écrivains de “l’écurie Campbell” tels
Robert Heinlein et van Vogt, fonctionne sur le principe de la résolution de
problèmes mettant à l’épreuve l’intelligence, la capacité d’action ou
l’intuition. L’exemple le plus célèbre du roman d’hypothèse (“ Qu’arriverait-il
si un homme se réveillait transformé en un immonde insecte ? ”) est La
Métamorphose (Die Verwandlung, 1915) de l’écrivain tchèque Franz Kafka ; un
roman qui n’a jamais été considéré comme une œuvre de science-fiction. Les
intrigues induisent des rapports de causalité, et s’organisent de façon linéaire
— ce qui ne veut pas dire qu’elles manquent d’imagination. À l’hypothèse : “
Qu’arriverait-il si l’électricité disparaissait du jour au lendemain ? ”, Ravage
(1943) de René Barjavel répond à sa manière, proche de la fable. Les œuvres de
Silverberg des années 70, de même que tous les romans à thème, où l’issue relève
très souvent de la morale et requiert donc une solution tranchée, n’y échappent
pas. Et leur succès se comprend, car, en permettant au lecteur de se mesurer
avec un problème plus grand que lui, ils sont souvent passionnants.
Il
faudra attendre des auteurs comme Jack Vance ou Philip J. Farmer pour voir
privilégiée une autre composante du space opera : l’imagination.
3) Les précurseurs :
Il
n’est pas évident aujourd’hui de considérer Edgar Burroughs (1875-1950) comme
un précurseur de Frank Herbert. Pourtant, space opera, romance planétaire et
livre-univers ont des racines communes.
Le
cas de Tarzan est révélateur de la manière de Burroughs. Le cycle compte
vingt-quatre romans, dont le premier remonte à 1912. L’action est censée se
passer en Afrique, mais l’auteur ne s’est guère soucié de vérisme. Pour le spécialiste
Jacques Van Herp, cette Afrique-là n’est pas plus réaliste que celle de Sir
Henry Rider Haggard, le créateur d’Allan Quatermain. C’est un continent fantasmé,
tout comme l’est la jungle des romans de Stefan Wul. Il n’est pas moins
merveilleux, ne recèle pas moins de surprises que Mars (une planète qui mérite
néanmoins d’être développée), Vénus, la lune ou Pellucidar, le monde
souterrain. Le héros est interchangeable, qu’il s’appelle Carson Napier, John
Carter et Dejah Thoris, Bowen Tyler ou Julian ; c’est par le décor que se
distinguent les séries. Pierre Versins[43] avance même que le personnage de Tarzan est un
héros de science-fiction, une sorte de surhomme qui n’a finalement pas beaucoup
à voir avec l’image popularisée par le cinéma puis reprise par la télévision.
À
l’inverse de la rigueur apparente des écrivains de hard science, l’auteur prend
des libertés avec la conjecture scientifique, plaçant sur un pied d’égalité
faits physiques et phénomènes paranormaux. Il se situe ainsi au confluent du
space opera et de l’heroic fantasy dont il fut en quelque sorte le
fondateur.
Son
pendant français est sans conteste Gustave Le Rouge — le père du fameux Docteur
Cornélius (1912-1913) — qui soutient aisément la comparaison par l’aventure
et la capacité d’invention le rapprochant de la fantasy. Admiré par
Verlaine et Cendrars, il n’en finira pas moins pauvre et oublié, partageant le
sort de nombre de feuilletonistes. Comme Jean de La Hire, comme Burroughs (dont
le héros n’a que sa volonté pour mode de propulsion), il se soucie peu de crédibilité
scientifique quand il envoie dans l’espace le héros du Prisonnier de la planète
Mars (1908) et La Guerre des vampires (1909) grâce à l’énergie
psychique. Fantastique et voyage extraordinaire se télescopent. Car ce défaut
d’exactitude a pour compensation une liberté jusqu’alors inédite : celle d’une
imagination créatrice flamboyante, qui n’a de limites que l’esprit de celui qui
l’exerce.
Néanmoins,
la peinture simpliste et naïve des sociétés, l’extravagance et l’incohérence du
décor, ôtent à ces romans d’une veine primitive la vraisemblance dont a besoin
toute romance planétaire pour convaincre.
En
réalité, c’est Edward Elmer Smith, le créateur des Fulgurs, qui est considéré
comme le premier représentant, en 1928, du space opera. C’est surtout le plus célèbre
— et l’un des plus datés. Mais ses aventures spatiales qui ont, avec les
serials des années 30, influencé le film La Guerre des étoiles (Star Wars,
1977) de George Lucas, s’éloignent de la romance planétaire et c’est à un autre
Smith que l’on doit la maturation du genre.
Les contes ouvragés et décadents de Clark Ashton
Smith — aussi essentiels à la création du genre “Science fantasy” [[44]] — sont les premières romances planétaires (Si l’on
range l’œuvre de E. R. Eddison sous l’étiquette de la pure fantasy et que l’on
considère Un voyage en Arcturus de David Lindsay [[45]] comme trop confus dans son emploi de différents
genres pour servir d’exemple). En substituant le déplacement temporel aux
glissements spatiaux (inconséquents) d’Edgar Rice Burroughs et ses
continuateurs, Smith créa l’élément le plus favorable au développement de cette
forme : une planète éloignée de style futuriste sur laquelle magie et science
s’entremêlent, peuplée de races très dissemblables dont la recréation de systèmes
féodaux et des rituels baroques de notre propre histoire est en général une
forme d’art.
[Planetary
romance, § 3]
L’article
mentionne également Leigh Brackett (1915-1978), pour les séries à l’ambiance fantasy
de Mars et de Skaith, comptant respectivement quatre et trois volumes. La planète
Mars de L’Épée de Rhiannon (The Sword of Rhiannon, 1953) est sans nul
doute celle de Burroughs. Pour Leigh Brackett comme pour Clark Ashton Smith, on
peut parler de “ Planet opera ”, véritable précurseur de la romance planétaire.
Ces séries ne portent pas le nom des héros, qu’ils s’appellent Eric John Stark
ou Matt Carse, mais bel et bien celui de la planète rouge.
4) Mars, creuset des
romances planétaires :
Il
n’est guère étonnant que Mars et ses “ sables rouges ” aient inspiré un nombre
si élevé d’auteurs depuis le XVIIe siècle (citons Le Voyage
extatique (1656) du père Anathase Kirscher). Comme le planet opera, elle a
symbolisé la frontière entre le rêve et la science, dès le début du siècle avec
La Guerre des mondes (The War of the Worlds, 1898) de H.G. Wells, jusqu’à
1965, date des premières photos de Mariner IV. Après la sonde Viking (1976), il
n’était définitivement plus possible de faire fi de sa topographie tourmentée
et de son aridité lunaire.
Mars
a été le décor des aventures les plus exotiques et les plus extravagantes, tel
le cycle de Burroughs qui compte dix volumes du vivant de l’auteur ; à l’opposé,
elle a servi de base aux fictions les plus rationnelles, avec Les Sables de
Mars (The Sands of Mars, 1951) d’A.C. Clarke ou Chirurgiens d’une planète
(1960) de Gérard Klein.
L’archétype
science-fictionnel a la vie dure puisque régulièrement paraissent des romans
ayant pour cadre la planète rouge qui se retrouve le monde le plus arpenté du
système solaire.
Mars est un endroit très spécial qui représente pour
l’auteur et l’amateur de science-fiction quelque chose comme Jérusalem, Rome,
La Mecque et Lhassa superposées. Un écrivain qui n’y a pas fait au moins un pèlerinage,
fût-ce sous la forme d’une brève nouvelle, ne peut pas être considéré comme de
stricte obédience. [[46]]
Le livre
sur les canaux de Mars de l’Américain Parcival Lowell (1896) a correspondu, à
quelques années près, à la naissance de la science-fiction moderne. S’est établi
durablement, dans l’imaginaire populaire et même dans le monde scientifique, un
modèle proprement science-fictionnel, aboli par la réalité : celui, à travers
d’anciennes constructions visibles de l’espace, d’une race millénaire, luttant
contre le climat aride d’une planète mourante. C’est l’image qu’en donnent,
parmi tant d’autres, les nouvelles de Chroniques martiennes [47].
On
comprend dès lors pourquoi Mars n’est pas absente d’Hypérion (Kassad est
originaire des bidonvilles de Tharsis, II-117) et même, indirectement, de Noô (comparaison
avec l’atmosphère d’Aequalis, II-32) et Helliconia (III-185, où est repris le thème de la guerre interplanétaire).
La première véritable romance planétaire est
certainement Un monde magique (1978) de Jack Vance (The Dying Earth,
1950 — des nouvelles reliées par un thème central), un livre qui pourrait fort
bien englober notre propre planète dans le genre — mais assez proche de la fin
des temps pour que la magie paraisse plausible. (…) Mais Un monde magique
manque d’une véritable rationalisation science-fictionnelle, et c’est un autre
roman de Vance qui fournit aux auteurs un véritable modèle. La Planète géante
(Big Planet, prépublié in Startling stories sept. 1952 ; coupé en
1957-1958, restauré en 1978) et sa suite, Showboat World (1975-1983) [[48]] est situé dans une galaxie de space opera, sur un
immense monde proche de la Terre dont l’étendue est telle qu’elle justifie un
fond réaliste où peuvent fonctionner diverses sociétés et qui manque de
ressources en métaux lourds (ce qui explique sa gravité relativement basse et
permet l’épanouissement de sociétés à faible niveau technologique).
[Planetary
romance, § 4, début]
La Planète
géante, qui a trouvé
un digne successeur en “Majipoor” de Robert Silverberg, s’ordonne selon
un schéma devenu classique dans le livre-univers : celui du voyage à travers
des continents surréalistes, remarquables par la richesse de l’environnement,
tant biologique qu’ethnique, avec sa faune fabuleuse et ses sociétés raffinées.
Une Commission de contrôle est envoyée sur la Planète Géante, où se réfugient
depuis cinq cents ans tous les indésirables de la Terre. Celle-ci n’y exerce
plus aucune souveraineté. Mais voici qu’un homme, Bajarnum de Beaujolais,
accumule victoire sur victoire contre les autres seigneurs. Ce qui ne laisse
pas d’inquiéter, surtout lorsque le vaisseau de la Commission, à la suite d’un
sabotage, s’écrase à soixante-cinq mille kilomètres de l’enclave terrienne.
Pour y parvenir, les survivants devront traverser des provinces plus ou moins
hospitalières et affronter des indigènes mal intentionnés.
Dans son introduction à une réédition de 1978 de L’Odyssée
Verth de Philip José Farmer (The Green Odyssey, 1957), Russell
Letson milite avec véhémence pour l’emploi du terme “ romance planétaire ” —
qu’il a ainsi inventé — pour décrire ces romans aux bases directement dérivées
de Burroughs, dont les intrigues emploient souvent les courses poursuites chères
à l’aventure, et dont les personnages sont souvent des technicien(ne)s “perdus
au milieu d’indigènes prétechnologiques”.
[Planetary
romance, § 5, début]
L’action
de L’Odyssée Verth se passe sur une planète de type terrestre, avec la
particularité d’une mer herbeuse, parfaitement plate, sur laquelle voguent des
vaisseaux de terre ; la société correspond à notre Moyen Age. L’odyssée de
Green rappelle celle du cycle de “Tschaï” de Jack Vance, avec le prétexte
du héros en quête de son monde natal, et la description de sociétés exotiques.
John Clute précise, dans la suite du paragraphe, que le roman, par son jeu avec
les anachronismes et son usage des contrastes entre différents niveaux de
technologie, a démontré quel usage pouvait être fait du modèle de base.
À partir de ces trois modèles — Un monde magique,
La Planète Géante et L’Odyssée Verth — on peut voir dériver, après
la création de la SF la plus créative, la plupart des romances planétaires les
plus récentes. [Planetary romance,
fin § 5]
Pour finir
et avant de donner une liste non exhaustive de romances planétaires (§ 6), le rédacteur
de l’article distingue les romances planétaires des romans de fantasy
dont le modèle est J.R.R. Tolkien (1892-1973) et sa Terre du Milieu, laquelle
(outre que l’univers se fonde sur la magie) n’est pas véritablement une planète
mais un paysage qui peut être interminable, et qui n’a pas besoin d’être
vraisemblable : aux dires de l’auteur, la Terre du Milieu est symboliquement la
Terre.
Sont
associés au genre, outre Aldiss et Herbert, des auteurs comme Marion Zimmer
Bradley, avec sa “Romance de Ténébreuse” (“Darkover”), Lyon Sprague
de Camp, dont certains volumes des “Viagens Interplanetarias” [49] comprennent des éléments de fantasy, A
Woman of the Iron People (non traduit, 1991) d’Eleanor Arnason, Hegira
(non traduit, 1979) de Greg Bear, la plupart des romans de C.J. Cherryh, le “Chant
de la Terre” de Michael Coney[50], The Warriors of Dawn (non
traduit, 1975) de M.A. Foster, Les Fils de la Sorcière (Golden Witchbreed,
1983) et Ancient Light (non traduit, 1987) de Mary Gentle, Saraband
of Lost Time (non traduit, 1985) et ses suites par Richard Grant, Parade
nuptiale (Courtship Rites, 1982) de Donald Kingsbury, les récits de la “Ballade
de Pern” de Anne McCaffrey[51], Pennterra (non traduit,
1987) de Judith Moffett, les “Starbridge Chronicles” de Paul Park (non
traduit, 1987-) probablement influencées par Helliconia, Le Château de Lord
Valentin (Lord Valentine’s Castle, 1980) et ses suites de “Majipoor”
ainsi que La Face des eaux (The Face of the Waters, 1991) de Robert
Silverberg[52], enfin des fractions de Inexistence
(Neverness, 1988) de David Zindell. La liste, bien sûr, n’est pas close. On
peut la comparer à celle des livres-univers présentée dans l’annexe A.
B — un univers de
confluences
Sur
la carte de la science-fiction, le livre-univers se trouve enchâssé entre
plusieurs territoires : le space opera et la romance planétaire vus dans le
chapitre précédent, mais aussi des thèmes qui s’y inscrivent partiellement : histoires
du futur et récits d’empires galactiques (2), la hard science
(3). Ces thèmes et ces genres ont leur histoire, qu’on ne peut passer sous
silence si l’on veut les “connecter” au livre-univers en toute connaissance de
cause.
Il
y a des genres et des thèmes, mais aussi une œuvre fondatrice : la “Fondation”.
1) La “Fondation” d’Isaac Asimov :
Les
cinq œuvres retenues pour servir d’exemples de livres-univers prennent place
dans le cadre de la romance planétaire. On peut même dire qu’elles en débordent,
car leurs contraintes sont plus vastes. Mais avant de mesurer les convergences
et les divergences de ces deux genres entre eux, il faut parler d’un pan non
encore exploré du livre-univers, et qui le définit tout autant. On le trouve
non pas dans ses éléments, comme pour la romance planétaire, avec la présence
d’une planète placée dans le temps et dans l’espace, mais plutôt dans une manière
spécifique d’élaborer l’univers.
L’ancêtre
le plus probant, en tout cas le plus célèbre, de cette nouvelle manière est la
deuxième série majeure d’Isaac Asimov (1920-1992) avec celle des “Robots”,
conçue à la même époque, en pleine Deuxième Guerre mondiale : la “Fondation”.
Entre mai 1942 et 1949 paraissent, dans la revue Astounding Science Fiction,
une suite de nouvelles qui, mises bout à bout, formeront Fondation
(Foundation, 1951), Fondation et Empire (Foundation and Empire,
1952), et Seconde Fondation (Second Foundation, 1953)[53].
Les
trois premiers tomes de la “Fondation” prennent place aux XIIIe et XIVe millénaires d’une ère qui n’est
sans doute pas la nôtre, à la fin d’un empire galactique comptant vingt-cinq
millions de planètes et cinq quintillions d’hommes, sorte d’Empire romain
magnifié[54].
Le
concept central est l’existence de la psychohistoire, ou seldonisme, “ cette
science que ne devint pas le Marxisme ” selon D. Wollheim[55] : une branche des mathématiques qui a pour méthode
de modeler à long terme le comportement des groupes humains, et pour but d’éviter
à l’humanité — ou du moins de raccourcir de trente mille à seulement mille ans
— la barbarie d’un Moyen Âge galactique, dénommé Interrègne, dans lequel est
condamné à tomber l’Empire. Une des conditions primordiales pour que fonctionne
la psychohistoire est que l’humanité soit inconsciente de l’analyse dont elle
fait l’objet, afin que ses réactions soient bien dues au hasard.
La
capitale de l’Empire est Trantor, planète entièrement recouverte de métal où
est centralisée l’Administration. Hari Seldon, fondateur de la psychohistoire,
a prévu l’effondrement de l’Empire, qui entre déjà en décadence. Son plan, étalé
sur mille ans, prévoit de créer deux Fondations très éloignées l’une de
l’autre. Mais il est arrêté et exilé avec son équipe sur Terminus, une petite
planète à l’écart de l’Empire. On lui permet de travailler sur un projet
d’encyclopédie qui l’occupera le reste de ses jours. À sa mort, ses
collaborateurs découvrent ses intentions réelles : changer l’Histoire, en
faisant agir isolément de petits groupes sociaux en fonction des prévisions de
la psychohistoire. Les actions de ces groupes, qui se réduisent parfois à un
seul individu, forment la chair de la trilogie. Fondation et Empire (t. II) est le plus intéressant de ce point de vue, car il met en scène un élément
que n’avait pas prévu la psychohistoire : le surgissement du Mulet, mutant doté
de pouvoirs psychiques et lointain précurseur de Paul Atréides. À lui seul, non
parce qu’il est exceptionnel — mutant n’est pas surhomme — mais parce que dans
un premier temps il apparaît comme imprédictible, c’est-à-dire impondérable à
la science absolue qu’est la psychohistoire, il met en danger l’existence de la
Fondation. Les mécanismes régulateurs mis en place par Hari Seldon, sa
politique scientifique même semblent pris en défaut. Il ne faudra pas moins
qu’une seconde instance, agissant dans l’ombre, pour mettre en échec et intégrer
le Mulet dans le Plan.
Trois
romans écrits entre 1950 et 1952 se rattachent à la “Fondation” :
Cailloux dans le ciel (Pebble in the Sky, 1950), Tyrann (The Stars, Like
Dust, 1951) et Les Courants de l’espace (The Currents of Space,
1952). Asimov reprend la suite du cycle vers 1980, avec l’idée d’en combler les
trous, mais surtout de la rattacher à son deuxième magnum opus, celui des “Robots”,
à l’origine conçu en opposition[56] : Fondation foudroyée (Foundation's Edge,
1982) et Terre et Fondation (Foundation and Earth, 1986). Avec Prélude
à Fondation (Prelude to Foundation, 1988) et L’Aube de Fondation
(Forward the Foundation, 1992), l’auteur a complété le cycle en amont,
jusqu’au fondateur de la psychohistoire, Hari Seldon[57].
La “Fondation”
a constitué davantage qu’une évolution du space opera : plutôt une révolution.
Ce n’était pas la simple illustration modalisée au futur de l’Histoire de la
décadence et de la chute de l’Empire romain d’Edward Gibbon[58], ou la représentation symbolique
d’un XXe siècle décadent par contraste avec
les désordres d’un âge conquérant, comme le Far West des pionniers. Il
s’agissait, pour la première fois, de réaliser un ensemble cohérent d’un futur
possible à partir d’éléments disparates : des nouvelles. Cette volonté d’intégration
et d’unification, que l’auteur aura manifestée jusqu’à la fin de sa vie, représente
une révolution dans le mode de pensée. (Asimov avait établi un premier lien
entre ces deux cycles, “ La Mère des mondes ”[59], qui provoqua l’enthousiasme des
lecteurs de la revue.) Jusqu’à présent, la romance planétaire s’était contentée
d’un réseau assez lâche entre les éléments qui la constituent, sans se préoccuper
réellement de leur conférer une forme générale : une faune et une flore exotiques,
où évoluent des groupes ethniques.
Là,
c’est l’univers tout entier qui doit être cohérent, ce qui implique des échanges
entre planètes, entre des religions différentes, des systèmes économiques et
politiques hétérogènes. À ce titre, Fondation porte bien son nom car il
est l’ancêtre du livre-univers, sinon dans la chair, du moins dans l’esprit.
Fondation apparaît comme une romance planétaire
sans planète, une “ romance historique ” car l’histoire politique, enjeu du
cycle, a une part prépondérante dans l’action.
Quelques
rares planètes comme la planète-ruban Radole, Rossemm ou Gaïa, font l’objet de
belles descriptions. Et surtout il y a Trantor, le siège administratif de
l’Empire, Rome idéalisée :
Huit mille ans durant, ç’avait été la capitale de la
plus vaste et la plus puissante des entités politiques (…). Douze mille ans
plus tard, c’était devenu la capitale d’une entité politique englobant
l’ensemble de la Galaxie (…).
On avait alors — autoritairement — plafonné la
population au chiffre de quarante-cinq milliards d’âmes, les seuls espaces
verts subsistant en surface étant les jardins du Palais impérial et le complexe
université/bibliothèque.
La surface entière de Trantor était recouverte de métal.
Ses déserts comme ses zones fertiles avaient été engloutis pour être convertis
en taupinières humaines, en jungles de bureaux, en complexes informatiques (…)
; ses chaînes de montagnes rasées, ses gouffres comblés. Les corridors sans fin
de la cité creusaient le plateau continental et les océans avaient été convertis
en gigantesques réservoirs souterrains… [[60]]
Cependant,
Trantor ne se révèle guère plus, au bout du compte, qu’un building
administratif, sans flore ni faune, imposant comme un fantasme bureaucratique.
Se
trouve présent dans la “Fondation” ce qui fait la singularité du
livre-univers : un projet universel organisé autour d’une idée force, ici la
psychohistoire, la multiplicité de personnages, l’abondance de références
internes tant synchroniques que diachroniques. Certes, il manque à cette unité
de la diversité — la vision de Trantor[61] est éloquente — et sa fresque n’a pas la
profondeur de celle de Dune. Mais son influence se révélera cruciale sur
toute une génération d’écrivains. Sur le créateur de Dune, elle n’est
plus à démontrer et ne se limite pas à des emprunts stylistiques, ou à
l’importance des grandes Familles et de la Guilde des Marchands du modèle impérial
de Gibbon : entre autres, la science mathématique de la psychohistoire préfigure
la prescience herbertienne, comme elle incarnée par une organisation secrète.
2) Un processus
d’expansion et d’unification :
Le
livre-univers n’est pas né spontanément dans la littérature de science-fiction.
Il est le résultat d’une évolution conjointe de cet espace imaginaire si
particulier qui est celui du space opera : expansion-unification temporelle
avec l’apparition des histoires du futur, expansion-unification spatiale avec
la création d’empires stellaires puis galactiques.
a. les histoires du
futur :
Il
est possible de remonter plus loin qu’Asimov, pour trouver une vision cosmique
et holistique d’un univers imaginaire. Jusqu’ici, ceux-ci étaient à l’image de
la conception matérialiste et mécaniste héritée du XIXe siècle. Dans Créateur d’étoiles [62], un destin sous-tend l’univers, qui
apparaît dès lors comme doué d’une certaine vie.
L’Anglais
Olaf Stapledon (1886-1950) a envisagé l’histoire de l’humanité et des
post-humanités de l’an 1930 à l’an 2.000.000.000 — puis de celle de l’univers
tout entier, de son début à sa fin. Mais la vision de Stapledon, à l’opposé de
l’écriture et des schémas traditionnels de la littérature populaire qui
demeurera le seul référent du space opera aux États-Unis, reste avant tout
philosophique et mystique. À l’inverse de la “Fondation”, dont l’univers
reste pure matière et gouverné par l’homme, son œuvre n’aura donc pas de
descendance littéraire[63].
Plus
modestes, la plupart des auteurs se contentent de la chronologie du futur plus
ou moins proche de l’humanité. John Clute a dressé un schéma comparatif des
principaux auteurs :
Figure 2. — Comparaison de cinq histoires du futur.
Source : John
Clute : Science Fiction, The Illustrated Encyclopedia (1995), p.66. C’est nous qui avons traduit les légendes.
Comme
on le voit sur le schéma, l’échelle de temps varie considérablement d’une œuvre
à l’autre. Les histoires futures d’Olaf Stapledon et de l’écrivain britannique
Stephen M. Baxter demeurent exceptionnelles par leur étendue chronologique, qui
oblige à sortir du cadre restreint de l’histoire pour entrer dans la
cosmologie. Les autres auteurs se sont contentés d’une histoire couvrant les
prochains siècles ou les prochains millénaires : Larry Niven et ses “Tales
of Known Space” ; la “Technic History”, assez peu cohérente, de
Poul Anderson ; la série des “Villes nomades” de James Blish[64]. Le livre-univers demeure
raisonnable sur l’échelle du temps, même si Dune occupe un grand nombre
de millénaires.
Robert
Heinlein est connu pour avoir élaboré la première carte du temps servant de
cadre à ses vingt-et-unes nouvelles et un roman publiés entre 1939 et 1950
s’insérant dans une “Histoire du futur” (“Future History”), commencée
avec son tout premier texte, “ Ligne de vie ”[65]. Heinlein y revint à la fin de sa
vie. En France, Michel Demuth, avec les deux recueils de nouvelles des Galaxiales
(1976-79), s’est inspiré de la méthode de Heinlein consistant à dresser un
tableau chronologique, et les romans de Gérard Klein publiés dans les années 60
dans la collection “Anti”.
Il
faut également mentionner l’œuvre tout entière de Cordwainer Smith, regroupée
sous le titre “Les Seigneurs de l’Instrumentalité” (“The Instrumentality of
Mankind”, 1950-1968), qui compte un vaste roman et trente-cinq nouvelles.
Le cycle de Smith est particulièrement imprécis[66], et renvoie bien davantage à la légende
qu’à l’histoire. Mais comme le fait remarquer Pierre Versins, lequel fait
remonter le genre au début du siècle[67], ces Histoires sont trop lacunaires
et contradictoires pour être appelées ainsi. Elles ont surtout pour charge de
conférer une aura de réalité supplémentaire au récit — du moins à l’époque de
sa publication, car aucune de ces Histoires n’a résisté au temps.
Celles-ci
procèdent en tout cas d’une nouvelle approche du temps : une volonté
d’organisation et d’unification — sous-tendue, le plus souvent, par l’idéologie
—, qui n’existait pas dans les récits de voyages exploratoires, inaugurés par
H.G. Wells, ou de patrouilles temporelles sautant indistinctement d’une époque à
l’autre. L’histoire de la science-fiction nous apprend que ce phénomène de
structuration, tout comme l’évolution de la notion d’espace (voir la section
suivante), a été progressif : dans “l’histoire du temps”, la première période a
consisté dans la simple vision d’événements passés ou futurs, de portée
historique ou cosmique. Cette période s’étend du XVIIe au XIXe siècles. Citons pour exemple L’An
2440, rêve s’il en fût jamais de Louis-Sébastien Mercier (1771), assez
proche de l’utopie[68]. On utilise le sommeil, l’hypnose,
les drogues, l’animation suspendue pour voyager. Le premier véhicule, qui fait
du temps une destination physique que l’on peut mesurer, on la doit à H.G.
Wells, La Machine à explorer le temps (The Time Machine : An Invention,
1895, dont une première version, The Chronic Argonauts, est parue en
feuilleton en 1888). La théorie de la relativité d’Einstein a permis au thème
des paradoxes temporels de devenir un des thèmes majeurs de la SF classique. Le
temps, arpenté et mesuré, a contaminé les autres genres de la science-fiction.
Le space opera lui-même, auparavant intemporel, n’y a pas échappé même si
l’histoire temporelle ne s’insère que partiellement dans ce genre, une histoire
future pouvant se dérouler exclusivement sur Terre. Le temps lui a offert une
dimension supplémentaire pour y faire évoluer ses histoires : celle de la
chronologie — c’est-à-dire un temps unifié par l’Histoire, segmenté par la
datation.
L’unification
temporelle va de pair avec une unification spatiale. Leur point de rencontre a
donné naissance au motif de l’empire galactique.
b. les empires
galactiques :
On
a assisté au même développement de l’espace dans l’inconscient littéraire que
ce qui s’est passé pour le temps. Voyage par la pensée, ou en ballon
dirigeable, dans des contrées imaginaires au XVIIIe siècle, développement des moyens modernes de propulsion à
l’aube de la Révolution industrielle (romans verniens), premiers voyages
extra-atmosphériques et dans la proche banlieue de la Terre, puis du système
solaire, jusqu’à la Première Guerre mondiale : la notion d’espace, entendons espace
peuplé d’humains, est pour ainsi dire entrée en expansion. Ce sont d’abord de
simples colonies perdues dans le cosmos, les cosmonautes rapportant des planètes-colonies
des minerais et autres richesses vers la Terre-métropole. De la somme des
colonies d’une nation naît la notion d’empire. La colonisation suppose des
migrations massives, donc la maîtrise du voyage spatial à grande échelle. Dans
l’entre-deux-guerres, les dernières grandes découvertes géographiques en
Afrique et les progrès aéronautiques se conjuguent dans l’imaginaire.
Une
telle expansion devait naturellement se structurer. Le topos de l’empire
galactique est né dans les pulps américains :
“ Within the Nebula ” (1929) d’Edmond Hamilton est
sans doute le premier récit intéressant où soit exposée l’idée d’empires
galactiques. C’était le premier texte d’une série complète se déroulant dans un
futur éloigné. Dans l’imagination de l’auteur, la majorité des planètes de la
Galaxie étaient peuplées d’êtres intelligents, ce qui conduisait à la création
d’une fédération baptisée Conseil des Soleils. Il semble bien qu’Hamilton ait
puisé son inspiration dans l’hypothèse d’un vol spatial à une vitesse supérieure
à celle de la lumière à la portée de la plupart des races intelligentes. [[69]]
La même
encyclopédie mentionne, p.87, une chronique de guerre
interstellaire mettant en scène l’empire victorien : The Struggle for Empire
(1900) de Robert William Cole. Par la suite, Hamilton et E.E. “Doc” Smith ont
créé leurs Patrouilles de l’Espace, sortes de polices interstellaires. Les
motifs cosmiques reviennent alors à la mode, mais ce n’est le plus souvent, là
encore — à l’image du space opera en général — que la transposition de modèles
existants.
C’est
Isaac Asimov qui le premier a ajouté l’idée de la chute d’un empire par
analogie avec l’Empire romain. Dans le Livre d’or consacré à l’auteur[70], Demètre Ioakimidis précise que la
particularité de cet empire exclusivement composé d’humains trouve son
explication dans l’influence de John W. Campbell Jr., rédacteur en chef de la
revue Astounding Science Fiction. Celui-ci souhaitait voir un empire
dominé par les hommes. Ne souscrivant pas à cette forme de racisme liée à l’espèce,
Asimov a renoncé à tout personnage intelligent non humain.
Isaac
Asimov a également brisé la narration du space opera classique, essentiellement
axée sur les batailles spatiales et l’action dramatique, le tout servi par une
idéologie peu subtile, pour privilégier le mode discursif. Fondation
s’est ainsi annoncé comme le précurseur de romans comme Dune. L’empire
tel qu’il est conçu n’est cependant pas conforme à la réalité plurielle de
Rome. Au contraire, ceux des deux grands auteurs apparaissent monolithiques, et
surtout uniformes, comme si un modèle et un seul s’était imposé.
L’idéologie
a été déterminante dans la formation de la notion d’empire dans la
science-fiction — et donc, dans l’élaboration des livres-univers qui ont
recours à ce cadre. C’est le cas de tout notre corpus (dans la Cie,
l’empire n’est qu’économique et ne dépasse pas la planète Terre), même si c’est
de façon accessoire, comme dans Noô ou Helliconia ; dans le cycle
d’Aldiss, il n’est mentionné que dans le dernier tome. On a vu son importance
concernant la “Fondation”.
L’empire
galactique a été aussitôt absorbé dans le fonds thématique de la SF : The
Planet of the Damned (1952, réédité sous le titre Slaves of the Klau)
de Jack Vance décrit la capture d’un couple de Terriens par une espèce dont l’économie
repose sur l’esclavage — tout comme celle de la nouvelle “ The Star Plunderer ”[71] de Poul Anderson. L’empire n’est donc pas
qu’un reflet de la réalité et des aspirations expansionnistes du monde
occidental, il peut servir de cadre à l’imagination la plus débridée.
Pour
compléter l’évolution entamée au début de cette section : conquête de l’espace
jusqu’à la Première Guerre mondiale, expansion dans les pulps des années 20,
apothéose de l’empire et interrogation sur son avenir dans les années 40, qui
trouve son aboutissement dans l’angoisse métaphysique de Harry Harrison : la
nouvelle “ L’Ultime rencontre ”[72] pose implicitement la question qui n’a jamais
figuré dans la “Fondation” : à quoi bon dominer toute la galaxie, si
l’on est seul à y habiter ?
La
science-fiction des années 60 a ramené la Terre, naguère oubliée ou au mieux réduite
à une légende, au premier plan : les charmes usés du space opera semblaient
avoir fait leur temps. On peut toutefois signaler, sur les schémas anciens, le
roman de l’Américain Jerry Pournelle : A Spaceship for the King (1971,
non traduit) ou le classique empire qui sert de cadre à Les Maîtres
chanteurs (Songmaster, 1978) d’Orson Scott Card. Ce furent les expériences
de la new wave en Angleterre et de la speculative fiction aux États-Unis,
permettant à “l’espace intérieur” cher à Henri Michaux d’entrer à son tour en
expansion jusqu’à concurrencer les espaces interstellaires. Au cours de ces années,
l’empire se démocratise, avec “La Ligue de Tous les Mondes” d’Ursula K.
LeGuin. Ce cycle regroupe six romans, dont Les Dépossédés (The Dispossessed
: An ambiguous Utopia, 1974), Le Nom du monde est forêt (The Word for
World is Forest, 1972) qui constitue un pamphlet anti-colonialiste inégalé à
ce jour, et La Main gauche de la nuit (The Left Hand of Darkness, 1969).
À l’opposé de l’Œcumène (du gr. œkoumène, “ monde exploré et connu ”) du
cycle de Gersen de Jack Vance, l’Œcumène de LeGuin n’est pas un banal empire
galactique mais plutôt un réseau d’information destiné à améliorer les
conditions générales d’un “système humain”. L’œuvre de cette fille
d’ethnologues possède la complexité et l’ambiguïté qui font les grands
livres-univers. Le space opera moderne lui doit les “ansibles” permettant la
communication entre les mondes.
Après
une période d’éclipse dans les années 70, la fin des années 80 a vu une
renaissance spectaculaire de ce thème usé, sous de nouvelles formes : l’Hégémonie,
chez Dan Simmons, possède les apparences de la démocratie, avec sa présidente
Meina Gladstone. Endymion revient à une certaine tradition, avec sa théocratie
qui a exclu toute machine intelligente (III-155) — renouvelée par la problématique
de l’immortalité de masse, qui n’est pas sans rappeler celle du “Fleuve de
l’éternité”. L’empire d’Hypérion est à placer sur le même plan
nostalgique que les batailles spatiales qui y sont décrites ; Tau Ceti Central,
ou TC2, et le Vecteur Renaissance
rappellent Trantor, par leur dépendance d’autres planètes pour leur
approvisionnement, et leur décrépitude après la chute de la première forme
d’empire, dans Endymion.
Le
cycle de la “Culture” de Iain M. Banks et les agrégats humains de la “Schismatrice”
de Bruce Sterling s’ouvrent à une vision globale qui respecte les différences,
ou plutôt s’en nourrit. Les pôles idéologiques de la Schismatrice qui
s’expriment par les partis politiques ont encore une volonté hégémonique chez
Sterling, qui perpétue l’idéologie du struggle for life. L’Écossais Iain
M. Banks prend un contre-pied radical de cette vision du monde : la Culture est
essentiellement gauchiste, et pourrait être comparée à une fédération
anarchiste[73]. Ce sont les avatars les plus
modernes de cette notion d’empire, devenue une fédération lâche, sans espèce
dominante. Ils misent, dans leur application à l’humanité, sur l’altération génétique
pour constituer des sortes de supercitoyens — voire, dans la “Culture”, des Übermenschen :
changement de sexe à volonté, insensibilité à la douleur, longévité accrue
jusqu’à trois cents ans. La morale interventionniste de la Culture, l’évangélisme
du Contact évoque singulièrement le modèle nord-américain. Mais du moins Iain
Banks est-il conscient de cet état de fait.
On
retrouve cette impression de liberté dans Noô. La critique a reproché à
Stefan Wul une vision de “ colonialisme paternaliste ”. Reproche peut-être fondé
pour Piège sur Zarkass (1958) qui dépeint la lutte de bons colonialistes
partisans d’un protectorat, face aux mauvais colonialistes[74] — mais déplacé dans le cas de Noô, où
plusieurs régimes politiques coexistent, du féodalisme à la démocratie, avec d’étonnantes
nouveautés : ainsi le système politique original de Grand’Croix, qui prend en
compte des éléments technologiques imaginaires tels les otosomes (Noô, I-144) et les phonosomes (I-146), caméras et micros de la taille
d’un grain de poussière, qui fondent une démocratie d’opinion comportementale.
L’empire
apporte une charpente osseuse solide aux structures imaginaires des auteurs.
C’est pourquoi on le trouve dans la plupart des livres-univers.
3) L’apport de la
hard science :
Il
faut en outre mentionner l’apport d’un autre sous-genre de la science-fiction à
la constitution du livre-univers : la hard science, anciennement appelée hardcore
SF, d’où parfois l’appellation de hard SF.
Sa
forme primitive consiste dans l’exploitation systématique d’une hypothèse
physique : par exemple les cycles solaires alternés du roman de Hal Clement, Cycles
de feu (Cycle of Fire, 1957).
Avec
le space opera et l’heroic fantasy, elle représente l’une des formes
dominantes de la SF contemporaine, “ directement issue des auteurs classiques
des années 40, avec des auteurs tels que Larry Niven, actuellement le plus
populaire aux U.S.A., Jerry Pournelle, Ben Bova, John Varley, etc. ”[75]. En fait, la hard science en tant
que mouvement n’existe que depuis la fin des années 50. Parmi les pionniers,
figurent Arthur C. Clarke (vulgarisateur scientifique de premier plan) et Hal
Clement. La postérité est nombreuse : Fred Hoyle, David Brin, Robert Forward…
mais aucun Français, malgré la profession scientifique de certains auteurs.
Parce que sa fiction s’appuie sur les connaissances de notre époque, la hard
science est exercée en particulier par des scientifiques de profession, dont le
souci de plausibilité est poussé à l’extrême : Larry Niven est diplômé de mathématiques,
Hal Clement diplômé d’astronomie à Harvard, Greg Bear est astrophysicien, Gregory
Benford chercheur en fusion thermonucléaire contrôlée…
La
hard science est apparue en réaction au manque de vérisme du space opera, dans
lequel les impératifs littéraires et imaginaires l’emportaient sur la rigueur
scientifique et le “réalisable” comme critères déterminants. Ajoutons à cela
l’engouement de John Campbell, à partir de 1950, pour les pseudo-sciences et
les faits pseudo-scientifiques, en réalité des mythes camouflés, tel le
continent de l’Atlantide, ou de la sorcellerie camouflée sous le jargon
scientifique. Asimov prit ses distances très tôt vis-à-vis de Campbell. Le
mouvement de la hard science serait né d’un désir de faire table rase de ces dérives :
Arthur C. Clarke a situé une de ses nouvelles, “ Un été sur Icare ”[76], sur un astéroïde dont l’orbite
passe plus près du soleil que la planète Mercure. Un astronaute s’y échoue et
doit sans cesse le parcourir pour rester sur la face obscure, afin de ne pas périr
brûlé. Un astronaute vivant réellement cette expérience devrait sans doute agir
ainsi.
Les
œuvres qui en relèvent se caractérisent par une inventivité rationnelle, qui
n’est pas sans évoquer la pure extrapolation scientifique, dotée de sense of
wonder [77] — Rendez-vous avec Rama (Rendezvous with
Rama, 1973) d’Arthur C. Clarke demeure un modèle.
De
fait, son attrait est surtout intellectuel, et la rigueur de ses développements
freine parfois la liberté de l’imagination. Affirmation qu’il faut nuancer par
la remarque de l’écrivain américain Norman Spinrad[78] : la prose de Larry Niven, chantre de la hard
science, regorge de pouvoirs télépathiques, d’extraterrestres bicéphales,
d’hyperpropulsion, de voyages temporels et d’hypothèses irréalistes comme la réaction
en chaîne d’explosions d’étoiles, comme dans un réacteur nucléaire… alors que
la SF de Ballard est une extrapolation limitée, bien plus plausible. La hard
science n’est pas l’anticipation, ni la scientifiction d’Hugo Gernsback. Elle
est affaire d’imagination et d’ambiance, une imagination qui s’exerce dans le
domaine de la technologie dont elle utilise le jargon. L’optimisme forcené en
l’humanité et le volontarisme conquérant ont fait qualifier cette tendance de
naïve et réactionnaire. Progressivement, une nouvelle génération d’auteurs,
Gregory Benford en tête, tâche d’effacer cette fâcheuse notoriété.
On
peut opposer à la hard science une soft SF, tout aussi rigoureuse mais qui préfère
aux sciences exactes les sciences dites humaines, telle la nouvelle de Lewis
Padgett “ Tout smouale étaient les borogoves ”[79], ou le roman de Jack Vance Les
Langages de Pao (The Languages of Pao, 1958) qui ont préfiguré la
psycholinguistique. Les romans de hard science s’appuient sur les sciences
dures traditionnelles, ou sur une extrapolation prudente de nouvelles sciences,
ou de sciences imaginaires rendues plausibles par la prospective ; le recours
au tapis magique ou au démon dans la bouteille est donc proscrit ! En revanche,
les techniques de terraformation dans Mars la rouge [80] sont tout à fait vraisemblables et fourmillent
de détails techniques. Au début des années 80, une nouvelle branche de la hard
science a fait son apparition : le cyberpunk, qui a introduit en force les
biotechnologies et l’informatique, dans le champ trop “physique” de la hard
science.
Une
fois de plus, les limites se révèlent floues. Au-delà de l’appellation de
sous-genre, la hard science est surtout une démarche, un traitement ; son
apport dans le cadre du livre-univers est à mettre sur le plan de l’exigence de
vraisemblance permettant d’obtenir un “effet de réel”, une des conditions
principales garantissant l’attention du lecteur.
Pour
le livre-univers, cette exigence est évidente. Dépeindre des planètes
imaginaires nécessite des connaissances en astrophysique, en météorologie, en écologie,
en géologie ; créer des civilisations étrangères exige d’autres notions, tout
aussi scientifiques. Dans le cas de Stefan Wul, l’utilisation de la science,
notamment de ses multiples jargons et de sa propension à créer des mots
nouveaux, fait partie intégrante de sa poétique, et se révèle un terreau
fertile pour l’imagination. Frank Herbert, ancien journaliste, a suivi à la
faculté des cours scientifiques, bien qu’il n’ait passé aucun diplôme. Parmi
les professions qu’il a exercées avant de se lancer dans l’écriture, il faut
citer celles de botaniste, de géologue et de psychanalyste[81].
L’aisance
à manier le matériel savant n’est pas partagée par tous. Brian Aldiss ne s’était
guère préoccupé de logique dans son Monde vert (Hothouse, 1962) ; on se
souvient du reproche d’invraisemblance formulé par Thomas Dish. Il en va tout
autrement d’Helliconia, où l’auteur, pour une fois, s’est adjoint l’aide
de cautions scientifiques dignes d’un écrivain de hard science. Il est frappant
de constater que la “ plus grande gratitude ” de Brian Aldiss est réservée aux représentants
de la cosmologie, de l’astronomie, de la géologie et de la climatologie,
sciences nécessaires à l’élaboration physique d’un monde. Quant à G.-J. Arnaud,
s’il demeure plus étranger aux problématiques de la science, c’est dans son expérience
passée de militant écologiste qu’il a puisé son matériel : digesteurs de méthane,
calorie comme unité d’échange universelle, gestion énergétique des ressources…
4) Préférence du
terme de livre-univers à celui de romance planétaire :
On
a vu ce qui distingue le space opera dans son acception la plus large, de la
romance planétaire : les aventures galactiques et les “romans de frontière”,
qui forment une grande partie du space opera primitif, ne peuvent s’y inscrire.
Une continuité géographique est nécessaire dans le développement d’une romance
planétaire, avec son relief, sa faune et sa flore, ses groupes humains
susceptibles d’interférer avec l’histoire.
Le
livre-univers n’est donc pas un “super” space opera, même si, là où le simple
voilier du space opera vous attend à quai pour embarquer vers les mers
inconnues de l’Imaginaire, le livre-univers déploie toute une flottille. C’est
sur ces vaisseaux-mondes que le galvaudé sense of wonder s’exprime le
plus largement. Les ingrédients du livre-univers et de la romance planétaire
sont communs : pluralité des mondes habités associée à un futur lointain, etc.
Le livre-univers est dérivé du concept de la romance planétaire, en l’élargissant
: alors que la romance planétaire désigne indifféremment les romans se situant
sur une seule planète, et ceux — comme Dune ou Hypérion — qui
sont centrés sur une planète mais qui n’excluent pas un arrière-plan
galactique, le livre-univers ne concerne que les seconds d’entre eux.
Les
contraintes liées à cette catégorie de la SF, elles aussi, s’élargissent. Dans
le livre-univers, la pluralité des mondes s’organise en empires humains (Dune)
ou non (les Extros d’Hypérion, rameau divergent de l’humanité adapté
pour l’espace, adversaire déclaré de l’Hégémonie ; règne phagor durant l’hiver
d’Helliconia), en nations et factions opposées (Noô, Cie). Les
lieux du space opera sont génériques et ne génèrent guère plus d’effet de réel
que ceux du conte de fées. Dans le premier volet d’Helliconia, ce qui
est l’histoire d’un personnage puis d’une lignée devient celle d’un lieu :
Oldorando. Ainsi qu’on le verra dans la troisième partie, la planetary
romance pourrait être considérée comme l’irruption du lieu dans la SF. On
préférera à sa traduction littérale le terme de livre-univers :
— Livre
est un terme générique commode pour regrouper ce qui peut être plusieurs
romans, ou un assemblage de nouvelles (par exemple Herbert, qualifié
d’“ homme d’un seul livre ”, qui en compte six). D’autre part, romance n’a
dans notre langue ni le sens, ni les riches connotations qu’elle possède en
anglais et qui indique un type narratif précis, relatif à l’histoire, à
l’aventure.
— Univers
illustre la notion de totalité, cohérente et réglementée par une logique
interne, qui est la première caractéristique d’un système.
L’action
du livre-univers peut d’ailleurs avoir lieu sur plusieurs planètes : deux dans Noô,
davantage dans Hypérion — ou des habitats de l’espace (l’Avernus d’Helliconia,
la Cie avec la station orbitale S.A.S. et plus tard la planète Ophiuchus
IV, Hypérion).
5) Le livre-univers
est-il un sous-genre ?
Ont
été définies certaines des spécificités du livre-univers. Il est possible de
l’isoler au sein des dizaines de milliers d’ouvrages qui constituent la masse
littéraire de la SF. Cela fait-il du livre-univers un sous-genre du space
opera, ou bien ne traduit-il qu’une simple tendance ?
On
est tenté de répondre par la négative à la première question. En premier lieu
parce qu’il n’a pas conscience de lui-même en tant que genre : un auteur pourra
s’en réclamer, ou affirmer de son livre : “ Ah non, ça n’en est pas ! ”
D’autre
part, il n’y a pas assez d’œuvres significatives, ni de collection réservée,
pour en faire un mouvement, ni même un courant, vers lequel pourrait se diriger
spontanément un écrivain. Un livre-univers demeure un ouvrage exceptionnel,
difficile d’accès, que l’auteur élabore une partie de sa vie, qu’il revendique
souvent comme le sommet de sa carrière.
Il
est préférable qu’il en soit ainsi. Le livre-univers n’est qu’une dénomination.
Son champ d’exploration reste donc ouvert.
C — caractéristiques
manifestes
L’histoire
générique nous renseigne quant à la formation et à la situation du
livre-univers sur la carte de la science-fiction. Une première définition s’est
dégagée, qui prend en compte ses éléments les plus généraux — ceux, élargis, de
la romance planétaire —, et la vision holistique qui sous-tend l’œuvre. On
s’est efforcé de rassembler des concepts autour d’un mot. Refermons les
dictionnaires pour ouvrir le livre. Quels qualificatifs viennent à l’esprit,
après la lecture des ouvrages étudiés ? Ceux que l’on trouve le plus souvent
sont au nombre de trois : densité, originalité, démesure.
1) Densité :
On
est confronté d’emblée à une densité inhabituelle des éléments du récit, aux antipodes
de la tendance actuelle à se conformer à la loi de Boyle-Mariotte sur les gaz,
qui veut que plus il y a de volume, moins il y a de pression. Au sein de cette
tendance, le succès d’Hypérion est plus compréhensible.
Le
discours, description et/ou information, l’emporte sur l’intrigue. Les
digressions abondent : surcharge descriptive dans Noô, discussions de
politique générale (la Cie, Dune…) et religieuses (Hypérion), développements
d’hypothèses qui peuvent être jugées superflues par le lecteur pressé (considérations
sur la tique du phagor, I-496 d’Helliconia, sur les mécanismes
sociaux dans Noô…), mais qui ont leur utilité dans le schéma général de
l’œuvre, comme on va le voir. La densité s’accompagne toujours d’une variété
dans les éléments, la troisième partie de cette étude en fait un inventaire
succinct.
Pourquoi
un tel effort descriptif, auquel le livre-univers ne semble pouvoir se
soustraire ? Cela est également vrai dans toute la science-fiction, où tout
doit être tiré du texte, celui-ci ne pouvant s’appuyer sur le référent réel, le
matelas consensuel du quotidien contemporain. Toute la vraisemblance doit être
reconstruite. Dans la romance planétaire et le livre-univers, c’est tout un
monde qui part ainsi de zéro, qui doit atteindre à la complexité et la richesse
chaotique de la réalité empirique. L’auteur devra faire preuve de qualités
descriptives constantes, puisque de ce “rembourrage” d’indices (selon la
terminologie de Barthes) dépend l’adhésion ou non du lecteur à la fiction — et
l’un des buts de cette recherche consiste à étudier les méthodes de capitonnage
en œuvre dans le livre-univers.
La
compacité nuit parfois au coulé narratif. On peut être allergique aux
nourritures trop riches. Sur ce plan, Noô a déconcerté les admirateurs
de Stefan Wul. Les encyclopédies déplorent souvent les digressions de Dune, accusées
de jouer avec les nerfs du lecteur. La Cie fait exception, ayant remplacé
la compacité par la complexité d’intrigues alternées. Cette série monumentale
constitue la traduction populaire d’un livre-univers : on y trouve les
motifs de l’obsession du complot et de la manipulation des masses, typique de
la production de G.-J. Arnaud et du roman d’espionnage en général. Ce dernier
l’a conçue à la manière d’un feuilleton du XIXe siècle, dont elle a hérité du goût pour les scènes
sentimentales, les personnages typés, et l’écriture volontairement relâchée qui
lui a été reprochée mais qui se révèle d’une indéniable efficacité : un tome
est écrit en deux semaines. La Cie est le dernier grand feuilleton de ce
siècle.
La
densité est un caractère quantitatif. L’originalité s’attache au qualitatif.
2) Originalité :
Par
originalité, on comprend le caractère de ce qui est singulier, nouveau,
fantaisiste, bizarre, excentrique. Les trois dernières caractéristiques ne
s’appliquent pas au livre-univers. Hormis pour les personnes totalement réfractaires
à la science-fiction, ce qui est décrit dans le livre-univers n’est pas “bizarre”
ou “fantaisiste”.
Ce
qui frappe à la première lecture des œuvres étudiées, c’est à la fois la
fertilité de l’imagination et l’originalité du monde décrit — un lecteur au
courant des codes de lecture de la SF reconnaîtra ces signes dès les premières
pages —, l’une puisant sa profusion dans la force de l’autre, comme un seau
ramenant de l’eau du fond d’un puits. Le livre-univers est bien original,
c’est-à-dire non imité.
La
totale originalité est tout simplement impossible. La science-fiction n’est pas
une production surréaliste, elle possède un sens explicite, et le plus souvent
une histoire. L’originalité s’évalue par rapport à une norme, et par son caractère
de nouveauté. Tout le monde s’accorde à reconnaître que les œuvres littéraires
se constituent pour une bonne part avec des matériaux pris dans une tradition
culturelle[82] ; chaque membre d’une société intériorise des
images de son environnement culturel, les transforme en imageries privées. L’œuvre
d’art constitue une sorte de rétroaction de ce processus, qui devient
circulaire. Un livre totalement original, créé ex nihilo, sans aucun référent
avec la réalité ou un imaginaire commun, n’intéresserait du reste personne.
Cependant,
Arrakis ne ressemble à aucune autre planète qu’ait produit la science-fiction
avant Frank Herbert. D’autres déserts ont servi de lieu à des romans de SF
avant Dune — qui semble pourtant se produire pour la première fois. Dune
est un Sahara magnifié, Soror une Amérique du Sud et une Afrique fantasmées,
Aequalis une Europe grossie aux dimensions d’un hémisphère — mais avec une dose
d’invention qui les rend absolument singuliers.
Dévaluer
l’originalité, ce serait dévaluer l’imagination. Les auteurs à l’imaginaire
novateur sont une denrée rare et précieuse, spécialement en science-fiction.
L’imagination
est l’une des qualités premières de Stefan Wul, reconnue dès les années 50 ; Le
Temple du passé parvient, près de quarante ans après sa rédaction, à émerveiller.
Dans Noô, deux planètes sont données à explorer en touriste : Soror et
Candida. Brice, héros malgré lui, plonge dans sa nouvelle vie comme dans le
tourbillon d’un grand huit. Soror est placée sous le signe du baroque avec sa
capitale multiforme, Grand’Croix, et sa jungle fabuleuse ; Candida, la planète
ovale dont seule la face orientée vers le soleil est habitée, sous le signe de
l’exotisme. Noô étale un catalogue fabuleux de lieux et de personnages
hauts en couleur, un carnaval de plantes et d’animaux extraordinaires mais
toujours plausibles. L’épithète que l’on pourrait accoler à l’imagination de Noô
est : “foisonnante”.
La
plupart des livres-univers — et des romans de science-fiction en général — se déroulent
sur des mondes aux conditions de vie difficiles. Arrakis et la Terre future de
la Cie déploient chacune des déserts à l’échelle d’une planète : l’une
plus chaude que le Sahara, l’autre plus froide que le pôle Nord. Mais la
profonde originalité de ces deux lieux n’en ressort pas moins, car l’écosystème
(vers des sables et baleines-dirigeables) et les formes de sociétés se trouvent
complètement renouvelés. L’originalité s’exerce moins dans les “objets” (lieux,
personnages…) qu’entre les objets — c’est-à-dire, moins dans les éléments
imaginaires que dans la construction imaginaire.
Par
exemple :
[les] papillons larges comme des journaux déployés.
Par grande chaleur, les Bouviers leur coupaient la tête, se les accrochaient
dans les cheveux. Et tel un grand jouet mécanique, l’insecte décapité battait
des ailes pendant des heures en éventant son tortionnaire ” [Noô, I-102]
Ici,
l’originalité vaut par l’image poétique que suscite cette trouvaille usée qui
consiste à grossir un animal aux dimensions du merveilleux ; non par elle-même,
mais par sa comparaison avec un éventail mécanique, dont on imagine l’ample
mouvement et le bruit crissant. Une trouvaille comparable — l’utilisation
post-mortem d’un animal à la place d’une machine — se trouve plus loin, II-116 : un cœur de vaure (un animal marin) servant de pompe dans
la cale d’un bateau. Mais au niveau de l’invention, c’est la variété qui domine
par-dessus tout. Ainsi, cet autre exemple tiré de Noô :
Nous revenions tard, sous les faux tulipiers qui
froissaient haut leurs branches en déchargeant des éclairs d’électricité
statique. [Noô, I-156]
Il y a
d’autres arbres électriques dans la science-fiction. En particulier dans Hypérion,
avec ses fameux teslas (I-51). Et pourtant, les différences sont
si importantes, tant dans leur apparence et que dans leurs effets, c’est-à-dire
leurs relations avec d’autres éléments de l’histoire, que les teslas semblent
totalement neufs.
Comme
celle de Noô, l’imagination de l’auteur d’Hypérion s’exerce dans
une veine classique, proche du space opera — contrairement à des auteurs tels
Sheckley ou Fredric Brown, qui développent des univers extrêmement personnels,
ou la veine fantasmatique des auteurs de la new wave.
Hypérion
a ses caractéristiques
propres. L’intérêt que la planète suscite chez le lecteur tient à sa
perception, qui diverge selon les protagonistes principaux, les “ pèlerins ”.
C’est sur cette planète que les lieux sont le plus intimement liés aux
personnes qui les perçoivent : la vallée des cruciformes chez le prêtre, les
simulations de combat chez le guerrier, les Tombeaux du Temps chez le chercheur…
Plus que l’originalité des composantes topographiques, assez conventionnelles
au regard de Noô, ce sont les différences d’appréhension qui font sa
puissance d’évocation.
La
singularité de la planète Helliconia tient à la configuration astronomique de
son système solaire : un système binaire qui conduit à l’existence, par-dessus
le calendrier ordinaire des Petites Années, d’un deuxième cycle de mille ans
permettant l’alternance du règne humain à la surface de la planète (en été) et
du règne phagor (en hiver). Chaque saison devient une ère à part entière, avec
ses plantes et ses animaux.
L’originalité
ne se limite donc pas à la topographie. On peut y voir la volonté des auteurs
d’emmener le lecteur ailleurs. Cet ailleurs géographique débouche sur d’autres
ailleurs : ailleurs esthétiques, ailleurs idéologiques. Peut-être
le désir de créer un livre-univers chez un auteur réside-t-il précisément ici
(et explique en outre le besoin de démesure) : se donner un cadre digne
d’exercer à loisir une imagination que l’on sait féconde et de haute qualité.
3) Démesure et
multiplicité dans les éléments du récit :
Par
démesure, il ne faut entendre ni incohérence, ni incapacité de contrôler la
matière, mais dimension excessive, ou plutôt mesure extrême.
La
démesure dans la description n’est pas une condition indispensable du
livre-univers. On constate cependant qu’elle est présente dans toutes les œuvres
qui s’y rattachent. C’est l’héritage du mot “opera” contenu dans le space
opera, qui avait tout son sens dans ses représentants primitifs et qui retrouve
droit de cité. Les faiseurs de livres-univers sont les Ramsès de la
science-fiction, l’ampleur de leur vision imaginaire peut sans peine se
comparer à celle du Victor Hugo de La Légende des siècles ou du Balzac
de La Comédie humaine.
On
trouve de la démesure dans le fleuve Téthys coulant à travers deux cents mondes
d’Hypérion grâce aux distrans, dans le fabuleux vaisseau-arbre
Yggdrasill, dans l’essaim extro, dans la mégatechnologie qui baigne le roman.
L’enjeu, d’échelle galactique, est typique de la démesure du space opera, mais
on y retrouve également, par l’appel à la mythologie et à la théogonie
grecques, l’influence de Keats.
De
la démesure dans les foules en crue et les architectures folles, de béton ou de
bois vivant, de Noô ; dans l’ice-tanker créé par Lien Rag (Cie,
LV), l’amibe géante Jelly qui s’étend sur un demi-million de
kilomètres carrés, mais surtout dans les chantiers pharaoniques de la Compagnie
de la Banquise, du tunnel fabuleux de Lady Diana (démesure négative, car
gaspillage d’énergie et hybris du pouvoir) ou de la banquise de bois —
et dans le roman lui-même… dans la Grande Roue de Karnabhar, sur Helliconia.
Elle se retrouve dans le motif de la planète géante, chez les “romances” de
Vance et de Silverberg, dans les millions de mondes de Fondation… Bref,
elle fait partie de l’étoffe même du livre-univers, comme si les auteurs, en
utilisant une échelle particulièrement vaste, se ménageaient une scène à la
mesure de leur démonstration.
Le
temps, lui aussi, se dilate : Dune, se déroulant sur cinquante mille
ans, détient le record mais ce sont tout de même des centaines d’années qui
passent dans Helliconia, une génération humaine dans la Cie.
Stefan Wul use d’une astuce spatio-temporelle pour changer d’échelle, qui
caractérise bien là sa façon de procéder.
L’argument
peut être simplement d’ordre esthétique. Ainsi Grand’Croix, dans Noô,
renouvelle le poncif de l’hypertrophie urbaine (mais sans les angoisses qu’elle
génère, thème traité entre autre par John Brunner), dans la postérité de la Métropolis
de Fritz Lang, en lui attribuant une valeur positive :
Car encore et toujours, très haut ou tout en bas, de
toutes parts, la Ville creusait ses abîmes ou bien, dans un ciel mauve et or,
dilatait ses gigantismes jusqu’à l’absurde en vastes pans d’ombre et de lumière,
tout enrubannés de viaducs, de rumeurs et d’arabesques de vent ivre (…).
Alors, c’était donc cela, une ville !… Non, pauvres
nains, ne me citez pas de micropoles terriennes. Je les connais vos petites
cartes postales, et vous n’avez rien compris ! Je vous dis que chaque détour,
chaque station m’enivrait de grandiose et de monumental. [[83]]
Si Arnaud
partage le goût de Wul, tous les créateurs de livre-univers n’offrent pas cet
hymne à la démesure architecturale. Chez Aldiss, elle paraît plutôt un mal nécessaire.
Quant à Herbert, voici comment il évoque le palais d’Arrakeen, construit au
cours des douze ans de croisade de Paul pour devenir le plus grand monument
jamais construit par l’homme :
Sous le soleil septentrional, les bâtiments étaient énormes.
Des colosses ! Devant lui se déployaient toutes les extravagances architecturales
d’une Histoire devenue folle. Des terrasses vastes comme des mesas, des cours
aussi grandes qu’une ville, des parcs, des jardins où le désert était recréé.
Ainsi, l’art dans ce qu’il avait de superbe pouvait déboucher
sur des prodiges atroces de mauvais goût. [Dune, II-131]
L’auteur
rompt avec le space opera, en ne misant jamais sur l’effet de gigantisme ou la
démesure visuelle. Seul le ver des sables géant fait l’objet d’une courte
description. Ce qui est démesuré, dans Dune, ce sont les enjeux :
des millions de planètes (alors qu’à peine une dizaine sont effectivement décrites
dans tout le cycle) sont dans la balance du jeu du pouvoir ; l’enjeu est, ni
plus ni moins, le contrôle de l’Histoire. Le programme du Bene Gesserit est une
tâche proprement pharaonique puisqu’il s’étend sur des centaines de générations.
En cela, Herbert est l’héritier de la tradition de l’épopée, ce procédé de
l’amplification qui est une marque du space opera.
La
multiplicité est une autre forme de démesure. Cette notion est une constante de
la paralittérature, à laquelle appartient la science-fiction ; multiplicité de
situations et de personnages, et qui constitue le reproche majeur des détracteurs
du livre-univers. Le propre du héros est de se dresser contre le monde. Les
personnages de livre-univers ne se dressent pas contre le monde. Ils l’éprouvent,
en font l’expérience[84].
4) Des livres
carrefours :
Le
livre-univers se trouve au carrefour de genres et de tendances. L’instabilité
de ces genres non clairement définis, ainsi que leurs influences réciproques
dans le temps (les histoires du futur et la notion d’empire galactique, le
space opera et la science fantasy à l’origine de la romance planétaire,
l’importance déterminante du roman Fondation sur le space opera…) empêchent
de dresser une carte qui les fixerait hors de l’histoire — ce qui aurait
d’autant moins de sens que la science-fiction a tendance à se construire sur
elle-même.
Cette
partie montre en tout cas que le livre-univers est au centre d’un grand nombre
de concepts et de genres.
Dernière
caractéristique qui conclura cette partie : plusieurs lectures n’épuisent pas
la richesse du livre-univers, qui semble construit en strates successives.
Stefan Wul, par la bouche de son narrateur, compare son texte à un mille-feuille
: une jolie métaphore pour exprimer que celui-ci se développe en surface
(syntagmatiquement) et, par empilement, en volume (paradigmatiquement). Il
perdure au-delà de la voie à sens unique du simple récit, au-delà des mystères
qu’il a portés et qui ont été résolus à la fin. Ouvrez Dune au hasard.
L’effet d’immersion est instantané, on est pris en charge par de mystérieux
vecteurs. L’univers paraît doué d’une vie propre. Cette magie, l’indépendance
apparente du cosmos décrit par rapport aux événements qui s’y inscrivent,
est particulière au livre-univers. Elle génère un plaisir qui dépasse
l’ambition prométhéenne de reproduction de la réalité, souvent invoquée lors de
la genèse d’un nouveau monde, mais miroir aux alouettes puisqu’il s’agit de
fiction. Ce plaisir trouve sa source dans le fait que chaque lecture est à la
fois cumulative et organisatrice d’éléments dépourvus de liens explicites, émergeant
d’un chaos apparent. Parce que le livre-univers n’est pas linéaire, il est
possible de cheminer en fonction de ses instincts.
Il
suffit de relire les exergues de Dune, pour imaginer sans peine — avec délices
— ce qui aurait été donné à lire si le Livre de Ghanima ou les Commentaires
de Stilgar avaient réellement existé… de parcourir les passages concernant
la flore sororienne ou candidienne de Noô, et de se laisser bercer par
ces poèmes en prose. Immanquablement se découvrent des liens jamais remarqués
auparavant, quelque référence externe, par le biais d’un hémistiche, à Rimbaud,
ou, par le nom d’une plante, aux légendes d’Hélios.
Chaque
élément du récit, chaque idée, contribue à l’entraînement d’une vision
d’ensemble, qui varie au gré des lectures.
À
ces livres de confluences, où des structures singulières se dessinent sous
l’histoire et les thèmes abordés, il convient d’appliquer une méthode
d’approche particulière, qui consiste à les envisager sous l’angle des systèmes.
DEUXIÈME
PARTIE
LE
LIVRE-UNIVERS COMME SYSTÈME
Muad’Dib est le fou, le
saint,
L’étranger doré à jamais
vivant
À l’orée de la raison.
Que s’abaisse votre garde et
le voici !
Sa paix cramoisie, sa pâleur
souveraine
Frappent notre univers par
des trames de prophète.
Au seuil d’un regard
tranquille,
Hors des jungles stellaires,
Mystérieux, mortel, l’aveugle
oracle,
Le fauve prophétique dont la
voix jamais ne se tait.
Shai-hulud l’attend sur une
grève
Où passent des couples aux
regards fixés
Sur l’ennui délicieux de
l’amour.
Il traverse la longue caverne
du temps,
Dispersant le moi-fou de son
rêve.
Frank Herbert. Dune (trad. fr. M.
Demuth)
Hymne du ghola, exergue de l’épilogue,
II- 265.
Le
profil du livre-univers a été dessiné. Il s’organise autour d’un système planétaire
— rarement la Terre —, qui peut avoir des extensions dans toute la galaxie. Les
composantes de la planète jouent un rôle dans le devenir de l’univers décrit
autant que dans celui des protagonistes du récit. On peut deviner, en filigrane
de la narration, des structures qui dépassent le récit et lui survivent.
1) Le roman comme
système :
Partons
d’un lieu commun : tout langage est système, toute fiction une création
artificielle impliquant des relations cohérentes et structurées entre les mots
et les idées.
Pour qu’un texte n’ait plus de structure, il faudrait
qu’aucun personnage, une fois nommé, ne reparaisse ; qu’aucun événement ne découle
d’un autre ; qu’il n’y ait aucune référence chronologique. Il faudrait, plus
encore, que la syntaxe de chaque phrase soit différente de la précédente,
qu’aucun mot ne soit utilisé deux fois, qu’il ne contienne aucune image
(puisque comparer c’est déjà construire). Il faudrait que ce texte hypothétique
soit construit dans une langue inconnue et à jamais indéchiffrable, littérature
lettriste à l’alphabet infini où l’on ne pourrait lire aucune récurrence. C’est
dire que la nécessité de la construction est déjà inscrite dans les limites du
vocabulaire et de la syntaxe, dans les habitudes de la pensée, dans les nécessités
de la communication. [[85]]
Dès les
années 1930, le texte est considéré comme une unité cohérente et l’on étudie
comment les éléments constitutifs d’un texte littéraire se rapportent les uns
aux autres et se modifient mutuellement.
Pourquoi
dans ce cas envisager le livre-univers sous l’angle systémique ? Parce que
le système sous-jacent de la fiction se révèle de la plus éclatante façon, par
une sorte de mise en abîme au sein même de l’espace imaginaire, comme si les
faiseurs d’univers prenaient de propos délibéré le contre-pied du texte
instructuré imaginé par Jean-Yves Tadié.
La
totalité, première caractéristique fondamentale d’un système, est matérialisée
par la géographie, dont l’altérité des éléments nous place d’emblée “hors de ce
monde”, nous en montrant les limites ; les transformations d’évolution et
d’autorégulation, ressorts internes du système, sont symbolisées par les échanges
entre les différents éléments du récit et les modifications du milieu, à
travers le temps irréversible de la narration. Tout ceci va être développé dans
la présente partie.
2) Intérêt des
auteurs pour la notion de système :
L’univers,
la planète, les sociétés humaines (dans Helliconia II de Brian Aldiss, le peuple est considéré comme une “ entité
organique ” obéissant à des règles, malgré l’apparent libre-arbitre de ses
dirigeants), et jusqu’à la vie individuelle elle-même[86], sont considérés comme des systèmes
imbriqués comme des poupées gigognes se répondant par des liens d’interdépendance.
C’est pourquoi la destinée du héros, qu’il s’agisse de Paul Atréides, des sept
pèlerins d’Hypérion ou même de Brice et de Lien Rag qui s’évertuent à passer au
travers des mailles de l’Histoire, s’incorpore si parfaitement au monde qui
l’entoure : dans le livre-univers rien n’est gratuit, tout se complète dans un
processus d’intégration. Il est typique que toutes les formes sociales soient
assujetties au climat, ce qui explique la prédilection des auteurs pour les
climats extrêmes, qui mettent en valeur cette relation privilégiée entre les
individus, les sociétés et la nature. Dans la Cie, cette trinité
s’interpénètre et s’oppose. Lorsque Lien Rag se révolte contre le pouvoir
totalitaire des Compagnies, il ne remet pas en cause le principe du nomadisme
ferroviaire à la source de ce pouvoir, parce que ce principe structure sa
vision du monde (ce dont il a conscience).
L’intérêt
des auteurs de livres-univers pour cette notion, parfois, se trahit :
a. dans les
citations en exergue
:
— celle de Jacques Monod (Fr, 1910-1976),
en tête de Noô : “ Il est tentant, pour un biologiste, de comparer l’évolution
des idées et celle de la biosphère ”[87] ;
— de Norbert Wiener (USA, 1894-1964), mathématicien
fondateur et réinventeur du mot cybernétique[88], au début de La Chute d’Hypérion,
cité à l’intérieur du roman (I-378) :
Dieu peut-il jouer de manière significative avec ses
créatures ? Un créateur quelconque, même limité, peut-il jouer avec les siennes
à un jeu significatif ? [[89]]
— celle même de Lucrèce (98-55 av. J.-C.),
au début du Printemps d’Helliconia, où il est question du “ système de
la nature ”, ainsi que la première strophe de la citation du poète anglais
George Herbert (1593-1633), dans L’Été, qui relie l’homme au système de
la nature :
L’homme est totale symétrie,
Foyer de proportions, où tout membre a son pair,
Le tout faisant écho au monde entier ;
Chaque élément peut nommer l’autre frère ;
Car la tête et le pied en secret sont amis,
Lunes, marées, leur étant liées.
[Helliconia, II-7]
b. dans la chair du
récit :
— à travers le choix des mots : “ équilibre
”, “ système ”, “ régulation ”, “ stabilité ”, etc., constellant les
textes, qui traduisent, souvent inconsciemment, un univers fictif appréhendé de
façon systémique par leur créateur ;
— dans Dune, les exergues donnent
le ton de l’œuvre : sur les cent trente-sept exergues de chapitres que comptent
les trois premiers tomes, quarante-cinq sont directement liés à l’idée de système.
Ainsi, cette citation de Paul Atréides extraite d’un “ Ordre au Conseil ”
:
Le développement de la production et celui des
revenus doivent progresser au même rythme dans mon Empire. Voilà, en substance,
ce que j’ordonne. Il n’y aura pas de difficultés de balance des paiements entre
les diverses sphères d’influence. (…) Je suis le consommateur d’énergie suprême
et je le resterai, vivant ou mort. Mon Gouvernement, c’est l’économie. [Dune,
II-181]
Il s’agit
pour l’essentiel de réflexions liées à l’écologie, la politique, l’Histoire ou
la religion, mais aussi à celles qui traitent de l’information. La toute première
phrase de Dune (premier exergue), annonce le récit à venir en tant que
système, mettant l’accent sur les conditions initiales : “ C’est à l’heure
du commencement qu’il faut tout particulièrement veiller à ce que les équilibres
soient précis ”. Cet intérêt semble même s’accroître : dans le
premier tome, la proportion est d’un exergue sur six ; dans Le Messie de
Dune (t. II), est elle d’un sur trois, et d’un
sur deux dans Les Enfants de Dune (t. III). Il faut
ajouter les exergues relatifs à la prescience (par exemple I*-333), qui met en jeu la notion de prédictibilité, aucun
possible ne préexistant à l’état présent du monde ;
— par les multiples réflexions de
personnages :
Sur toute planète favorable à l’homme, disait Kynes,
il existe une sorte de beauté interne faite de mouvement et d’équilibre. Cette
beauté produit un effet dynamique stabilisateur qui est essentiel à
l’existence. Sa fonction est simple : maintenir et produire des schémas
coordonnés de plus en plus diversifiés. C’est la vie qui augmente la capacité
de tout système clos à entretenir la vie. La vie dans sa totalité est au
service de la vie. Au fur et à mesure qu’elle se diversifie, les aliments nécessaires
deviennent plus disponibles. Tout le paysage s’éveille, les relations s’établissent,
s’interpénètrent. [Dune, I**-363 (appendice I), trad. fr. M. Demuth]
L’attrait
intellectuel — la “ beauté ” — de la structure est très aigu chez Frank
Herbert, qui a acheté en 1972, avec l’argent rapporté par Dune, une
ferme où il a pu expérimenter à son gré des systèmes écologiques[90]. Il n’est pas une page de Dune
comportant une réflexion, politique, philosophique ou autre, qui ne soit
d’inspiration structuraliste. Chaque action est prise dans un réseau
d’implications complexes, et la force de ce réseau est si grande qu’il semble
exister indépendamment des actions qui le constituent.
La
première réflexion qui place Noô sous le signe des systèmes a lieu avant
l’entrée de Brice dans la sphère stellaire d’Hélios. Le premier système, mécanique,
perçu par le narrateur est social :
Tout mécanisme nécessite du jeu. Les ajustements
bloqués ont leur rôle, mais il en faut de libres pour tourner ou glisser selon
les cas. Il en est ainsi jusque dans les affaires humaines, aux cotes de tolérance
intuitives et mouvantes, où l’absolu est une somme de combinaisons imparfaites
et de déséquilibres compensés. [Noô, I-27]
On ne se méfie pas assez des enfants, que l’on
suppose naïfs parce qu’ils manquent de vocabulaire. Je me souviens de mon tact…
Ne pas frôler, fût-ce d’un mot, les petites balances intérieures du chef de
famille ! [I-28]
(Dans Dune,
III-536 : Leto, quand il décide d’épouser sa sœur, voit dans
sa lignée à venir un “ écosystème en réduction ”.) Par la suite les remarques
abonderont, dans la bouche de Jouve Deméril bien sûr, de Brice ainsi que de
personnages secondaires, le père de Vial Dolanis par exemple. Chez Brian
Aldiss, ce sont les animaux qui les premiers sentent que le monde est en train
de changer : leur acuité aux modifications de l’écosystème est plus grande que
celle des humains et des phagors.
Quant aux animaux et aux oiseaux, toujours nombreux malgré
le peu d’espèces existantes, leurs sens étaient beaucoup plus sensibles aux
fluctuations du globe que ceux des humains. Eux aussi savaient sans savoir
qu’ils savaient. Leur compréhension leur disait qu’un changement inéluctable était
proche — était déjà à l’œuvre sous la terre, dans la circulation sanguine, dans
l’air, dans la stratosphère, et dans tout ce qui faisait partie de la biosphère.
[Helliconia, I-183]
Les hommes
(et d’abord les femmes) ne s’en rendront compte que plus tard, au prix d’une conceptualisation
:
Le fait que l’univers n’est pas soumis au hasard.
C’est une machine. On peut par conséquent en connaître le fonctionnement. [Helliconia,
I-470]
Cette
sensibilité aux systèmes peut s’exprimer de façon intuitive, par une sorte
d’animisme qui relie l’homme à son environnement, en une imbrication de sphères
de perception :
Cheveux et poils poussent sur votre tête et votre
corps tout comme les soleils se lèvent et se couchent. Ce ne sont pas là des
actions séparées mais une seule et même chose sous le regard de Wutra. Notre
monde dessine un cercle autour de Batalix, et il y a d’autres mondes comme le nôtre
qui se comportent de même. [[91]]
— par une matérialisation, ou une
traduction pseudo-scientifique, de l’appréhension systémique du monde : la
psychohistoire, science de la prévision historique d’inspiration
structuraliste, dans Fondation ; dans Hypérion, l’imbrication du
monde matériel et de l’infosphère, qui présente un univers à multiples
niveaux ; dans Helliconia, la relativité interdépendante des
“ Umwelts ”[92], qui place la mise en système sous
le signe de la communication, les “ mathématiques qui régl(ai)ent les
rapports humains ”[93]. Dans Dune, la prescience,
les “ images-visions ” délivrées par l’épice dans un état de
sur-perception se présentant comme une modélisation de futurs possibles
fluctuant selon divers paramètres — mais qui ne décident pas de l’avenir. Dans Noô,
ces concrétisations de l’idée de système abondent : Arbre des Structures
combinables, “ écobernétique ”, théories bio-sociologiques aboutissant au “ mérilisme
”, et dont le “ pansynergopte ” constitue là encore une modélisation, ancêtre
mécanique de la simulation de prospective informatique — qui donnera lieu à un
développement infra, p.235.
Et le mot “ équilibre ” revenait comme un leitmotiv
dans nos derniers entretiens. Quand il [Jouve] voulait faire image, il parlait
de thermostat, d’autorégulation, de mécanismes biologiques… ” [Noô,
II-80]
“
Psychohistoire ” et “ mérilisme ” ont en commun de combiner langage du savoir (mathématique,
statistique) et langage du sens (politique, histoire, religion).
Tandis
que Noô s’attache plutôt aux objets, dans Dune la pensée
structuraliste se montre à travers les organisations humaines : la Science de
la Religion du Bene Gesserit procède en termes de structures, de même que
l’enseignement de Muad’Dib[94], les Mentats — ordinateurs humains
capables d’une sur-perception limitée, acquise par l’enseignement —, et même la
pensée fremen :
Se fondant sur les Fremen, les Planétologistes voient
la vie comme un ensemble de manifestations de l’énergie et cherchent les
relations dominantes. (…) Ce que les Fremen possèdent en tant que peuple,
n’importe quel peuple peut le posséder. Il lui faut seulement développer un
sens des relations d’énergie. Il lui faut seulement observer que l’énergie
absorbe les structures des choses et construit avec ces structures. [Dune, III-473]
On peut
aller puiser un dernier exemple chez les Roux, pour qui le respect des équilibres
naturels est plus intuitif : “ Comme toujours, les Roux n’avaient prélevé qu’un
ou deux œufs par nid, pour préserver l’équilibre naturel. ” (Cie, XXXVI-142).
Par
toutes ces références, il est possible de sentir combien la notion de système
imprègne le discours des auteurs. Pourquoi ceux-ci manifestent-ils de l’intérêt
pour cette notion ? On établira les premiers éléments de réponse dans la deuxième
section.
I. Composition d’un système
La
notion de système peut être décrite de façon sommaire comme correspondant à un
ensemble d’éléments organisés en fonction d’un but, qui interagissent entre eux
et, éventuellement, avec le milieu extérieur. La structure, terme déjà ancien
d’origine anatomiste et grammairienne, s’attache quant à elle au principe
d’organisation de l’objet considéré.
Un
organisme vivant, une entreprise, un ordinateur, l’économie d’un pays… et un
livre-univers, peuvent être envisagés en tant que système au sens technique du
terme.
Le
but d’une entreprise est relativement simple : prospérer en produisant du
profit. Quel serait le but du livre-univers ? Il faut reprendre l’image de l’écosystème,
dont la finalité est de maintenir ses équilibres et de favoriser le développement
de la vie. Celle du livre-univers est de maintenir ses équilibres — sa cohérence
interne — et de permettre le développement des idées.
Les
éléments peuvent être abstraits ou concrets. Abstraits, ce sont les symboles et
les thèmes, propres ou non à la science-fiction. Concrets, ce sont les décors,
les types de personnages, et tout ce qui peut porter la dénomination d’objets.
La troisième partie les passera en revue.
La
notion de système, assez floue, est sujette à débat. Il y a de multiples façons
de l’envisager. Plus constructif est de cerner ses caractéristiques. Le système
en compte trois : la totalité, la transformation, et l’autoréglage.
A — totalité
Un
système est formé d’éléments. Pour qu’il y ait système, il faut avant toute
chose que ces éléments composent une totalité. Une cellule est un système
vivant ; sa totalité est contenue à l’intérieur d’une membrane de protéines.
Comme la cellule, le livre-univers est un tout autonome, avec des frontières
qui le séparent du monde extérieur. L’autonomie[95] est symbolisée par un simulacre d’éloignement,
d’extranéité par rapport au monde contemporain tel qu’on le voit décrit en littérature
générale : une distance de quatre années-lumière séparent notre soleil d’Hélios,
suffisante pour transformer ses planètes en “ Mondes Perdus ” (Noô,
I-81). Plus loin : “ Jouve est catégorique : je ne reviendrai
jamais. ” (I-87). Brice et Jouve Deméril sont
partis de la Terre le 17 septembre 1938 ; Stefan Wul a seize ans à l’époque,
c’est-à-dire à peine deux ans de plus que son héros. Celui-ci débute ses
aventures en 1973, au moment de la rédaction du roman. Du reste, Brice part du
Vénézuéla, qui constitue déjà un ailleurs ; d’un exotique terrien, Stefan Wul
transporte son lecteur dans un exotisme extraterrestre.
Mille
années-lumière séparent le lecteur du système binaire helliconien, l’éloignement
profitant des lois de la relativité ; la vitesse de la lumière ne peut être dépassée,
de sorte qu’il faut quinze siècles pour effectuer le voyage entre la Terre et
Helliconia ; en outre, une barrière biologique, le virus hélico, rend
l’atterrissage des Terriens en observation sur Helliconia impossible, sous
peine de mort à court terme.
Quant
à la Compagnie des glaces, une ère climatique la sépare de notre monde.
Canopus, le système d’Arrakis, n’appartient pas à notre galaxie, et le système
de datation de Dune se fonde sur l’avènement de la Guilde (une date précédée
de “ A.G. ” signifie “ Avant la Guilde ”). Les mondes d’Hypérion se
situent dans un avenir lointain, hors de la Terre : pas de retour en arrière
possible. Transgresser la règle d’isolement, c’est périr (Billy dans Helliconia
II) ou devenir fou (Brice, au dénouement de Noô).
On
retrouve donc le principe déjà énoncé dans la première partie du schisme avec
la réalité à propos de la romance planétaire, et qui est comme un appel du pied
au lecteur : “ Voyez, mon univers est factice. Les événements qui s’y
inscrivent n’ont jamais eu lieu, les personnages n’ont jamais existé, même
s’ils empruntent parfois des traits à des personnages historiques. ” De cette
façon, l’Histoire n’interfère plus avec la symbolique du récit. La distance matérialise
la distanciation[96].
Néanmoins,
le peuple fremen de Dune ou la société ferroviaire d’Arnaud sont pour moi aussi
présents, aussi réels sinon davantage que la bourgeoisie mondaine de Proust, ou
les milieux sociaux minutieusement reconstitués de Balzac. Tous deux sont
devenus dans mon esprit des objets littéraires.
Cette
autonomie existe intrinsèquement dans la science-fiction. Dans le
livre-univers, elle se voit attribuer un but : servir de “ membrane
cellulaire ”. À l’intérieur de cette membrane, de ce sac, se loge un monde
imaginaire dont le lecteur est amené à deviner les contours.
1) Merveilleux
raisonné et vraisemblable dans la science-fiction :
Il
a été brièvement évoqué, dans l’introduction, la différence entre
science-fiction et fantastique. Il est nécessaire d’y revenir.
Le
merveilleux, révèle le dictionnaire, est ce qui paraît surnaturel, et, dans une
œuvre littéraire, résulte de l’intervention de moyens et d’êtres surnaturels.
Auparavant le terme, aujourd’hui tombé en quasi désuétude, désignait toutes les
formes d’imaginaire qui pouvaient exister en littérature avant de s’incarner
essentiellement dans la littérature enfantine.
Le
merveilleux est commun au conte, à la légende et au mythe, à la fantasy,
au merveilleux-scientifique et à la science-fiction. Il implique un univers qui
a ses règles propres, différentes de celles de la réalité. Dans le cas de la
SF, il n’est pas fermé à la conjecture rationnelle. Tzvetan Todorov définit le
merveilleux comme un “ surnaturel accepté ”[97], ce qui n’est pas loin de la “
suspension volontaire d’incrédulité ” invoquée pour la SF.
Le
monde merveilleux est une extension du naturel, en ce qu’il est naturel que les
fées détiennent des pouvoirs surhumains, ou qu’une fusée dépasse la vitesse de
la lumière. Dans les deux cas, l’élément “étranger” fait corps avec le monde,
qui, du coup, ne peut plus être le nôtre. Les pouvoirs sont définis, limités et
mesurables, ils font partie de l’ordonnancement du monde, même s’il s’avère
hypothétique. C’est pourquoi la littérature fantastique, affirme Todorov,
s’exclut du merveilleux. Le fantastique prend sa source dans la réalité vécue,
quotidienne ou historique, et altère celle-ci. Dans le fantastique, selon
l’expression de Roger Caillois il faut qu’il y ait scandale, que la réalité
soit violée par un événement inexpliqué qui n’a pas sa place dans ce monde.
La
SF, en revanche, se définit par un monde distancié du nôtre, dans le temps et
dans l’espace. On a mis en évidence dans la première partie que c’est dans le
livre-univers que la distanciation est maximale, si on la compare à d’autres
genres de la science-fiction. Notre différence entre science-fiction et
fantastique se fonde donc sur une différence cosmologique :
—
d’un côté un monde distancié, limité et fermé (SF) ;
—
de l’autre un au-delà à ce monde (fantastique).
Dans
le livre-univers, l’effet merveilleux est renforcé par la “membrane cellulaire”
que constitue une histoire et une géographie très identifiables : on ne peut
confondre Arrakis, Soror ou Hypérion, avec aucun autre monde.
Le
livre-univers est un centre de fonctionnement, qui possède sa propre logique,
c’est-à-dire son ensemble de règles.
Le
propre de la SF est de créer de nouvelles règles régissant l’univers[98]. C’est d’abord le besoin qu’éprouve
le romancier d’établir des niveaux de vraisemblance pour offrir un sol ferme à
son lecteur.
L’effet
de réel est surtout patent dans les récits se déroulant par exemple dans un
cadre post-atomique ; il est d’autant plus frappant que cette réalité est
proche dans l’avenir, et que le changement se réduit à un seul facteur : la
radioactivité, tout en empruntant beaucoup à la réalité, au sens commun.
L’effet de réel du livre-univers relève d’une autre approche, même si la
motivation est la même : donner à voir, décrire un monde. En ce sens, la
science-fiction est le genre le plus réaliste qui soit, tant elle passe de
temps à décrire, à représenter. Dans le livre-univers, le choix du futur éloigné
peut s’expliquer dans le fait que la crédibilité de la construction est, par
rapport aux récits de futur proche, beaucoup plus affaire de cohérence interne
que d’informations qualifiées sur le monde actuel et sur ses enjeux. Choisir le
lointain futur, où rien ne va plus de soi, c’est se débarrasser de la substance
de la réalité contemporaine au profit des structures de cette réalité, rendues
perceptibles par l’énoncé de règles claires. Le cas est des plus courants en
science-fiction, et les indicateurs apparaissent jusque dans les titres. 2001,
l’Odyssée de l’espace (2001 : A Space Odyssey, 1968) d’Arthur C. Clarke lève
toute ambiguïté sur les conditions de sa fiction : dans un futur proche où
l’expansion de l’homme dans l’espace s’est poursuivie. Le titre français Apocalypse
2024 du film de L.Q. Jones A boy and his dog (USA, 1975), procède de
même.
La SF ne s’identifie pas au réel, s’affirme comme
construction intentionnelle, et invite le lecteur à l’élaboration polysémique.
Plutôt qu’opposer la distanciation de la SF à la non-distanciation du réalisme,
mieux vaut dire que le réalisme dissimule et motive sa nécessaire distanciation
derrière le vraisemblable quotidien, jusqu’à la rendre invisible [valorisant
des éléments formels plus visibles comme l’étude psychologique, puisque le réel
ne la fournit pas, et le style], alors que la SF dénude la sienne et la met en évidence
[en traçant les lignes universelles par de nouvelles règles de fonctionnement].
[[99]]
Les
nouvelles règles de fonctionnement du monde pourront apparaître surnaturelles
au lecteur, c’est-à-dire qu’elles constitueront une rupture brutale, complète,
inattendue, avec les lois de notre réalité : la température moyenne de la Cie
est comparable aux températures les plus basses enregistrées en Antarctique
(soit -55°C), les voyages interplanétaires rendus possibles par l’usage d’une
drogue, dans Dune… mais elles resteront des règles soumises à la logique[100].
Ces
règles sont de deux ordres : 1°) constantes, paramètres qui restent inchangés
(en général les données relatives aux coordonnées astronomiques, au type de
climat, les repères historiques…) et paraissent immanents ; 2°) variables,
paramètres susceptibles de changer. Dans Noô, on peut considérer le noôzôme,
cette substance émettant de la pensée que l’on trouve sous forme de gisements,
comme une constante, qui affecte plusieurs parties de l’histoire sans rapports
entre elles. La fin du roman nous donne sa fonction originale, c’est-à-dire
qu’elle l’élucide en tant que “règle du monde”. On remarquera que c’est souvent
de cette manière que se fonde une histoire de science-fiction : sur la découverte
des règles de fonctionnement d’un monde inconnu (comme l’illustre supra
le résumé du Monde de la mort, p.41). À l’inverse, ce qui apparaît de
prime abord une constante peut ne se révéler, au bout du compte, qu’une
variable : ainsi Arrakis, fil conducteur des quatre premiers volumes du
cycle au point que cet élément de l’histoire est devenu une règle d’unité de
lieu, ne se révèle qu’une variable, appelée à disparaître.
Constante
ou variable, l’application d’une règle doit être rigoureuse, afin de ne pas
briser le charme merveilleux. Les auteurs, on l’a vu, suivent la tendance hard
science parfois malgré eux. L’effort de vraisemblance est l’apport de la SF
dans le merveilleux. L’éloignement par rapport à notre réalité se fonde sur des
repères appartenant au monde moderne : l’astronomie et la cosmogonie de la fin
du XXe siècle.
L’effet
de réalité est spectaculaire dans le cas du livre-univers, au point que :
1°)
le monde, imaginaire mais rigoureusement ordonné, est pris comme hypothèse
scientifique et provoque des débats passionnés : développements sur
l’existence possible de l’Anneau-Monde, dont s’étonne Larry Niven dans sa dédicace
des Ingénieurs de l’Anneau-Monde (Ringworld Ingineers, 1979) ; débats
sur la viabilité du cycle des truites des sables / vers d’Arrakis de trois
cents mètres de long, etc. Stefan Wul va jusqu’à jouer de la vraisemblance de
la hard science, en élaborant un “Que sais-je ?” faussement extra-romanesque,
en annexe de Noô, appelé “ Abrégé de noômologie ”.
2°)
Dans l’œuvre, l’existence même de la Terre contemporaine, ce qui exclut Hypérion,
peut paraître une intrusion de nature fantastique. C’est le cas des membres
de la Station d’Observation Terrienne Avernus sur Helliconia, et de leurs
objets manufacturés[101] ; de l’avertissement : “ La Terre, ici, c’est
un peu l’Atlantide ” (Noô, I-95) et de l’épisode à Grand’Croix, où
Brice croit reconnaître un compatriote Terrien dans la foule (Noô, I-191) ; des Garous du pôle Nord, dans Le Sanctuaire des glaces (Cie, II-214). Par la suite, les chimères se retrouvent plus fréquemment
(dans le “Gouffre aux Garous”, Knot et Gravel Station, le satellite S.A.S.,
etc.), et quittent lentement leur statut fantastique à mesure qu’elles entrent
dans le plan général de l’intrigue. On notera que les hybridations monstrueuses
sont un lieu commun du fantastique.
Cette
rigueur tend à exclure certains éléments de fantasy. L’auteur aura peu recours
aux pouvoirs supra-normaux. S’il use de parapsychologie, il prendra soin de
fournir un argument scientifique : programmation génétique de la télépathie
dans la Cie [102], “ endognose ” dans Noô,
II-132.
L’effort
de création apparaît avec netteté dans le space opera, dont les planètes étrangères
concrétisent cette reconstruction. Les ponts avec la réalité sont coupés par
la distance astronomique. Cet effort est encore plus complet dans le
livre-univers, où celui-ci ne se contente pas de couper les ponts : il présente
des formes de vie exotiques, des sociétés humaines ou non, uniques en leur
genre. La planète centrale, par sa géographie remarquable (les “ sietchs
”, grottes habitées par une communauté tribale, ou les dunes-tambours
d’Arrakis, les cités souterraines d’Helliconia, les jungles folles de Noô…)
s’impose avec d’autant plus de force et fait du livre-univers, dans ses
effets, un Merveilleux au carré. C’est pourquoi la Terre conjuguée au futur
proche est rarement choisie comme lieu principal.
2) Une volonté de
cohérence :
Chaque
œuvre insiste sur le fait que tous les événements sont liés. “ Rien n’est
fortuit. Jamais ”, affirme un personnage de la Compagnie à Yeuse (Cie,
XXVIII-17), qui s’interroge sur sa rencontre avec Lien Rag à
laquelle serait associé le changement psychologique de celui-ci, qui le
conduira à se lancer dans la quête de la vérité sur les Roux.
La
volonté de faire cohérence s’exprime à l’intérieur d’une même œuvre, ou entre
des œuvres différentes : le modèle, ici encore, est Isaac Asimov, qui passera
la fin de ses jours à tisser des liens entre la “Fondation” et les “Robots”.
Liens spatio-temporels, mais aussi liens de causalité.
L’auteur
prend la parole, ainsi qu’il en a pris l’habitude pour chacune de ses nouvelles
réunies en recueils, dans une postface à Fondation foudroyée :
Bien que pouvant se lire indépendamment, ce livre
forme une suite au Cycle de la Fondation
qui comprend trois titres : Fondation, Fondation et Empire, Seconde
Fondation.
En outre, j’ai écrit d’autres livres dans ce qu’on
pourrait qualifier l’ “univers de la Fondation”.
C’est ainsi que les événements narrés dans Tyrann et dans Les Courants de l’espace se
déroulent à l’époque où Trantor commençait son expansion qui allait le mener à
l’Empire, tandis que l’intrigue de Cailloux dans le ciel se situe alors
que le Premier Empire galactique est à l’apogée de sa puissance. Dans Cailloux,
la Terre tient un rôle central et l’on retrouve dans le présent roman, de
manière indirecte, des allusions au cadre décrit dans ce texte plus ancien.
Dans aucun des trois tomes précédents du cycle de la
Fondation n’étaient mentionnés les robots. Dans ce volume-ci, toutefois, on
fait effectivement référence aux robots. [[103]]
Il
faudrait un volume entier pour recenser toutes les occurrences liées à la
notion de cohérence interne. On en a vu quelques-unes au début de cette partie.
Cohérence des situations, cohérence spatiale par la géographie, mais surtout
cohérence chronologique. D’où l’abondance des prédictions, des prophéties. Le
destin assure une cohésion à la fois lâche et très forte parce que les liens
entre l’histoire du héros et celle du monde se tissent d’eux-mêmes et n’ont pas
à être expliqués. Spécialement dans Noô, où le destin est invoqué,
souvent avec humour (I-190), et ce dès le début : “ Mon père,
je l’ai dit, ne m’a pas botté le derrière. Mais une pichenette du destin m’a
envoyé, cul par-dessus tête, crever la toile de fond ” (Noô, I-21). La cohérence temporelle, dans Hypérion, s’étend jusque dans le
futur puisque l’ouverture des Tombeaux du Temps dérivant de l’avenir vers le
passé doit coïncider avec l’arrivée annoncée du gritche qui les garde, formant un
système chronologiquement clos, une temporalité apparemment bouclée sur elle-même.
Au
moment de la composition de l’œuvre, la cohérence relève moins du calcul que de
l’intuition artistique. Il s’agit d’être crédible afin d’apaiser la surprise et
de faire passer l’étrangeté des productions imaginaires, par un effort de
vraisemblabilisation. Dans le livre-univers, la volonté de réalisme paraît
poussée à l’extrême. La hard science, on l’a vu, représente l’une des voix par
lesquelles cette volonté s’exprime. Elle est très sensible dans Dune, le
plus prolixe en digressions. Stefan Wul a contourné la difficulté en aérant ses
exposés parfois longs de plusieurs pages, et en usant de ruses littéraires
comme celle, difficile à manier, de l’humour. L’auteur de Noô s’est
expliqué sur ses façons de procéder[104]. Il y est surtout question de
vraisemblance. Mais sous ce terme l’on voit poindre celui de cohérence, donc de
système :
Il me fallait donc, avant d’écrire une ligne, que
dis-je, avant même d’imaginer la moindre intrigue, un univers solidement
construit et agencé. La planète Soror (sans parler de quelques autres) étale
une géographie sous laquelle on devine une géologie déroutante, mais crédible ;
ses continents portent des races, des peuples, avec des marginaux de tout poil
qui s’affrontent pour des raisons politiques ou religieuses. Nous sentons (…)
partout les réminiscences et les aboutissements désordonnés d’un passé
historique aussi mouvementé que le nôtre, sinon davantage. Les méthodes de
gouvernement fondées sur l’informatique, les techniques d’éducation, la
diversité des mœurs, des costumes et des modes, les endémies, les cuisines
locales, les types d’habitats… J’ai tâché de n’en rien oublier pour plonger le
lecteur dans un monde intégral, dans un autre réel.
Cet “
autre réel ” est bien celui défini comme merveilleux raisonné. Ses “ peuples ”,
ses “ méthodes de gouvernement ”, ses costumes et ses modes, ce sont les éléments
manifestes, concrets, du monde que Stefan Wul définit, avec justesse car il
faut le prendre dans son sens littéral, d’“ intégral ”.
La
volonté de cohérence à la base de la création constante d’un monde possible
suppose un tel effort que peu d’auteurs consentent à le soutenir. Un nombre
restreint d’entre eux sont capables de le soutenir. C’est en grande partie ce
qui fait la rareté du livre-univers.
B — transformation
Une
image grossière se dégage du livre-univers : celle d’une totalité autonome,
composée d’éléments signifiants qui agissent entre eux. Ces éléments se caractérisent
par plusieurs points : 1) la variété, 2) ils forment un système-monde, 3)
qu’ils font évoluer.
1) Variété et
complexité :
La
variété est le caractère de ce qui est varié, dont les éléments sont divers,
différents[105]. La complexité est le caractère de
ce qui se compose d’éléments différents, combinés d’une manière qui n’est pas
immédiatement saisissable. Variété et complexité sont étroitement liées, la
seconde découlant de la première. La citation de Wul ci-dessus rend compte de
la complexité dans la composition, maître mot du livre-univers, qui sous-tend Noô.
La complexité implique une diversité “informatique” des éléments, ou
composants, du système. Variété des thèmes, des modes narratifs, etc. Mais également
prodigalité des formes de vie.
Une
lecture approfondie de Noô conforte le lecteur dans l’opinion d’une
extraordinaire richesse d’imagination. Selon quels critères peut-on évaluer la
richesse d’une idée ?
1°)
D’abord sa singularité, son invention. Notion très subjective, où intervient la
notion de culture. Qui a lu Hypérion sans jamais avoir lu aucun autre
livre de science-fiction trouvera ce roman profondément inventif et original.
L’amateur de science-fiction de longue date, lui, retrouvera des idées déjà énoncées[106], et appréciera la façon nouvelle
dont elles ont été transformées et agencées. Ce même amateur ne pourra qu’être
charmé par la prolifération d’idées profondément singulières et inventives de Noô.
2°)
Cette idée doit pouvoir féconder d’autres idées, augmenter leur signifiance. Le
“tong-tâ” ne s’arrête pas à l’idée épisodique de bruit cardiaque produit par un
Kiha se frappant la poitrine, dans Noô. C’est un thème culturel caractérologique,
à travers lequel le narrateur apprend à connaître une espèce, et appelle le
lecteur, par l’imagination, à penser au Kiha en terme d’Africain (le tong-tâ étant
un tambour interne, produit par son anatomie particulière).
a. de la variété de
la vie à l’analogie organique :
Un
point commun des livres-univers est la sensation de touffeur, de richesse par
la disparité, qui s’en dégage. On a vu que la quantité d’éléments est
indispensable (bien que la quantité ne détermine pas la structure) : plus la
quantité est grande, plus la variété a de chances de s’exercer, et la structure
d’apparaître complexe. Cette complexité ayant pour but d’augmenter l’effet de réel.
Le
modèle, ici, est sans nul doute Jack Vance (Noô en est le digne
successeur quant aux mœurs), bien qu’en général son inventivité ne dépasse pas
le stade de l’exotisme et que son héros se trouve peu mouillé par la pluie de détails
pittoresques. Chaque livre de Vance est une explosion de vie, et sa flore de “
bruyère campanule, de l’herbe mutus, des arbres mouchoirs dont les fleurs sont
semblables à des morceaux de tissu, des buissons-bronze, des trembles-fil de
fer, une centaine de variétés de genêts épineux ”[107] a subjugué nombre de lecteurs, inspiré des générations
d’écrivains.
Il
y a dans le livre-univers l’exigence d’une profusion d’éléments, à l’opposé de
l’optique de Flaubert, qui rêvait d’un roman idéal à partir de rien, pure
utopie structuraliste[108]. L’intuition que c’est par
l’accumulation d’éléments désordonnés qu’émerge une structure est le plus
sensible chez Herbert, et surtout chez Wul qui procède par l’exemple. Mais
aussi que les équations simples ne peuvent représenter parfaitement la réalité.
Les opérations de transformation et de régulation ne peuvent avoir lieu, ni même
se concevoir, hors des constituants préalables.
Cela
se traduit par :
1°)
L’aversion du vide, pareille à celle qui étreint Yuli quand il s’éloigne du
monde profane pour entrer dans un temple :
…le manque de tout, le vide que ses sens
n’enregistraient que sous la forme d’un vague chuchotis, l’agressaient véritablement.
[Helliconia, I-63]
Le
livre-univers s’accorde mal du minimalisme et de l’intimisme, et l’on retrouve
ici un des principes de la philosophie baroque dont le but est de démontrer que
la nature a le vide en horreur (ce que Brian Aldiss rappelle dans Helliconia, II-112). Le correspondant social du vide est l’uniformisation. On
la retrouve dans les effets de la croisade galactique de Paul Atréides, qui en
est d’ailleurs conscient (voir infra, note 183), et l’image dystopique
donnée par Herbert du modèle social des Honorées Matriarches, pour lesquelles
“ il y avait eu jusqu’à présent beaucoup trop d’errements, trop de
cultures diverses, trop de religions instables ” (Dune, VI-336).
2°)
Inversement, l’image de la profusion est perçue de façon positive — en
particulier dans la vision organique de la ville, représentation très prisée
chez les écrivains de science-fiction. Les auteurs reprennent à leur compte une
métaphore née à la fin du XVIIIe siècle et développée au XIXe siècle par des philosophes naturalistes tels Spencer,
Bonnet, Saint-Simon, qui ont étendu la notion d’organisme à la société dans son
ensemble. Il est à noter qu’à cette même époque, le principe de la sélection
naturelle est comparé à celui d’une machine à vapeur (Alfred Wallace, en 1866).
Aussi
Brian Aldiss n’innove-t-il pas quand il dit d’Oldorando : “ Comme tout
organisme vivant, la cité s’agrandissait sous un climat favorable, se rétrécissait
dans le cas contraire ” (Helliconia, II-536). Les créateurs
de livres-univers poursuivent cette métaphore jusqu’à sa conclusion logique, en
embrassant tout l’univers — même si le rapprochement reste social pour
l’essentiel, et que le cliché de la ville comme fourmilière humaine, à la fois
intégrée et aliénante, ne dépasse pas le niveau superficiel, en particulier
chez Stefan Wul, de la seule image.
Chez
G.-J. Arnaud, la profusion, issue de l’invention permanente qui permet l’ajout
d’informations nourrissant le “ système du monde ” des livres-univers, —
cette profusion est remplacée par la redondance des structures. On trouve, par
exemple, peu de variété écologique. La variété, il faut la chercher dans les
systèmes politiques : sociétés collectivistes (C.C.P.) et théocratiques (les
Lamas) ; sociétés de pirates et de truands comme à la Burdade au XVIIe siècle ; les cinq grandes Compagnies ferroviaires anonymes,
représentant une dictature économique (qui fait l’un des thèmes centraux du
cyberpunk) ; volonté démocratique, avec la Compagnie de la Banquise.
Le
tissu urbain, dans l’univers de la Cie, est conforme au traitement
classique en SF, c’est-à-dire marqué par l’uniformité et dépourvu et contrastes
: l’architecture en dôme reste très rudimentaire ; les villes-stations,
purement fonctionnelles afin de pouvoir être facilement transportées sur rails,
se ressemblent jusque dans leur nom : “ X-station ”, “ Y-station ”. En
revanche, elles représentent un réservoir de vie : ses villes-stations
grouillent d’une humanité chaotique, prête à toutes les métamorphoses — surtout
politiques, voir le destin de Kaménépolis par rapport à son envers, l’utopique
et morne cité aux vingt-cinq coupoles de silice, Titanpolis. Elles fournissent
une réserve inépuisable de personnages et d’intrigues.
Le
modèle de la ville envisagée comme une pompe aspirante et refoulante est évidemment
Grand’Croix, dans Noô. La profusion baroque va jusqu’au grotesque,
jusqu’à la saturation : la capitale d’Uxael, mégalopole New Yorkaise mâtinée
d’un Paris soixante-huitard et des labyrinthes d’Escher, est l’objet de
descriptions dont l’inspiration poétique traduit l’envoûtement, qui s’échafaudent
hors du récit principal et ont donc valeur démonstrative.
La Ville m’a avalé, fractionné, neutralisé, recomposé.
Je suis une molécule assimilée, une nucléoprotéide, un fragment d’enzyme. La
bulle est un globule rouge. Un leucocyte, peut-être ?… [[109]]
L’analogie
biologique est constante, allant parfois jusqu’à se concrétiser dans la nature
même des immeubles :
J’avais vécu dans une D.V. (Demeure Végétale), sans
me douter une seconde que le revêtement intérieur était un parenchyme. J’avais
ignoré que dans le sol, sous mes pieds, des racines se nouaient jusqu’aux égouts
pour y puiser la sève qui montait dans les murs en entretenant du même coup une
confortable isothermie. [[110]]
On est
loin des métropoles aseptisées ou des cavernes d’acier des romans futuristes.
Loin aussi de Trantor, la ville-planète monochrome, capitale de l’empire
d’Asimov vouée au démantèlement. Les rues sont rarement larges et droites. La
cité n’est plus un Temple de la Science capable de fonctionner toute seule,
comme le New York de Niourk de Stefan Wul qui reprend le thème déjà usé de
la ville robotisée ; là encore, le charme d’un mouvement perpétuel que l’on
sait factice l’emporte sur l’inhumanité du lieu.
Le
livre-univers emprunte à l’architecture non seulement une conception de la
ville, son urbanisme labyrinthique à la fois bénéfique et maléfique, mais aussi
une volonté de stabiliser le monde, d’en établir les règles d’habitation.
Produire une vision proliférante de la ville, c’est donner une idée proliférante
de la vie.
Les
villes proliférantes se trouvent dans la littérature surréaliste, la poésie
moderne pour laquelle la ville est confusion. Stefan Wul ne méconnaît pas cette
contiguïté, à propos des buildings de Grand’Croix.
b. la théorie du
chaos déterministe
:
Le
champ d’étude du chaos est le même que celui qui fonde l’approche de la présente
étude : des systèmes. La première introduction générale du chaos date de 1981 —
aucun livre-univers ne s’y réfère explicitement —, mais la théorie est née dans
les années 60, sur la base d’une constatation : à partir d’une situation initiale
connue et en suivant des lois connues, se développe un mouvement qui échappe à
toute prédiction, parce qu’entre l’état initial et le résultat final,
s’interpose la complexité. On ne peut donc effectuer de prédiction certaine à
cent pour cent, de ce qui peut se produire dans le futur immédiat, parce qu’il
s’édifie en permanence en ajoutant sans cesse des informations ; le temps
devient, comme l’écrit Paul Valéry, une construction. Le chaos interdit donc
toute interprétation téléologique, et sa logique réfute aussi bien le principe
anthropique (pour lequel le cosmos a été spécialement agencé pour l’apparition
de l’homme) que la théologie classique, et la philosophie de Descartes.
Le
chaos est un pont entre le pur hasard et le déterminisme absolu qui ne laisse
aucune place à la nouveauté, et tend à englober tous les processus complexes,
de la turbulence d’un torrent au fonctionnement du cerveau — ce qui en fait
l’outil idéal pour comprendre l’organisation du monde.
La relativité a éliminé l’illusion newtonienne d’un
espace et d’un temps absolus ; la théorie quantique a supprimé le rêve
newtonien d’un processus de mesure contrôlable ; le chaos, lui, élimine
l’utopie laplacienne d’une prédicibilité déterministe. [[111]]
La théorie
du chaos met en évidence que les systèmes les plus simples posent des problèmes
de prédicibilité extraordinairement difficiles ; qu’essayer de déterminer l’état
du monde, et peu importe le nombre de paramètres utilisés, revient à se déplacer
dans un labyrinthe dont la disposition des murs changerait à chaque fois que
l’on fait un pas. Par conséquent, les équations simples ne peuvent représenter
parfaitement la réalité. La dépendance sensitive aux conditions initiales,
mieux connue sous le nom d’“effet papillon” (déterminé en 1961 par E. Lorenz et
qui est considéré comme le point de départ de la théorie du chaos), est une
notion déjà répandue dans le sens commun, selon laquelle les petites
perturbations finissent par déterminer l’avenir du système entier. On la trouve
également dans un procédé narratologique bien connu : c’est par un petit détail
que l’histoire bascule, et commence. “ Car tout est parti de cette colère
d’enfant mis en pénitence, oui, tout ! ” (Noô, I-21) Cette notion importante a été fréquemment illustrée dans la
science-fiction par les effets du voyage temporel : “ Un coup de tonnerre
”[112] de Ray Bradbury raconte une expédition de
chasse aux dinosaures qui tourne mal : pour avoir accidentellement tué un
papillon dans la préhistoire, c’est tout le futur qui se trouve bouleversé, dans
les domaines les plus inattendus ; quand l’expédition revient à leur époque
initiale, c’est pour voir que l’orthographe a changé, et que le résultat des élections
s’en est trouvé modifié.
Le
tout premier exergue de Dune (supra, p.89) replace
cette notion dans son optique systémique. Il faut veiller à ce que les équilibres
soient précis — c’est-à-dire évaluer précisément les conditions initiales, afin
de garantir une bonne analyse de système, et une prescience juste (infra,
p.190-191). On notera cependant que des conditions initiales
connues avec une précision infinie n’existent pas dans la nature.
Il
y a dans la méthode du chaos quelque chose de très proche de la science-fiction
telle qu’elle est pratiquée dans le livre-univers : la propension à conjecturer,
à regarder les règles “de loin” ; mais aussi l’importance des images graphiques
dans le processus de création (on a souvent reproché l’iconophilie des théoriciens
du chaos, comme celle de certains auteurs de SF), de l’intuition des systèmes,
de l’interdisciplinaire, de l’ambition sous-jacente de proposer un modèle
cosmologique. Le succès du chaos est dû au fait que (à l’inverse de la théorie
quantique), il propose un modèle cosmologique cohérent, voire une cosmogonie,
alors que les revues de vulgarisation scientifique s’accordent à dire que nous
sommes à la veille d’un renouveau des modèles cosmologiques. Évitant l’anarchie
du pur hasard et la dictature du déterministe, le chaos présente un modèle
optimiste, qui n’est pas étranger à l’idéologie perceptible dans Noô :
au bout du compte, la complexité finit par déborder les règles trop strictes.
Complexité,
conditions initiales… chaos et approche systémique du livre-univers parlent le
même langage. Il est frappant de constater combien les auteurs de livres-univers
ont perçu la nature chaotique de la réalité, notamment en ce qui concerne son
contrôle : un système chaotique est par essence extrêmement sensible à de
petites perturbations, aussi bien en ce qui concerne les conditions initiales
que tout au long de son évolution. Le contrôle historique de l’humanité par des
organisations secrètes, par exemple des psychohistoriens de la Fondation (voir infra,
p.308) ou les empereurs prescients de Dune, consiste à
influer de façon non déterminante sur le flux historique, à donner de subtiles
impulsions et maîtriser les fluctuations, permettant à l’humanité de rester sur
la “ Voie étroite ” ou le “ Sentier d’Or ”, afin d’éviter les dark ages
(périodes chaotiques) redoutés des théoriciens d’empires, de Hari Seldon à Jouve
Deméril. Tous les prescients de Dune, de quelque niveau que ce soit,
savent que le futur n’est pas écrit, parce qu’il est d’essence probabiliste,
qu’il se situe en un point indéterminé entre le hasard et la nécessité. Ce qui
explique les erreurs du Bene Gesserit, de la Guilde, des mentats au service de
l’Impérium.
Le
livre-univers essaie de traduire, par l’organisation de la complexité, une
vision de la réalité que l’on peut qualifier de chaotique — donc,
d’essentiellement moderne. Les impressions de fadeur et d’archaïsme ressenties
par beaucoup de lecteurs vis-à-vis de la littérature générale française
contemporaine seraient-elles dues à l’image du monde donnée par cette dernière,
qui paraît une pâle approximation de l’effervescence du monde réel ?
2) Organisation de la variété en système-monde :
Profusion
et variété confèrent une impression de densité qui, on l’a vu, peut rebuter un
lecteur habitué aux récits linéaires qui contiennent leurs propres motivations.
Ces qualités répondent d’abord — et c’est l’argument invoqué par les écrivains
interrogés sur le sujet — à un besoin de présomption de réalité, bref de
vraisemblable. L’univers décrit doit être cru, d’où une abondance de “détails
vrais”, c’est-à-dire vraisemblables entre eux.
Cela
ne suffit pas, mais il est possible d’organiser de manière grossière la variété
des éléments constitutifs de l’univers. Les éléments s’inscrivent dans trois
couches relevant de différents domaines, et dont le réseau d’interactions forme
ce qu’on appellera le système-monde :
Figure 3. — Représentation du système-monde.
— couche I : on appelle cosmosphère les
conditions physiques qui régissent un monde (on notera, sans le démontrer dans
l’immédiat, que la complexité s’exerce à l’intérieur d’une liste de règles
simples, relevant la plupart du temps de la cosmosphère : un abaissement
important de température dans la Cie, l’opposé dans Dune, un système
solaire colonisé par deux espèces dans Noô, de Grandes Saisons modelant
l’Histoire dans Helliconia) ;
— couche II : la biosphère regroupe tout ce
qui est vivant (à ne pas confondre avec la notion d’écosystème, définie dans la
note 41, qui comprend les couches I et II) ;
— couche III : la noosphère (du gr. noô,
“penser”), la plus abstraite des trois couches, regroupe à la fois l’action de
l’homme sur la nature, par l’industrie et l’agriculture, et ce qui relève de
l’intangible, tels la religion et le langage. Cette couche conditionne l’aspect
de l’univers d’Hypérion par l’existence du réseau distrans, ainsi que
celui de Noô, grâce à la possibilité du voyage dans l’espace.
Les
frontières entre les couches sont poreuses, et autorisent de nombreux
transferts, symbolisés sur le diagramme par les trois flèches à double sens.
Ces connexions, ces interactions, sont la condition sine qua non
de la présence d’un système, au point qu’elles peuvent se révéler plus
importantes que les composants (ou relata) eux-mêmes. Ces relata sont ce qui
différencie la variété d’un Jack Vance de la complexité d’un Herbert : on passe
de l’un à l’autre en augmentant la signifiance.
Les
conditions climatiques influent directement sur l’histoire humaine d’Helliconia
et de la Terre future de G.-J. Arnaud (flèche 1). L’exposé du prince
Taynth Indredd fait aussi le lien avec la religion (Helliconia, II-146). Dans Le Printemps d’Helliconia, une altération géologique
a des répercussions déterminantes sur l’Histoire :
Le passage du nouveau fleuve dans la nouvelle vallée
força un petit groupe de phagors de l’espèce nomade à se disperser en direction
d’Oldorando au lieu de faire route vers l’est. Leur destin était de rencontrer
Aoz Roon à une date ultérieure. Bien qu’à l’époque cette déviation eût peu
d’importance, même aux yeux des ancipités, elle devait altérer l’histoire
sociale du secteur. [Helliconia, I-377, trad. fr. J. Chambon]
À
l’inverse, la vie détermine le climat planétaire (flèche 2) : l’eau a disparu
de la surface d’Arrakis, emprisonnée dans le sous-sol par les truites des
sables, l’eau étant un poison violent pour les vers géants.
La
configuration astronomique d’Helliconia justifie le système philosophique des
habitants (flèche 1) :
Nos deux soleils ont été placés dans nos cieux pour
nous rappeler constamment notre double nature, esprit et corps, vie et mort, et
les dualités plus générales qui gouvernent l’existence humaine — chaleur et
froid, lumière et obscurité, bien et mal. [Helliconia, II-219]
Les
connexions font répondre des catégories en apparence sans rapport. “ Les
anciennes valeurs changent, sont reliées au paysage avec ses plantes et ses
animaux. ” (Dune, III-96) Tout en témoignant de l’originalité
de l’auteur, ces connexions désignent la cohésion générale de l’univers littéraire.
C’est
le cas par exemple des cruciformes, dans la première partie d’Hypérion et
dans Endymion : ces parasites se fixent sur les êtres humains, un peu à
la manière de ceux de Marionnettes humaines (Puppet Masters, 1951) de
Robert Heinlein. Mais à la différence de ces derniers, qui asservissent la
volonté de leur porteur, les cruciformes laissent la conscience intacte (du
moins le suppose-t-on). Il s’agit moins là de parasitisme que de symbiose, car
en codant la structure mentale et les souvenirs de son hôte, le cruciforme lui
procure l’immortalité physique. La biologie (couche II) entre en résonance
intime avec la morale et la religion (couche III).
L’exemple
du noôzôme, dont l’abréviation donne son titre au roman, est remarquable par sa
complexité. Cet élément, produit par une espèce extraterrestre disparue (les Fâvds),
se trouve dans des gisements naturels de Soror et de Candida, les deux planètes
habitées du système solaire d’Hélios. Elle a l’aspect du blanc d’œuf, et offre
la particularité d’émettre des flux psychiques. Pseudo-organique, le noôzôme se
situe entre la couche I et la couche II. À cheval entre deux états, il est
enclin, à l’image d’une molécule insaturée — et comme le héros même du roman
(ainsi qu’il qualifie lui-même son esprit, Noô, II-72) —, à rechercher les interactions.
Quelques
exemples d’interactions du noôzôme :
—
avec la géographie (I), car son action écartant les populations humaines, il
conditionne l’aspect du relief ;
—
avec la biologie (II), par son action sur la faune et la flore, et les groupes
humains : “ énervites ” (Noô, I-161)… ;
—
avec la politique (III) : attentat projeté par Vial (Noô, I-181), fuite de Jouve dans le Subral (I-222)… ;
—
avec l’histoire, la mythologie, le langage (III) : hypothèses scientifiques et
légendes (cervelle de Fâvds…) qui lui sont attachées ; créations verbales du
schéma, chapitre 3… ;
—
avec l’économie (III) : “ grands iguanes rendus adroits et dociles par noôlobotomie
” (Noô, II-240) utilisés par l’industrie
aequalienne, etc.
Ces
interactions internes, dont il n’est fait mention ici qu’une minorité de cas,
tissent à l’intérieur du roman un réseau cohérent de contraintes qui, au-delà
du récit, sous-tend l’univers même. On en trouve plusieurs, entre autres :
1°)
toujours dans Noô, les pnéomycoses, ou mycoses respiratoires,
sont à l’origine de la colonisation des planètes étrangères et même du vide
spatial, en permettant aux hommes de respirer sans avoir recours aux lourdes
techniques de terraformation.
2°)
Dune : le cycle de vie du ver des sables qui se poursuit après la
destruction d’Arrakis, produit l’épice fongoïde. Excrétion des Petits Faiseurs
qui donnent naissance aux colossaux vers des sables, l’épice permet aux
Navigateurs de la Guilde de mener leurs vaisseaux à bon port en facilitant le
choix du chemin le plus sûr pour replier l’espace. C’est elle qui conditionne
le voyage spatial et donc l’existence de l’Impérium. Grâce au don de prescience
qu’elle octroie, elle plonge des ramifications au sein du mythe, domaine a
priori fort éloigné de l’écologie, débouchant sur une réflexion sur l’homme
et le temps.
3°)
Helliconia : la mouche à rayures jaunes et la tique du phagor, véhiculant
le virus hélicopléomorphique, qui ont conditionné l’évolution respective des
phagors et de la para-humanité sur Helliconia. Le cycle complexe du ver de
Wutra et les mutations du hoxney, le cheval helliconien, qui symbolisent et
font comprendre à l’humanité les liens que le vivant entretient avec le climat.
4°)
Hypérion : le cruciforme modifie une constante de l’être humain,
la mortalité. On remarquera que la relation homme-cruciforme est exclusive,
l’opposant au reste de la nature.
Cet
intérêt pour les interactions a conduit les auteurs à créer de nouveaux termes
: la psychohistoire d’Isaac Asimov n’est, à la base, qu’une série de liens
unissant le béhaviorisme, les mathématiques statistiques et la sociologie
structurale appliqués à la prédiction socio-historique. (On remarquera du reste
que la psychohistoire, comme la psychobernétique de Noô, sont des mots
composés indiquant une synergie.) Ces liens se sont révélés si solides et
stables qu’ils ont suscité un terme à part entière. De liens, ils sont passés à
l’état d’élément : une science de la prospective.
La
science du Bene Gesserit combine discipline historique et manipulations génétiques.
Pas plus que la psychohistoire, elle n’est à prendre au pied de la lettre, à la
différence de ces panneaux pseudo-scientifiques, dianétique et autres
nexialismes, dans lesquels sont tombés John Campbell et A.E. van Vogt. Dans Les
Joueurs du À (The Players of À, 1956), van Vogt a écrit une postface décrivant
l’institut de Sémantique Générale comme étant une réalité. Cette science
multidisciplinaire met en évidence que le monde se défie des catégories tranchées.
La génétique et l’histoire sont liées, tout comme la biologie, la psychologie
et la sociologie qui forment la base constitutive de la “ psychobernétique
” et du “ mérilisme ” dans Noô. Le mérilisme a son outil, le “
pansynergopte ”[113], sa rhétorique, ses méthodes
(d’abord la Révolution contrôlée par l’élite, telle qu’a pu être perçue la Révolution
française ; puis l’élaboration d’un texte religieux qui cimentera l’idéologie),
et ses buts, qui sont ceux de la psychohistoire : assurer la stabilité des
structures sociales et assurer au plus grand nombre sinon le bonheur, du moins
la liberté.
3) Une complexité en
transformation :
Les
auteurs, tout comme les protagonistes des livres-univers, savent que le bonheur
ne peut se construire dans un système figé. Leur réalisme — au-delà des
apparences extraordinaires de leurs mondes — diffère irréductiblement des
utopistes pour lesquels il existe un état parfait de société. Ces deux mots, “état”
et “parfait”, contiennent une répétition, car ce qui est parfait n’a pas besoin
d’évoluer, de changer d’état. Dans le livre-univers, le devoir du monde est de
se transformer. Il est destiné à se réformer, le plus souvent au prix de la
violence. L’utopie traite d’un état de société, le livre-univers de processus.
Ainsi peut être compris l’“ Extrait de Les Dits de Muad’Dib, par la
Princesse Irulan ” :
Il est en toutes choses un rythme qui participe de
notre univers. Symétrie, grâce, élégance (…). Vous pouvez retrouver ce rythme
dans la succession des saisons, dans le cheminement du sable sur une corniche,
dans les branches d’un buisson créosote ou le dessin de ses feuilles. Dans
notre société, dans nos vies, nous avons essayé de copier ces formes, de
chercher les rythmes (…). Pourtant, il est possible de discerner un péril dans
la découverte de la perfection ultime. Il est clair que le schéma ultime
contient sa propre fixité. Dans cette perfection, toute chose s’en va vers la
mort. [Dune, I**-210, exergue 40]
Avernus,
société idéale où la notion de bonheur s’est perdue dans la résolution des
grands problèmes humains, représente ces mondes bloqués : la société s’est figée
en clans, la sexualité est dominée, la reproduction maîtrisée. Avernus
contraste avec Helliconia par son manque de réalité. La dualité de l’histoire
terrienne et helliconienne que déplore Dominique Warfa dans sa critique d’Helliconia,
l’été [114] est en fait la comparaison d’un système
vivant, dont l’évolution se manifeste par la recherche de nouveaux équilibres,
et l’utopie étouffante dans laquelle vivent les six familles de l’Avernus. Le
dernier volet fait éclater cette impossible utopie : les familles, réduites au
nombre de deux après quatre millénaires, réintègrent le cours de l’Histoire de
la plus terrible façon, mais les déséquilibres accumulés, trop importants,
aboutissent à la mort et à l’échec du projet.
La
transformation implique la remise en question du monde à un instant donné, qui
serait en principe celui du début de la narration. En réalité, la plupart des
auteurs prennent le temps d’établir leur système, de présenter leurs
particularités physiques et sociales, avant de bouleverser ces règles en leur
attribuant de nouvelles valeurs.
1°)
Le rôle de transformation est dévolu en premier lieu à l’environnement naturel.
C’est le principe même d’Helliconia ; on le retrouve dans la Cie, quand
la température commence à remonter et met en danger toute la civilisation
ferroviaire ; dans Dune, quand Arrakis se dote d’eau, mettant en péril
la civilisation galactique fondée sur l’épice. L’effet est d’autant plus
frappant que la variable changée est simple : dans les trois cycles, elle se
limite à la température. Dans Noô, la transformation est déterminée par
l’idéologie : Jouve est poursuivi pour raisons politiques (t. I), puis Brice est pris pour un important dignitaire qui peut changer la
face du monde (t. II). Dans Hypérion, l’ordre du
monde — et même sa nature — est remis en question par une prophétie religieuse.
2°)
Le rôle d’éprouver le système est dévolu au héros. D’où la propension à faire
intervenir des prophètes ou des êtres prédestinés, qui “sentent” intuitivement
les balances du système, tout comme les animaux d’Helliconia, ou Brice à la
recherche des ressorts de la réalité. Il peut s’agir de politiques avisés et/ou
visionnaires, dans le sillage de Hari Seldon : Jouve Deméril (Noô), la
majorité des protagonistes de Dune, Paul Atréides en tête, et même
le glaciologue Lien Rag — ceux-là ont conceptualisé le système-monde. Tous, à
des degrés divers et parfois malgré eux, se muent en messies. (Jdrien, dans la Cie,
ne se prend pas lui-même pour un messie, bien qu’il porte ce titre à son corps
défendant : il est comme Moïse guidant son peuple). Hypérion échappe à
ce schéma, à cause du fractionnement en sept personnages et du principe
narratif en raison duquel la nature du système n’est comprise que dans les
dernières pages. La suite d’Hypérion, Endymion (1995), introduit une
variante, puisque le prophète, Énée (Aenea), est une femme.
Le
héros peut servir de vecteur aux bouleversements, et donc faire intimement
partie du système du monde. Paul Atréides illustre ce cas à la perfection, et
son changement de nom en Muad’Dib marque la modification de son statut. Brice
se contentera, quant à lui, de comprendre ; au cours du second tome de Noô,
cette recherche de la compréhension, qui succède à l’errance, s’apparente
d’ailleurs à une quête. En refusant le trône, Brice refuse d’influer sur le système.
Son attitude, motivée par l’amour — Wul reprend ici une dualité traditionnelle
du roman romantique, qui oppose l’amour au devoir — le conduit sur un astéroïde.
Le fort décentrement géographique préfigure son éviction. En brisant la radio
qui le relie à l’extérieur, il s’isole du système, ce qui est d’ailleurs présenté
comme une folie. Les événements ont désormais lieu sans lui, sans même
provoquer son intérêt. Il est finalement expulsé, de même qu’un corps étranger
enkysté puis rejeté par un organisme.
De
même Lien Rag, le héros individualiste de la Cie, est effrayé par le rôle
qu’il pressent devoir jouer dans le devenir du monde, car il y voit la perte de
sa liberté.
C — autoréglage
Le
schéma classique du space opera repose sur l’idée d’expansion illimitée de
l’humanité dans l’espace et dans le temps, en une courbe exponentielle tendant
vers l’infini. Il reflète en ce sens le rêve des années 50 où les ressources énergétiques
étaient présentées comme inépuisables, et où tout semblait permis. Une époque où
l’impact anthropique (pollution industrielle et appauvrissement du biotope en
particulier) passait pour négligeable. Cette vision sort en droite ligne du XIXe siècle. Les deux premiers principes de la thermodynamique
ont été introduits par le physicien français Sadi Carnot vers 1820. Il existait
déjà à cette date des ouvrages de vulgarisation scientifique, mais ils ont mis
plus d’un siècle à toucher le grand public. Parmi les soixante-dix-sept “Voyages
extraordinaires” de Jules Verne, dix mettent en scène des véhicules
singuliers. Que constate-t-on ? Dans L’Île à hélice (1895), deux dynamos
développent chacune cinq millions de chevaux-vapeur, grâce à leurs centaines de
chaudières chauffées avec des briquettes de pétrole. À la fin, l’île est en
perdition, faute de vivres et d’eau — non pas de pétrole. Les autres romans, où
l’on trouve dans les réactions énergétiques toujours plus d’énergie à la fin de
la chaîne qu’au début, démontrent que Jules Verne ne paraît guère préoccupé par
la conservation de l’énergie. Celui-ci n’a jamais reçu de formation
scientifique, ses machines relèvent de la fantaisie, de la féérie scientifique.
Cette
ignorance commode au romancier a perduré jusqu’à l’époque du space opera.
La
nostalgie de l’Âge d’Or de la science-fiction provient sans doute en partie du
mythe de l’expansion infinie que le réalisme des années 60 a tué, tandis que la
pensée systémique diffusait chez les acteurs économiques et, très timidement,
dans la société occidentale toute entière.
Le
livre-univers marque ce changement de mentalité. Le monde où il s’inscrit est
limité dans l’espace et le temps.
Un
système évolue, c’est-à-dire traverse le temps du passé vers le futur. Ses
transformations peuvent être représentées sous la forme de flux d’énergie ou de
données. À l’intérieur du livre-univers, les flux s’exercent dans la narration,
seule dynamique capable de créer des courants entre les éléments. Il n’est pas
de livre-univers sans récit.
1) Le livre-univers
comme représentation en action d’un système :
Le
livre-univers n’apparaît-il pas comme un système figé, inactif, ou plutôt comme
l’instantané d’un système ? Contrairement au jeu, le lecteur ne peut pas
apprendre les règles en agissant dessus — mais l’effort de lecture, l’intégration
du monde décrit dans son propre imaginaire qui agit comme un filtre, fait que
cet apprentissage ne peut pas être qualifié de passif ; le travail est
seulement inconscient.
Cette
problématique s’applique-t-elle à l’auteur ? La structure littéraire s’élabore,
se complexifie dans le temps de l’écriture ; alors seulement elle est vivante
car l’écrivain peut modifier à son gré les variables de son univers, y apporter
des rétroactions. Après sa publication le seul élément dynamique est le lecteur
dont la conscience, le degré d’imagination et la culture prêtent une vie
individuelle, unique et sans cesse renouvelée à ce monde de papier. C’est peut-être
l’attachement de l’auteur pour son propre univers qui le pousse à en écrire des
suites, à mener l’expérience plus loin en élaborant de nouvelles intrigues.
Ainsi Georges-Jean Arnaud :
Mais je suis vraiment très impliqué dans le monde des
glaces et je me demande, quand la série sera terminée, si je n’écrirai pas des
histoires sur la genèse de ce monde, des nouvelles sur des habitants de ce
monde en transformation. [[115]]
Il semble
que les auteurs de livres-univers n’en aient jamais terminé avec leur création
(l’on fera exception d’Aldiss). Chez Frank Herbert, “ voyeur cosmique ” au sens
où on le trouve dans Dune, III-365, ce désir d’expérimentation va très
loin — jusqu’à la destruction du monde d’origine (changement de nom au tome V, d’Arrakis en Rakis, puis élimination physique, au t. VI), où la transition de la romance planétaire au livre-univers est achevée.
Cela explique sans doute pourquoi Dune a déçu les amateurs de séries,
constituées à partir de “bibles”, ou ensemble de règles immuables. Le
livre-univers, qui propose une certaine forme du monde et par conséquent le
fige, est appelé, dès sa création, à se démoder — d’où l’ampleur de la vision,
qui est une certaine façon de perdurer. Dune est un système à six planètes,
six Dune différentes. Ce qui lie, c’est le discours de l’auteur, dont la
constance passe parfois pour de la redondance. Le livre-univers tend vers la
tautologie, c’est-à-dire vers une cohérence interne des idées et des processus.
Le
livre-univers apparaît donc comme la représentation en action d’un système
qui, à l’instar de la nature, a pour but de se perpétuer lui-même en se
modifiant. L’analogie organique mise en évidence pour la ville (supra,
p.107) peut donc être étendue à l’univers dans son ensemble. Il
n’est pas étonnant que l’histoire commence souvent par un dysfonctionnement du
monde : il est difficile de parler des systèmes vivants lorsqu’ils sont sains,
il est beaucoup plus aisé de parler des sujets vivants lorsqu’ils sont malades
ou perturbés. (Il est facile de débattre de pathologie, au contraire de la santé.)
Dans
les deux premiers tomes de Dune ou de Noô transparaît néanmoins
une certaine stabilité dans le mouvement. L’univers de Noô, malgré les
changements politiques radicaux, conserve sa forme. Les mécanismes d’autorégulation
fonctionnent parfaitement, absorbant tous les chocs. Il peut être qualifié
d’homéostatique[116], tout comme la société ferroviaire
sur la majeure partie du cycle de la Cie.
2) La résistance au
changement :
La
résistance au changement fait partie du processus de régulation en assurant à
la fois une dynamique et un frein aux forces d’évolution[117]. C’est pourquoi les forces qui
s’opposent au héros rebelle, vecteur de changement, ne sont souvent pas montrées
de façon totalement négative, parce qu’elles sont perçues de façon systémique,
c’est-à-dire nécessaires à la complexité du monde. Il en est ainsi du système féodal
candidien, dans Noô ; des institutions canoniques de l’Impérium de Dune,
mais aussi des vieux Fremen qui regrettent l’économie de pénurie sur Arrakis,
ceux-ci incarnant la notion que ce qui résiste au changement est appelé à le
subir, voire à disparaître. Les structures sociales et religieuses des Fremen
reposent sur le désert ; la transformation d’Arrakis en jardin signe leur
perte, après une lente et pitoyable dégradation de ces derniers. Les
Corporations d’Helliconia ont permis, pendant l’hiver de la planète, de
perpétuer le secret des techniques et donc de sauvegarder l’unité de l’espèce
humaine. En été, elles ralentissent au contraire les progrès de la science. La
résistance au changement se retrouve dans la caste des Aiguilleurs de la Cie
alliée aux grands dirigeants (XXXI-159, etc.), puis, le réchauffement
s’imposant, la colonie des Rénovateurs sur les Échafaudages qui se raccroche
aux glaces.
Tout
changement induit de se redéfinir par rapport au monde, de renoncer à des
valeurs peut-être sacrées, donc de remettre en question le système tout entier.
Comment se combat l’angoisse qui en résulte ?
Les
réponses divergent selon les livres-univers.
Dans
Dune, le Bene Gesserit n’a pas d’autre but, finalement, que d’éteindre
cette angoisse existentielle toute humaine en provoquant lui-même les facteurs
de changement, afin de mieux le contrôler. Ce en quoi Frank Herbert montre que
la réalité dépasse toujours les prévisions les plus éclairées. L’angoisse et
l’incompréhension de la réalité, et notamment les liens qui unissent les éléments
du système-monde, dominent chez Brian Aldiss. Stefan Wul, se plaçant au niveau
individuel, opte pour une vision résolument optimiste : c’est le désir
d’apprendre qui confine parfois à la boulimie, la malléabilité de l’être humain
face à la dureté de la réalité qui permettent de la supporter, avec son cortège
de tueries. Brice dispose d’une sensibilité élevée au changement, mais sans le
phénomène d’accoutumance qui guette l’amateur de sensations fortes. Cette
phrase lapidaire résume à elle seule le personnage : “ L’extraordinaire a
toujours été mon ordinaire. ” (Noô, I-16)
L’attitude
du livre-univers vis-à-vis des forces conservatrices a parfois été prise par la
critique pour de la complaisance. On a reproché à Dune ou Noô d’être
réactionnaires. C’était méconnaître la vision englobante qui anime ces œuvres,
et privilégier les éléments au détriment de la structure. Paul Atréides, dans
sa croisade pour la liberté fremen, n’a rien d’un anarchiste. Il sait que
l’abolition totale des contraintes ne peut conduire, à court terme, qu’à la
destruction du système tout entier. L’accession au pouvoir n’est envisagée par
lui que comme un choix et un dosage des contraintes politiques. Dans Le
Messie de Dune, au terme de douze ans de guerre sainte (Herbert évoque à
plusieurs reprises son prix en vies humaines et en atrocités), de nouveaux états
stationnaires et de nouveaux points d’équilibre ont été atteints. Équilibre
condamné par la théocratie dans le tome suivant, Les Enfants de Dune.
II. Pertinence de l’analogie systémique
Cette
section est l’occasion d’introduire la quatrième partie intitulée Des
cosmologies de l’avenir. Entre-temps, les principaux constituants du
livre-univers auront été détaillés.
Quelle
pertinence peut-on accorder à l’analogie systémique ? Pour répondre à cette
question, il convient de comparer le système-monde (supra, figure 3, p.114), qui permet d’évaluer la complexité et la répartition des idées —
autrement dit la distribution de l’information — concernant la création d’un
monde imaginaire, au modèle qui existe pour décrire notre monde, la Terre.
A — une création relevant de l’écologie
Le
système-monde a permis de mettre en évidence le projet cosmologique des créateurs
de livres-univers. Il s’agit avant tout de dépeindre un monde avec des éléments
tangibles, que l’on peut classer. La notion de système-monde demande pour cela
d’être affinée, mais il faut faire appel à des concepts relevant de l’écologie
(science des relations entre les êtres vivants et leur milieu), et du modèle
systémique de la Terre qu’elle a contribué à développer.
1) La Terre, modèle
systémique :
Le
modèle que les écosystémistes ont élaboré pour décrire l’environnement de notre
planète introduit la notion de sphère, ou niveau d’organisation. Là où trois
couches ont été distinguées dans le modèle du système-monde, se dénombrent cinq
sphères. Une sixième sphère doit néanmoins être ajoutée, pour donner une représentation
complète des interactions entre l’homme et la nature. Ce qui donne un nouveau
système-monde, plus affiné que celui présenté supra, p.114 :
1) atmosphère |
masses
d’air |
2) lithosphère |
constituée
de la roche mère, mais incluant les facteurs climatiques : chaleur, humidité,
électri—cité atmosphérique… |
3) hydrosphère |
océans,
fleuves, lacs… |
4) biosphère |
conceptualisation
de la vie, à la surface du globe et dans les océans, conçue comme une totalité
; avec une majuscule, la Biosphère désigne celle de la planète Terre ;
apparue en 1875, cette notion n’a jamais cessé d’être sujette à controverses |
5) technosphère |
ensemble
des productions humaines matérielles : industrie, agriculture, production d’énergie… |
6) noosphère |
ensemble
des productions immatérielles de l’esprit humain dont le langage, l’art et la
religion[118] |
La
notion d’écosphère — ensemble des écosystèmes naturels ou artificiels,
présentée en général comme le système qui inclut les quatre ou cinq premières
sphères avec leurs échanges, selon les auteurs ou les objectifs de la modélisation
—, est une tentative pour rendre compte de l’interdépendance et de l’influence
des sphères les unes sur les autres. Car la seule distinction de ces champs de
perception ne suffit pas. Plus, elles n’ont pas de sens si on ne les inscrit
pas dans un réseau d’interdépendance, basé sur une similitude de comportements
(voir supra, cité/cellule, sélection naturelle/machine à vapeur).
Le
mot biosphère a été créé par le géochimiste russe Wladimir Vernadsky[119]. Sa rencontre avec Teilhard de
Chardin joua un rôle capital dans sa vision cosmique de la vie terrestre.
Les
quatre premières sphères de ce système-monde se trouvent présentes dans les
romances planétaires à partir des années 50 (voir la liste supra, p.50-51), pour une description plausible des planètes exotiques. Le propre du
livre-univers est de parvenir à élaborer une écosphère étrangère la plus complète
possible avec sa topographie particulière, sa biosphère exotique, ses sociétés
humaines ou non.
La technosphère
est présente dans la plupart des livres de science-fiction, même si on la voit
interagir essentiellement avec la noosphère, dans la problématique classique :
“ Quelles sont les répercussions de la science sur les activités humaines ? ”
Il revient peut-être au mouvement cyberpunk d’avoir exprimé la science dans un
mode d’environnement, même si sa valeur est avant tout esthétique. Dans le
domaine du space opera, la technosphère se réduit parfois à quelques objets
symbolisant la technologie, destinée à asservir une nature souvent présentée de
façon stylisée : le principal apport technologique, dans Le Monde de la mort
[120] de Harry Harrison, est relatif à l’armement.
Celui-ci est spécifiquement utilisé contre la nature. Beaucoup des éléments
technologiques d’Hypérion sont de cet ordre, à commencer par le réseau
de distrans, qui nie la nature dans son étendue géographique, de sorte qu’il
n’y a plus de distance entre un centre urbain et un autre — ce qui rend les
relations entre l’homme et la nature non domestiquée quasi nulles.
La noosphère
est une notion introduite par le paléontologue et théologien Pierre Teilhard de
Chardin (1881-1955), qui a tenté de concilier le catholicisme et les lois de l’évolution
des espèces. Il a conféré une finalité métaphysique à la noosphère, conforme
avec ses convictions chrétiennes : il se produit une évolution de la matière
qui prend des formes de plus en plus complexes (Le Christ-évoluteur,
posth., 1968), l’intelligence humaine suivant elle aussi cette pente jusqu’à un
point de spiritualité parfaite, le point Oméga. Si la vie vient de la matière, à
son tour la biosphère engendre la noosphère, sphère des êtres pensants et
conscients. Arrivée au point Oméga, l’humanité ne sera plus qu’une unité
mystique de personnes qui vivront dans un amour mutuel, où le Christ rayonnera.
L’ombre
de Teilhard de Chardin plane sur Noô : “ Le mot n’est pas de moi, mais
d’un père jésuite que j’ai rencontré en Mongolie ”[121], et sur Hypérion, où il est
devenu Saint Teilhard (voir aussi Endymion, p.453). Les IA d’Hypérion mettent en application la recherche
teilhardienne du point Oméga, l’Intelligence Ultime, point suprême de
spiritualité. Cette référence renvoie chez Dan Simmons à une interrogation
religieuse, permanente dans l’œuvre. On ne peut s’empêcher de songer, pour le
rapprochement avec la SF en général, au sens quasi religieux du dépassement de
l’espèce d’A.C. Clarke dans Les Enfants d’Icare (Childhood’s End,
1950-53 — à la fin, l’homme rejoint le Sur-Esprit et la Terre se transforme en énergie
pure après son départ) et 2001, l’Odyssée de l’espace [122] — ce même Clarke qui écrivit la nouvelle
antichrétienne “ L’Étoile ”[123], laquelle gagna un Hugo.
Si
la philosophie biologique de Teilhard de Chardin a été férocement critiquée par
Jacques Monod car “ comparaison n’est pas raison ”[124], et par Gregory Bateson qui lui a
reprochée de faire entrer le surnaturel par la petite porte[125], la noosphère est un concept utile
pour circonscrire les effets des cultures humaines sur la nature. Ce rapport
est présent dans tous les livres de science-fiction, où la validité de la
science — ou plutôt de l’idéologie scientiste, ce qui n’est pas la même chose —
est remise en cause.
2) Le livre-univers,
une écologie imaginaire :
Héritage
de la romance planétaire, le livre-univers présente une (ou plusieurs) écosphère
singulière : Soror ou Aequalis, Helliconia ou Dune sont des mondes à part, qui
possèdent leur histoire propre. Les catégories ci-dessus servent à les caractériser.
C’est au sein d’une science qu’elles ont été définies, l’écologie.
a. histoire de l’écologie,
du naturalisme au chaos :
Comme
la science-fiction, l’écologie est vieille d’à peine un siècle. Fondée aux États-Unis
par des botanistes à la fin du siècle dernier, l’écologie a profité des
nouveaux concepts apportés par la zoologie dans les années 20 ; puis, la révolution
de la biologie moléculaire, pour devenir une science pluridisciplinaire par
excellence (on ne peut faire de l’écologie sans faire appel à la botanique, à
la géochimie, à l’étude des climats, à l’économie…), jusqu’à l’introduction de
la théorie du chaos, dans les années 80.
L’écologie
fait partie d’une histoire plus ancienne : celle du rapport de l’homme et de la
nature. Avec le triomphe du christianisme en Occident, l’attitude humaine
devant la nature est devenue celle du commandement divin :
Soyez féconds, multipliez et remplissez la terre.
Soyez la crainte et l’effroi de tous les animaux de la terre et de tous les
oiseaux du ciel, comme tout ce dont la terre fourmille et de tous les poissons
de la mer : ils sont livrés entre vos mains. [Genèse, 9, 1-2]
La
victoire du christianisme occidental sur le paganisme a consacré la séparation
et la supériorité de l’homme vis-à-vis de la nature. Cette tradition extrêmement
vivace dans l’imaginaire occidental, qui trace une ligne de partage entre
l’homme et les animaux — jeu sur la dualité exploité dès le début de la
science-fiction avec L’Île du Docteur Moreau (The Island of Dr Moreau,
1896) de H.G. Wells —, cette tradition définit aussi un critère d’ordre chez
les humains. Par la métaphore, l’image de l’animalité désigne les primitifs,
les fous, les femmes… et une grande partie des extraterrestres de la
science-fiction (les Kzinti de L’Anneau-monde [126] sont comparés à de grands chats oranges, les
Phagors d’Helliconia sont inspirés de taureaux, les Kihas de Noô
de perroquets…). La supériorité de l’homme sera illustrée dans la France du XIXe siècle par l’image des animaux-machines. Au lieu de
zoologiser la matière comme le firent les Grecs, Descartes matérialise, ou plutôt
géométrise et mécanise l’animal, avant de séparer complètement et métaphysiquement
l’homme de l’animal. L’homme ne fait pas partie du règne animal, pas même au
titre d’animal raisonnable. Il n’est pas indifférent que Descartes ait été redécouvert
précisément à une époque où la Révolution industrielle avait besoin de
justifications philosophiques à son pouvoir grandissant sur la nature. Dans son
effort de montrer l’homme plongé dans la nature, littéralement enfoui sous
elle, physiquement recouvert (les pnéomycoses dans Noô, les symbiotes
cruciformes d’Hypérion…), le livre-univers s’affirme comme une manière
de réfutation inconsciente de ce préjugé.
Il
faut attendre le XVIIIe siècle pour que les êtres vivants
soient perçus dans leur spécificité :
Par économie de la nature, on entend la très sage
disposition des êtres naturels instaurée par le Souverain créateur, selon laquelle
ceux-ci tendent à des fins communes et ont des fonctions réciproques. [[127]]
C’est à la
fin du XVIIIe siècle que la nature devient
l’objet de la science seule, même si l’anthropocentrisme absolu est toujours de
rigueur. Selon Buffon, l’ordre le plus naturel de classification doit juger les
animaux en fonction de leur utilité pour l’homme vassal du Ciel et roi de la
Terre ; le cheval et le bœuf viennent au premier rang. Les débuts de
l’industrialisation s’accompagnent d’une montée de l’idéologie qui pourrait se
résumer à la phrase d’Isaac Newton : “ Il faut faire rendre gorge à la nature
”, et qui est représentée dans l’incipit d’une nouvelle de Ray Bradbury,
“ Icy, il doit y avoir des tigres ”[128] :
“ Il faut battre une planète à son propre jeu, disait
Chatterton. Allez-y et défoncez-la, tuez les serpents, empoisonnez les animaux,
asséchez les rivières, purgez l’air de pollen, creusez le sous-sol,
arrachez-lui ses secrets, démolissez-la à coups de pioche et tirez-vous de là dès
que vous aurez obtenu ce que vous voulez. ” [[129]]
Le XIXe siècle est marqué par une série de ruptures : découvertes
fondamentales de Darwin et de Wallace, progrès de la physiologie et de
l’analyse chimique, naissance de la biologie, même si le vitalisme reste une
croyance partagée par la plupart des savants[130]. La science doit évoluer entre deux
nécessités contradictoires : la spécialisation pour approfondir les
connaissances spécifiques, et la globalisation indispensable à la compréhension
de la marche de l’ensemble. C’est dans un contexte où la confiance dans le
progrès a une force extraordinaire qu’est proposé le mot écologie[131]. D’autres mots établissant de
nouveaux concepts s’imposent : les biocénoses de Möbius, le microcosme de
Forbes, mais les écoles de pensée dominantes ne suivront pas les pistes théoriques
de l’écologie et de la thermodynamique. Marx exprime en termes positifs la dévalorisation
culturelle et idéologique de la nature qui partout a légitimé
l’industrialisation depuis trois siècles. L’écologie rentre en sommeil, jusqu’à
la découverte du principe de l’écosystème par Tansley (supra, note 41),
qui considère la végétation comme un organisme. L’entre-deux guerres est l’âge
d’or de l’écologie théorique. Les schémas systémiques (comme celui qui définit
le système-monde) s’affinent, les espèces vivantes ne sont plus étudiées séparément
les unes des autres. Dans les années 60, Howard Odum popularise le parallèle
entre faits naturels et faits sociaux, où le même principe d’optimisation de
l’usage des matières premières et de l’énergie est à l’œuvre.
Dans
les années 70, biogéographie, écologie et évolution se mêlent au sein du modèle
de l’équilibre dynamique, qui a pour conséquence une description de la nature
abolissant la séparation du vivant et de l’inerte — le noôzôme, ainsi que certaines
espèces inventées par Stefan Wul, illustrant parfaitement cette tendance à
dissoudre des frontières que l’on tenait pour acquises. C’est durant cette période
que le médecin britannique James Lovelock énonce l’“ hypothèse Gaïa ”, du nom
de la divinité grecque de la Terre. Cette hypothèse envisage la Terre comme un
superorganisme unique, organisé et autonome, constitué de différents sous-systèmes
(atmosphère, biosphère…). Sa théorie a été victime d’une dérive métaphysique,
et son accaparement par le mouvement new age a récemment poussé des
chercheurs anglais à s’en démarquer en créant la géophysiologie, champ d’étude
des interactions entre la vie et le reste de la terre.
Le
dernier stade de l’évolution de l’écologie a été franchi par une conférence
prononcée en 1985 par Robert May, un transfuge de la physique théorique[132] ; elle a introduit des thèses regroupées sous
la dénomination de théories du “chaos déterministe” (voir supra, p.110).
Qu’en
est-il de l’écologie en France ? L’hégémonie américaine et l’état de crise
permanent de l’écologie scientifique française a relégué cette science au
dernier rang de la hiérarchie qui a force de loi dans notre pays ; la SF
politique française des années 70 et 80 — la Cie en est un bon exemple —
trahit bien cet état de fait, en confondant écologie et mouvement politique de
l’écologisme[133].
b. l’écologie, de
la science-fiction en général au livre-univers en particulier :
On
trouve dans l’écologie beaucoup des soucis qui feront plus tard des thèmes de
prédilection de la science-fiction. En 1925, Vernadsky, le concepteur de la
biosphère, a rêvé de pouvoir utiliser l’énergie solaire directement, sans
l’intermédiaire végétal, pour créer l’abondance alimentaire et énergétique. Ce
type de spéculation relève sans ambiguïté de la science-fiction. Inclure ou non
l’humain dans les flux du monde vivant conçu comme une totalité, voilà qui a été
dès l’origine et qui demeure une question essentielle de la science écologique,
et de livres-univers comme Noô, Dune ou Helliconia. Jules Verne,
vers la fin de sa vie, met en garde contre la chasse abusive de la baleine (Le
Sphinx des glaces, 1897), signale la pollution causée par l’industrie pétrolière
(Le Testament d’un excentrique, 1899), dénonce le massacre des éléphants
(Le Village aérien, 1901). Dans les années 30, H.G. Wells considérait l’écologie
comme l’extension de l’économie au monde vivant.
L’inévitable
intervention humaine est-elle devenue nécessaire aux équilibres des écosystèmes
(Cie) ? Jusqu’à quelles limites l’homme, première force écologique planétaire,
peut-il utiliser et altérer la nature (Dune) ? Quel est l’avenir du
globe, à l’heure des dérèglements climatiques dus à la pollution et à la dégradation
des ressources naturelles ? Questions qui n’ont cessé de se poser dans l’écologie
comme dans la science-fiction. Dans Dune, l’activité humaine conduit à
la transformation de plusieurs planètes : Arrakis, qui devient un désert, puis
une planète verdoyante, puis enfin un astre mort par l’action humaine ; la planète
du Chapitre, devenue désertique par des terra-ingénieurs au service du Bene
Gesserit. Dans Hypérion, des planètes entières sont mises en culture,
pour l’approvisionnement du centre administratif — situation comparable aux métropoles
contemporaines, constituant des gouffres d’eau et de nourriture ; le fleuve Téthys
coulant entre les mondes symbolise une pseudo-nature, au service du seul l’agrément
humain, destinée à disparaître avec la technosphère qui lui a permis d’exister.
Beaucoup
considèrent que la science-fiction moderne est née le 6 août 1945, date de
l’explosion, au-dessus d’Hiroshima, de la première bombe atomique. C’est-à-dire
qu’elle est née sur un questionnement d’ordre écologique. L’idée s’imposa définitivement,
avec l’explosion de la bombe à hydrogène en 1952 dans les îles Marshall (on
trouvera symbolique qu’Herbert ait publié sa première histoire cette année-là),
que pour la première fois de son histoire, l’homme disposait du moyen de détruire
entièrement son espèce, et toutes celles portées par le globe.
Préoccupations
écologiques dans le motif des arches stellaires, gigantesques vaisseaux
spatiaux recréant des biosphères entières, ainsi qu’au travers de thèmes liés à
la fin de l’humanité (disparition d’une ressource naturelle, changement brusque
du climat, épidémie, catastrophes écologiques diverses) ou à sa relativisation
dans le monde vivant (par le thème du mutant qui le replace dans l’évolution,
ou l’irruption d’espèces extraterrestres) : “ La science-fiction peut plus sûrement
que dans d’autres domaines prétendre à une certaine précognition ”[134]. Un peu plus loin : “ Seuls,
ou à peu près, des écrivains de SF ont entrepris d’expliquer sur le mode esthétique
qui est le leur, cette étrange collusion ”[135]
Humanité
et demie (Half Past Human, 1971) de T.J. Bass, est un autre exemple de motif écologique, qui
prolonge jusqu’à son affreuse conclusion la logique d’expansion illimitée de
Malthus. L’humanité a conquis la surface entière de la Terre. Elle s’est
transformée et divisée en deux espèces : les Néchiffes à quatre orteils qui
habitent d’immenses cités fourmilières. (Le domaine souterrain semblant être
une constante dans les grands cauchemars écofascistes.) Au nombre de trois
trillions, ils mènent sous terre une existence programmée d’hommes-insectes
asexués. Les Agrimaches cultivent pour eux les champs et ont éliminé toute
forme de vie inutile. De l’autre, une poignée de Broncos, errant librement à la
surface mais traqués comme des parasites par les chasseurs Néchiffes. Ce sont
des humains sauvages à cinq orteils. Le Meilleur des mondes (Brave New
World, 1932) d’Aldous Huxley et La Ruche d’Hellstrom (Hellstrom’s Hive,
1973) de Frank Herbert sont deux autres exemples d’écofascisme. L’avatar récent
le plus remarquable est Le Souffle du cyclone (Voice of the Whirlwind, 1987)
de Walter J. Williams, qui décrit une espèce extraterrestre, les Puissances,
dont l’organisation socio-biologique combine les avantages de la ruche et ceux
de la sélection naturelle interne.
Le
cinéma, dans son processus perpétuel de recyclage des méthodes et thèmes littéraires,
a suivi la tendance écologiste, dans l’adaptation d’œuvres existantes, telle la
fable écologique Soleil vert [136], ou dans son esthétique :
Le réel triomphe du cinéma récent de SF a été
l’introduction de la saleté et, avec elle, une impression d’authenticité. Les
vaisseaux spatiaux et les stations dans les Aliens, par exemple, sont
extrêmement sales — mais nous les apprécions d’autant plus. Mais le cinéma de
SF n’a jamais eu beaucoup de rapports avec le monde réel. La planète Terre
n’est pas un décor. La pollution nous tue. [[137]]
La
malpropreté donne effectivement une impression d’authenticité, pour une raison
simple : c’est que la vie produit des déchets et s’en nourrit. Les équipements
soumis au temps se dégradent, l’environnement confiné des stations ou des
vaisseaux s’altère naturellement. C’est la raison essentielle pour laquelle
l’image d’un film comme 2001, l’Odyssée de l’espace (1968) paraît datée.
Il semble que la notion d’environnement fasse désormais partie intégrante de la
SF moderne.
Quant
à l’“ hypothèse Gaïa ”, dont l’idée n’est pas neuve puisqu’elle n’est pas étrangère
à un certain mysticisme qui voit dans la terre un être pensant, la
science-fiction l’a déclinée de multiples façon : en imaginant un océan pensant
dans Solaris (Solaris, 1961) de Stanislas Lem, une planète féminine dans
la nouvelle de Ray Bradbury “ Icy, il doit y avoir des tigres ”[138]… Dans le livre-univers, le concept
n’est pas absent : le noôzôme est interprété, de façon symbolique et
superstitieuse, comme un réservoir de pensées archéennes. Quant à Aldiss, la
dette envers le créateur de la théorie, Lovelock, est explicite dans Helliconia
(III-507, remerciements).
De
part leur fonction de créateurs de mondes, les auteurs de livres-univers ont
une vision écologique qui leur est propre.
1°)
Dans Noô, la vision proprement scientifique prédomine. Noô montre
des écosystèmes parmi les plus complexes qu’aient donné à lire la
science-fiction. Les termes biologiques, botaniques, zoologiques fourmillent.
Comme s’ils n’étaient pas assez nombreux, Stefan Wul en crée, illustrant par le
langage que la vie est source perpétuelle d’inventions et de combinaisons.
Cette écologie ressemble assez à celle du début de ce siècle, qui consiste
avant tout à recenser des espèces, parfois insérées dans des “ leçon(s) de
choses ” (Noô, I-53).
La
vision politique est cependant loin d’être absente, Noô est un livre de
son temps. Si la société industrielle, sur Soror, n’a visiblement pas les mêmes
problèmes que les sociétés occidentales de la Terre, c’est que son histoire est
différente. À l’inverse de ces dernières, son développement technologique est
multiséculaire — il est question de “ XXXVe siècle ” (Noô, I-112) — et elle n’a pas connu de révolution
informatique récente. Ses modes de fonctionnement apparaissent plus écologiques,
plus proches de la nature[139]. La cité ne ronge pas la campagne,
mais au contraire semble prolonger la jungle, en colonisant l’espace vertical.
Grand’Croix est une ville aérienne, assez proche de la “cité idéale” de
l’entre-deux guerres. Soror montre en tout cas une civilisation futuriste (elle
n’existe pas encore) radicalement différente de la nôtre et des expressions
comme “course au progrès”, “déchets toxiques”, “pollution planétaire” n’y ont
pas leur place. Brice, de retour sur Terre, juge ainsi la société moderne,
qu’il a quittée en 1938 pour revenir un demi-siècle plus tard :
Je n’aime pas ces forêts nauséabondes, ni les
gigantesques pyramides d’ordures métalliques et de véhicules qui, lancés du
haut des airs, souillent les carrefours de la jungle ou transforment les
torrents en cascades de rouille et d’immondices. [Noô, II-208]
Des
vaisseaux spatiaux sillonnent le système solaire d’Hélios, mais les centrales
nucléaires y sont inconnues ; au lieu de cela, une éponge de verre — précurseur
de l’application des matériaux supraconducteurs ? — logée sous les combles
ravitaille les maisons en électricité domestique.
2°)
Dune est l’ancêtre fondateur de l’écologie en science-fiction. Certains
exergues pourraient avoir été tirés d’un manuel d’écologie, et le premier
personnage historique d’Arrakis est le planétologue Pardot Kynes, un écologiste
dont l’histoire est racontée dans l’appendice I en fin de Dune. L’auteur
s’est inspiré, pour sa vision de la science, d’écologistes tel Paul B. Sears.
Frank Herbert a du reste rassemblé une anthologie d’articles sur l’écologie de
portée philosophique et pratique, intitulée New World or No World (1970,
non traduit). Avec les bénéfices que lui ont rapporté Dune, il a développé
à Port Townsend, dans l’État de Washington, une ferme expérimentale de 2,5
hectares fonctionnant sur des apports énergétiques minimaux. Les positions de
Frank Herbert vis-à-vis de l’écologisme se retrouvent dans le discours, et
l’intrigue même, de ses romans.
Je ne suis pas très intéressé par l’écologie “ pure
et dure ”. Mais j’aime rêver à une vie meilleure. Ceux qui, de par le monde,
prennent les décisions, ne veulent pas que l’on rêve. D’autre part, nous ne
pouvons faire autre chose. Nous ne sommes pas en position d’organiser une révolution
violente. C’est une chose du passé. [[140]]
Frank
Herbert a recours à l’analyse énergétique pour laquelle, selon le dicton américain
qu’il a fait sien, il n’y a pas de déjeuner gratuit (“ There ain’t no
such thing as a free lunch ”), c’est-à-dire que les générations futures
paieront le pillage énergétique de la génération actuelle. Ce que regrette
l’auteur et qu’il réalise dans Dune, c’est l’absence de projet écopolitique
à long terme, par des idéologies en plein effritement.
Bien sûr, une science-fiction ne peut s’empêcher d’être
politique. Cela ne veut pas dire qu’elle ne se trompe jamais. (…) Des
inventeurs se sont parfois inspirés de mon propre travail, des technocrates ont
pris des idées chez moi et les ont réalisées. La même chose est arrivée à
Arthur Clarke. ” [[141]]
Bien qu’il
se méfie de l’écologisme, l’auteur ne se situe donc pas “hors du monde”,
contrairement à Brian Aldiss dont les motivations sont moins politiques que
philosophiques et morales.
3°)
Helliconia : la forme même de la démonstration de Brian Aldiss est de
nature écologique : sont montrées deux espèces en compétition dans un même
milieu, isolé comme une île (qui est un lieu d’étude privilégié des écologistes),
dont on observe la coexistence ; ce milieu varie au cours du temps et
avantage alternativement l’une ou l’autre espèce. L’espèce favorite de Brian
Aldiss est l’humanité, c’est elle qui, de loin, est historiquement la plus
traitée. L’intérêt d’Aldiss est aussi, surtout, d’ordre moral. Il confère un
sens élargi à l’empathie, ordinairement réservée aux relations interhumaines,
de lien de compréhension entre la noosphère et la biosphère. Cette empathie,
morale chez Aldiss, poétique chez Wul, matérialiste et scientifique chez
Herbert, paraît aujourd’hui de bien peu de poids face aux motivations économiques
fondées sur l’immédiateté des sociétés capitalistes actuelles — non seulement
nos sociétés industrielles qui ont mis la planète au pillage, mais aussi toutes
celles ou presque depuis le paléolithique. Aucune société ne s’est jamais fondée
sur l’altruisme, aucune n’a jamais été écologiquement neutre.
4°)
Les convergences de l’écologie et de l’œuvre de G.-J. Arnaud passent par l’écologisme,
l’auteur ayant été “ à la fois gauchiste et écologiste (…) de 1968 [jusqu’] à
l’après Malville ”[142].
J’ai été très longtemps un “ vert ” acharné.
Maintenant, je milite moins. Mais j’ai utilisé dans ma série toutes les formes
d’énergie que j’ai eu l’occasion de connaître, par exemple les digesteurs de
matières organiques, les éoliennes, les pompes à chaleur, etc. [[143]]
Les expériences
de retraitement naturel évoquées ici ne sont pas loin de celles réalisées par
Frank Herbert dans sa ferme écologique à Port Townsend. Mais l’écologie de la
Terre de G.-J. Arnaud, présentée comme une “économie de la nature”, est très
proche du réductionnisme énergétique de H.T. Odum :
L’écologiste devient le superintendant du grand
magasin de la nature auquel viennent s’approvisionner les consommateurs affairés
des sociétés modernes. La monnaie n’est que l’image commode des flux réels,
dont le comptable-écologiste tient un budget rigoureux, dans le langage
universel de l’énergie. Nature et société sont les deux acteurs de l’échange généralisé,
répertorié dans ce nouveau livre de comptes écologiques, avec recettes, dépenses,
et affectations aux différentes postes d’entretiens (…). [[144]]
Cette écologie
gestionnaire sous-tend l’économie des Compagnies. Dénoncée comme rétrograde,
elle n’en conditionne pas moins les sociétés humaines fondées sur
l’exploitation systématique de troupeaux de phoques et de baleines — à
l’exception d’une seule, les hommes-Jonas. Le facteur d’évolution joue dans le
même sens, transformant les phoques en “ outres d’huile ” géantes. L’une des
monnaies utilisées est la calorie, unité de mesure de quantité de chaleur et de
valeur énergétique des aliments.
5°)
Quelle place Dan Simmons accorde-t-il à l’écologie et à ses processus ? Dans Hypérion,
peu en apparence. La figure du gritche illustre parfaitement le courant
de pensée évolutionniste traditionnel de sélection naturelle et de survie du
plus apte issu de l’économiste Herbert Spencer, très puissant aux États-Unis, où
n’intervient aucun autre processus que la prédation : le gritche, c’est le
prédateur ultime dans ce qu’il a de plus absurde, puisqu’il est sans
concurrent. C’est pourquoi il fascine tant : modèle dépassé, qui ne “fonctionne
pas” au niveau écologique, il est devenu mythique. Il est intéressant de noter
l’aspect machinique du gritche, entre le robot et le samouraï : yeux comme des
diodes rouges ; carapace, lames et tendons de métal chromé. Le gritche est une
machine vivante. Sa taille et ses quatre bras en font une quasi divinité tueuse
(il y a d’ailleurs, près des Tombeaux du Temps, le Palais du Gritche, sorte de
temple dont l’architecture se réfère à l’anatomie et à la fonction du gritche).
Mais une divinité scientifique : le gritche est une machine à tuer parfaite,
devant laquelle plie même le déroulement du temps — bref, un triomphe matérialiste.
À
l’opposé de la prédation, la symbiose est la coexistence bénéfique entre
plusieurs espèces différentes. Un des premiers textes sur ce thème écologique,
“ Red Shards on Ceres ”[145] de Raymond Z. Gallun décrit un protoplasme
conscient protégeant l’environnement intérieur d’un astéroïde en symbiose avec
une espèce domestique. Sur un monde marin de Créateur d’étoiles [146], des arachnoïdes-poissons sont
chevauchés par des crabes-araignées. On trouve également la symbiose, souvent
involontaire, d’un animal et d’une plante à la fin de Terminus 1 (1958)
de Stefan Wul, mais surtout dans Le Monde vert d’Aldiss, où
plusieurs cas de symbioses sont développés.
Symbiose
mentale enfin, avec par exemple “ Le Frère silencieux ” (“ Silent Brother
”, 1955) d’Algis Budrys où l’homme gagne des pouvoirs régénérateurs et une
intelligence supérieure.
Dans
aucun de nos livres-univers, la Cie (les hommes-Jonas) exceptée, ne se
trouve de symbiose harmonieuse. Les cruciformes d’Endymion et les pnéomycoses
de Noô (voir l’index) constituent néanmoins des cas intéressants, car ils
modifient le paradigme humain en leur offrant à chacun un pouvoir
incommensurable : les cruciformistes immortels nous sont aussi étrangers que
des mutants (les thèmes de la symbiose et de la mutation sont équivalents), et
Wul pose la question, au sujet des mycosés : “ Étaient-ce encore des
hommes ? ” (Noô, II-36). Les pnéomycoses apparaissent
d’ailleurs comme un agent de pantropie[147], en permettant à l’homme de se répandre
dans les milieux les plus extrêmes.
c. le modèle écosystémique
de la Terre et son traitement dans le livre-univers :
Dans
le livre-univers, toutes les planètes ne sont pas traitées, loin s’en faut, de
la même manière. Certaines sphères du modèle écosystémique sont plus favorisées
que d’autres. Doit-on juger de la pertinence d’un univers en fonction du degré
d’élaboration de chacune des sphères, des “strates” de réalité ? Cette catégorisation
doit être considérée comme un outil plutôt que comme un étalon de jugement de
qualité d’une œuvre. En tout cas, une évaluation même grossière nous donne des
indices sur la culture et les intentions, naturalistes et/ou esthétiques, des
auteurs :
1°)
Ce qui est privilégié dans Noô est la biosphère. D’une part l’invention
: sur environ quatre cents néologismes recensés, près de la moitié sont consacrés
à la faune et à la flore micro et macroscopiques ; d’autre part la prééminence
des environnements naturels dans le déroulement du récit : marécage, jungle,
savane, mer… Stefan Wul se donne tous les moyens de “faire monde” et aucune sphère
n’est délaissée, y compris la lithosphère, puisque l’auteur est allé jusqu’à
dessiner dans ses carnets préparatoires un schéma géologique de Soror — sans
compter tout un jargon imaginaire ayant trait à cette science[148]. Quant à la noosphère, elle compte
une centaine de néologismes ayant trait à la “ psychobernétique ”, au “ mérilisme
”, à la religion[149]. On peut prétendre sans trop
s’avancer que Noô rivalise avec Dune pour la création d’un monde
la plus complète qu’a produit la science-fiction.
2°)
Dans Dune, œuvre marquée par une approche philosophique écocentriste
(qui s’oppose au technocentrisme d’Hypérion ou de la Schismatrice),
la technosphère est presque absente en dehors d’objets spécifiques à la survie
; une importance accrue est donnée aux autres sphères. L’imbrication de la
biosphère et des sphères non-vivantes est remarquable, jamais il n’est question
de ver géant sans qu’il ne soit fait mention de son milieu de vie, le sable, et
son pendant, l’eau. L’auteur est précis jusque dans la composition de l’air (Dune,
I**-366), et des courbes de température. Mais c’est dans la
noosphère, enjeu du pouvoir suprême où se définit, au fond, la tessiture du réel
(la réalité perçue, donc celle de la religion[150]).
3°)
L’opposition écosphère-noosphère est l’argument principal d’Helliconia,
et résume le “ drame humain ” qu’est son divorce avec la nature (annoncé dans
la préface du t. I, mais surtout développé dans le
dernier tome), en plaçant l’enjeu sur le terrain de la communication. Il s’agit
d’un dialogue rompu.
4°)
Dans Hypérion, la technosphère prédominant, il est normal qu’elle se révèle
l’enjeu véritable de l’histoire, c’est-à-dire : à qui profite réellement le réseau
de distrans qui dessert tous les mondes du Retz. Ce rapport énergétique est de
nature écologique, même si la nature est réduite à la portion congrue. Le problème
politique n’est par ailleurs pas totalement évacué, et le réquisitoire écologiste
du Consul contre l’humanité est l’occasion d’une nouvelle analogie biologique :
— Nous nous sommes répandus dans la galaxie comme des
cellules cancéreuses à l’intérieur d’un organisme vivant. Nous nous multiplions
sans tenir compte des innombrables formes de vie qui doivent mourir ou nous
laisser la place pour que nous puissions nous reproduire et tout envahir. Nous éliminons
sans pitié toutes les formes de vie intelligentes qui pourraient rivaliser avec
nous. (…) Toute l’écologie de Garden a été détruite, Duré, pour que quelques
milliers de colons humains puissent vivre là où des millions de créatures
autochtones avaient prospéré avant eux. [Hypérion, II-403]
Une liste
des formes de vie intelligentes exterminées est donnée peu avant, II-368. Ainsi que, peut-être, la justification de la fin de
l’humanité, justification écologique : “ Tous ceux qui ont hérité des péchés
d’Adam et de Kiev [la création du mini-trou noir à l’origine de la destruction
de la Terre] doivent subir les conséquences de l’assassinat de leur propre planète
et de l’extermination des autres espèces ” (Hypérion, II-368). La conclusion d’Hypérion précise le discours général,
qui poursuit, sans le passéisme d’un Ray Bradbury, le thème classique de
l’asservissement de l’homme par la machine (ici les IA). Sujet écologique s’il
en est.
Dans
la suite d’Hypérion est pressentie une “métasphère” (III-299) qui engloberait les six sphères du modèle systémique. L’Avènement
d’Endymion apportera certainement une réponse claire à ce qui demeure un
mystère.
3) Limites de
l’analogie systémique :
Un
premier bilan nous amène à constater que la représentation du système du
monde constitue un discours caché au cœur du livre-univers. Il convient
d’abord de fixer les limites de l’analogie, qui sont celles d’une
formalisation. Cette application d’une analyse de nature scientifique au matériel
littéraire doit rester à l’état de comparaison, de commodité. Et cette
comparaison n’a de sens qu’avec des œuvres relevant du space opera ou assimilé
— la Terre de G.-J. Arnaud étant assimilée à une terre étrangère. C’est la
condition de validité, qui définit le degré d’universalité de cette typologie.
Comme
toute œuvre d’art, le livre-univers fonctionne à différents niveaux. L’analyse
systémique, dont le présent texte ne présente que quelques aspects, explore un
de ces niveaux et ne saurait supprimer les autres dimensions de la recherche ;
au contraire, elle tend à les intégrer, en se complétant d’autres analyses —
narratologique, morphologique ou psychanalytique, pour ne citer qu’elles. Cette
approche n’est pas l’aboutissement d’une réflexion, mais le point de départ
d’une recherche.
Il
ne s’agit pas non plus de déboucher sur une fiction (le système en tant
qu’essence) venant se plaquer sur la fiction littéraire : ce serait couper les
liens avec les éléments, et amoindrir ce que le système sert justement à
renforcer. Sans la chair qui constitue la structure, celle-ci n’est rien, n’a
ni source ni descendance. Les livres-univers sont avant tout des romans, des
actions en marche, dont la fiction est le moteur, et l’imagination le
combustible. Car il faut prendre garde d’oublier la part littéraire : la psychohistoire
n’est pas la dianétique, elle est à prendre, comme le noôzôme, comme une
virtualité, une création de fiction. Il en va de même de tous les autres éléments
du roman, que l’on ne peut traiter comme le simple reflet d’une réalité qui, au
fond, n’existe pas.
B — Le problème de la logique et de
l’imagination
Le
livre-univers résulte d’un processus créatif mettant en jeu la logique et
l’imagination : la logique, dans la spéculation intellectuelle qui caractérise
tout récit de science-fiction, et qui garantit la cohérence du monde décrit ;
l’imagination, que traduit l’originalité du monde et celle de ses ingrédients.
Ce double centre peut être caractérisé en comparant la forme de logique et le
statut de l’imagination dans le livre-univers, avec leur forme et leur statut
dans la conception occidentale du monde.
1) Cartésianisme et
pensée causale :
a. la révolution
cartésienne :
La
création d’un monde, telle est la démarche liminaire à la création d’un
livre-univers. Création, ainsi qu’on le verra dans la dernière partie,
fortement liée à la conception du monde en vigueur dans la société où est né
l’auteur.
En
Europe mais spécialement en France, la conception cartésienne s’est imposée à
partir du milieu du XIXe siècle comme évangile de la science
classique. C’est une erreur historique d’assimiler le cartésianisme et la
rationalité, à la logique cohérente, à la rigueur intellectuelle. Émile Zola,
se fondant sur un postulat scientifique erroné, a fait œuvre rationaliste, cohérente
et justifiée pour les gens qui, à son époque, affichaient des croyances
rationalistes. À l’inverse, Jean-François Revel a montré ce qu’avait de confus
la Méthode, fondée sur un “bon sens” forcément subjectif et une métaphysique
dogmatique. Le Discours de la méthode (1637) est le premier classique de
la philosophie moderne en ce que, séparant science et philosophie, il a instauré
une nouvelle organisation du savoir à l’intérieur de la philosophie. Cette
organisation écarte l’imagination “ maîtresse d’erreur et de fausseté ” ; selon
la Méthode, il faut d’abord disposer d’une évidence, ensuite mettre de l’ordre
dans les raisons[151].
Cette
philosophie qui a profondément influencé notre conception du monde, qu’en
reste-t-il aujourd’hui ? La théorie cartésienne découle toute entière d’une
hypothèse métaphysique qui est la séparation de l’esprit et de la matière.
L’animal est une machine, l’homme est un homme déduit, construit à partir de
deux substances primitives : l’étendue et la pensée. Pour Descartes, toute
connaissance découle de causes premières (constantes, Principes de validité éternelle)
formant un système définitif, complet de la réalité, fixé une fois pour toutes.
Ce système n’admet donc pas l’intervention déterminante de variables, ou que
des variables deviennent constantes, tout en ayant été fixé au départ, au point
de création. Est éliminé de fait le facteur temps, indispensable à l’élaboration
d’un système vivant comme à l’existence du livre-univers.
Le
dualisme chrétien de Descartes livre le monde matériel à la physique ou, plus
exactement, à la mécanique mathématique (“ la nature est écrite en langage mathématique
” affirme déjà Galilée dans son Saggiatore, 1623), et l’âme spirituelle
rationnelle à la métaphysique. Si sa pratique est matérialiste, sa théorie, qui
sépare esprit et matière, est idéaliste ; son “ Cogito ergo sum ” est un axiome
qu’il faut accepter comme proposition de foi, préalable à toutes les vérités évidentes,
et qui se conclut à l’existence de l’âme comme substance spirituelle et à
l’existence de Dieu, sur laquelle se fonde celle du monde matériel. “ La
connaissance de Dieu conduit à la connaissance détaillée de l’univers, tout le
cartésianisme est dans cette conviction ”[152].
Un
des révélateurs de la dualité platonicienne, de la dichotomie même, corps-esprit
(matière-esprit, corps-âme) dans la science-fiction est l’idée des descendants
de l’homme décrits comme des cerveaux géants plantés sur des corps rachitiques,
au tronc et aux membres atrophiés. Leur tête dépourvue de cheveux, à la mâchoire
rétrécie et édentée, présente une piètre et absurde victoire de l’intellect sur
la chair, le premier ne pouvant, dans cette optique dualiste, se développer
qu’au détriment de la seconde. “ The Man who Evolved ”[153] d’Edmond Hamilton présente le stade ultime et
parfaitement irrationnel de cette évolution dualiste : un gigantesque cerveau
nu et tout-puissant, symbole au fond de l’incapacité de cette conception à
donner une image plausible du futur.
La
vision dualiste (concernant l’esprit humain, on songe également au dualisme de
Pascal, opposant raison et passion, ou, sur le plan moral, au manichéisme),
traduit une approche simplifiée du monde, en accord avec la période manufacturière
des civilisations occidentales, approche aujourd’hui insuffisante. L’on sent
bien, par exemple, ce qu’a de superficiel un jugement purement moral du monde
de Dune, ou un jugement politique de celui de Noô.
b. la logique
causale :
Selon
le principe de causalité, tout fait a une cause, les mêmes causes dans les mêmes
conditions engendrant les mêmes effets. Ce concept a dominé l’histoire de la
pensée scientifique occidentale jusqu’à ce que se développe, à l’intérieur et
entre les disciplines scientifiques, l’idée de système et de non-linéarité.
Dans
la perspective causale, “ comprendre signifie simplifier ”[154]. Le seul principe de causalité ne
rend pas compte de la réalité, comme le raille aimablement la fable de l’âne en
exergue dans Dune, V-378.
Dans
la Méditation Troisième (Meditatio tertia, 1640), Descartes part du
principe qu’il ne peut pas y avoir davantage dans l’effet qu’il n’y a dans la
cause. La récupération laïque de sa métaphysique a évacué la divinité comme
source de tout mouvement et de toute causalité, pour amener la causalité à la
toute-puissance d’un monde machinisé. Là où la SF se préoccupe le plus de
rapport de cause à effet, c’est dans le paradoxe temporel où les liens de
causalité sont tiraillés jusqu’à parfois se rompre. Ainsi dans Le Voyageur
imprudent de Barjavel (1943-44), le héros voyageant dans le passé est amené
à tuer son grand-père, de sorte qu’il n’existe plus, et ne peut donc pas se
tuer, etc. Les contorsions de William Tenn, de Robert Heinlein ou Stefan Wul
ont suscité parmi les meilleures productions de l’Age d’Or. Elles montrent que
la logique intemporelle est un modèle incomplet du rapport causal : lorsque la
séquence causale est circulaire, on aboutit à des paradoxes car la causalité ne
fonctionne pas à rebours[155].
L’approche
systémique de la réalité se fonde sur un niveau d’abstraction global, de
l’ordre de la Gestalt, plutôt que sur de simples notions causales.
Pourquoi
les auteurs de livres-univers font-ils appel à la notion de système, invoquée
parfois comme un leitmotiv, ainsi que le montre l’introduction de cette partie
? D’abord, l’élaboration d’un univers entier, de personnages et de peuples aux
intérêts contradictoires, rend sensible à la notion de globalité. L’auteur de
livre-univers se trouve face à la création d’un monde nouveau, qu’il lui faut
exploiter sans l’épuiser (du point de vue de la lecture). On a vu dans la première
partie qu’une intrigue fondée sur un type logique de rapport de causalité — du
genre policier : le monde recèle un mystère qu’il faut éclaircir — ce type
logique, s’il convient parfaitement à l’intrigue romanesque, ne sert guère le
monde imaginaire, qui se trouve résolu et donc dépouillé de tout intérêt.
Le
concept systémique est un autre type logique, d’un ordre supérieur : le mystère
que recèle le monde (le secret de l’épice, ou l’origine du noôzôme) ne sera
plus que l’une des règles du monde. Une parmi d’autres peut-être, à éclaircir.
Et son éclaircissement, qui débouche souvent sur des modifications de la valeur
de la règle, met à jour de nouvelles variables, d’ordre économique, politique
ou autre, à leur tour sujettes à des tensions qui déséquilibrent le monde, etc.
La boucle peut se révéler sans fin — c’est la leçon de Dune. Dans Noô,
la mort de Jouve n’entraîne pas la mort symbolique — l’achèvement — du monde.
Dans Dune, celle de Paul ou de l’Empereur-Dieu, pas celle de l’univers.
Les règles causales se révèlent insuffisantes dans le processus de création du
livre-univers. Dès lors, la complexité prend un nouveau visage et répond au
fait que plus il y a de composants, plus les niveaux de contrôle, dans les
couches du système-monde, sont nombreux et variés — et plus le monde paraît
structuré et cohérent, donc vraisemblable.
Un
exemple bien connu, le noôzôme. Toute seule, cette idée, pour amusante qu’elle
soit, ne paraît guère vraisemblable : des corpuscules de pensée émanés d’une
substance inanimée, comme de l’uranium irradiant des neutrons — presque du
fantastique. C’est pourquoi l’auteur tisse un réseau de correspondances à
travers trois couches, une trame élastique qui soutient toute l’idée, la fait
paraître non seulement vraisemblable, mais nécessaire. Car Noô sans le
noôzôme, ce n’est plus Noô !
2) L’imagination :
Le
mot “ imagination ” désigne, dans la langue française, une production mentale
de représentations sensibles, distincte de la perception sensorielle de réalités
concrètes et de la conceptualisation d’idées abstraites. L’imaginaire rapporte
l’imagination à la catégorie particulière des fictions.
Les idées se surajoutent au thème principal, cela
vient au bout de l’imagination ou de la plume, vous ne savez pas pourquoi (…).
Vous partez d’un thème donné et ça fiche le camp par la tangente, vous ne savez
pas pourquoi. En réalité, il y a un petit détail qui fausse tout dès le départ
: comme vous avez extrapolé [à partir d’un fait réel], vous faussez l’action,
et au fur et à mesure qu’elle progresse, vous vous écartez et arrivez à cent
lieues du point de départ et du point d’arrivée que vous aviez prévu
d’ailleurs, parce que ce point d’arrivée, il fallait l’originaliser. [[156]]
Pour
Stefan Wul, l’imagination est un mode de travail, le point de départ de la création
de ses mondes. Il avoue avoir écrit beaucoup de ses romans les plus originaux
de cette manière, sans plan préconçu, en laissant son imagination vagabonder.
Dès
Aristote, l’imagination est considérée comme une condition sine qua non
de la pensée. L’auteur de la Poétique étudie, dans le traité De l’âme,
la fonction intermédiaire et médiatrice de l’imagination : l’image, sensation
affaiblie, est la condition de la mémoire. Dans Sur la mémoire et la réminiscence,
il généralise cette assertion : l’homme a besoin d’images pour penser dans le
temps ce qui est hors du temps.
La
confusion sémantique règne sous cette appellation singulièrement plate et
pauvre, qui cache des activités multiformes. Comme le note Henri Peyre, “ il
nous manque une histoire sémantique du mot [imagination] et sans doute, à
travers le mot, du concept ”[157], contrairement à la langue du grec
ancien qui distinguait six termes correspondant à six types d’activités
mentales relevant de l’imagination. En anglais, la dualité nominale de fancy
et d’imagination se retrouve dans les deux expressions verbales : to
fancy qui se rapporte plutôt à l’aptitude de former des images
illustratives et reproductrices, et to imagine, qui désigne davantage le
pouvoir de donner consistance à des fictions. Les termes allemands ne manquent
pas. En France, bien que très étudiée depuis un siècle, l’imagination est plutôt
mal lotie[158].
Réduite
dans le roman traditionnel français à un rôle décoratif, souvent critère le
plus bas dans l’évaluation qualitative d’un roman, l’imagination créatrice est
au cœur du livre-univers. Dans cette section, il sera question des images
psychiques relevant de l’invention, définissant une imagination spéculative où
entrent en jeu des processus de combinaisons, de décalage, d’analogie, etc.,
processus non pas conscients mais intuitifs. Cette activité se traduit de façon
qualitative, par l’originalité dans la conception du monde, et quantitative,
par la profusion des constituants et la complexité des règles.
a. la dévaluation
classique de l’imagination dans la science et dans l’art :
Cette
dévaluation trouve une source historique dans la philosophie platonicienne (la
vertu délivre de tout ce qui en l’âme est insensé). Elle se concrétise véritablement
à l’époque de la Renaissance, avec la déperdition de la fable, récit fictif conçu
pour amener au sens caché des choses de la nature, alors véhicule privilégié de
l’imaginaire sous forme allégorique. La logique démonstrative tend à s’imposer.
Certains philosophes tel Leibniz se sont élevés contre la tradition
philosophique de dualisme séparant connaissance rationnelle et imagination, en
reconnaissant la nature syncrétique des idées.)
L’homme
est titulaire de la Raison Universelle. Pour Descartes, l’imagination ne
saurait avoir droit de cité dans la science, elle ne saurait être porteuse de
quelque vérité que ce soit. D’abord parce qu’elle est abstraction pure et échappe
à la volonté, l’imagination est un danger pour la raison ; l’homme enclin aux
chimères se berce d’illusions. Mais aussi pour un autre motif : parce qu’elle
“ appartient donc à l’esprit, et cependant elle utilise l’image, c’est-à-dire
quelque chose qui n’appartient pas à sa propre essence, mais à celle du
corps ”[159]. L’imagination, pont entre le corps
et l’esprit, demeure un mystère pour le philosophe qui n’a cessé, par la suite,
de lui attribuer un rôle subalterne (règles XII et XIV de la Méthode).
En
Angleterre, Samuel Butler (1612-1680) assigne aux poètes l’imitation de la
nature, compromise par la déviation imaginaire qui “ représente les choses
autres qu’elles ne sont dans la Nature ”[160], raillant ceux qui développent des
représentations extravagantes. De la science à l’art, il n’y a qu’un pas que la
hiérarchisation des genres littéraires en France va franchir au XVIIe siècle, en cantonnant l’imagination dans des genres non
valorisés, telle la comédie (dont les règles sont fixées depuis Aristote).
L’imagination est reléguée aux genres du vulgaire, et au conte pour enfants.
Elle n’est plus une affaire d’adulte.
On
peut citer Cyrano de Bergerac (1619-1655), mais son œuvre est déjà marquée par
la distorsion comique et le rationalisme, qui relativisent le burlesque[161]. (Quant à notre époque, il est intéressant
de noter que l’adaptation cinématographique la plus récente de Cyrano de
Bergerac (1989) par Jean-Paul Rappeneau, élimine le passage où
l’imagination s’exprime dans toute sa profusion : le catalogue des moyens pour
monter dans la lune.)
Le
XVIIe siècle annonce le triomphe de la
raison. Le propre du visionnaire est d’être “ sujet à des visions, à des
extravagances, à de mauvais raisonnements ”[162]. Au XIXe siècle, l’imagination est méprisée par la critique réaliste,
au point que cette dernière trouve chez Balzac “ un côté Rocambole ” (Léautaud,
Proust), et chez Dostoievski un excès d’invention.
Jean-Paul
Sartre remet en cause l’idée même d’une faculté imaginative à proprement
parler, en niant l’existence d’un monde d’images autonomes (L’Imagination,
1936), puis en soutenant (L’Imaginaire, 1940) que l’imagination, d’un point
de vue phénoménologique, n’est pas un pouvoir d’engendrer ou de combiner des
images, mais une simple variété intentionnelle de la conscience (à côté du
percevoir et du concevoir), une “quasi-observation” stérile, qui vise le donné
sur le mode de l’absence, en le néantisant — c’est-à-dire une conduite magique
de la conscience pour posséder le monde. L’imagination résulte, au final, d’une
déficience de la connaissance vraie.
Certains
mouvements artistiques ont bien tenté de réhabiliter l’imagination : le symbolisme
puis le surréalisme, ou récemment la Nouvelle Fiction[163], tentative théorique de
renouvellement du roman qui avoue du reste une parenté, au moins dans la préoccupation
commune d’une réévaluation de l’imaginaire, avec la science-fiction.
Doris
Lessing, elle, a franchi le pas. Elle a constaté le phénomène d’incompréhension
qui entoure la science-fiction, procédant d’une faculté possédée par nos ancêtres
(la compréhension immédiate et intuitive des fables, des paraboles), et qui
n’est plus enseignée par la société. Elle en a déduit que “ nous avons
perdu, pour beaucoup d’entre nous, une faculté ; nous avons rétréci notre
esprit, tout cela à cause de ce grand et merveilleux phénomène : le roman réaliste,
l’histoire réaliste ”[164].
Les
tentatives de réhabilitation, si elles n’ont jamais rencontré de succès massif
sur le fond, traduisent le “manque” dont fait état l’extrait ci-dessus. Manque
induit par la dualité cartésienne et l’éradication de l’imagination des
processus mentaux “nobles”.
Quant
à la science-fiction, foyer vif de l’imaginaire, production de l’imagination
tendant vers l’étonnement de l’étrangeté, elle est évidemment bannie des
belles-lettres :
Positivisme dans le mépris des aventures de S.-F.,
considérées a priori comme sans valeur scientifique ni littéraire parce que
livrées à l’imagination d’abord. [[165]]
La valeur
de l’imaginaire a été niée y compris au sein de la science-fiction, “refuge” en
principe de l’imagination, à l’instar des autres prétendument infra-littératures.
Aux États-Unis, par l’école d’Astounding qui privilégie le rationnel et
rejette des auteurs, tel Ray Bradbury, pour leur excès d’imagination non
rationnelle. En France, à travers deux mouvements : la tendance politique
caractérisée par la collection “Ici et maintenant”, opérant des choix résolument
opposés à la collection “Ailleurs & Demain”, désirant se rapprocher des
engagements politiques du temps. La création de mondes imaginaires s’en trouve
réduite à néant. Puis ce qu’on a appelé la tendance néo-formaliste, qui a tenté
de rapprocher la SF de la littérature générale : tendance qui ne nie pas la
valeur de l’imaginaire, mais la ramène à un pur jeu intellectuel. Ces deux
mouvements, qui se sont aliénés une grande partie du lectorat, ne sont
aujourd’hui plus guère représentés.
Le
cartésianisme a conduit, dans l’art, au rejet des belles-lettres vis-à-vis des
littératures de l’imaginaire, et, à l’intérieur de la science-fiction, par la
suspicion qui entoure le space opera, genre où l’imaginaire triomphe.
b. la réévaluation
de l’imaginaire :
Pour
Gianni Rodari, l’imagination n’est pas une évasion, une fuite, un refuge hors
de la réalité (et cela rappelle singulièrement les critiques formulées à
l’encontre de la “littérature d’évasion”), mais un regard différent sur
celle-ci, une subversion des idées reçues par le biais de l’insolite, un recul
vis-à-vis de la réalité en tant que matière brute, en tant que donnée immédiate
de la conscience. L’imagination est une énergie transformatrice, une usine à
transformer la réalité, comme on transforme une matière première en produit
fini, comme on enrichit l’uranium. Aragon, Breton, Rodari l’ont déjà écrit.
L’imagination n’est pas une hypothétique faculté séparée
de l’esprit : c’est l’esprit lui-même dans son intégralité qui, appliqué à
telle ou telle autre activité, se sert toujours des mêmes procédés. [[166]]
L’invention
n’est donc pas le contraire de la réalité, elle en est un état plus ou moins
crypté. La “pure invention” existe-t-elle, a-t-elle même un intérêt ?
L’inconnu, pour être intelligible, doit être étudié sur un fond de connu, se découper
sur le familier. “ En ceci l’esthétique de SF rend plus visible un trait
qui caractérise toute littérature originale ”[167]. Les éléments imaginaires d’une
fiction sont pris, comme les pièces d’un puzzle, à la réalité empirique (expérience
personnelle, mythes sociaux…) et à la tradition littéraire. L’imaginaire est un
opérateur au sens mathématique, qui fonctionne sur des éléments concrets,
utilise l’environnement sensoriel pour alimenter sa machine.
Puisque
le matériel provient pour l’essentiel de la nature, où situer l’imagination —
entendu par imagination l’aptitude à susciter (invention) et combiner les
images ? Dans l’intelligence qui donne sa forme au nouveau puzzle, dans le
cryptage qui lui donne sa cohérence. L’imagination est en fait affaire
d’intelligence. Intelligence moins analytique qu’intuitive, il s’agirait d’une “intelligence
des formes”.
La SF est une réponse (…) au rationalisme positiviste
contraignant de notre temps ; sans nier le rationalisme, il l’élargit et le
complète par l’usage de l’imaginaire. [[168]]
La lecture
systémique met l’accent sur l’imagination en tant que telle et non au service
d’une cause, qu’elle soit artistique (la new wave), psychologique ou
sociale (la SF politique). Plus que l’intelligence partagée à un moindre degré
par certaines espèces supérieures, l’imagination est l’apanage de l’homme.
Par
l’usage de l’imaginaire et les processus de création transcendant la pensée
causale, le livre-univers s’affirme comme un roman anti-cartésien. L’ambition
de la science-fiction est-elle, comme Baudin l’énonce par ailleurs, de “ mettre
l’imagination au pouvoir ” ? C’est Brice, dans Noô, qui se fait le
porte-parole de Stefan Wul, détournant l’axiome cartésien pour songer, à la
manière des surréalistes : “ Je rêve, donc je suis ” (Noô, I-209).
3) Le livre-univers
comme jeu du monde :
Le jeu est partout dans la S.-F. Dans toute littérature
de fiction, dans toute fonction de l’imaginaire et même dans toute activité
humaine (…), il tient une place fondamentale. Les principes universels du jeu
entrent dans la religion, dans les rapports sexuels, dans la guerre, dans les
rapports hiérarchiques. (…) Dans certains romans policiers, la comédie
hypercodifiée du tribunal remplace presque toute autre forme d’action. Mais
c’est dans la science-fiction que le jeu est le plus présent, ou plutôt qu’il
s’exprime à la fois de la manière la plus diversifiée et la plus constante. [[169]]
Les titres
de romans où figure la notion de jeu sont légion en SF, la liste qu’en donne
Alexis Lecaye pourrait être allongée indéfiniment ; quant aux nouvelles, il
n’est qu’à citer “ Tout smouales étaient les borogoves ”[170] et “ La Brousse ”[171] de Ray Bradbury pour montrer que le jeu représente
un motif majeur de la SF. Lecaye écarte l’utopie parce que, système statique,
elle est avant tout un non-jeu où ne peut s’y rencontrer aucun adversaire.
Il
est intéressant d’observer le livre-univers sous l’angle du jeu. D’abord en
tant que fiction : “ La fiction est à l’homme adulte ce que le jeu est à
l’enfant ”, écrit l’écrivain écossais Robert Louis Stevenson[172], l’art partageant avec le jeu le
fait d’être une autre vie simulée. Mais surtout par différents traits, qui
rapprochent le jeu du livre-univers en particulier : la détermination d’un
espace imaginaire, parfaitement défini et circonscrit ; cet espace doit obéir à
un certain nombre de spécifications qui en limitent la diversité — une certaine
homogénéité préalable (le désert de Dune, la planète qui forme un espace
clos) ; le gigantisme[173] et le goût de l’excessif sont des fonctions
typiquement ludiques ; des règles variées, connues dès le départ, ou à découvrir
dans le cas du récit initiatique (Noô) ; des adversaires variés :
monstres, gouvernants dominant les règles du jeu (la Cie) — ce qui
constitue un terrain idéal pour la réflexion politique. Dans ce jeu du pouvoir,
le vainqueur impose ses propres lois, en substituant à l’ancien jeu un nouveau
dont il a la maîtrise : Paul Atréides dans Dune, ou, de manière moins
radicale, le Kid dans la Cie.
a. le
livre-univers, jeu métaphorique du réel :
Le
livre-univers est une totalité imaginaire cohérente, dont le discours, par un
effet de miroir déformant, porte sur l’essence du monde — et cela pourrait
constituer une conclusion provisoire de cette étude[174].
Ces
déformations, ce sont les règles qui régissent l’univers fictif, du moins
celles qui s’écartent de la norme de notre réalité (température, gravité…) et
qui la mettent ainsi en perspective. Le livre-univers est avant tout
homologique. La métaphore se montre plus ou moins transparente, d’autant qu’il
faut compter avec la fonction purement esthétique de l’œuvre, qui échappe à
cette analyse.
Le
livre-univers contient de nombreux indices de réalité. Dans ses éléments :
Dans
la Cie, c’est le monde occidental contemporain qui est traité, bien que
les référents géographiques aient disparu. Les grandes Compagnies ferroviaires,
qui recouvrent les anciens continents (Panaméricaine, Transeuropéenne, Sibérienne,
Fédération australasienne, Africania) symbolisent les multinationales
actuelles en même temps qu’un découpage désuet du monde. Par leur mode de vie à
l’écart du progrès et les persécutions dont ils font l’objet, les Roux, réponse
écologique à l’invasion du froid, figurent les Indiens, auxquels ils sont
plusieurs fois comparés… mais aussi les Noirs, comme le suggère le néologisme
“ roussitude ” sur le modèle de négritude, qui revient à plusieurs
reprises. Autres Indiens à leur manière : les Phagors, premiers habitants
d’Helliconia vivant à leur propre rythme avant l’arrivée de l’homme.
Les
parallèles sont également idéologiques : les C.C.P. de Kaménépolis, dans la
Compagnie de la Banquise, sont calqués sur les Maoïstes de la Révolution
culturelle pour qui tout ce qui est vieux doit être supprimé. La géographie des deux planètes de Noô évoquent sans ambiguïté
l’Amérique du Sud et l’Afrique. L’univers d’Hypérion est quant à lui très
nettement occidental, et il est difficile de ne pas voir dans la planète
catholique Pacem un Vatican futur. Herbert fait explicitement référence au
communisme dans Dune [175]. La situation d’Arrakis, Sahara
magnifié où l’épice joue le même rôle que le pétrole ou l’eau (le
“ despotisme hydraulique ” est expliqué en détail dans Dune, IV-110), rappelle irrésistiblement celle du monde arabe. Les
Fremen s’inspirent des coutumes autarciques des Bédouins du VIIe siècle. Arrakis devenu centre de l’univers fonctionne comme
la Mecque, dont le pèlerinage constitue une source de revenus importante. Comme
les Apaches, les Fremen sont des guerriers aussi redoutables qu’insaisissables,
capables de mettre en échec les meilleures troupes de l’Empire. Comme les
Juifs, ils sont victimes de pogroms (le terme est utilisé) et attendent leur
messie. Comme les Arabes, ils découvrent leur identité religieuse et culturelle
grâce à l’appel d’un chef fort, et construisent une religion combative fondée
sur des facteurs économiques aussi bien que religieux. Le roman d’Herbert,
contemporain de la création de l’O.P.E.P., aura été prophétique de la Révolution
iranienne, et de la situation qui secouera le monde douze ans plus tard.
L’histoire classique n’est pas en reste, et l’on ne peut négliger le parallèle
transparent des Maisons de l’Impérium avec les familles helléniques et romaines
et les complots permanents les entourant. Quant aux mots de Harkonnen, de
Sardaukar et de Bashar, dont les sonorités évoquent l’Europe de l’Est, il faut
se rappeler que Dune a été écrit pendant la guerre froide : les
connotations ont aujourd’hui disparu.
Les
parallèles historiques sont tout aussi faciles à établir dans Helliconia, véritable
condensé de l’Histoire humaine, que dans Hypérion et Dune. À
l’instar des autres auteurs, Aldiss a utilisé de petits fragments d’histoire.
Ainsi dans L’Été (t. II), Aldiss a puisé dans l’expérience
personnelle d’un voyage en Yougoslavie :
Les monastères serbes sont peu connus mais pleins
d’histoire, y compris le récit du roi Nemanitch dans un royaume médiéval,
Miloutine, qui se maria à une jeune fille pour des raisons dynastiques. J’ai
transposé ce morceau d’histoire dans JandolAnganol. Mon personnage préféré, à
part l’adorable reine, est le Capitaine de la Glace Muntras. Son commerce a
prospéré sur Terre, avant l’avènement des réfrigérateurs. [[176]]
Le
livre-univers emprunte donc des éléments à la réalité pour rendre le jeu crédible.
Mais ce résultat est-il crédible ? L’impossibilité d’un empire dilaté aux
dimensions d’une galaxie a été mise en évidence il y a longtemps déjà[177] ; outre l’impossibilité einsteinienne du
voyage plus vite que la lumière, le coût d’une telle concentration serait
astronomique, le poids administratif et fiscal disproportionné, les difficultés
soulevées par l’homogénéisation culturelle insurmontables. Et pourtant, le succès
de Fondation et Dune ne s’est jamais démenti. De même pour Hypérion,
la liberté totale aux accès distrans n’est guère réaliste, dans le cadre d’une
Hégémonie structurée. Il n’empêche, le lecteur-joueur n’en a cure. Il sait
intuitivement qu’à travers les règles manifestes, il lui faut en voir d’autres,
discerner notre réalité transposée, extrapolée et altérée. Dans cette métaphore
se trouve une démarche essentielle de la science-fiction : il s’agit non pas de
capturer la réalité (ce qu’une œuvre dite réaliste pourrait faire croire), mais
de la représenter, et surtout de la rendre représentable, en grossissant
certains de ses traits.
Quelle
pseudo-réalité le livre-univers nous donne-t-il alors à contempler ? La
version du monde dominant chez Wul est celle de la disparité géographique et
culturelle, d’une fécondité d’échanges économiques, où l’artisanat côtoie
l’industrie lourde. Les personnages voyagent beaucoup. C’est l’image du monde
de la fin du XXe siècle, avec la mondialisation économique
mais aussi beaucoup d’instabilité politique (rappel de la situation sous la
Quatrième République ?), et la crainte de la récession des années 70 : la pénurie
croissante de vaisseaux, dans Noô, reflète la crise énergétique, quatre
ans après le premier choc pétrolier.
Le
livre-univers offre un système complexe de coordonnées imaginatives, c’est un
filet tendu pour capturer la réalité. Il est donc aussi, en dehors de sa valeur
propre que lui confère l’invention, un procédé.
Là
où il a fallu attendre la fin du dernier tome de Dune, Brian Aldiss
annonce d’entrée le procédé littéraire au lecteur :
Chaque produit de l’art est une métaphore, mais
certaines formes d’art sont plus métaphoriques que d’autres ; peut-être, me
suis-je dit, pourrais-je mieux faire en adoptant une approche plus oblique.
J’ai donc créé Helliconia : un monde fort semblable au nôtre à une exception près
— la longueur de l’année. Ce devait être la scène de l’espèce de drame auquel
nous sommes mêlés en ce siècle. [Helliconia, I-7, Préface]
Aldiss
tient à rendre visible le commentaire philosophique, sous la fiction narrative.
Mais un paragraphe plus loin, il est précisé que “ l’invention a pris le
pas sur l’allégorie ”. En d’autres termes : de moyen, la création du monde
imaginaire est devenue un but, trouvant en soi sa légitimité. On notera du
reste qu’Aldiss est passé de la métaphore à l’allégorie : la nuance a de
l’importance.
Ainsi, cette sorte de mission allégorique que je m’étais
fixée, je l’ai laissée derrière moi. Je n’aime pas l’allégorie. [[178]]
À l’insu
d’Aldiss, le simulacre a pris corps, donc un peu d’indépendance, pour former un
simulacre ne rendant pas le monde tel qu’il l’a pris. À l’image du jeu,
l’investissement intellectuel, au moment de l’élaboration et de la
consommation, est total. Le livre-univers a sa propre réalité.
Cela
n’en demeure pas moins une expérience de représentation symbolique du monde — réalité
telle qu’elle est perçue par les contemporains de l’écrivain, et monde
personnel, fantasmatique et idéologique, de ce dernier. Dans cette optique, les
particularités planétaires et climatiques font figure de simplification et de
stylisation de la réalité, telle qu’on la rencontre sur une aire de jeu. Espace
fictif, comme le font remarquer les détracteurs de la science-fiction. Mais le
fictif n’est pas le faux (ni le vrai d’ailleurs). Les auteurs de livres-univers
disposent d’une connaissance, qui ne relève ni du savoir ni du croire, mais
d’un acte créateur de l’imagination.
Ce
changement de perspective n’est pas nouveau : c’est l’un des moteurs les plus
puissants de la SF des origines, celle du merveilleux scientifique qui découvre
un monde dans l’atome (Un homme chez les microbes, scherzo de Maurice
Renard, 1928), ou des monstres dans de simples araignées du logis comme dans L’Homme
qui rétrécit (The Shrinking Man, 1956) de Richard Matheson. Ce regard différent
sur le réel invoqué par Gianni Rodari ou Roger Caillois met en évidence ce que,
revenu à notre échelle, nous risquons de méconnaître. Cette science-fiction est
née d’un élargissement de la perception, avec l’apparition du microscope
(infiniment petit) combinée à la représentation symbolique en système solaire
de l’atome. Elle a accompagné l’affinement de nos sens, par les progrès de
l’astronomie et de l’astrophysique (infiniment grand), de la biologie et de la
physique des molécules, puis des particules. C’est aussi la découverte de la
notion d’environnement, dont l’homme ne peut se passer — sauf dans des
fantasmes névrotiques, tels ceux des Cavernes d’acier (The Caves of Steel,
1954) d’Isaac Asimov. Le changement d’échelle n’est pas que spatial, il peut
aussi être temporel : voyager dans le temps par exemple, c’est transgresser
notre propre mort et celle de notre civilisation.
b. l’activité
structuraliste :
Essai
de représentation du monde, le livre-univers s’interroge forcément sur le problème
de la perception, l’un des thèmes chers à la science-fiction. Il propose une
conception qui dépasse les certitudes mécanistes propres au cartésianisme et à
la conception newtonienne. Depuis les naturalistes, le champ de perception
romanesque est toujours victime d’une réduction de type scientiste qui exclut
tout mystère, et souvent le sens du merveilleux. Telle est la profondeur du
fossé qui sépare science-fiction et littérature générale. Dans le
livre-univers, c’est la tessiture même de la réalité qui est remise en
question, une réalité qui ne se satisfait plus des relations de cause à effet.
Le livre-univers procède d’une activité structuraliste, comme on a parlé
d’activité surréaliste.
Le but de toute activité structuraliste, qu’elle soit
réflexive ou poétique, est de reconstituer un “ objet ”, de façon à manifester
dans cette reconstitution les règles de fonctionnement (les “ fonctions ”)
de cet objet. La structure est donc en fait un simulacre de l’objet,
mais un simulacre dirigé, intéressé, puisque l’objet imité fait apparaître
quelque chose qui restait invisible, ou si l’on préfère, inintelligible dans
l’objet naturel. L’homme structural prend le réel, le décompose, puis le
recompose. [[179]]
Si l’on
remplace “ l’objet ” par le monde, le simulacre (poétique) est bien le
livre-univers, roman structural se fondant aussi bien sur l’analogie des
substances (les éléments empruntés à la réalité) que sur celle des fonctions
(ce que Lévi-Strauss appelle homologie). La similarité des structures ne va pas
de soi, même chez le lecteur averti ; le fait que le récit du livre-univers emmène
son lecteur sur une autre planète a été interprété comme une rupture avec la réalité
et rien de plus. C’est encore le cas aujourd’hui, si l’on en croit Edmund
Cooper quand il écrit que “ c’est [dans la speculative fiction à court
terme], et non dans le domaine des empires galactiques, des invasions
extraterrestres, des conflits interstellaires…, qu’existe une interaction entre
science fiction et société ”[180]. La quatrième partie de cette étude
tâchera de démontrer la fausseté de cette assertion.
La
symbolique du système est une réponse, pour autant qu’une œuvre littéraire
puisse constituer une réponse, aux questions posées par la crise de pensée du
XXe siècle issue du cartésianisme,
depuis l’avènement de la physique quantique et la théorie de la relativité,
plus récemment par la révolution de la théorie du chaos.
Valorisation
de l’imaginaire, métaphore de la complexité du monde : à la jonction de ces
deux traits se rencontre le livre-univers.
C — une illustration de
l’analogie systémique : héros et société
On
peut d’ores et déjà illustrer l’ensemble de la question par un exemple concret,
quelques considérations sur une dualité traditionnelle dans la littérature de
science-fiction.
De
prime abord, la SF ne possède pas cette capacité qu’a eue (pour la perdre
ensuite) le roman de littérature générale de faire accéder des personnages au
rang de mythes littéraires — par exemple le succès de Madame Bovary, consacré
par un néologisme, le bovarisme. Dans un roman classique, les symboles
s’organisent en priorité autour du personnage.
La
science-fiction ne semble pas jouer dans le même registre. Et de fait, les
amateurs du genre se trouvent quelque peu gênés quand il leur est demandé de
citer leurs personnages préférés. On pourrait rétorquer que les personnages se
définissent aussi “en creux”, mais le problème est ailleurs. La SF, en effet,
ne présente pas de personnages en ce sens qu’ils ne véhiculent guère de
psychologie — filtre obligé par lequel se doit d’exister tout personnage s’il
veut être identifié comme tel — mais plutôt des mythes. Jekyll est l’homme qui
n’a pas vu venir le mal en lui, le monstre de Victor Frankenstein, un mythe
biblique revisité (une créature non reconnue par son Créateur). Pourquoi cette
apparente lacune ? S’agit-il d’une réaction par rapport à la perception du
personnage dans le roman français, qui fait autorité ? Le héros de
science-fiction, “ héros béhavioriste, super-rat de laboratoire, il
modifie peu à peu, par sa seule présence, les conditions de l’expérience ”[181]. Il ne se trouve jamais seul, mais
en relation avec des objets, des situations, un environnement. Cette
perspective constitue en soi une définition de l’individu, inséparable de son
milieu.
Des
noms que tout le monde connaît, il n’y a guère que quelques ancêtres : le
capitaine Nemo, les docteurs Moreau, Jekyll et Frankenstein. Dans la bande
dessinée, des professeurs : Nimbus, Cosinus, Tournesol. Quant à ceux que le cinéma
et la télévision ont popularisés : Robbie, Dark Vador, Terminator, Spock, Hal
(l’ordinateur de 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick), on
remarquera qu’ils renvoient à des personnages non humains. En littérature, ils
se comptent sur les doigts d’une main, et ne peuvent prétendre au statut de
mythe littéraire : le créateur de la psychohistoire Hari Seldon, Suzan Calvin,
Jerry Cornélius, l’écrivain Kilgore Trout, le messie de Dune Paul Atréides…
Pour les plus jeunes lecteurs, ces noms n’évoquent parfois aucun souvenir. Héros
exotiques ou monstrueux — ainsi Gully Foyle, dans Terminus les étoiles
(Tiger ! Tiger !, 1956) d’Alfred Bester, dont le visage se transforme en
gueule de tigre à chaque émotion violente.
Les
autres célébrités relèvent de l’heroic fantasy.
Si
la science-fiction joue d’une vaste gamme de héros, ceux-ci n’en restent pas
moins stéréotypés : héros classique en quête du monde, savant fou, surhomme et
anti-héros (détaillés ci-dessous), aventurier, scientifique s’opposant aux
militaires… Malgré l’introduction de la psychologie dans son champ romanesque,
malgré souvent sa pauvreté discursive, la science-fiction est une littérature
d’idées, de système plus que de personnages, d’où la rareté des romans ayant
pour titre le nom du héros. Le livre-univers, quant à lui, combine volontiers
vision collective et vision individuelle. De part son ampleur, il peut fouiller
davantage chaque personnage.
1) Deux archétypes,
le surhomme et l’anti-héros :
Le
thème du surhomme est abondamment traité dans les encyclopédies de
science-fiction. Souvent il n’est surhumain que par antiphrase. Prisonnier de
ses pouvoirs ou simple technicien surdoué, il manque justement d’humanité, quoi
que recouvre cette notion dans la pensée des auteurs (le surhomme étant parfois
assimilé à un “mauvais citoyen”, incapable de bons sentiments). Certains
personnages de livres-univers possèdent les attributs du surhomme, de Jouve Deméril,
“ Spartacus romantique ” (Noô, I-218),
singulier “ mélange de Socrate et de Jésus, de Marx et d’Auguste Comte…
sous les traits inattendus et photogéniques de Flash Gordon ! ”[182] — à Paul Atréides :
Il était guerrier et mystique, féroce et sain ; il était
retors et innocent, chevaleresque, sans pitié, moins qu’un dieu, plus qu’un
homme. On ne peut mesurer Muad’Dib selon les données ordinaires (…). Car
souvenez-vous bien : nous parlons de Muad’Dib qui revêtit ses tambours de la
peau de ses ennemis, qui rejeta toutes les conventions de son passé ducal en déclarant
simplement : “ Je suis le Kwisatz Haderach. Cette raison me suffit. ” [Dune,
I**-326, chap. 48]
À propos
des origines de Dune, Herbert se rappelle :
Cela a commencé avec un concept : faire un roman à
propos des convulsions messianiques qui, périodiquement, secouent les sociétés
humaines. J’avais l’idée que les superhéros étaient désastreux pour les êtres
humains. [[183]]
Les héros,
note Marie-Françoise Dispa, “ se flattent volontiers de l’idée qu’ils agissent
de manière autonome, sans stimulation extérieure ”[184]. Le plus souvent, l’adversaire du héros,
son ennemi de tous les instants, c’est la société. Même, sa qualité principale
est sa capacité de rébellion.
En
apparence, Paul-Muad’Dib est classique dans son rôle de conquérant inspiré, de
rebelle indomptable, de messie venu d’une terre étrangère — un rôle qui n’est
pas sans rappeler Lawrence d’Arabie. L’auteur n’est pas long à détromper son
lecteur, en lui apprenant que le jeune héros est le produit d’une expérience génétique
menée sur des millénaires par un ordre féminin, le Bene Gesserit, en vue
d’obtenir un être parfait, le Kwisatz Haderach. Si Paul est unique, c’est
qu’une expérience semblable, menée par le Bene Tleilax, a échoué dans le passé.
Mais c’est un être programmé qui entre dans un système où le mysticisme se mêle
à l’exercice du pouvoir ; s’il est reconnu par les Fremen comme leur prophète,
c’est parce qu’une envoyée du Bene Gesserit, des millénaires auparavant, a
implanté le mythe dans l’inconscient collectif. Son fils Leto II, le Tyran,
deviendra lui aussi un kwisatz haderach. Herbert n’oublie pas le mythe et la
nature messianique de Paul l’amènera à s’exiler dans le désert. Qu’il soit Bene
Gesserit ou Tleilaxu, le surhomme intègre toutes les formes d’humanité dans une
sorte de totalité :
Mais le surhumain, ici, ne se laisse penser qu’en
tant qu’il l’avenir de l’homme : je veux dire que, loin de rompre avec l’espèce,
il l’accomplit, la réalise (…). Le “Kwisatz Haderach” lui-même, comme but
ultime du programme génétique, le mâle investi de tous les pouvoirs Bene
Gesserit, qui élèverait ceux-ci à leur intensité et à leur extension maximales,
n’est absolument pas un dieu, ni même un messie : n’ayant plus rien d’“humain”,
il n’est rien non plus d’extra-humain, mais l’homme, comme fin que, dès
l’origine, l’espèce s’est proposée. D’où l’insistance sur les procédures par
lesquelles le Bene Gesserit s’assure de l’humanité des individus auxquels son
plan assigne un rôle : d’où, a contrario, le rejet absolu dont Alia — “l’Abomination”
— est l’objet : en tant qu’elle n’est plus un individu, elle est aussi sortie
de l’espèce. [[185]]
Quant à
Jouve Deméril, il arrive au narrateur de s’en moquer gentiment, ou de nous le
montrer vieillissant (Noô, I-218). Il lui arrive de se tromper, ce
qui le rend humain. Il diffère profondément des surhommes selon Stapledon ou
Bruss, dotés de pouvoirs supranormaux. Il faut plutôt le comparer au héros
super-compétent de Heinlein. Comme Leto et Paul, il est manipulateur et montre
plusieurs facettes. La communication passe par le discours politique. Chez
Paul, elle passe par le messianisme.
Le
livre-univers exige des personnages complexes, capables d’interagir avec leur
milieu. Le héros fait le vide autour de lui. Le livre-univers, roman de la
profusion, s’en accommode mal.
Brice,
s’il est prédisposé à l’héroïsme[186], répugne à intervenir. Inhibé par
la présence de Jouve et par une inclination naturelle, il se pose surtout en témoin.
Mais contrairement à un journaliste, il n’est pas cuirassé de sang-froid et de
confiance en soi, il n’est pas de ces anti-héros couramment rencontrés dans les
romans français ou américains. Il y a en lui du nihilisme, tempéré par un amour
sensuel des choses. Aucune religion ni idéologie, malgré un engagement
politique inspiré par le désœuvrement, ne grave son empreinte en lui. Son
aspiration à l’excès, la boulimie d’aventure et d’extraordinaire dont il a fait
son principe de vie, n’est pas sans rappeler la typologie nietzschéenne du
dionysiaque, être de désir qui poursuit les valeurs de l’existence à travers la
suppression des frontières habituelles de l’existence ; on comprend dès lors
l’importance du noôzôme, qui pousse cette expérience jusqu’aux limites des cinq
sens, jusqu’à l’hyperesthésie, et dont seule l’hallucination peut rendre compte
(Noô, I-187).
Brice
est un symbole en pied d’un système en transformation permanente, un carrefour
de situations et d’émotions. Il recherche le contact, même au cœur de la dépression,
parce qu’il s’agit d’une nécessité vitale. L’absence de contacts extérieurs et
le refus de communiquer (exilé volontaire sur un astéroïde, il brise sa radio)
sont les signes de la folie qui le gagne — il n’obéit plus à ses propres lois —
et de son expulsion finale.
Dans
Noô, c’est la trajectoire des personnages au sein du système plus que la
personnalité qui importe. Vial, le camarade de Brice à Grand’Croix (Noô I), figurera d’abord dans la peau d’un révolté opposé au régime, avant d’être
retrouvé au cœur de la jungle, mort, dans l’uniforme des Gouvernementaux qu’il
combattait (I-254). C’est un personnage en déséquilibre,
comme dans une sculpture baroque.
En
raison des simplifications qu’ils induisent, les stéréotypes sont malvenus dans
le livre-univers. Les personnages ne peuvent être totalement bons ou mauvais.
Et même chez l’écrivain populaire Arnaud, les personnages ne sont pas “chimiquement
purs” : Lien Rag, malgré ses scrupules, sera amené à collaborer à une
entreprise qui entraînera la mort de millions d’hommes ; de même le Kid, autre
figure positive de la Cie :
Zarou (…) regarda [le Kid] avec une surprise un peu méprisante.
— C’est toi qui parles de déporter toute une ville ? Tu
m’as pourtant souvent parlé des méthodes pratiquées par la Transeuropéenne et
les autres ? Et tu es maintenant prêt à accomplir ce genre de forfait ?
— Ce n’est pas la même chose. C’est pour le bien du
plus grand nombre.
— Mon cul oui. Tu ne penses qu’aux intérêts de la
nouvelle Compagnie, le Consortium Kid-Mikado… Le reste tu t’en fous.
[Cie, VIII-26]
À
l’inverse, les personnages mauvais s’infléchissent : Lady Diana durant son
agonie, comparable par le caractère au Baron Harkonnen — capable lui aussi de
pitié (Dune, I*-28) et qualifié de provocateur par
Leto II (IV-482), lequel partage avec lui l’aspect
monstrueux. Fedmahn Kassad, l’un des sept pèlerins d’Hypérion, porte le
qualificatif évocateur de “ Boucher de Bressia ”. De même SartoriIrvrash, qui œuvre
pour le progrès, a ses propres limites dans sa haine viscérale des phagors et
sa cruauté (Helliconia, II-122).
TITRE |
Dune |
La Cie
des glaces |
Noô |
NOM |
Paul Atréides |
Lien
Rag |
Brice |
QUALITÉ |
Dignitaire héréditaire |
Glaciologue |
Écrivain |
NATURE |
Héros
apparent car gêne l’ordonnancement du monde |
Héros apparent, mais beaucoup de personnages se
partagent la vedette |
Non-héros (témoin, jouisseur) |
RÔLE |
Fait
partie d’un plan génétique, ouvertement déclaré |
Fait partie d’un plan génétique tardivement déclaré
(désillusion) |
Errance, désir de faire partie du monde |
AMBITION |
Contrôler
le système (provoquer les transformations) |
Survivre dans le système (comprendre les
transformations) |
S’intégrer au système (suivre les transformations) |
Figure 4. — Trois héros de livre-univers.
— la qualité recouvre le statut social ou la
profession du héros (au cours du récit Brice est accompagnateur, sa qualité d’écrivain
est son statut final) ;
— la nature concerne le statut du personnage
principal en tant que héros ;
— son rôle dans le déroulement du récit, rôle
conscient ou non ;
— l’ambition du héros dans l’histoire,
accomplissement dans un système en action.
Tous,
chacun à leur manière, ont pour rôle d’éprouver le système-monde. Certains de
façon passive (Brice), par le principe de l’errance. D’autres activement, dans
un but de domination. L’infraction aux règles fondamentales de l’univers de
Dune par Paul Atréides mène d’ailleurs le système au bord de la ruine. D’abord
par l’utilisation des armes atomiques, qui remet en question le système néo-féodal[187] fondé sur l’affrontement personnel, et que
reprendra Dan Simmons avec le Nouveau Bushido (règles décrites I-144) hérité du code des samouraïs. Ensuite, par la réintroduction de l’eau
sur Arrakis. Paul apparaît comme une force dissociatrice du système impérial.
Par la suite, parvenu au pouvoir, il reste un danger pour la stabilité du
monde. Face à la théocratie qu’il a contribué à instaurer, il n’aura de choix
que de disparaître.
2) Le rôle de la
femme :
La
place de la femme dans le monde de la SF, s’il a donné lieu à de vifs débats
dans le passé, n’est plus à démontrer, y compris dans le domaine du roman
d’action, chasse gardée masculine jusque dans les années 70. Dans les années
50, l’écrivaine américaine Leigh Brackett fut obligée de se choisir un prénom
masculin.
À
l’intérieur même des œuvres de SF, il en va autrement et l’émergence de la gent
féminine en tant qu’individu résulte du travail d’écrivains révolutionnaires
tel Farmer, ou d’écrivains féministes. L’évolution dans le space opera a été très
lente, et longtemps, comme on le voit dans les romans de Jack Vance et les “Anticipation”
de Stefan Wul, l’élément féminin est resté aussi accessoire que dans la chanson
de geste. Il est plus rare qu’on ne croit de voir une distribution équitable
des rôles, dans un sens comme dans l’autre — quand la guerre n’est pas
ouvertement déclarée entre les “bleus” et les “roses”.
Le
modèle de société dans l’approche systémique prône la complémentarité, avec ce
préliminaire indispensable qu’est l’égalité des droits. Égalité qui ne se
retrouve dans aucun livre-univers. À ce titre, ces derniers font preuve d’un
haut degré de réalisme.
1°)
À vrai dire, la femme n’a pas de statut spécial dans Noô, les figures féminines
ne sont pas moins convenues que leurs corollaires masculins. L’étude de caractères
n’est pas dans le tempérament littéraire de Stefan Wul. Mais on trouve bien
davantage de femmes dans Noô que dans les autres romans de l’auteur, où
elles sont souvent réduites à la portion congrue : la mère de Brice, les femmes
indiennes, la vieille Clarisse, fille de Jouve, la bonne Cydalise aux lèvres décousues,
la belle poupée cybernétique (Noô, I-118) que l’on retrouvera plus tard sous
les traits de Prairiale, les flirts de Brice (I-155), la Reine
des Amazones (I-196), la petite maîtresse du Subral (I-233 & 250), une lépreuse (I-262), les prostituées de Hors-Bayes (II-64), la dragueuse du vaisseau spatial (II-78), la
princesse romantique Ghislaine (II-174), Prairiale (II-89, 174, etc.), l’un des personnages préférés de Stefan Wul… Dans
la figure 6 infra (p.186), on en dénombre onze, soit un
tiers.
2°)
Le statut de la femme dans Dune est complexe et évolue au cours du
cycle. D’abord viriliforme (le Kwisatz Haderach doit être masculin), l’optique
se féminise, pour se conclure sur le doute. Herbert s’inscrit dans une postérité
littéraire nombreuse en associant, dans son développement des Honorées
Matriarches (Dune, V & VI), matriarcat et violence ; celles-ci sont destructrices parce que leur société
n’est pas fondée sur la complémentarité des sexes. Le statut de la femme n’est
pas dévalué, bien au contraire. Ce qui est condamné à travers les Matriarches,
ce sont les sociétés d’exclusion sexuelle. Herbert a utilisé un procédé éprouvé
de la satire et de la SF : l’inversion, qui fait de la société décrite un
miroir de la nôtre. On ne trouve d’ailleurs pas les sempiternelles critiques
d’irrationalité ou de conservatisme — ou la caricature grossière de la ruche —
qui se trouvent sous la plume d’auteurs hantés par le thème. Que l’on se réfère
à l’ordre matriarcal des “ sorcières ” de la société occulte du Bene Gesserit,
ou à l’Académie féminine d’Helliconia, la femme détermine, au sens le
plus littéral, l’avenir de l’homme. Dune regorge de personnages forts :
en premier lieu Dame Jessica, concubine du duc Leto, qui lui donnera un fils en
transgressant son Ordre. Mais aussi Alia, sœur de Paul aux immenses pouvoirs,
prêtresse du culte du Messie ; Chani, la jeune Fremen ; Irulan, fille de
l’Empereur, épouse officielle et historienne de Paul Muad’Dib ; Hwi Noree, la
femme parfaite (Dune, IV) qui symbolise cette complémentarité
si chère à l’auteur.
À
propos d’amour, il est notable que la sexualité est curieusement absente, ou
presque, de nos livres-univers. Désir d’éviter la polémique qui remettrait en
question l’univers en braquant le lecteur ? L’amour libre prôné dans Noô
et la Cie met sur un pied d’égalité les deux sexes. Le deuxième tiers de
la série des glaces surtout donne la prépondérance aux femmes fortes, qu’elles
soient scientifiques (Ann Suba), aventurières (Yeuse qui dirige la Compagnie la
plus puissante du globe, Farnelle) et femmes d’affaires (Narmille, Zabel,
Jael). À l’inverse de la Cie, le point de vue que propose Stefan Wul est
exclusivement masculin. Cependant l’héroïsme féminin n’y est pas absent (Noô,
I-253), même si le rôle dévolu à la femme reste aussi
traditionnel que celui des hommes.
3°)
Dans Hypérion, enfin, le rôle social féminin dans l’Hégémonie est
comparable à celui de la femme occidentale de la fin du XXe siècle, mis à part un détail : le dirigeant suprême de cet
empire est une femme.
Dans Les Feux de l’Eden, trois femmes tiennent
le devant de la scène. (…) Pour décrire Endymion, (…) il interviewe
depuis des années les femmes sur un sujet qui le tarabuste : quel message un
jeune messie de sexe féminin pourrait-il délivrer à l’univers ? [[188]]
Beaucoup
de romans à prétentions révolutionnaires ne font pas montre d’une telle
attitude…
3) Décentrement du héros
:
a. par la
multiplicité des personnages :
Dan
Simmons et G.-J. Arnaud prennent le parti d’instaurer, grâce à une structure
narrative alternée, un pluralisme de protagonistes. Un nombre élevé de
personnages reçoit des informations sur le système-monde et agit en
contrepartie sur ce dernier. La multiplicité de protagonistes est néanmoins une
caractéristique dominante du livre-univers. Elle permet une réactualisation
constante, en multipliant les confrontations entre les éléments du système
auxquels sont attachés les personnages en question. À ce titre, on peut les
comparer, en empruntant le vocabulaire de la cybernétique, à des servomécanismes,
doués d’un certain degré de liberté, l’individualité (qui dépend elle-même de
l’interaction entre le caractère, le niveau de culture, etc.).
Dans
Hypérion, ils sont principalement sept et leurs fonctions se complètent
:
1. Lénar
Hoyt, prêtre catholique (récit I-32 à 106)
2. Fedmahn
Kassad, soldat (récit I-125 à 180)
3. Martin
Silenus, poète (récit I-183 à 238)
4. Sol
Weintraub, universitaire (récit I-251 à 313)
5. H.
Brawne Lamia, détective (récit I-331 à 416)
6.
le traître, consul (récit I-429 à 479)
7. Het
Masteen, Templier du culte gritchtèque (II-370)
Il
faut y ajouter Meina Gladstone, la Présidente du Sénat et chef du gouvernement
de la Pangermie — ainsi qu’une dizaine d’autres personnages. Dan Simmons
orchestre parfaitement le monde qu’il a créé et ses habitants, pièces d’une
partie en train de se jouer, à l’inverse d’un Stefan Wul qui “ laisse
vivre ” les siens, en leur octroyant une liberté qui est celle de l’inutilité :
l’onomastique de Jouve Deméril ou de Brice n’obéit pas à quelque logique
particulière ou cryptée, à l’inverse de celle d’Hypérion, qui s’insère
dans un système de références littéraires et symboliques extrêmement strict,
complétant la géographie. Quelques exemples :
— Silénus
: nom latinisé du satyre Silène, l’un des fils de Pan (Pan étant l’une des
figures préférées de Keats), philosophe et prophète. Silène, comme Martin, était
dans un état d’ivresse continuel ;
— Weintraub
: en allemand, “vin de raisin” (l’érudit est d’origine juive allemande, le prénom
Sol se référant peut-être à l’étoile de notre système solaire, ce qui
indiquerait son attachement aux origines) ;
— Brawne
Lamia : Fanny Brawne était la fiancée de Keats, Lamia, une nymphe dont Hermès
était amoureux, dans l’Hypérion du poète. Dan Simmons réalise
fictivement, grâce à la science future, la fusion amoureuse imaginée par le poète,
en fondant physiquement l’esprit du cybride (personnalité reconstituée) de Keats
et de la détective ;
— Fedmahn
Kassad est aussi évocateur que Sol Weintraub ; le nom de Monéta, la femme
qu’il rencontre en rapport avec le gritche (en anglais Shrike, évoquant shriek,
“ hurlement ” et to strike, “ frapper ” ; l’auteur a fait référence
à un oiseau africain qui empale ses proies sur les épines d’un buisson, pour
constituer son garde-manger), est expliqué in Hypérion, II-543.
(Le
symbolisme onomastique ne s’arrête pas aux personnages. Ainsi le vaisseau végétal
Yggdrasill renvoie au frêne cosmique, axe du monde des légendes
germano-scandinaves, dont les branches atteignent le ciel.)
Dans
la Cie, le fractionnement de l’action/personnage est très important et
les protagonistes semblent évoluer en liberté, alors que ceux d’Hypérion et
de Dune se voient attribuer un rôle très précis. Arnaud avouait
reprendre de temps en temps un personnage délaissé plusieurs tomes auparavant,
selon son envie du moment. Dans la première partie de la série, l’auteur reste
centré sur la dizaine de personnages principaux. À partir du n°43, Lien Rag est
revenu de la Voie Oblique. Les grands mystères sont résolus, l’univers des
glaces agonise : il faut apprendre à vivre dans un monde qui se réchauffe. Des
personnages jusque-là secondaires gagnent en consistance : Kurtz, Songe, les
Bonzes…
Noô
est un cas
exceptionnel. La prééminence d’un seul personnage est autorisé par la
focalisation interne[189] exclusive. En outre, l’utilisation du “ je ”
systématique rationalise la vision subjective, poétique de l’univers qui
pourrait sinon paraître relever du procédé littéraire.
D’une
manière générale, la multiplicité de personnages venant d’horizons différents décentre
le héros du récit, en relativisant ses paramètres sociaux. Ce qui motive la
lecture est moins l’histoire elle-même que le sillage de déplacement du vecteur
narratif dans le système (Paul, lui, est tout autant le vecteur du discours de
l’auteur sur le pouvoir et la religion).
La
systémisation, ici, correspond à la tentation de faire glisser les personnages
dans le domaine de l’ethnologie.
Les
moyens de mise en perspective des personnages ne manquent pas. Frank Herbert,
fort de son expérience professionnelle de psychanalyste[190], utilise le monologue intérieur
dans un but fonctionnel. La manière peut sembler impitoyable et a pour effet de
“mettre à plat” les personnages, le monologue intérieur étant surtout envisagé
dans une optique béhavioriste, mais le lecteur peut ainsi comparer leurs pensées
les plus intimes.
b. pas de prééminence
des personnages sur l’action :
Les
protagonistes, à travers leur trajectoire personnelle, font l’expérience du
système. Le livre-univers n’est pas que l’histoire d’un personnage ; c’est
l’histoire d’une famille, d’un peuple, d’une espèce, voire de tout un monde. Dune
demeure la référence dans le traitement d’une famille sur des centaines de générations.
Cette famille est celle des Atréides, et l’homonymie avec l’illustre famille
grecque a été relevée dans de nombreuses études. Le tableau suivant s’étend sur
les quatre premiers volumes du cycle :
Figure 5. — Familles régnantes de l’Empire de Dune.
Arbre généalogique tiré de celui de The Dune
Encyclopedia, Berkley, 1984, p.80, intitulé : “ The Legendary Genealogy of
Paul Atreides, the Kwisatz Haderach, Muad’Dib ”, inspiré de l’appendice IV de Dune
intitulé “ Almanak en Ashraf (Extraits sélectionnés des Maisons Nobles) ”, in Dune,
I**-386. Le terme de “Maison” désigne la famille (lignée génétique) et son
fief, dans le système néo-féodal.
Toute
une catégorie de personnages peut ainsi disparaître. L’exécution du héros de la
série, au premier tiers de la Cie, est un cas extrême, mais Brian Aldiss
n’hésite pas à briser la continuité de livre en livre, et même à l’intérieur du
Printemps de sa trilogie :
Ici s’arrête l’histoire de Yuli, fils d’Alehaw et
d’Onessa.
L’histoire de leurs descendants, et de ce qui leur
advint, forme un bien plus long récit (…). Cinquante années helliconiennes
seulement après la naissance de leur fils, un authentique printemps devait
visiter le monde inclément que connaissaient Yuli et sa belle Iskador. [Helliconia,
I-125]
Familier
des expériences littéraires extrêmes, l’ancien collaborateur de New Worlds
a pris le risque de ne conserver aucun protagoniste permettant de faire l’enchaînement
entre les événements, au sein même de chaque volet, ce qui confère une
coloration historique formelle aux romans. Ce risque, Frank Herbert ne l’a pas
pris, grâce à un poncif de la science-fiction, ici utilisé de façon originale :
le clone. Un personnage secondaire du premier roman, Duncan Idaho, va ainsi
devenir le fil conducteur de la série.
Dans
Noô, le narrateur interagit avec une trentaine de personnages, mais
c’est bien lui qui, toujours, occupe le devant de la scène :
Figure 6. — Itinéraire de Brice
à travers un “nuage” de personnages.
La flèche sinueuse indique le sens temporel du récit.
Chaque point symbolise la rencontre d’un personnage, et sa fonction éventuelle
entre parenthèses. Les pointillés permettent de distinguer les territoires
traversés : la Terre (Vénézuéla), la planète Soror, le vaisseau spatial, enfin
Candida.
Sur trente et un personnages, on dénombre onze
femmes.
Si
l’on se réfère au récit, il faudrait boucler la flèche sur elle-même — mais à
la fin, de retour sur Terre, aucun nouveau personnage n’apparaît, enfermant
symboliquement, par contraste, le personnage dans sa folie.
Brice,
en tout cas, reste essentiellement passif face à sa destinée, réglée par
l’agencement du décor.
Dans
Dune, ce sont les comportements, les déterminismes ou la capacité de les
dépasser qui orientent l’action. Chaque personnage observe le milieu extérieur
et le milieu intérieur de sa psychée : c’est avant tout un observateur, qui réagit
en fonction des informations fournies par le milieu, en véritables servo-mécanismes
vivants. On a assez reproché à Herbert ce désert sentimental, où nulle
tendresse ne vient assouplir la violence de la lutte — où l’amour (tel celui de
Jessica pour le Duc Leto) ne fait que compromettre les plans établis. Sur ce
critère, un Brice sera à jamais inaccessible à un Paul Atréides. Il est en tout
cas difficile de juger des comportements individuels et sociaux dans un futur
aussi éloigné que celui de Dune. Quand Alexis Lecaye considère ces
comportements en tant que “ constantes ”[191], il partage la conception métaphysique
de la pensée selon laquelle la pensée humaine est et fut éternelle, que notre
façon de raisonner est la même que celle de l’homme d’il y a un siècle, que les
sentiments sont à considérer comme étant les mêmes que ceux des Grecs — ainsi
parle-t-on de “l’amour éternel”. S’attaquer aux caractères humains de Dune
est un faux procès, car la part de spéculation de la part d’Herbert y est évidente.
Dans
la Cie, au contraire de Dune, les affinités personnelles et les émotions
intimes des personnages ont une part prépondérante, s’opposant parfois à leurs
intérêts ou leurs devoirs. Dans Helliconia, le point de vue est centré
davantage sur la communication entre les êtres que sur leur caractère
(l’abondance des chansons n’est pas innocente). Quant à Hypérion, les
caractères sont bien dessinés, voire archétypaux, s’insérant à la perfection
dans le schéma déterministe du récit — c’est-à-dire “aveugles”, à la manière du
personnage d’Œdipe, prédestiné à tuer son père.
4) Le rapport au
monde :
a. héros indigènes,
héros allogènes :
Dans
l’approche systémique, il est possible de diviser les héros en deux types : les
héros indigènes, et ceux provenant d’un univers extérieur, les héros allogènes.
La Cie,
système clos, n’autorise que des héros indigènes. Mais quelques indices éparpillés
suggèrent l’existence de colons qui se seraient enfuis de la Terre au moment de
la Grande Panique et résideraient sur une autre planète du système solaire. Le
système reste ouvert. Paul Atréides et les sept pèlerins du roman de Dan
Simmons appartiennent bien à l’univers traité, ils sont néanmoins étrangers à
la planète principale, Arrakis et Hypérion. Brice et Billy Xiao Pin, en
revanche, en sont radicalement étrangers, même si le second dispose d’une connaissance
théorique du monde qu’il éprouve. Brice est un voyageur européen, comme tel son
regard s’annonce culturel. Mais tous deux ont le désir de s’intégrer au monde,
Brice par la communion des sens, Billy de façon plus intellectuelle : “ La mort
devait être le lot de Billy, une mort par laquelle il s’intégrerait
magnifiquement à la longue orchestration du Grand Été d’Helliconia ” (Helliconia, II-116). Ils le font en touristes ou plutôt en observateurs, et
leur présence inattendue, étrangère et dérangeante soulève un problème lié à
l’exotisme, qui sera abordé dans la prochaine partie. Elle peut se comparer à
l’allo-ethnologue surgissant dans une culture. À noter que le point commun des
deux personnages est d’être issus de familles d’ethnologues.
Yuli
(Helliconia I) et Paul Atréides, eux, le font en
conquérants, au contraire de Jonas qui refuse son destin. Celui-là occupe un
poste dans la société qu’il infiltre. Le distille, la combinaison des Fremen
permettant de survivre dans le désert, établit une symbiose entre l’homme et la
nature. L’homme dans son distille devient un microcosme, une économie en
circuit fermé. Il n’est pas étonnant que la facilité de Paul, fraîchement arrivé
sur Arrakis, à revêtir un distille, soit interprétée de façon hautement symbolique.
b. le prescient,
une catégorie de héros :
De
par leur qualité de héros, certains protagonistes ont un rapport au monde
privilégié, qu’ils soient les tenants d’une science intégrale : Hari Seldon
dans “Fondation”, Jouve Deméril dans Noô — ou qu’ils soient
prescients : Paul Atréides dans Dune, Énée dans Endymion. La
prescience est une des caractéristiques de la divinité, et de son envoyé sur
terre, le messie.
La
trace de la figure messianique remonte à la proto-SF, avec Quand le dormeur
s’éveille (When the Sleeper Wakes, 1899) de Wells — ici, c’est d’un messie
social qu’il s’agit, qui implante le germe de la révolution dans une utopie
future —, et The Messiah of the Cylinder (1917, non traduit) de Victor
Rousseau. Mais ensuite, cette figure n’apparaît dans les pulps américains qu’à
partir des années 50. La personne du Christ a été utilisée à plusieurs
reprises. L’écrivain Norman Spinrad est sans égal dans la critique
anti-messianique. La figure messianique apparaît comme un thème privilégié chez
certains auteurs, tels Roger Zelazny (années 60) ou James Morrow (années 90).
Mais c’est chez Herbert, naturellement, qu’elle a trouvé son expression la plus
célèbre et la plus achevée. L’intention de l’auteur en écrivant Dune était
de démystifier la culture messianique en Occident : les héros sont dangereux,
les super-héros catastrophiques.
Les
prédictions de Jouve Deméril (voir par exemple Noô, II-81) sont celles d’un politologue et laissent place aux lois du chaos : ce
sont des prévisions, basées sur la logique et non sur la vision. Ses idées
politiques ayant été adoptées par le pouvoir, nul ne sait, pas même Brice, ce
qu’il adviendra du système après sa mort, le meilleur comme le pire :
“
Jouve avait-il voulu cela ?… ” (Noô, II-63).
Dans
Hypérion, la prescience n’en est pas véritablement une, les augures
venant du futur par l’intermédiaire des Tombeaux du Temps. Cette prescience est
le fait d’un voyage temporel, d’un fait physique.
Paul,
lui, est un prophète. Sa prescience et celle de ses descendants n’est pas davantage
un attribut divin ou un super-pouvoir — le premier composé devant être alors
compris non comme un superlatif mais comme l’abréviation de “surnaturel”. C’est
l’une des clés de lecture du cycle tout entier. Il s’agit plutôt d’un sens
supplémentaire, qui permet de discerner les formes que prend la réalité à
travers le temps. Le Kwisatz Haderach conçoit la réalité non comme un univers
figé soumis à des lois absolues, mais comme un cosmos plein de mouvements
internes, que l’on ne peut observer que dans le temps — c’est pourquoi il se définit
comme un “ être empli du spectacle du temps ”. Cette extension du champ
perceptif (qui confine également à l’omniscience) détermine une surconscience
plus qu’une prescience. Le seul pouvoir réel (génétique) est celui des vies-mémoires,
qui permet de lire non pas l’avenir, mais le passé. En cela, les Kwisatz
Haderach, superordinateurs réalisant l’intelligence suprême imaginée par
Laplace[192], sont supérieurs aux mentats, les
ordinateurs humains, et aux Diseuses de Vérité du Bene Gesserit. (Paul Muad’Dib
porte le titre d’Empereur Mentat, in Dune, II-7.) Et c’est donc logiquement que, afin d’échapper au champ perceptif de
l’esprit-machine du prescient tout-puissant, il faut opposer une autre machine.
Les Ixiens y ont recours, pour fabriquer Hwi Noree (t. IV). La jeune femme apparaît comme un être stochastique, l’irruption d’une
variable non contrôlée dans l’univers déterministe du dieu-ver. Et cette
variable minuscule produira un “effet-papillon” qui détruira ce dernier. Dans Les
Hérétiques… (Dune, V), les Révérendes Mères
parviendront, elles, à intégrer un autre élément imprévu et dynamique dans leur
plan de survie : la jeune Sheeana, qui commande aux vers géants.
Peut-être
y a-t-il, dans la conception de la prescience d’Herbert, l’idée de cause première,
mais sans la détermination cartésienne qui ne laisse pas place à la création de
nouvelles forces. La compréhension du monde ne passe pas dans la connaissance
de ses causes, mais dans celle des processus ; non dans la connaissance des
substances, mais des formes[193].
Aussi
la prédiction herbertienne s’appuie-t-elle sur l’observation (tout comme la prévision)
plutôt que sur la divination. Elle est un traitement de l’information, un dégagement
de tendances. Contrairement à la prévision, elle ne porte pas que sur des
tendances, mais aussi sur des faits précis : elle tend à rivaliser avec la réalité.
Si la prescience assure le contrôle, par la vision, du système-monde, c’est
parce que passé et avenir forment une totalité. Le prescient herbertien
participe de l’ordre du monde parce que, pansynergopte conscient, il est le
seul capable de percevoir cet ordre.
Même
ainsi, la réalité ne se laisse pas si aisément cerner, car elle est indépendante
de l’homme. “ La nature abhorre la prescience ”, dit Alia (Dune, III-226). Mais c’est à partir des Enfants de Dune écrit en
1975, qu’Herbert affirme ce caractère particulier de l’univers :
La nature n’était pas précise. L’univers, ramené à
son échelle, n’était pas précis : il était vague, flou, saturé de variations et
de mouvements inattendus. L’humanité considérée comme un tout devait être
incluse en tant que phénomène naturel dans cette computation. [Dune,
III-198, trad. fr. M. Demuth]
Néanmoins,
Dune est une série “pré-chaotique”, car il s’agit d’une prescience de prédiction,
et non de prévision des événements. Le chaos réfute toute possibilité de
prescience (et même de prévision à long terme), laquelle suppose une conception
symétrique du temps, alors que le temps est irréversible puisqu’il se construit
en permanence.
Le chaos déterministe nous apprend que [le démon ou “intelligence
ultime” de Laplace] ne pourrait prédire le futur que s’il connaissait l’état du
monde avec une précision infinie. Mais on peut désormais aller plus loin car il
existe une forme d’instabilité dynamique encore plus forte, telle que les
trajectoires sont détruites quelle que soit la précision de la description.
[[194]]
En définitive,
le système-monde de Dune penche du côté du déterminisme, où le futur reste
gouverné par le passé.
Le
rapport au monde du héros est fonction de son éducation (ou de son absence) et
de son caractère. Yuli est un sceptique et Brice un candide, en position idéale
pour apprendre le monde. La fonction du rebelle est de se heurter au monde, de
forcer ses cadres. Brice se laisse éduquer sans rechigner ; Yuli devient
prêtre, puis veut devenir Gardien pour en savoir davantage. Pour Yuli, le désir
d’intégration a des conséquences négatives : malgré ses remords (Helliconia,
I-90), il assiste la milice dans sa besogne de répression. Mais
cela ne dure pas et il se dégage de l’ancien système de croyances par la voie
de l’athéisme. Quant au héros de la Cie, Lien Rag, il s’éveille à la
conscience du monde et son regard est neuf. Sa vie antérieure ne sera par
ailleurs que rarement évoquée.
À
l’inverse, les personnages de Dune et d’Hypérion sont les
produits d’une éducation stricte et obligatoire. La désobéissance a été inculquée
à Paul (voir le 9e exergue de Dune, I*-109), ce qui constitue une variante plus subtile que le simple
personnage du candide, en tout cas plus en rapport avec le monde du pouvoir.
Les protagonistes sont des êtres essentiellement sociaux. Chez Dan Simmons,
parce que ce sont avant tout des fonctions, les personnages changent peu et
leurs référents sont connus de notre réalité immédiate : le colonel Fedmahn
Kassad est un Palestinien, Lénar Hoyt un missionnaire ancien séminariste du
Nouveau Vatican… Ce n’est pas leur nature mais la confrontation de leurs
conceptions du monde qui compte. L’optique est bien structuraliste car la
tension entre les points de vue est constante.
Le
livre-univers développe un monde imaginaire et une représentation allégorique
du monde, par la métaphore systémique dont on a vu les règles principales. Ces
règles forment autant de formes, de cadres pratiques à l’imagination des
auteurs.
La
troisième partie étudie ce que l’on peut trouver dans ces cadres.
TROISIÈME PARTIE
DU CONTENU À LA CONFIGURATION
Le
radieux qui dort
Quand
froidure nous mord
Sortira
du sommeil au baiser de la pluie.
Alors
hoxneys se répandront
En un
vertige de grands bonds
Dans
la plaine fleurie, fleurie à l’infini.
Brian Aldiss : Helliconia
(trad. fr. J. Chambon)
Chant de chasse, I-299
Le livre-univers a désormais une forme. Mais cela ne suffit
pas et il faut savoir ce qu’elle contient. Il a fallu arrêter un choix sur des éléments
clairement identifiables en tant que “matériau de construction” du
livre-univers, tels que le décor, le bestiaire, les éléments politiques et
sociaux, afin d’en faire une analyse comparée et d’en tirer des constantes
servant de repères pour la détermination du livre-univers.
Dans l’approche systémique, l’étude séparée des éléments
signerait un retour à la raison analytique qui dissocie et atomise, pour
comprendre et surtout pour contrôler. Goethe notait que grise est la théorie,
et vert l’arbre doré de la vie. Cela est d’autant plus vrai de la raison
analytique, qui fait œuvre de dissection en séparant les éléments de
l’ensemble. Les littéraires se comportent souvent à la manière des
scientifiques classiques pour ce qui est de décomposer les choses afin d’en étudier
les morceaux un par un. Il s’agit ici, au contraire, de rassembler ces éléments
pour produire une totalité signifiante — en d’autres termes, de les “revitaliser”,
considérant qu’en développant son histoire, l’auteur structure son texte,
c’est-à-dire qu’il applique une énergie à ses constituants.
I. Les thèmes de la science-fiction
Cette section sera la plus courte de cette partie : un
volume ne viendrait pas à bout de tous les thèmes recensés dans les sommes
science-fictionnelles que sont les livres-univers. Les encyclopédies en disent
l’essentiel. Pour une étude approfondie, on ne saurait se passer des préfaces
aux trente-six volumes de La Grande anthologie de la science-fiction [195], qui prouvent qu’il n’y a rien qui
semble a priori échapper aux topoï de la science-fiction.
Avant de confronter trois thèmes majeurs de la
science-fiction (les robots, les extraterrestres et le statut de la science)
dans le livre-univers, il faut s’interroger sur la validité de cette
classification.
A — la question de la
classification thématique
La SF se développe, à la fin du XIXe siècle en marge de la littérature générale[196], quand s’inaugure un champ
mythologique nouveau. La technologie modifie les rapports concrets de l’homme à
son environnement, les développements théoriques et leurs retombées
bouleversent l’idée que se fait l’homme occidental de sa place et de sa
fonction dans l’univers.
Le type de classification dont il est question ici comprend
les motifs (regroupant des situations, relations, types de caractères, représentations,
etc.), et les configurations symboliques telles que thèmes (c’est-à-dire idée,
sujet sur lequel porte une réflexion), mythes et figures.
1) Coïncidences
de l’analyse thématique et de l’approche systémique :
La validité de la classification par thème s’est toujours
posée en SF, comme réductrice d’un genre à ses composantes. Le savoir est
d’abord classificatoire, et face à l’indéterminisme des conceptions
structuralistes, la “ quincaillerie thématique ”, pour reprendre
l’expression de Denis Guiot, constitue une ancre d’étude solide[197].
Dans l’approche systémique, les unités thématiques peuvent être
considérées comme des sous-ensembles structurants et symboliques par leur
redondance. Ce sont elles qui, en tout cas, se prêtent le mieux à la
comparaison. (En botanique, cela correspondrait à une comparaison de feuilles
avec des feuilles, de racines avec des racines.)
Force est de constater qu’un auteur écrit souvent en
fonction de ses lectures. La science-fiction a tendance à se construire sur
elle-même, par un phénomène d’autocatalyse, où les auteurs introduisent des
différences d’idées souvent infimes, et qui trouvent en général leurs origines
dans des associations avec des savoirs externes au strict domaine de la SF. Le
thème de l’androïde, par exemple, puise à différentes sources, modernes mais
aussi antiques : motifs du double, de l’immortel, de l’athée sans racines, figures
du Golem, de l’homunculus des alchimistes, de la créature de Frankenstein.
Pour le livre-univers, cela ressortit à la nécessité de
faire monde, autant que de singulariser ce monde par rapport au reste de la
production science-fictionnelle. L’exemple le plus manifeste de cette méthode
est Dan Simmons, dont on a qualifié Hypérion de “ catalogue de thèmes et
d’images science-fictionnels ” ; une grande variété de thèmes et de motifs sont
renouvelés, cet apport plaçant Hypérion au cœur du genre tel que le définit
Darko Suvin quand il parle de “ novum ”[198].
À partir de bases authentiquement populaires le genre
de la SF peut évoluer vers la complexité (…) grâce à la valorisation de la
nouveauté thématique inscrite dans son esthétique. [La SF…] trouve en son sein le
ressort de sa complexification et, loin de se jeter dans le mainstream,
elle irait plutôt puiser dans les raffinements techniques du mainstream
ce dont elle a besoin. [[199]]
On a vu que les empires de Dune et d’Hypérion étaient
issus de la Fondation d’Asimov, mais sans se confondre avec celle-ci. À
l’inverse, G.-J. Arnaud — qui fait figure d’exception par rapport aux autres
auteurs — ne connaît de cette culture que son versant le plus populaire, le
plus désuet. Avec la conséquence que très peu de thèmes science-fictionnels
sont traités de façon originale.
2)
Mythes modernisés et mythes modernes :
Il y a constitution en mythe d’un thème quand le caractère
de ce dernier se trouve construit, exagéré, répété et qu’il a des répondants
culturels et sociaux. Le mythe s’élabore sur un fonds d’images et d’idées, et
s’efforce de répondre à des interrogations sur l’univers environnant. À
l’instar du mythe, la SF doit être lue avec distanciation ; à la différence
de celui-ci, elle n’appelle pas à une lecture métaphysique.
La science-fiction classique se prête particulièrement bien
au mythe, car elle partage avec lui un même mode de représentation. Comme la
SF, “ le mythe déroule diachroniquement les moments d’un drame qu’accomplissent
des personnages (…). La réalité où s’inscrit l’action n’entre pas en
communication avec celle dans laquelle se tiennent les interlocuteurs actuels ”[200]. D’autre part, la science est
elle-même travaillée par le mythe : la notion de “progrès” est souvent rapprochée
des mythes millénaristes. Dans ce cas, comment la SF pourrait-elle échapper aux
mythes qui sous-tendent la science même ?
Le clonage, par exemple, est un thème ressassé de
science-fiction. Thème important car touchant à celui, classique, du double[201], des dangers de la génétique et des
biosciences en général, de la reproduction enfin. Tout paraît avoir été écrit là-dessus.
Mais les récents progrès génétiques ont donné au clonage une nouvelle jeunesse,
en ravivant des craintes bien réelles au sein d’un public beaucoup plus vaste.
En sortant du strict domaine de la science-fiction, il tend à agglutiner autour
de lui des idées extérieures, inédites en science-fiction. Il est en position
de se constituer en mythe.
Il faut en outre noter que la composante narrative de la SF
l’apparente nécessairement au mythe : prédiction, naissance favorisée du héros,
quête, initiation, chute, vengeance, sacrifice, renaissance sont les ressorts
de toute narration. Mi-science mi-fiction, la SF classique ne peut que toucher
au mythe de part et d’autre.
La science-fiction a réactualisé nombre de mythes anciens,
figures souvent d’ordre religieux comme le golem ou le léviathan (avec lequel
le Shai-hulud, le ver géant de Dune, entre en résonance jusqu’à être parfois
cité : Dune, II-49), mais aussi interrogations cosmogoniques
: Les Murs de la Terre (Beyond the Walls of Terra, 1970) de P.J. Farmer
reprend l’idée d’un cosmos fabriqué par des dieux qui ont fixé ses limites aux
frontières du système solaire. Au-delà, l’univers n’est qu’une projection sur
la toile de fond du ciel. Tout le talent de l’auteur de science-fiction
consiste à rendre ce postulat crédible. L’Homme invisible (The Invisible Man
: A Grotesque Romance, 1897) de Wells réactualise le mythe de l’anneau de
Gygès.
La science-fiction de l’entre-deux-guerres a largement récupéré
le mythe de l’Atlantide, attirée par le merveilleux que le continent disparu véhiculait.
Certains auteurs se sont fait une spécialité de rationaliser les légendes
grecques et latines. “ Jeff le scaphandrier ”, une courte nouvelle de Maurice
Renard[202] écrite vers 1930, met en scène un nouveau type
de scaphandre automatisé, qui prend conscience de lui-même et tranche le câble
qui relie le scaphandrier à la surface. On peut imaginer l’automate, recelant
dans ses flancs le squelette de son hôte humain étouffé, hantant les fonds
marins pour l’éternité. Ce conte se rattache nettement à la science-fiction
moderne (la peur de la révolte des robots), mais une science-fiction qui
provoque une angoisse toute fantastique : celle d’un objet qui prend vie
magiquement, à l’instar d’un golem. Les exemples pourraient se multiplier à
l’infini, même si cette opération de recyclage se limite à une simple figure :
le Berserk des sagas vikings, guerrier sujet à des crises de férocité bestiale,
a donné lieu à la série des “Berserker” de Fred Saberhagen (commencée en
1967), qui décrit des machines écumant le cosmos pour éliminer toute forme de
vie.
La SF affectionne les figures mythiques proches du
bestiaire, sans doute parce qu’elle y retrouve un de ses procédés de création
favoris : la fusion d’êtres différents en un être chimérique, création
d’inconnu à partir du connu. Farmer fait du centaure une création d’ingénierie
génétique, Dan Simmons fait du faune un être humain volontairement modifié par
un “ biosculpteur ”, en l’occurrence le poète Martin Silénus (dont le nom
renvoie à la figure du faune, ou satyre), in Hypérion, I-220. Ces deux figures, avec celles du Cyclope, de l’ange (ou homme ailé) et
de quelques autres, ont suscité un nombre impressionnant d’œuvres de SF[203]. Prométhée s’est incarné dans la
moderne figure du savant, lequel trouve une autre ascendance dans le mythe plus
moderne de Faust.
La rationalisation des légendes, de contrainte, se change
souvent en jeu spéculatif. Si Farmer décrit avec force détails les poumons
supplémentaires que nécessite le volume excessif du corps du centaure pour son
approvisionnement en oxygène, c’est sans nul doute avec amusement. Dans Je
suis une légende (I am Legend, 1954), Richard Matheson s’empare d’un mythe
folklorique. Le vampirisme n’est plus l’œuvre du diable, mais d’une bactérie.
Le motif détaché de son support fantastique est relié à un thème de prédilection
de la SF, la disparition de l’homo sapiens et l’émergence d’une espèce
plus adaptée, celle des vampires.
Dans le livre-univers, la rationalisation est assujettie à
la notion de vraisemblable. Le nom d’Hypérion n’a pas été attribué à la planète
en l’honneur de Keats — voilà qui serait peu vraisemblable —, mais parce que
les premiers explorateurs sont venus d’une lune de Saturne colonisée portant ce
nom (Hypérion, I-218). Les chevaux pensants de Noô,
modernes mais teigneuses licornes, acquièrent une crédibilité
pseudo-scientifique grâce au noôzôme, qui a augmenté leur niveau
d’intelligence. Quant aux phagors d’Helliconia, l’espèce concurrente de
l’humanité indigène, c’est aux lois de l’évolution qu’ils doivent leur allure
tout droit sortie des mythes anciens.
Dune ne renvoie pas seulement à des mythes précis, mais à une mythologie
(c’est-à-dire un système mythique, qui se trouve être ici un cycle héroïque), à
travers un nom : les Atréides, résurgence symbolique des Atrides, famille
royale marquée par la cruauté du destin qui s’acharne sur chacun de ses
membres, et pousse aux crimes, aux haines inexpiables de cœurs torturés. Paul
vengera son père assassiné par traîtrise, et sera condamné à affronter sa sœur
devenue une Abomination. Il tient également du héros thébain Œdipe, dont
l’accession au pouvoir sonne comme une malédiction et qui aboutit à son
aveuglement — mais aussi à un retour à la clairvoyance sur la réalité. En
devenant le Prêcheur, Paul Muad’Dib assimile une autre figure classique de la
tragédie grecque : celle de l’augure aveugle.
La SF a généré ses propres thèmes. Parfois de façon délibérée
: James G. Ballard, lui, a fait vœu de fabriquer les mythologies de l’avenir
proche — ou tout au moins celles du présent. Mythes urbains issus de la
civilisation américaine avec Crash ! (1973) mis en scène au cinéma par
David Cronenberg sous le même titre (1996), mythe de la fin de la société
moderne avec sa série de quatre romans catastrophistes qui compte Le Monde
englouti (The Drowned World, 1962) et sans doute le plus célèbre, La Forêt
de cristal (The Crystal World, 1966). Après avoir exploré les sombres voies
d’un futur dominé par le béton et l’acier, l’écrivain britannique est revenu
aux mythes passés avec L’Ultime cité, mini-roman faisant partie du
recueil Appareil volant à basse altitude (Low-Flying Aircraft and Other
Stories, 1976) et Salut l’Amérique ! (Hello America, 1981),
futurs dans lesquels le monde industriel a périclité et les villes ont été désertées.
New York (à comparer avec Niourk de Stefan Wul) et Las Vegas en ruine
sont devenues les villes mythiques du Nouveau Monde.
Les légendes antiques fournissent une réserve de thèmes éternels,
tandis que les thèmes modernes permettent à la SF de s’affirmer comme genre créateur
de mythes. Œuvre totalisante, le livre-univers puise aux deux sources des
mythes modernes et des mythes réactualisés.
B — trois thèmes
classiques
Des thèmes ne se retrouvent qu’à l’état de traces dans les
livres-univers, parce qu’ils sont liés à la pureté. Est pur ce qui ne se laisse
pas altérer par le milieu extérieur : le héros ou anti-héros pur, la société
absolue de l’utopie ou de la dystopie, la fin du monde… sont trop métaphoriques.
Les sociétés, dans le livre-univers, ont une histoire, même si cette dernière résiste
au mouvement de l’Histoire comme celle de la Cie ou la Culture de Iain
Banks ; la première a l’apparence d’une dystopie, la seconde l’apparence d’une
utopie — mais l’apparence seulement, car si la Culture survole l’Histoire, si
elle contrôle celle d’autres civilisations, elle n’échappe pas à la sienne
propre.
D’autres thèmes sont peu usités parce que s’accordant plus
volontiers au mode fantastique : les pouvoirs tels l’invisibilité, l’invulnérabilité
ou la Perception Extra-Sensorielle (P.E.S.)… perturbent la structure de la réalité
et sont par conséquent difficilement insérables dans un système ordonné basé
sur un vraisemblable rationnel. De même, les univers parallèles aux géométries
démentes, aux constantes physiques fondamentales modifiées, conviennent mieux à
la nouvelle qu’au développement d’une longue saga. Au contraire, des thèmes
paraissent trop ancrés dans la réalité quotidienne du lecteur : violence des
cités futures, isolement et paranoïa, mythologie urbaine…
Dans le même ordre d’idée, on peut citer :
1°) l’invasion de la Terre par
les extraterrestres belliqueux, ou ce motif renversé ;
2°) le voyage temporel rétroactif, qui perturbe la
chronologie : la fin des temps, les temps alternatifs ou uchronies… Le jeu
sur le temps reste très limité dans le livre-univers. Il est là pour garantir
l’isolation des planètes de Noô et d’Helliconia. Les champs
anentropiques d’Hypérion (accélération et temps à rebours) sont bien qualifiés
de phénomène local, et ne perturbent pas la flèche du temps de l’univers dans
sa globalité. Dans Dune, le voyage temporel s’effectue par la “mémoire
ancestrale” — vieille croyance couramment exploitée dans la littérature du début
du siècle, par Robert Howard, Jack London ou John Taine —, et n’influence
aucune sphère physique du système-monde. La motivation est double chez Frank
Herbert : obtenir un effet de démesure, en dilatant la dimension temporelle
dans le passé pour accroître le champ de l’expérience mentale que constitue l’épopée
de Dune ; mais surtout, il s’agit pour l’auteur de faire réfléchir son
lecteur sur le statut du temps dans un système clos, et de sa perception pour
le prescient doué de surconscience. Pour le prescient, le temps se recourbe sur
lui-même, comme l’espace relativiste fini mais illimité (voir supra, p.190).
Des thèmes se prêtent plus volontiers à l’approche systémique
:
1°) les problèmes liés à l’expansion dans l’espace et
à la rencontre de l’altérité extraterrestre (xénophobie, place et définition de
l’être humain dans l’univers…) ;
2°) les rapports entre le technocosme et la biosphère
(destruction de l’environnement, écologie, survie de l’humanité au sein des
transformations qu’elle engendre…) ;
3°) les rapports de l’individu/de l’humanité dans
les sphères écologique, politique ou religieuse (eugénisme, révolte face à
l’institution, religion naturelle, foi et athéisme…) ;
4°) la communication entre les êtres et les structures
sociales (exercice du pouvoir au quotidien, au niveau du clan ou au niveau
galactique ; rapports ethnologiques avec des civilisations extraterrestres).
Autant de thèmes que l’on retrouve dans les livres-univers,
de façon plus ou moins explicite mais souvent au cœur du discours. On en a vu
au long de ces pages. On en verra quelques autres dans la prochaine partie.
Livre global, le livre-univers s’approprie beaucoup des thèmes
chers à la science-fiction, même si une bonne partie d’entre eux ne se rencontre
qu’à l’état d’images désymbolisées — c’est-à-dire réduites à leur qualité
d’images, sans la charge discursive qu’elles contiennent à l’origine, sans les
raisonnements ou digressions science-fictionnels qui ont abouti à la formation
ou la justification de ces images.
Parmi les plus importants, il faut citer les machines
pensantes, les extraterrestres, et la science et les technologies.
1) Les machines qui
pensent :
À l’origine, deux thèmes peuvent être distingués dans le
domaine de “l’intelligence mécanique” : les robots, et les superordinateurs.
Dans la première catégorie se rangent le robot classique de la SF des années 30
à 60, engoncé dans sa lourde armure métallique, et l’androïde, robot
d’apparence humaine. Le superordinateur, symbolisant la conscience désincarnée,
a trouvé dans les IA un successeur moderne.
Les machines pensantes sont les produits de la technologie
moderne dans ce qu’elle a de plus ambitieux : la création d’une intelligence,
voire d’une conscience, artificielle. Elles regroupent des problématiques
courantes en SF, c’est pourquoi on les retrouve dans chaque livre-univers,
qu’elles soient ou non développées.
Ce type de situation est immédiatement évacué dans Dune,
où les machines intelligentes ont été bannies au terme d’une croisade
religieuse :
“ Les hommes ont autrefois confié la pensée aux
machines dans l’espoir de se libérer ainsi. Mais cela permit seulement à
d’autres hommes de les réduire en esclavage, avec l’aide des machines. ”
“ Tu ne feras point de machine à l’esprit de l’homme
semblable ”, cita Paul.
“ Oui, c’est ce que disent le Jihad Butlerien et la
Bible Catholique Orange (…). ” [[204]]
L’évolution de l’intelligence est un leitmotiv de l’œuvre de Herbert :
intelligence artificielle dans Destination vide (Destination : Void,
1966) et ses suites du “Programme Conscience”, insectoïde dans Le
Cerveau vert (The Green Brain, 1966), étrangère dans les deux romans du “Bureau
des Sabotages” (voir supra, note 6). Avec Dune, c’est
l’intelligence humaine qui est au centre de la réflexion.
Les civilisations anti-mécanistes d’avoir été trop mécanistes
ne datent pas de Dune, mais des utopistes classiques. Dans Erewhon
(1872) de Samuel Butler, les machines ont été bannies pour qu’un jour elles ne
dominent pas l’homme — traduction littéraire du dégoût de beaucoup d’écrivains
face à l’expansion de l’univers mécanisé et déshumanisant de la Révolution
industrielle. L’absence de machines a abouti à l’apparition de “machines
humaines” : mentats (ordinateurs humains), danseurs-visages du Bene Tleilax,
et même les froides Révérendes Mères du Bene Gesserit qui excluent l’amour et
se méfient de la musique. L’homme, chez Frank Herbert, est traité comme une
machine que l’on peut, que l’on doit améliorer[205]. On notera d’ailleurs la fréquence élevée
du thème de l’eugénisme dans l’utopie comme dans l’œuvre d’Herbert — même si ce
dernier ne prône pas pour autant le retour à la terre.
Même absente en tant qu’icône, la machine qui pense forme
bien un nœud dans la problématique de Dune.
a.
les robots :
Comme objet, le robot est directement issu de l’automate
(d’un mot grec signifiant “qui se meut de lui-même”), dont on se demande, dès
la Renaissance, s’il possède une âme. Le XVIIIe siècle s’interroge gravement pour savoir si, derrière
l’automate, il n’y a pas un esprit caché, et cela bien avant Le Joueur d’échecs
de Maelzel (Maelzel’s Chess-player, 1836) d’Edgar Poe. Les automates
existaient déjà du temps de la Grèce antique. Ils correspondaient à un désir séculaire
: puisqu’on ne peut créer la vie, pourquoi ne pas créer l’apparence de
vie ? C’est au XIXe siècle que se constitue son
imagerie, exploitée dans la littérature et qui a fourni parmi les figures cinématographiques
les plus populaires dans le grand public, de Robbie à Terminator.
Le robot du début XXe siècle est un produit de la
deuxième révolution industrielle, contemporain de l’électrification et du
moteur à explosion. Comme les avions et les automobiles, il est indéfiniment
perfectible. [[206]]
Le robot est souvent confondu avec l’androïde, car les travailleurs
artificiels du Tchèque Karel Capek, dans la pièce de théâtre R.U.R. [207] où le terme est utilisé pour la première fois,
sont des androïdes. Dans la pièce sont posés à peu près tous les thèmes liés
aux robots et aux androïdes : confusion homme-machine, stérilité des robots,
apparition des émotions et de la conscience chez les robots, avec pour conséquence
la révolte et la fin de l’humanité comme la punition prométhéenne… La créature
du film Métropolis (Metropolis, 1926) de Fritz Lang appartient aussi à
cette dénomination.
En fait, l’idée de robot se perd dans la nuit des temps.
Dans L’Iliade d’Homère (env. 850 av. J.-C.), le dieu forgeron Héphaïstos
a fabriqué deux automates féminins en or, dont la fonction est en adéquation
avec l’étymologie du mot robot, de la racine slave robota qui signifie
travail forcé. Le motif remonte à des temps plus anciens, sans doute au moment
où l’esclavage fut érigé en institution, posant des problèmes de droit et de
morale. Il va donc puiser à la source des mythes antiques, et l’on trouve des
avatars à diverses époques, comme le Golem d’argile de la légende juive, créé
dans le ghetto de Prague au XVIe siècle. Le robot est un serviteur.
Son utilité a été pressentie dès 1848 par Théophile Gautier : les robots sont
les “ bras de fer [qui] remplaceront les frêles bras de l’homme ”[208], sont les outils d’une libération
de l’individu par le progrès. Mais il revient à la science-fiction d’en avoir
exploré toutes les conséquences, sur la société et sur l’individu.
Conçu pour servir l’homme, le robot-domestique est un
esclave idéal… jusqu’à ce qu’il se rebelle. Pour le bien de ses maîtres, il lui
faut alors un code de comportement implanté dans sa programmation, réfrénant
cette regrettable pulsion. En d’autre terme : un conditionnement. C’est Isaac
Asimov qui, aidé de John Campbell, a forgé ce surmoi cybernétique sous la forme
d’une trinité de lois, transformant le robot en citoyen idéal, en être humain
plus que parfait, efficace et sans besoin — bien entendu, en suscitant
davantage de problèmes qu’elle n’en règle. Ces trois lois apparaissent intégralement
exprimées pour la première fois dans la nouvelle “ Cycle fermé ”[209], qui n’est pas la première histoire
de robots d’Asimov. Dans les années 40, le thème du robot humanoïde est surtout
développé par trois écrivains : Isaac Asimov, Lester Del Rey et Clifford D.
Simak. Dans “ L’Ordre ultime ”[210], Van Vogt développe le premier cas
d’égalité entre robots et êtres humains. Dans un recueil de nouvelles dérivées
du cycle des “Robots” [211], Harry Harrison a décrypté le
contenu esclavagiste des lois d’Asimov, en assimilant explicitement les robots
aux Noirs.
Le robot occupe alors les fonctions en principe réservées par
nature à son maître, pratique tous les métiers — médecin, politicien et même
psychanalyste —, éprouve tous les types d’émotions. Triomphant dans les années
50, il est peu à peu passé de mode, le mythe se dégradant jusqu’à entrer dans
le champ comique — sans toutefois complètement disparaître.
À mi-chemin du robot et de l’androïde : les “ zizipantins ”,
créatures grotesques de la station Avernus en forme d’organes génitaux, fabriquées
à partir d’un héritage génétique perverti, dans le dernier tome d’Helliconia.
Ceux-ci sont assimilables à des automates organiques à la manière du monstre de
Frankenstein — mais non humanoïdes. Incapables d’évoluer, leur destin est l’anéantissement,
entraînant dans leur perte, conformément à la tradition de toute création dévoyée,
les descendants de leurs créateurs.
b.
les androïdes :
Dans sa stricte définition, l’androïde est organique et de
forme humaine, deux caractéristiques du monstre de Frankenstein du roman de
Mary Shelley paru en 1817. C’est la dernière caractéristique qui est généralement
retenue. Même biologique, l’androïde est un être humain artificiel. Qu’il soit
souvent féminin tient sans doute à une vieille tradition culturelle qui considère
la femme comme un Maschinenmensch. Au contraire au robot, la confusion
avec l’être humain est possible — c’est d’ailleurs ce qui se passe dans R.U.R.,
quand l’héroïne ne veut pas croire que la secrétaire du directeur de l’usine
est un androïde.
L’Homme au sable (Der Sandmann, 1817) d’Hoffmann et L’Ève future
(1886) de Villiers de L’Isle-Adam se sont interrogés sur les amours impossibles
de l’homme et de l’androïde. L’androïde possède la charge mythique de maîtriser
l’angoisse de mort, la créature étant virtuellement immortelle.
Au cours des années 60 et 70, Philip K. Dick a traité de
l’androïde (redevenu mortel) dans ce qu’il a de plus classique, à savoir les
critères d’humanité et de normalité. Son traitement, en revanche, est unique,
puisque ses androïdes ont certaines caractéristiques de malades mentaux, en
particularité de schizophrènes ; la frontière humaine devient psychologique.
Il faut en outre mentionner un thème mitoyen : celui du
cyborg, qui constitue un motif inversé d’homme-machine. Le cyborg représente la
mutation de l’homme par l’adjonction de prothèses cybernétiques, branchées
directement sur le cerveau, au point que machinerie électronique et système
biologique se trouvent indissociablement liés.
Le cybride, narrateur d’Hypérion, est une enveloppe
charnelle abritant une personnalité reconstituée. Le naturel et l’artificiel se
combinent étroitement, ce que révèle la formation du néologisme. Le cybride de
Keats est une reconstitution informatique (un “analogue” dans la terminologie
cyberpunk), reproduisant une personnalité qui a existé.
Chez Stefan Wul et Aldiss, les androïdes ne tendent pas à
remplacer l’homme, pas plus qu’ils ne recherchent la signification de leur
existence. Ils sont intégrés dans la société comme l’est un outil. Dans Rayons
pour Sidar de Stefan Wul, c’est un double de protection comparable à celui
de Billy Xiao Pin dans le tome II d’Helliconia, qui se confond
presque avec le thème du clone ; dans Noô, ce sont un policier cybernétique,
le Schak (Noô, I-174), et une domestique dans un hôtel
de luxe à Grand’Croix. Dans tous les cas, des êtres artificiels à l’aise dans
leur rôle subalterne, à qui il ne viendrait pas à l’esprit de violer les trois
lois de la robotique. Le seul discours attaché au Schak est relatif à
l’activisme politique dont il fait les frais. Humain ou pas, un policier est un
policier.
Les androïdes d’Aldiss et de Wul présentent une variation de
l’androïde assez ancienne dans l’histoire du genre : celle de doublure. Jamais
cependant n’apparaît la peur que ces copies si parfaites ne viennent à
confondre les deux engeances. La domestique de l’hôtel n’est rien d’autre que
ce à quoi elle ressemble : un mannequin animé, mais il est question d’androïdes
ayant d’autres fonctions.
Cette fille est fausse, mon vieux. C’est une machine,
une poupée électronique. (…) Elle est condamnée à son couloir, disait Jouve,
guidée par des relais sans doute cachés dans les murs, munie d’un stock d’une
trentaine de comportements et de phrases conventionnelles… Si nous la tirions
de force dans la chambre, elle s’effondrerait inerte sur le tapis. À moins que,
déboussolée, elle ne se mette à tourner en rond. [Noô, I-120]
Plus tard, heureuse trouvaille de l’auteur, on apprendra que Prairiale,
le grand amour de Brice, aura servi de modèle à la fabrication de l’automate.
Dans Helliconia, le robot s’éloigne en apparence de sa fonction
originelle, qui est de travailler. Il sert les propos de l’auteur sur l’amour-possession
:
Ce fut une expédition exclusivement masculine. Les
hommes laissèrent leurs femmes sur place, préférant emmener avec eux de sveltes
partenaires robotisées conçues pour répondre à un idéal abstrait de la féminité.
Ils aimaient s’accoupler avec ces parfaites images de métal.
[Helliconia, III-319]
Les explorateurs spatiaux ont mis en pratique un fantasme que la
science-fiction n’a pas manqué de développer dès ses débuts : la femme-objet dévouée
jusqu’à la mort. La nouvelle de Lester Del Rey “ Hélène O’Loy ”[212] n’est sans doute pas la première du genre. Hélène
est une jolie androïde, dotée d’émotions. Sitôt mise en fonction, elle tombe
amoureuse d’un de ses créateurs, qui la repousse avant de l’épouser. Lorsqu’il
meurt, logiquement, elle se détruit.
Hormis le Schak, il ne sera plus question de robots ni
d’androïdes dans Noô. Quant à Billy Xiao Pin dans Helliconia, il
refusera à son double artificiel de l’accompagner. Contrairement au développement
classique, d’une extraordinaire richesse, du thème, le livre-univers ne traite
pas des problèmes issus des lois d’Asimov ni du questionnement dickien du réel à
propos de l’identité homme/machine qu’implique l’androïde, robot d’apparence
humaine. Le livre-univers a absorbé le thème du robot, mais en le rejetant à
l’arrière-plan.
c.
les IA :
À l’inverse du robot, l’ordinateur est un phénomène propre
au XXe siècle. Le mot est inventé en 1956,
celui d’“ informatique ” remonte à 1962.
Né du calculateur, le thème a pris son essor avec celui de
l’électronique (le premier calculateur électronique, l’ENIAC, remonte à 1946),
mais les pulps américains des années 30 imaginent déjà un futur où l’homme dépend
entièrement des ordinateurs, ainsi John W. Campbell dans la nouvelle “ The
Machine ”[213]. Dépouillé de toute apparence
humaine qui pourrait attirer la sympathie, le superordinateur n’en est que plus
terrifiant, plus insaisissable. C’est lui qui symbolise le mieux le conflit de
l’homme et de la machine, le premier étant jusqu’à présent seul détenteur de la
faculté de penser, seul bénéficiaire du don divin de la conscience de soi :
l’homme a désormais un concurrent sur le plan métaphysique. Quand l’ordinateur
gouverne, c’est pour aliéner l’humanité. Quand il tombe en panne, il provoque
la chute de la civilisation. Beaucoup d’auteurs essaieront pourtant de le
mettre en échec, physiquement ou sur le terrain de la logique. Sa puissance
fait peur, et certains la comparent à celle de Dieu. Dans la courte nouvelle “
La Réponse ”[214], on demande à la machine, somme de
tous les ordinateurs du globe, si Dieu existe. Ce à quoi elle répond : “
Oui, MAINTENANT il y a un Dieu. ”
La plupart des ordinateurs ne vont pas si loin. Entre la
machine et la divinité, il y a l’homme… et l’IA, ou Intelligence Artificielle
(appellation aussi controversée, ou peu s’en faut, que le mot science-fiction).
L’IA est un programme informatique, un logiciel traitant de situations
complexes, capable d’un certain degré d’abstraction. Bref, une pure machine à
penser, plus près de Dieu peut-être car dépourvue de la tentation de la chair —
mais aussi athée par excellence, puisque ne devant pas son existence à un être
surnaturel. Sa complexité devient si grande que même ses concepteurs ne savent
plus cerner ses limites exactes.
Dans la science-fiction, il faudrait plutôt parler de
Conscience Artificielle. L’émergence de la conscience artificielle est le thème
et le ressort de l’intrigue d’œuvres de hard science récentes, comme Problème
de Turing (The Turing Option, 1992) de Harry Harrison et Marvin Minsky, ou
la série de mangas Ghost in the Shell de Masamune Shirow[215]. Contrairement au robot, l’IA n’a
pas de corps mais se meut dans l’espace qui convient à son état : le
cyberspace, espace-mémoire des ordinateurs servant d’étendue virtuelle.
Aujourd’hui, ce concept a largement diffusé hors des limites du genre où il a
vu le jour, le cyberpunk, pour envahir la plupart des genres que compte la
science-fiction, et grossir le nombre des clichés. L’IA représente une
intrication de thèmes actuels et éternels : être virtuel et immortalité, “âme”
artificielle, existence politique, etc.
Les civilisations de Noô semblent fort bien se passer
de l’informatique. On ne trouvera trace nulle part de cyberspace (le concept ne
sera inventé qu’un an plus tard aux États-Unis). En fait, l’informatique existe
depuis si longtemps qu’elle est devenue invisible. Elle ne règle pas la vie
sociale, mais intervient dans les sondages d’opinion par le pouvoir de
Grand’Croix, dans les casques d’apprentissage, les vaisseaux fâvds…
Dans Hypérion, les IA ont fait sécession de ses
concepteurs, mais, à l’instar du cycle de la “Culture” de Iain Banks,
elles dirigent en sous-main la société interstellaire. Avec une différence
cependant : les IA de Dan Simmons sont classiquement néfastes, au mieux indifférentes,
là où celles de Banks, bien que manipulatrices, sont bienveillantes. Du sens
qu’a conféré à l’IA le genre cyberpunk, Dan Simmons en ajoute d’autres en insérant
le thème dans une trame de space opera, un nouveau système de références. L’IA,
dans Hypérion, est davantage un être vivant, soumis au processus d’évolution,
et qui forme une communauté d’intérêts, perdant son caractère d’unicité : en
somme, une para-humanité virtuelle, qui peut du reste être amenée à remplacer
l’originale. Le TechnoCentre est une résurgence du thème primitif de
l’ordinateur géant et omniscient, aux buts inquiétants. L’auteur a conservé le
passé culturel de la machine pensante, puisqu’une partie des IA est restée “fidèle”
aux humains — c’est-à-dire qu’elle ne s’est pas débarrassée de la fameuse
trinité de lois d’Asimov. Il est intéressant de noter que les IA ne sont pas réductibles
à une seule tendance — celle d’ultime avatar de la Machine ennemie de l’Homme
—, et s’affrontent au sein de factions rivales : les Stables, les Volages et
les Ultimistes (Hypérion, III-297).
On trouve d’autres récupérations ostentatoires, qui font d’Hypérion
un monde hautement référentiel.
Les robots sont absents de la Cie, mais pas l’électronique
et les ordinateurs. Le monde glaciaire est régressif, y compris en ce qui
concerne ses technologies. Pourtant, l’ordinateur logé dans la Locomotive-Dieu
de Kurts le pirate a atteint un certain degré d’individualité. Elle s’est
humanisée au point de tomber amoureux de son maître.
Ces objets partagent avec l’extraterrestre la fonction de
relativiser l’humain en tant que norme d’être animé intelligent. Le robot est
aux frontières de l’humain. Si le thème est souvent dépouillé de sa valeur
conjecturale, c’est que l’intérêt s’est déplacé. Cette dénaturation provient
d’un glissement vers une nouvelle fonction : 1°) celle de signe obligé de
futurisme, 2°) de signe positif fondateur de cohérence interne. Le thème,
davantage qu’un simple ingrédient, constitue une “ brique de construction
” de l’univers. Il acquiert une fonction structurante.
Le thème des machines pensantes n’est qu’un exemple de dénaturation,
et l’on peut en trouver d’autres : la Ville (thème développé supra,
deuxième partie), l’expansion spatiale, etc. Il n’en va pas de même d’un autre
thème fondamental : les extraterrestres.
2) Les
extraterrestres :
a.
l’extraterrestre (E.T.) dans la science-fiction :
Ce thème n’est pas sans rapports avec le précédent. Comme
celui du robot, il est indissociable de l’image de la science-fiction. Comme
lui, il est antérieur à la naissance de la SF en tant que genre. L’idée de
pluralité des mondes habités était exprimée dès le début du IVe siècle av. J.-C. par Démocrite, puis dans les doctrines de
l’école épicurienne. On pourrait citer, entre autres, De la face qui apparaît
dans le rond de la Lune (De facie quae in orbe lunae apparet, env. 113) de
Plutarque. L’Église chrétienne condamna ce point de vue, malgré divers
mouvements d’idées contraires, et la révolution cosmologique apportée par
Copernic. C’est à Fontenelle que l’on doit l’introduction du thème dans le
domaine scientifique, avec les Entretiens sur la pluralité des mondes
(1686) qui connut un immense succès. Au XVIIIe siècle, Voltaire a exploité le thème sur un mode
philosophique avec Micromégas (1752), mais au XIXe siècle, Camille Flammarion a inauguré une voie proprement
scientifique.
Au début du XXe siècle, c’est aux pères fondateurs
de la science-fiction qu’il a appartenu de renouveler radicalement le thème.
H.G. Wells fait de l’extraterrestre de La Guerre des mondes [216] un monstre hideux assoiffé de conquête, celui
des Premiers hommes dans la lune (The First Men in the Moon, 1901) un
insecte géant dépourvu d’individualité, dont la postérité s’étend jusqu’aux “
gnomes ”, termites intelligentes de Noô (I-242). En
France, J.H. Rosny Aîné en fait un symbole de suprême altérité, tandis que
Maurice Renard, dans Le Péril bleu (1912), un chercheur scientifique
inconscient de la douleur qu’il provoque par ses expériences. De rares
exceptions ne mettent en scène que des extraterrestres, ainsi Le Creuset du
temps (The Crucible of Time, 1983) de John Brunner. Mais même là, c’est
l’aspect humain qui est décelé d’emblée.
Comble pour ces écrivains humanistes, ils ont là mis
en scène des civilisations où l’homme est marginalisé, sinon absent. [[217]]
Le plus souvent, c’est le contact interculturel qui sert de sujet
principal et l’extraterrestre lui-même n’a pas d’importance. Il n’est qu’une
allégorie, un déguisement de l’homme, une qualité ou un défaut exacerbé de
l’individu ou de la société : bonté ou cruauté, individualisme / discipline,
tolérance / intolérance, expansionnisme / autarcie, société primitive /
technologique… Chez Philip Dick, le thème subit un traitement comparable à
celui de l’androïde : Les Joueurs de Titan (The Game Players of Titan,
1963) conte l’invasion d’êtres déguisés en humains, venus du satellite de
Saturne. Les E.T. ne sont alors que des simulacres, et l’anthropomorphisme est
de rigueur puisqu’ils représentent une image déformée de l’humanité : les
envahisseurs sont les puissances coloniales anglaises, espagnoles ou françaises
— ou représentent le danger communiste pendant la Guerre Froide.
(L’anthropomorphisme tend à faire de l’homme le point de référence ultime des
qualités physiques, intellectuelles et morales.) Ainsi dans La Guerre des
mondes [218] où les poulpes belliqueux venus envahir la
Terre représentaient dans l’esprit de H.G. Wells la guerre du Transvaal. Le
roman marque une étape dans la science-fiction, où les E.T. n’étaient pas systématiquement
hostiles. À partir de Wells jusqu’aux années 40, ce fut le B.E.M., ou Bug-Eyed
Monster, qui domina le genre.
Le contact avec l’extraterrestre a souvent lieu quand
l’humanité entre dans son âge spatial. Non seulement les récits de pulps, mais
aussi des œuvres plus ambitieuses, montrent des extraterrestres indigènes
impressionnés par la technologie des êtres humains venus du ciel, identiques
aux sauvages des romans exotiques du XIXe siècle,
amadoués par les colifichets des explorateurs. Dès lors que l’E.T. est supérieur
à l’homme, c’est que l’on a affaire à une satire. Ce dernier peut toutefois
rencontrer une espèce plus avancée techniquement, ou bien toute une société, ou
encore les ruines d’un empire. Les “Heechees” de Frederik Pohl sont une espèce
antérieure de millions d’années à l’humanité, qui a maîtrisé l’espace et l’énergie.
Dans le cycle “Élévation” de David Brin, commencé avec Marée
stellaire (Startide Rising, 1983), la galaxie fourmille d’espèces
intelligentes organisées en castes, selon l’ancienneté. Il est fortement
encouragé d’effectuer des manipulations génétiques pour élever d’autres espèces
à l’intelligence, et cela rajoute même au prestige de l’initiateur. L’humanité
est spéciale : elle n’a pas d’initiateurs connus, et, malgré sa jeunesse,
elle a déjà deux espèces “ clientes ”, les dauphins et les chimpanzés.
L’extraterrestre, dans la SF classique, est humanoïde. Son
altérité se résume le plus souvent à quelques traits : oreilles pointues,
taille réduite, couleur de peau verte ou bleue, écailles… Les créateurs de
livres-univers ont dépassé ce stade, bien que certains y aient parfois recours,
à la manière d’hommages :
C’étaient des amphibies de Céfas, au cuir soulevé de
nodules oxalates. Leurs têtes camuses soufflaient de l’eau par les narines (…)
ces êtres venus je ne sais d’où, qui ressemblaient à des cactus coiffés de
bulles de verre (…). Et cette bête laineuse que je caressais distraitement au
passage et qui se retourna en me lançant une injure. [Noô, II-36]
Leurs extraterrestres relèvent néanmoins, de la manière la plus
classique qui soit, de l’analogie : les kihas de Noô sont assimilés à
des oiseaux, les phagors d’Helliconia à des bovins…
b.
l’extraterrestre dans le livre-univers :
On notera, en remarque préliminaire, que le mot
extraterrestre désigne en réalité toute forme de vie intelligente non humaine :
sur Helliconia, Dune ou Soror, les êtres humains sont stricto sensu des
extraterrestres.
En voici une liste :
TITRE |
EXTRATERRESTRES (= EXTRA-HUMAINS) |
Noô |
Fâvds, Kihas, “Gnomes” |
Dune |
[aucun] |
La Compagnie des glaces |
le S.A.S. ; les Roux remplacent les E.T. À
plusieurs reprises, la question se pose de leur origine
extraterrestre, avant d’être définitivement (?) certain qu’il s’agit de
mutants. |
Helliconia |
— sur Helliconia : Phagors, Autres (Madis, Driats) — autres (non helliconiens) non identifiés dans le
tome III |
Hypérion |
les Extros remplacent les E.T. (dont ils sont
proches verbalement) |
Dune se place en marge des autres livres-univers, l’univers qu’il décrit est
strictement humain. Mais à l’inverse de la Fondation d’Asimov, le “spectre
humain” développé est si large qu’il n’est pas besoin d’autres espèces. L’être
humain, selon Herbert, contient sa propre altérité pour peu qu’il veuille se
transformer, parce qu’il est infiniment malléable. Les danseurs-visages hermaphrodites
nous paraissent plus étrangers et impénétrables que la plupart des
extraterrestres rencontrés dans la science-fiction.
L’extraterrestre de livre-univers puise aux sources du space
opera. Bien qu’il n’ait pas forme humaine, il n’échappe pas à la comparaison
avec l’être humain, qui reste l’étalon jusque dans la morphologie. Les
questions qui se posent dans le cadre du space opera sont surtout liées à la découverte
et au contact, pacifique ou non. De par la position géographique — un système
clos — et temporelle — une longue période —, le livre-univers traite surtout de
la coexistence entre l’humanité et les autres espèces. Les E.T. peuvent faire
partie de la faune indigène d’une planète ; ils n’ont pas la qualité d’Autres,
et vont se ranger dans le bestiaire.
Curiosité des Terriens découverts par Micromégas,
crainte inspirée par les Martiens de Wells, espoir lié à la révélation de ceux
de Lasswitz : on a là trois attitudes fondamentales qu’inspirent les
extraterrestres dans les récits de science-fiction. [[219]]
Dans le livre-univers, l’extraterrestre occupe une place à part, assez
différente de son utilisation habituelle de faire-valoir de la condition
humaine, agent involontaire de critique sociale ou, sur Terre, d’irruption de
nature fantastique dans la réalité. S’il y a des robots et des extraterrestres
dans le livre-univers, c’est pour représenter les deux facettes de l’Autre,
sans lequel il n’y a pas d’alter mundus. Leur présence redéfinit le
monde sur d’autres normes que la seule norme humaine habituellement utilisée
pour décrire le nôtre — donc sur d’autres systèmes de savoirs. À cela s’ajoute
la fonction d’image-miroir de ces humanités parallèles, très présente dans Noô
et Helliconia, où l’identification des êtres humains à ceux de la Terre
s’effectue naturellement.
Les relations entre humains et extraterrestres restent
conflictuelles et empreintes de xénophobie — on l’a assez reproché au space
opera —, mais, dans un monde où l’homme est lui-même un extraterrestre, la
dialectique populaire remontant au XIXe siècle
des envahisseurs (et de son pendant, les extraterrestres envahis) n’a pas sa
place, ou en tout cas ne peut être posée sur le même plan. Les créateurs de
livre-univers demeurent néanmoins très anthropotropiques, et il n’est pas
encore question d’un vaste cycle où l’humanité tiendrait un rôle égal, au
niveau du récit, à celui des autres races[220].
Chez d’autres écrivains, les extraterrestres sont dépossédés
de toute substance : les Éthiques, dans le “Fleuve de l’éternité” de Farmer,
et les Fâvds chez Wul, n’ont servi qu’à installer le système-monde. Ce sont de
“ Grands architectes ” légendaires, à l’instar des constructeurs de
l’Anneau-monde. Ils ont une fonction démiurgique absente des romans de SF —
avec quelques exceptions notables comme “Rama” d’A.C. Clarke, lui-même
devenu un cycle. Derrière ces dei ex machina de la tradition mécaniste,
ces dieux artificiels (physiques, donc dépourvus de caractère divin), il est
possible de sentir la présence du Dieu véritable, l’auteur, divinité expérimentatrice
surveillant la viabilité de son monde. Dans le livre-univers, l’extraterrestre,
s’il n’a pas l’aura magique de ceux des films de Steven Spielberg ou de James
Cameron, possède un fond qui lui est propre. Ce qu’il perd en force — mais Wul
et Aldiss prennent soin de laisser à leurs extraterrestres leur part d’ombre —,
il le gagne en réalisme.
Variante du thème précédent, se trouvent enfin les races
extraterrestres disparues (Helliconia, III-321…) et
leurs artefacts fossiles (Noô, I-65), dont les indices diachroniques
introduisent dans le système-monde la dimension archéologique d’une Histoire pré-humaine.
3) La
science et la technologie :
La science est à prendre ici non pas en tant que
connaissance générale visant à une interprétation rationnelle du monde[221], mais à l’ensemble des sciences,
corps de connaissances de valeur universelle, caractérisé par un objet
(domaine) et une méthode déterminés. La technologie regroupe le savoir-faire,
et les moyens techniques avancés, générés par ces savoirs organisés. (Le Grand
Robert dénombre plus de deux cents sciences.) La science-fiction, qui traite
des problèmes philosophiques et sociaux issus du développement exponentiel de
la science et des technologies, s’affirme bel et bien comme une littérature spécifique
au XXe siècle. Jusque dans les années 50,
la science dans la SF sera limitée aux sciences dites exactes : physique,
astronomie, biologie.
(Pour rompre avec la discussion entre les rapports que la
science entretient avec la fiction, et l’opposition traditionnelle mais fausse
qui prédomine dans l’imaginaire populaire, on affirmera seulement que ces
rapports ont toujours été très étroits. Une théorie scientifique, par exemple
la relativité générale d’Einstein, imagine un état du monde idéal et simplifié,
impossible à produire à l’époque de son élaboration. L’expression utilisée est Gedankenexperimente,
“expérience mentale”.)
Il n’est pas d’encyclopédie digne de ce nom, d’anthologie ou
de revue dans laquelle le sujet de la science n’apparaisse pas. On est obligé
d’en parler, ne serait-ce que parce qu’il est un élément du mot composé
Science-Fiction. Cette dernière n’est pas seule à intégrer la science à la littérature
: Zola (avec la vieille notion de l’atavisme dans la saga des Rougon-Macquart),
les Goncourt, le vulgarisateur scientifique Flammarion, ont fait de même.
Aujourd’hui, cependant, elle est la seule à le faire. Il faut citer le précurseur
Jules Verne, même si celui-ci utilise pour l’essentiel les théories
scientifiques du XVIIIe siècle, et pour lequel la science
demeure enfermée dans des machines, est un objet de rétention : l’Albatros de Robur-le-Conquérant
(1886) est “ la réserve certaine de l’avenir ” (chap. XVIII). Des auteurs tel l’écrivain populaire Paul d’Ivoi (1856-1915) se
situent plus radicalement dans le XIXe siècle. La science-fiction, en tant
que culture, a accompagné le développement scientifique, délaissé par la littérature
générale.
La science a été le thème clé de la SF durant la première
moitié du siècle, en tant que pourvoyeuse d’espaces… et d’énigmes touchant aux
mythes modernes. Sans technologie, pas de robots, pas d’exploration des planètes.
Les thèmes antiques, on l’a vu, puisent en elle une nouvelle jeunesse. Elle
exprime l’extension de l’espace extérieur et intérieur ; elle permet la découverte
de l’Autre, Autre artificiel (le robot), Autre naturel (l’extraterrestre, ou
l’homme modifié). Mais la SF exprime aussi une opinion sur la science. Elle a
pris clairement position sur l’idéal classique de la science, celui d’un monde
sans temps, sans mémoire et sans histoire.
Comme les autres thèmes, la science a une histoire. Elle
peut s’appréhender de multiples façons, à la fois comme vecteur d’images, et
discours.
a.
le statut historique de la science et la SF :
La science est traitée différemment selon les genres et les
affinités, mais elle suit l’évolution de la société et des fantasmes
collectifs. Dans le space opera classique, science et technologie, considérées
de façon positive, ne fournissent que des éléments de décor pratiques ; les héros
peuvent être des savants, sans avoir à en rougir. Trente ans plus tard, la new
wave et la SF politique font de la science un enjeu déontologique, tout en
essayant de s’en détacher complètement. D’argument principal avant guerre, elle
est devenue prétexte, accessoire. Dès l’aube de l’Âge d’Or, la fiction est déjà
plus spéculative que scientifique.
La science est-elle bonne ou mauvaise ? Ce questionnement
existe cependant depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, et même avant.
En fait, ce qui est en question est le scientisme, plutôt que la science, car
le scientisme refuse de considérer les mythes que produit la science, ni son
effet social… ce dont traite justement la science-fiction. Dans les années 60,
les domaines scientifiques traités par la SF s’élargissent. Linguistique,
ethnologie et autres sciences humaines ont désormais leur place comme domaine
de savoir sur lequel il est valide de spéculer.
La plupart des auteurs savent qu’il est impossible
d’envisager la science de façon neutre, qu’il s’y mêle forcément l’idéologie,
dans sa louange, assez rare, comme dans sa critique : Aldous Huxley critiquant
le machinisme au service de l’eugénisme (dont l’auteur s’était fait le
champion) dans sa dystopie technologique, mais aussi René Barjavel dans Ravage
(1943) prônant un retour à la société agraire telle qu’on la concevait sous le
régime de Vichy, jusqu’à W. Miller Jr ou C.S. Lewis, lequel “ n’hésite pas à
voir dans le progrès scientifique sans âme, voire dans le scientisme
universitaire, la pièce maîtresse d’un complot ourdi par le diable contre le
salut de l’humanité ”[222]. Pour Ray Bradbury, les conquêtes
scientifiques et spatiales sont vaines, voire destructrices : sur Mars, l’homme
n’apporte que dévastation sans voir les simples beautés qu’il prétend
rechercher. Dans “ L’Homme ”[223], l’expédition lancée aux confins de
l’univers est incapable de reconnaître la présence du Christ sur une planète et
reprend son absurde poursuite du quantitatif ; seul le marginal de l’équipage décide
de rester.
La bombe atomique d’Hiroshima ne remettait pas en cause la
recherche scientifique, mais était la conséquence d’une science au service des
militaires. La science en tant que savoir, elle, reste pure, inattaquable,
positive jusqu’à cette époque.
Les années 60 bouleversent le dogme, en mettant en évidence
le décalage entre les systèmes sociaux et l’explosion de la recherche : la
pollution des sols et les dérèglements atmosphériques touchent à présent tout
le monde, y compris les pays en paix. Le mythe du progrès est dénoncé. La
Planète Folie (Bedlam Planet, 1968) de John Brunner, à partir d’une
situation classique de conquête, effectue un retournement : pour réussir
l’adaptation sur une planète, les humains doivent désapprendre leur culture
technico-scientifique et réinventer une société à partir de mythes de création
pré-scientifiques. Dans les années 70, la SF politique s’inscrit dans un
contexte précis, où la technocratie est récusée en tant qu’idéal : la science
comme mythologie unificatrice, lieu de savoir, et de bon pouvoir, nul n’y croit
plus. Le savoir scientifique est une approche parmi d’autres de la réalité.
Face à ces attitudes en prise avec la réalité, celle de la science
fantasy en prend le contre-pied. La science est mise sur le même plan que
la magie, car elles ont la même fonction — et l’une, souvent, côtoie l’autre.
Fritz Leiber, dans À l’aube des ténèbres (Gather Darkness, 1950), ou
certains romans de Jack Vance, se passent dans un futur où la science a atteint
un tel degré de perfection qu’elle est devenue magie. Il n’y a plus de différences
entre un savant et un sorcier. Dans la bande dessinée Tintin de Hergé,
le professeur Tournesol invente le moteur atomique pour sa fusée lunaire, mais
utilise un pendule. La confusion provient du fait qu’ici, seul le résultat
compte : le tapis volant vaut l’avion biplace.
Sur les traces de Van Vogt, le livre-univers évite de
prendre parti, mais ne se prive pas d’utiliser ses artefacts. La science est un
élément non pas figé mais ouvert, où le para-scientifique a sa place pourvu que
sa justification reste du domaine du vraisemblable. Dans Noô, l’on
trouve aussi bien des véhicules à lévitation magnétique, que des créatures
pratiquant la télépathie. Dans Dune, des vaisseaux spatiaux
probabilistes, et la mémoire ancestrale relevant du mythe ; dans la Cie,
des bactéries génétisées, et, là encore, la télépathie issue de mutations contrôlées
(voir la note 102).
b.
le rôle esthétique de la science :
Depuis le XIXe siècle, la science est devenue la
principale productrice d’images surprenantes et de mythes, affirme Gérard Klein[224]. “ Autrefois la science était même
un genre poétique ”, déclare Michel Butor[225], ajoutant qu’on ne fait pas de la
science seulement avec des laboratoires, mais avec du langage. Aujourd’hui, ce
rôle n’est plus. Dans la SF, elle est devenue tremplin de l’imagination. Cette
affirmation ne va pas de soi, car pour beaucoup d’esprits, la raison est aux
antipodes du rêve. Cela est dû, on l’a montré dans la deuxième partie, à la
dichotomie culturelle entre raison et imagination : n’ayant su surmonter
cette dichotomie, le surréalisme a déclaré la guerre à la raison. La
science-fiction, elle, essaie de concilier les deux. La science-fiction de
Stefan Wul est un surréalisme raisonné que réfuterait certainement André
Breton. Entre science et imagination, il n’y a pas de vide, mais plutôt un
point aveugle cachant un univers dense : celui de la science-fiction — de
même qu’entre raison et rêve, il n’y a pas de vide, mais l’univers dense du
mythe.
La SF pense-t-elle la science ? L’extrapolation abusive à
partir de sciences exactes est un privilège de la fiction, que ne peut se
permettre la science (on l’a assez reproché à la tendance dite “postmoderne” de
relativisme cognitif, apparue au début des années 80). L’auteur parle du fond
de son ignorance scientifique et philosophique, on lui pardonne donc son
irrationalité. La SF n’est pas de la science, ou de l’épistémologie mise en
fiction. Pour le mathématicien américain John von Neumann, les sciences
n’essaient pas d’expliquer, mais d’interpréter. Elles font essentiellement des
modèles qui, appliqués à la réalité, fonctionnent ou non. La SF fait la même
chose dans un cadre fictionnel. Mais le plus souvent, elle récupère les images
de la science, voire les anticipe. Et ce, depuis le début du siècle : l’espace
relativiste dans La Machine à explorer le temps [226] de Wells alors qu’Einstein n’avait pas encore
formulé sa théorie, voyages dans l’atome inspiré du modèle planétaire… En
transposant ces logos dans des histoires (muthos), la SF contribue à
forger des mythologies modernes.
Les créateurs de livre-univers se servent de la science et
de ses représentations pour alimenter leur monde, sachant d’instinct qu’elle
n’en épuise pas le mystère. Force est de constater que la science est une
nourriture plus souvent charnelle (images) que spirituelle (discours
scientifique). C’est pourquoi le livre-univers ne renonce pas aux accessoires
scientifiques, qui pourraient appartenir au conte tant ils possèdent une “force
magique” : machine à traduire, vaisseau spatial à énergie illimitée (le
vaisseau d’Endymion), laser capable de découper des montagnes… ce
background facilitant le repérage du lecteur dans l’univers de la
science-fiction. C’est pourquoi, malgré les nombreuses erreurs techniques qui
l’émaillent, la Cie conserve tout son intérêt : la puissance de la
vision contrebalance le manque de véridicité.
Deux tendances se font jour au sein du livre-univers : les
mondes où la science intervient beaucoup : ceux de Wul, de Simmons et d’Arnaud.
Et les mondes où la science est réduite à la portion congrue : ceux d’Aldiss et
d’Herbert.
Stefan Wul affirme utiliser la science comme on met du sel
dans la soupe : comme ingrédient, donnant du corps à ses trouvailles
imaginaires, leur conférant un parfum d’authenticité qui augmente d’autant le
plaisir du lecteur. C’est aussi pour les distinguer du surréalisme, trop facile
à son goût en littérature, parce qu’entaché de gratuité. C’est la critique
qu’il adresse à Boris Vian. Ses images, il les veut reposer sur une certaine
ombre de logique. Les emprunts au surréalisme sont d’ailleurs purement formels,
et le passage qui s’en rapproche le plus, le délire noôzômique de Brice (Noô,
I-187 & suiv.), s’intègre dans un schéma gouverné par la
logique. Noô ne comporte pas — ou beaucoup moins — de débordements
malmenant la crédibilité scientifique, comme la planète baladeuse de la fin de Rayons
pour Sidar et de Niourk, la lune-gruyère de Retour à “O” ou
le final mystique de La Mort vivante ou de Piège sur Zarkass. Il
y a également chez Stefan Wul une jouissance poétique à jouer sur le jargon
scientifique. Cette jouissance n’est pas accessoire, mais a une façon particulière,
parfois gratuite, de colorer le monde décrit.
Dan Simmons utilise la science comme d’un capital culturel à
faire fructifier : le héros-narrateur d’Endymion est enfermé dans une
prison qui fonctionne comme une expérience fictive célèbre en physique, celle
du chat de Schrödinger. Ce dernier a imaginé que le destin d’un chat est lié à
l’évolution d’un système microscopique, la désintégration d’un atome radioactif
par exemple. Si l’atome est intact, le chat reste vivant, il meurt si l’atome
se désintègre. L’atome est, à un instant quelconque, dans une superposition
quantique des deux états possibles, à la fois intact et désintégré. Nul doute
que Dan Simmons a été sensible à la fiction scientifique du physicien : un chat
à la fois mort et vivant devient magique, pur objet science-fictionnel ; son héros
transformé en “chat de laboratoire” est un hommage littéraire sans équivoque,
au même titre que son utilisation du phénomène de la singularité devenu poncif
de la SF, comparable à l’hyperespace[227] d’il y a trente ans.
c.
la science dans le système-monde :
Toute la série d’Helliconia, avec le sort funeste de
l’Avernus, et l’abandon par l’humanité terrienne de la technologie (t. III), est encore imprégnée de la méfiance des années 50 et 60 vis-à-vis de
la science. Au contraire, la science est assumée dans Noô, pourtant
instrument de pouvoir : les otosomes et phonosomes, caméras-espions et oreilles
microscopiques servant à dresser en continu un portrait-robot du peuple (Noô,
I-150), préfigurant d’ailleurs les dérives liées au traitement
massif de l’image numérique et les conquêtes des nanotechnologies. Là où un
auteur de dystopie n’y aurait vu qu’une nouvelle incarnation de la science au
service du totalitarisme, Stefan Wul préfère un développement plus réaliste, en
prenant en compte la capacité humaine de détourner la technologie, par un effet
de feed back social : afin de fausser les statistiques produites par les
otosomes, des étudiants contestataires modifient leur comportement et leur
diction. De même, l’alimentation des armes (les ptoïs), dans la jungle, sert
les deux camps :
Chaque ptoï était manié par un tireur assisté d’un
servant. Le servant portait une lourde captrice… Les ondes de l’État
fournissaient donc, en bonne partie et contre son gré, la puissance du feu
rebelle aussi bien que celle des Gouvernementaux. [Noô, I-232]
La science aussi, dans Noô, peut servir à des fins moralement
contestables : la guerre spatiale, ou l’exploitation des animaux. Pour Stefan
Wul comme pour Dan Simmons, la science est innocente. Hypérion utilise
l’arsenal de fantasmes et de mythes scientifiques ou récupérés par le scientisme.
La technologie n’y est pas remise en cause, y compris par le culte gritchtèque,
qui a condamné l’humanité pour ses écocides[228]. La séparation de la Science et de
l’État préconisée par Paul Feyerabend[229] et réalisée dans Dune n’a pas eu lieu.
Si le culte gritchtèque est toléré, c’est sur le mode américain du lobby,
parce qu’il représente un pouvoir au sein d’une minorité cherchant à
s’exprimer, de la même manière qu’aujourd’hui la secte scientologue a acquis le
statut officiel de religion.
Dans le livre-univers, Noô inclus, science et
technologie sont envisagées comme formatrices d’un milieu : le technocosme. Ce
milieu artificiel enveloppe et sous-tend l’individu comme la société. Il peut, à
l’extrême, garantir la survie de chacun, comme c’est le cas dans la Cie.
En fait, j’avais l’idée d’une série où, dans un
avenir plus ou moins proche, une seule technique prendrait le pouvoir.
Ma première idée avait été de commencer avec les trains, avec une société où
les réseaux ferroviaires entoureraient, enserreraient la terre dans une sorte
de filet, ce qui permettrait une sorte de dictature des compagnies. [[230]]
Le technocosme se confond avec la civilisation toute entière — hors du
rail, point de salut — et les solutions face aux problèmes que suscite le
changement climatique fondent en un même tout science et politique. Il n’y a
pas de véritable remise en cause, quand la survie est en jeu. La station
Avernus, finalement, rejoint la critique implicite de la société ferroviaire de
G.-J. Arnaud : un pur technocosme, coupé de la nature, est un système-monde
incomplet. Cette sensation est accentuée par le machinisme désuet des éléments
technologiques. Avernus, malgré ses écosystèmes reconstitués, n’est qu’un monde
artificiel voué à la stérilité. Les stations du monde des glaces sont des “
objets du passé ”, des gouffres énergétiques qui ont besoin, pour perdurer,
d’un apport constant de graisse animale et de matières premières. Métaphore de
l’industrie occidentale et même planétaire du XXe siècle, en même temps que commentaire philosophique fondant
l’écologie.
Frank Herbert a pris le parti de limiter la technologie.
Dans l’univers de Dune, le progrès n’existe plus, les produits technologiques
sont rigoureusement contrôlés — subissant le même état de rétention que les
autres éléments. La science est surtout présente en tant que savoir. Il faut
rappeler que Frank Herbert a introduit la science écologique dans la
science-fiction.
Une corporation contrôle le voyage spatial, assurant les échanges
et maintenant la cohésion du système économique. L’interdiction des atomiques,
ainsi que l’avènement du bouclier énergétique qui a rendu l’utilisation du
laser inopérante, favorisent la forme féodale de la société, en empêchant les
conquêtes militaires à large échelle : les combats deviennent interpersonnels.
En bref : la science est entièrement soumise au droit.
Néanmoins, la technologie n’est pas totalement absente de ce
système-monde. Les vaisseaux spatiaux sont des artefacts de la science, qui nécessitent
un savoir-faire de haut niveau. Les Fremen d’Arrakis, bien que vivant en
symbiose avec le milieu naturel, dépendent d’un vêtement recycleur, le
distille, produit d’une technologie.
Mais le technocosme, dans lequel s’exerce le champ de la
science, n’est pas l’apanage des environnements extrêmes comme celui de Dune
ou de La Schismatrice [231] de Bruce Sterling : le Retz d’Hypérion
est un technocosme qui permet aux hommes de former une civilisation véritablement
galactique.
La science et la technologie s’insèrent dans l’imbrication
de sphères que forme le système-monde. Son effet sur l’écosphère a été étudié supra,
dans la section sur l’écologie. Mais les interactions les plus puissantes ont
lieu avec la sphère politique, partie de la noosphère.
Comme la religion, la science est le plus souvent traitée
sous l’angle du pouvoir. Jouve Deméril, dans Noô (I-98 & 134), est censé détenir les secrets de la science terrienne, ce
qui lui permettra de gagner du temps dans sa reconquête du pouvoir. Dune
se laisse décrire comme le récit d’un affrontement sans fin pour ce qui fait le
tissu même de l’Histoire. La lutte pour le pouvoir se confond avec la lutte
entre différentes formes de savoir, d’application du savoir. Ce qui s’affronte,
ce sont des discours scientifiques, des disciplines :
1.
les Maisons |
— [néant] |
2.
la Guilde spatiale |
— sciences pures : mathématiques, astrophysique |
3.
le Bene Gesserit |
— sciences humaines : politique au sens général,
qui implique le savoir génétique, car le “projet” requiert 30 ou 50 générations |
4.
le Bene Tleilax |
— sciences pures : chimie, biologie, qui cache un
projet politique comparable à celui du Bene Gesserit |
5.
Ix |
— sciences pures : physique appliquée |
La dernière force politique, Ix qui a basé sa civilisation
sur la technologie et rêve de construire une machine presciente, reste mystérieuse
jusqu’à la fin du cycle. Sans doute est-elle elle aussi pur technocosme, car
les Ixiens finiront par disparaître, affaiblis par Leto II puis balayés
par les Matriarches. Toutes les forces, y compris le tout-puissant Empereur-Dieu,
subiront le même sort, leur savoir structuré en vision du monde ne résistant
pas à l’épreuve du temps, en particulier la Grande Dispersion. À un moment donné
de l’Histoire, leur science ne s’accordera plus à la réalité du pouvoir. Pour
qu’une science subsiste en tant que pouvoir, il faut qu’elle soit sous-tendue
par un projet de société. Seul le savoir du Bene Gesserit sera assez fort pour
survivre à tous les changements, y compris ceux apportés par les Honorées
Matriarches.
Certains accessoires scientifiques sont des révélateurs de
la métaphore du système, par une mise en abîme de la perception interne du
monde. Un modèle mécaniste du monde est proposé à travers le pansynergopte dans
Noô, concrétisation de la pensée mériliste première manière, qui fait le
lien entre les sciences exactes et les sciences humaines : psychologie,
sociologie, linguistique.
L’extrait descriptif qui suit montre le pansynergopte comme
l’ancêtre des outils informatiques utilisés aujourd’hui par les sémiologues,
qui ont de la notion de signe une vision proche des représentations moléculaires
dont se servent les chimistes, pour se faire une idée sensible du signe qui se
meut dans le champ de la signification, dénombrant ses valences, traçant sa
configuration. Le pansynergopte, lui, traite des idées relatives à la noosphère
(voir supra, fig. 3, p.114). La “ composition abstractive de
polyèdres ” (Noô, I-107) ci-dessous n’est pas sans
rappeler, justement, une macromolécule.
Un curieux échafaudage de roues et de tigelles
d’acier trônait sur le bureau en brandissant des étiquettes de couleur. Cela
bougeait au moindre souffle, comme un mobile de Calder, en faisant monter,
descendre, tourner, changer de plan, osciller une forêt de mots, de chiffres et
de formules abstruses. [Noô, I-106]
On déclenchait par un clavier de touches numérotées
de kaléidoscopiques branle-bas et tourbillons d’étiquettes, au risque de
recevoir dans l’œil une tige graduée de taux démographiques où de se coincer
les doigts entre deux idéologies bicolores. [Noô, I-160]
L’aspect de cet appareil évoque un astrolabe, autant par la nature mécanique
soulignée par le vocabulaire technique employé (échafaudage, roues, tigelles,
plan…) que par l’impression d’hermétisme qui s’en dégage : il s’agit de
l’instrument d’un initié. Il n’est pas non plus sans rappeler l’arbre des
sciences représenté à l’époque de la naissance des universités, au XIIIe siècle. La critique subtile que véhicule le trait d’humour
de la phrase finale ne masque pas que déjà, par la diversité croissante de ses éléments,
son mouvement et sa capacité d’évolution, le pansynergopte est à mi-chemin du
vivant.
Dune dépasse la notion d’objet, et l’épice, sous-produit d’un
organisme vivant (donc appartenant à la biosphère), fonctionne comme le
pansynergopte : elle offre une visualisation prospectiviste du système, mentale
cette fois. Elle donne à voir une succession de modèles possibles, de
simulations de la réalité à venir ; il s’agit donc d’un objet scientifique. Au
sujet de choisir son futur, ce qui permet l’existence d’erreurs et de
rectifications, sans lesquelles il n’est pas de système vivant.
C’est une montre qui, dans Helliconia (I-470, etc.), symbolise la pensée qui considère l’univers comme une machine.
Outil pressenti comme redoutable pour la conception même du monde des habitants
d’Helliconia, car instrument de domination du temps d’autant plus dangereux
qu’il est efficace. On trouvera un exemple plus ancien dans l’ordinateur
projetant les équations psychohistoriennes, dans Fondation. Et la réfutation
de cette vision machinique, dans Endymion (Hypérion, III-455). Cette concrétisation de l’analogie mécaniste du monde débouche
sur une analogie biologique, qui n’a plus besoin d’objet conjectural : l’esprit
collectif de l’humanité terrienne dans Helliconia (t. III) qui pense en terme de biosphère, et l’esprit de Jouve, qui
change de terminologie.
Assimilant l’Humanité à la symbiose de milliards de
cellules (il disait “ syncytium ”) et rejetant des termes comme “ stratification
sociale ”, il [Jouve] prétendait qu’un vocabulaire emprunté à la physique des
fluides (décantation) ou mieux encore à la biologie (nucléation) fournissait
une meilleure image des faits sociaux. [[232]]
Cette vision accompagne un courant de pensée qui n’a cessé de s’affirmer
au cours de la seconde moitié de ce siècle, et qui place la biologie comme démarche
idéale de description des processus liés à l’homme et à la nature tout entière
(par la théorie de l’Évolution, qui relève de cette discipline).
Mais si l’ambition ultime de la science est bien,
comme je le crois, d’élucider la relation de l’homme à l’univers, alors il faut
reconnaître à la biologie une place centrale puisqu’elle est, de toutes les
disciplines, celle qui tente d’aller le plus directement au cœur des problèmes
qu’il faut avoir résolus avant de pouvoir seulement poser celui de la “ nature
humaine ” en termes autres que métaphysiques. [[233]]
Les fondements écologiques du
livre-univers se croisent avec la biologie ; le livre-univers fait appel à de
nombreux domaines, tout comme la biologie. La fonction d’“ élucidation de
l’homme à l’univers ”, revendiquée par Brian Aldiss dans l’avant-propos d’Helliconia,
est sous-jacente dans les autres livres-univers. Il se place au cœur de la
science-fiction quand celle-ci se fait “ la réponse littéraire à un changement
des structures scientifiques, réponse qui engage la totalité de l’expérience
humaine. En somme, la science-fiction englobe tout ”[234].
Le livre-univers présente des unités thématiques
interagissant les unes avec les autres. Celles-ci s’entrecroisent et
s’influencent mutuellement, comme les branches d’un pansynergopte, mais
toujours au sein d’un système plus vaste qui les assimile et les relativise. Au
lecteur de conférer le mouvement à cet objet construit. Si l’on peut constater
une certaine dénaturation des thèmes, ce n’est pas tant à cause de leur
richesse même, que par leur mise en perspective dans le système-monde — sans
compter la perception et travail littéraire de l’auteur, qui gauchit encore
cette perspective : l’extraterrestre n’est pas vu de la même manière par Dan
Simmons ou Stefan Wul, leur traitement diffère.
Thématique et univers fictif forment une même totalité
signifiante, le système-monde se servant des thèmes tout en les réactualisant.
Ces flux apparaissent dans les thèmes les plus concrets (androïde, ville,
extraterrestre…) jusqu’aux plus abstraits (langage, religion…).
II. L’espace du décor
On entend par décor un environnement servant de cadre au récit,
comportant des éléments inertes (paysages naturels, architectures et intérieurs)
pouvant intégrer des parties animées (flore et faune, foules humaines…). En
science-fiction, l’espace n’est pas que le mobilier de l’esprit, il joue
souvent un rôle capital au point, parfois, d’acquérir le statut de
protagoniste. Beaucoup de théoriciens de la SF considèrent cette dernière comme
une forme de narration dont la finalité ultime est la description, indépendamment
de la réalité de l’objet décrit. Et de fait, dans tous les livres de
science-fiction, la volonté de réalisme passe presque toujours dans l’effort de
la description. Le décor produit une familiarité rassurante qui enveloppe le
monde.
Il n’est pas besoin d’invoquer Dune, dont le décor
donne son titre à la série et conditionne intégralement l’action du premier
tome. L’errance de Brice, dans Noô, est prétexte à explorer de nouveaux
espaces. Le livre-univers adopte la description comme stratégie d’écriture.
Même sans planète, le livre-univers a besoin d’un lieu-clé,
une sorte de centre. Ce centre peut-être Trantor (Asimov), les plates-formes de
la Culture (Banks), ou bien sûr Dune (Herbert). Le décor du livre-univers
s’impose au lecteur comme un catalogue d’images fortes, visionnaires. Si “ les
images ne pensent pas ”, leur puissance d’évocation revivifie l’imagination.
L’imagerie de Dune, du Monde du Fleuve, d’Hypérion sont indissociables de l’idée
que l’on se fait de la science-fiction. L’imaginaire de l’écrivain, créateur
d’espace, s’y s’imprime à loisir.
Cette prédilection pour la production d’images (qui ne
couvre cependant pas tout le champ littéraire de la science-fiction) est due au
fait que l’image, en tant que productrice de sens, est économique et efficace,
transportant beaucoup d’informations en se passant d’explications. D’où la
fortune de certains décors types. (Il est du reste aisé de remarquer que bon
nombre d’encyclopédies s’agrémentent d’une abondante iconographie.) Ce qui tend
à induire en erreur quelques critiques, pour lesquels la SF n’est plus qu’un
livre d’images.
Le décor ne fait pas que nourrir l’intrigue, il lui survit
au travers de suites ou de chroniques parallèles. Dune, c’est d’abord un
lieu ; la Cie, c’est d’abord la Terre glaciaire. Cette importance se
traduit en premier lieu par une abondance de toponymes parfois non justifiée ;
son accumulation dans Noô [235], dans Dune, dans Hypérion,
est impressionnante. Elle se traduit également par le succès de certains
noms : Arrakis, plus connue sous le nom de Dune ; Trantor, la capitale de
l’empire d’Asimov, suscitera même une parodie de Harry Harrison dans Bill, le
héros galactique (Bill, the Galactic Hero, 1965) ; plus récemment, Hypérion.
Le décor se révèle un bon point de départ pour étudier le
livre-univers selon l’approche systémique en tant qu’il constitue un matériel
d’une grande richesse, à partir duquel il est possible de tisser un réseau de
relations avec d’autres éléments du récit, moins tangibles comme les unités
socio-culturelles.
Le décor est ce qui, du livre-univers, est montré en premier
:
1°) par le titre d’abord, qui renvoie au type de relief
(deux titres sur cinq) ou à la planète centrale (deux titres) ;
2°) par le quatrième de couverture qui insiste sur les
particularités géographiques : “ Le jeune Brice (…) est catapulté sur une planète
aux couleurs surréalistes ” (Noô, “PdF”) ; “ Helliconia, planète de
type terrestre (…), tourne autour de deux soleils, Batalix et Freyr (…). [Elle]
connaît un terrible hiver de plus de cinq cents ans, un été torride de même durée,
et entre les deux un bref printemps ” (Helliconia, éd. LdP) ;
3°) dans le cas de Dune et d’Helliconia (voir
aussi “Majipoor” de Robert Silverberg), par des cartes qui muent
l’espace du décor en géographie. Ces cartes figurent en annexe III (sommaire
p.xxx).
L’auteur, ne bénéficiant pas du substrat de la terre
contemporaine, implicite dans le roman mimétique, doit tout reconstruire à
partir de zéro, d’où l’importance de l’utilisation d’images. Cela vaut avec une
force toute particulière pour le space opera, dont l’éloignement est l’argument
moteur de la création et de la lecture. Pour G.-J. Arnaud, le décor est l’acte
de création initial de son œuvre.
Tout comme Jack Vance[236], Stefan Wul affirme composer à
partir d’un décor, d’une ambiance.
Je démarre toujours dans un décor. Je me campe dans
la tête des montagnes roses, des fleuves verts, enfin, ce que vous voulez, et
j’y fais bouger des personnages au hasard, sans savoir ce qui va leur arriver.
En pressant ce décor comme une orange, il en sort une histoire, et une action.
Ce que j’aime faire, aussi, c’est l’atmosphère. L’action, c’est la toile, et
puis vous mettez les couleurs dessus. [[237]]
De même, Frank Herbert a eu l’idée de sa série, après qu’un journal
l’eut envoyé en Orégon, pour lui faire écrire un article sur un projet
gouvernemental de contrôle des dunes (l’article ne fut jamais publié, mais on
en trouve une trace dans l’appendice I sur l’écologie d’Arrakis, Dune I**-368). Sa première démarche — et il s’est comporté en pur écrivain
de science-fiction — a été de se poser la question : que se passerait-il si une
planète entière se trouvait recouverte de sable ?
Le décor constitue un premier degré qui est la découverte,
donc la création, d’un paysage. Celui-ci peut aller du plus simple (les déserts
de la Cie et de Dune) au plus délirant (Noô). Dans tous
les cas, il ne relève ni de l’utopie, ni de la dystopie — deux domaines où règnent
une rationalité et une perfection étouffant toute possibilité de lieu ouvert,
ainsi que le suggère d’ailleurs l’étymon[238].
1) Du
lieu symbolique au lieu géographique :
À la supposée faiblesse psychologique des personnages répond
la portée symbolique du décor. Celui-ci peut être 1°) naturel : forêt, marécage,
désert, canyon, cratère, caverne… ou 2°) artificiel comme l’Anneau-monde,
Trantor, symbole de la tour de Babel bureaucratique jusque dans ses ruines, ou
Grand’Croix, qui réactualise le mythe merveilleux-scientifique de la cité idéale…
Certains décors types : planètes-prisons, pièges labyrinthiques, lieux fossiles
ou souterrains, ont souvent été interprétés comme des représentations mentales
de l’individu. Dans la science-fiction classique, le plus souvent, le décor,
planté à gros traits et en quelques lignes, ne dépasse pas ce stade ; par son
uniformité, sa monotonie, son énormité, il favorise l’interprétation
symbolique.
La symbolique du lieu peut être volontairement transparente
: Ursula LeGuin, dans Les Dépossédés [239], dépeint deux planètes jumelles,
Urras et Anarres, dont l’une est féconde et l’autre aride, ce qui est mis en
relation avec le caractère exploiteur ou ascétique des sociétés qui les
peuplent. Dans Hypérion, Dan Simmons place un labyrinthe souterrain auprès
des Tombeaux du Temps, accentuant ainsi l’aspect sacré du lieu : l’on
trouvait ces monuments souterrains principalement en Égypte, mais de nombreuses
légendes grecques s’y rattachent, par exemple le labyrinthe construit par Dédale
pour cacher le Minotaure.
Un rapide survol permet de constater que la dimension
symbolique n’est pas absente de nos livres-univers, et constitue un premier
indice de la forme que prendra le système-monde :
1°) Dune : le désert est un lieu de méditation et de
transformation intérieure, où l’esprit peut s’épanouir hors de l’attrait
trompeur des sens. Il exprime l’indifférenciation et l’étendue stérile sous
laquelle la Réalité doit être recherchée. Le désert universel est devenu une
planète-jardin dans Les Enfants de Dune, allusion manifeste au jardin
d’Eden — restant donc dans le registre religieux. Mais le dénuement n’est pas
l’apanage du milieu naturel, et le dépouillement des lieux est une règle générale
dans Dune, qui situe l’action dans le cadre du théâtre antique tout en
permettant de mettre en valeur les personnages et les objets, qui ont fonction
d’accessoires dramatiques (ainsi le gom jabbar, ou le missile-poignard servant
d’épreuve au jeune Paul). La plate aridité d’Arrakis, enfin, rappelle celle
d’un laboratoire, servant de champ d’expérience au planétologue Pardot Kynes
(appendice I de Dune ).
2°) Noô : comme un écho inversé aux sietch de Dune, le
baroque des architectures, dans Noô, copie le mouvement exubérant des
milieux naturels. Chez Stefan Wul, contrairement à la SF classique, le
gigantisme ne n’accompagne pas d’homogénéisation. Soror est la “sœur” de la
Terre, mais une sœur idéale, Terre plus colorée qui montre l’attirance de
l’auteur pour l’exotisme, et rivalisant de complexité avec cette dernière. À
l’opposé des planètes stylisées et grisâtres de la SF classique et de celle de Dune,
Soror et Aequalis incarnent l’orientation poétique de Wul vers l’exubérance,
l’exaltation des sens par la joyeuse chatoyance des décors, comme on l’a vu
avec Grand’Croix. La métaphore biologique en constitue un exemple. Elle déborde
l’image de la forêt subralienne, même si les décors ne se réduisent pas qu’à
cela.
La piste plongea de biais dans des profondeurs quasi
viscérales où la roche, tour à tour gonflée de turgescences ou écartelées de
sphincters, se complaisait dans l’obscène et le monstrueux. Après avoir lacé de
grands huit parmi des figements glandulaires, nous passions maintenant sous des
luettes de mille tonnes. [Noô, I-79]
La métaphore se file encore sur quelques lignes, les éléments se
connectant en seul organisme, dont le noôzôme serait peut-être alors la matière
grise. L’espace wulien est en outre celui de l’enfance, fait lui aussi de
sensations : le palais imerin rappelant Angkor Vat (voir supra, note 83)
est aussi celui des contes de fées orientaux. La jungle de Soror est moins tirée
de la réalité que de lectures d’E.R. Burroughs et de Raymond Roussel. De ce
point de vue, Noô est beaucoup plus riche de connotations que sa série
de romans écrits dans les années 50.
3°) Dans Helliconia, le nom d’Oldorando, à défaut du lieu lui-même,
fait référence à l’El Dorado mythique de façon explicite, situant ainsi le récit
au niveau de la parabole. Mais, à la différence de son modèle, Oldorando est
immergé dans l’Histoire ; à travers le continent principal d’Helliconia
transparaît un modèle africain[240], qui diffère sensiblement de celui
de Wul mais où l’on devine la même fascination pour les territoires primitifs.
4°) L’organisation spatiale la Cie induit une société extrêmement
structurée, conservatrice, et sert à la répression : la ville, unique endroit à
l’abri du froid, peut être démantelée au moindre signe de rébellion. Il s’agit
d’un lieu-prison, un instrument de répression au service des Compagnies
ferroviaires. La surface de la Terre est recouverte d’un voile blanc, aussi
opaque que le passé. Les renseignements historiques sont cachés dans des lieux
précis, les trains-bibliothèques, d’accès difficile car roulant à l’écart du trafic.
La société est sans attache, ni géographique, ni temporelle, figée dans un présent
éternel qui la rapproche de la dystopie.
5°) L’espace global d’Hypérion est celui d’un empire galactique,
avec des portes distrans permettant aux individus de passer d’un lieu à l’autre
sans contrôle apparent, ce qui suggère un régime politique libéral. On a déjà établi
qu’Hypérion se concevait comme un voyage à travers les genres successifs
de la science-fiction, l’espace offrant un aspect immédiatement identifiable.
Les distrans, par exemple, sont une invention d’Ursula K. LeGuin. Ainsi la
capitale administrative du Retz, TC2, évoque-t-elle Trantor, dans son
fonctionnement comme dans sa fin (Hypérion, III-311), et l’anneau-monde pour ses cités flottantes dont la chute
faute d’énergie accompagne celle de l’Hégémonie ; ainsi le périple sur le Téthys,
dans Endymion, a-t-il été volontiers perçu comme un hommage au “Fleuve
de l’éternité” de P.J. Farmer. Dan Simmons n’est pas le seul à avoir utilisé
le procédé d’actualisation des “lieux culturels” de la SF : le premier roman de
Fredric Brown L’Univers en folie (What Mad Universe, 1946) est un
hommage parodique aux pulps. Mais Simmons est le premier à avoir envisagé cette
démarche de manière systématique et aussi inventive. Hypérion réactualise également
le continent américain mythique, avec, outre des références directes au polar
des années 50 dans le récit de Brawne Lamia, des milieux hostiles à l’homme (la
vallée des Teslas, t. I), l’existence de “frontières” lui
permettant de rester un espace ouvert, et un cyberespace qui demeure, lui
aussi, un espace mondial d’origine essentiellement américaine (voir la référence
à la firme IBM, Hypérion, II-308).
L’espace du livre-univers, on le voit, n’est jamais innocent
et répond à des normes internes de l’écriture de chaque auteur : mythes et
culture personnels, style, volonté d’étonner… Ces règles établies, le lieu peut
atteindre à un certain degré de matérialité. Celle-ci peut se concrétiser par
une carte, qui rappelle l’ambition réaliste du livre-univers. Les cartes
servent d’indication, mais travestissent parfois l’origine réelle des lieux,
aux yeux des lecteurs : l’absence de carte, chez Stefan Wul, s’explique peut-être
ainsi. Une carte aurait peut-être rappelé trop clairement l’ascendance
terrienne des continents sororiens ?
Stefan Wul, cependant, n’hésite pas à établir des correspondances
avec la réalité. Ainsi le temple Fâvd, au tout début du voyage sur Soror en
compagnie de Jouve Deméril (Noô, I), renvoie-t-il sans ambiguïté à
Angkor. L’auteur, qui avait admiré la réplique du temple cambodgien à
l’Exposition Coloniale de Vincennes, à l’âge de neuf ans, reviendra plusieurs
fois sur ce lieu-souvenir dans Noô [241]. Le même charme romantique se dégage
des ruines enfouies, aux prises avec la forêt, du “ temple des marais ”,
chaque temple d’Angkor ayant été édifié au centre de barays, immenses bassins
d’eau de recueillement de pluie. Grand’Croix, quant à lui, serait à rapprocher
de Paris de 1968 et ses grèves estudiantines.
Qu’est-ce qui fait que Grand’Croix, que Dune, sont uniques ?
Certes, l’insertion dans la trame romanesque leur confère une unicité inaliénable.
Chaque élément de décor est un signe, où se rattache une valeur symbolique.
Mais cet élément n’est pas isolé. Il interagit avec d’autres signes, pouvant être
issus de toutes les autres les sphères du système-monde, sans exception. La
planète Arrakis est indissolublement liée au ver des sables, lui-même lié à la
religion, et aux tribus fremens qui forme l’un des corps sociaux de Dune. Elle
forme un tout qui ne se réduit pas à un paysage mythique, mais qui
ressemblerait à une nébuleuse de sens couvrant le roman de signes croisés. Étudier
le décor dans sa globalité, en tant qu’agrégat cohérent, nécessite une approche
systémique.
2) Une classification des décors :
La classification des décors est un exercice courant dans la
science-fiction. Exercice facilité par l’indigence des décors de base servant
de “briques” pour la fabrication des paysages :
Les études structurales de l’imaginaire montrent la
richesse des relations d’association, mais la pauvreté des schémas fondamentaux
(…). Finalement, le réel est plus riche que l’image que nous nous en faisons,
en variété du moins. [[242]]
L’une des classifications les plus commodes pour répertorier les mondes étrangers
a été proposée par Robert Holdstock, dans la préface au recueil d’illustrations
Ultramondes (Alien Landscape, 1979) :
1°) Les conditions terrestres poussées à l’extrême sont une des méthodes
les plus anciennes de la science-fiction pour inventer un monde étranger. Elle
consiste à prendre les conditions climatiques extrêmes régnant en un endroit
particulier de la Terre pour en remplir toute une planète de façon homogène. Dune
en tête, trois de nos livres-univers appartiennent à cette catégorie. Il est
alors possible d’imaginer en détail une société organisée de manière
rationnelle par rapport à ces conditions : les radeaux naturels de Un monde
d’azur (The Blue World, 1966) de Jack Vance, ou les sociétés glaciaires de La
Main gauche de la nuit [243] d’Ursula LeGuin ou du Navire des glaces
[244] de Michael Moorcock. Là où Ursula LeGuin
utilise ses vastes connaissances ethnologiques, Vance a davantage recours à
l’imagination, en décrivant par exemple la manière de couler les métaux sur une
planète dont les seuls endroits émergés sont végétaux, et où le minerai est
inaccessible. Le livre-univers constitue un compromis entre ces deux façons de
faire.
2°) Les mondes scientifiques sont surtout le fait d’auteurs de
hard science, qui tiennent au caractère vraisemblable de leur création. Les
mondes de Hal Clement ou Greg Bear sont des systèmes qui, obéissant
rigoureusement aux règles physiques, paraissent fonctionner, et partagent avec
ceux de livres-univers la particularité d’être entièrement “refaits”.
Poul Anderson, par exemple, s’oblige systématiquement
à passer par cette étape initiale, même si le monde qui figure dans l’histoire
qu’il veut raconter n’y occupe pas une place de premier plan. Il estime en
effet que l’écrivain doit parfaitement connaître les données du contexte qu’il
crée, même s’il ne les utilise pas toutes. [[245]]
La position de Stefan Wul est plus nuancée. Pour ce dernier, l’auteur
doit donner “l’impression d’en laisser” (voir infra, note 274). Il y a
des mystères qui échappent même à l’auteur. Sur les Vangk, Wul ne tranche pas
et il y a fort à parier qu’il n’en sait pas davantage que le lecteur. C’est
pourquoi l’auteur n’a pas à tout savoir mais doit faire croire qu’il en sait
plus qu’il n’en révèle. L’important n’est pas que le monde fonctionne dans
l’absolu. C’est la fiction qui importe, vis-à-vis de lecteurs qui dans leur
immense majorité ne sont pas des professionnels de la science. Le monde fictif
doit simplement avoir l’air de fonctionner.
3°) Les univers bourgeonnants sont explorés au fil de cycles
entiers relevant de la science fantasy, où le baroque domine : la “Romance
de Ténébreuse” de Marion Z. Bradley et la saga de “Pern” d’Anne
MacCaffrey en sont les exemples les plus célèbres. Ils s’opposent aux mondes
scientifiques car leurs règles, tenant surtout de la fantasy, ne sont
pas clairement fixées au départ, voire évoluent selon les besoins de
l’histoire.
4°) Les mondes artificiels nécessitent de solides connaissances
scientifiques pour convaincre. La science-fiction en a produit un nombre appréciable.
La série de “Rama” d’A.C. Clarke a servi de modèle à Orbitville
(Orbitsville, 1975) et ses deux suites de Bob Shaw, ainsi qu’Éon (Eon,
1985) de Greg Bear… Édifices nécessitant d’énormes moyens, ils sont surtout l’œuvre
d’extraterrestres. Plusieurs livres-univers s’en réclament : L’Anneau-monde [246] de Larry Niven est un anneau de trois millions
de fois la surface de la Terre, ceinturant un soleil ; des centaines d’espèces
intelligentes résident sur sa face ensoleillée. Mais on trouve ce thème dans la
planète “aménagée” par les Éthiques du “Fleuve de l’éternité” [247] de P.J. Farmer, et, à l’état de traces, dans
d’autres livres-univers. Plus petites, les stations spatiales n’en forment pas
moins des mondes à part entière : Salt-and-Sugar de la Cie et Avernus d’Helliconia.
Celles-ci puisent leur source dans un thème voisin, les arches stellaires dont
on trouve des exemples dans de multiples romans tels Croisière sans escale
[248] de Brian Aldiss, ou Les Orphelins du ciel
(Orphans in the Sky, 1963) de Robert Heinlein.
5°) La Terre transformée permet de décrire un monde radicalement étranger
sans se donner la peine d’explorer d’autres planètes. L’extrême altérité peut résulter
d’un éloignement temporel comptant en millions d’années, comme dans Le Monde
vert [249] ou La Maison au bord du monde (The House on
the Borderland, 1908) de William Hodgson, mais c’est surtout le fait d’un
cataclysme planétaire, ainsi dans La Compagnie des glaces, ou dans La
Forêt de cristal de James G. Ballard ou encore Radix [250] d’Attanasio. Les règles de la romance planétaire,
qui servent de base à l’approche du livre-univers, excluent ce thème — mais
celles du livre-univers sont plus souples là-dessus.
Que tirer de ce classement ? En premier lieu, qu’il ne s’agit que d’un
mode de classification parmi d’autres. Établir une topologie exhaustive est
impossible, les œuvres de la SF offrant une variété illimitée de lieux
possibles, issus de leur altération et/ou de leur combinaison. Ensuite, on ne
peut qu’être frappé par le fait que le livre-univers emprunte à toutes ces
sources créatives, comme s’il tendait à se positionner naturellement comme
confluent, à s’approprier leurs qualificatifs, mais sans se laisser systématiquement
réduire à l’une ou l’autre de ces formes.
3) évolution
de la notion d’espace :
De la planète Mars de carton-pâte des pulps à la romance
planétaire ; de l’espace circumterrestre des voyages aériens du début du siècle
aux millions de planètes de Dune (l’expansion spatiale de l’empire
galactique a fait l’objet d’une section dans la première partie) : la notion
d’espace s’est structurée lentement, dans un processus conjoint de dilatation
et d’unification.
En général, les auteurs modernes conçoivent mieux l’échelle
de l’univers environnant. Ceci se sent particulièrement chez des auteurs comme
Benford ou Vinge, pour qui la Galaxie est un lieu géographique et non pas une
simple abstraction. D’autres auteurs, comme Banks, Bujold, Simmons ou Cherryh,
se contentent d’un décor pointilliste, uniquement constitué de systèmes habités
et de leurs voisins accessibles en fonction du mode de voyage adopté, mais ils
maîtrisent à tout le moins la structure de leur univers fictif. Ceci était loin
d’être vrai au temps de Smith, Hamilton ou Hougron, lorsque les galaxies étaient
toutes plus ou moins inconnues et on n’hésitait pas à voyager de l’une à
l’autre aussi facilement que si on avait à se rendre de la Terre à Mars. [[251]]
L’espace, donc, s’est concrétisé, ainsi que le montre la citation de
Robert Sheckley (supra, note 39) datant de 1980. En gagnant plus de réalisme,
il a acquis l’une des caractéristiques du réel : un certain degré de complexité.
Et par là-même, une plus grande propension à interagir avec d’autres éléments
romanesques. Plus le monde est inventif, c’est-à-dire plus il s’écarte de la
norme que constitue notre monde, — plus ces interactions seront mises en lumière,
permettant à l’imagination de l’auteur de montrer sa pleine mesure.
Un monde imaginaire ne saurait proposer au touriste
les plaisirs de la découverte s’il ne lui offrait en même temps l’apparence de
la réalité. Il doit y croire… un peu. Or le mérite spécifique des œuvres de
science-fiction est de cultiver l’invraisemblable. Le but avoué des auteurs est
de choquer, de créer le désarroi : s’il ne s’opposait pas aux habitudes
intellectuelles du lecteur moyen, l’empire des étoiles serait tout aussi bien à
sa place sur terre, et le voyage inutile. [[252]]
On comprend aisément que le choix d’un monde excentrique est, sur le
plan de l’imaginaire, extrêmement productif. En premier lieu, pour la beauté de
la chose : la vallée des Teslas crée un paysage nouveau, sorte de forêt électrique,
barrage d’étrangeté et de violence que le héros narrateur doit surmonter. Le
mot de dune-tambour sur Arrakis fait à lui seul résonner l’imagination ; cela
pourrait-il être réel ? Les créateurs de romances planétaires et de
livres-univers le savent d’instinct : accentuer la cohérence interne du décor,
c’est accentuer l’effet esthétique, car l’image n’est plus gratuite. Les
dunes-tambour, si elles ne permettaient aux Fremen d’appeler le ver des sables
géant, serait une trouvaille vite oubliée. Il en va ainsi de “ l’effet catoptre
” dans Noô, phénomène des crépuscules tropicaux sur Soror, où le ciel
reflète tel un miroir le paysage du sol. Le degré de raffinement de l’invention
(sans compter l’effet esthétique) est conforté par l’étymologie du néologisme,
du grec catoptron “miroir” utilisée en physique. Comme toujours chez
Stefan Wul, l’invention infuse dans l’image poétique :
Le même décor s’avançait debout sur la mer, avec un
temps de retard sur son immense reflet. On se sentait irrésistiblement emporté
entre deux mâchoires colossales et, pour la première fois, j’étais dégluti par
un paysage. [Noô, I-208]
Mais aussi, l’importance du décor en SF est telle que la planète étrange
interagit à tous les niveaux : sur le sort des personnages, l’intrigue qu’elle
suscite le plus souvent, etc. Dans la nouvelle “ Le Bruit ”[253], une planète est l’œuf d’un animal
cosmique sur le point d’éclore, où atterrissent d’infortunés astronautes.
Certains romans de Serge Brussolo développent des milieux dont l’étrangeté
engendre des sociétés survivalistes jusqu’à la caricature, tout entières tournées
vers la contrainte de l’individu : Santäl la planète des vents de Rempart
des naufrageurs (1985) et des suites du “Cycle des ouragans”,
Pyrania la planète de feu du Rire du lance-flammes (1985), le planétoïde
de chair de Territoire de fièvre (1983)…
Considéré en tant que cadre, le décor s’apparente aux
conditions initiales d’un système. Il est très facile, dans le cas des mondes
artificiels, de les “faire dérailler”. I.G.H. (High Rise, 1975) de
Ballard décrit une monade urbaine ; que se passe-t-il, quand l’électricité
tombe en panne ? L’anneau-monde subit un changement majeur des conditions
astronomiques qui, à moins pour les héros de trouver une solution radicale,
l’amènera à frotter contre son soleil. Les mondes de livres-univers peuvent,
eux aussi, se détraquer. Les déséquilibres pourront appartenir à n’importe
quelle sphère du système-monde : dans le Monde du Fleuve, les distributeurs de
nourriture, les graals, tombent en panne, affamant les milliards de personnes
vivant sur l’une des deux berges du fleuve. Dans la Cie, le globe se réchauffe
trop vite, menaçant la société ferroviaire, mais aussi la survie de l’humanité
qu’achèverait un nouveau cataclysme climatique. Dans Noô, c’est la mort
de Jouve Deméril qui précipite les événements du système d’Hélios, et le destin
du héros. Un simple élément nouveau dans ces conditions initiales suffit à déclencher
le mécanisme d’une nouvelle histoire.
Les lieux du livre-univers sont davantage qu’un panorama.
Ils résultent de la combinaison de divers facteurs géographiques, biologiques
et humains. Ce sont de véritables actants, auxquels s’attachent des éléments
majeurs : les gisements noôzômiques dans Noô, la dualité du sable et de
l’eau dans Dune, la glace de l’univers de G.-J. Arnaud. L’histoire géologique
interagit avec l’histoire humaine : comme Mars, Arrakis a eu de l’eau avant que
l’introduction des vers des sables ne la transforme en désert… et vice-versa :
la destruction de Rakis (ex-Arrakis) par les Honorées Matriarches est un acte
politique. L’histoire et les mythologies des peuples de Soror sont intimement
liées à la présence millénaire du noôzôme. Dans la première partie, il a été
dit que la romance planétaire introduisait la notion de lieu dans le space
opera. De façon tout aussi schématique, on peut dire que livre-univers lui
ajoute une histoire.
A — ni enfer, ni paradis
Un autre type de classification peut être envisagé,
d’approche plus systémique par rapport à ce qui est proposé plus haut, car
reposant sur la notion de complexité qui est au centre de notre problématique :
par ordre de complexité, du plus homogène au plus varié, de l’aride au touffu —
du désert à la jungle.
1) Déserts
froids et déserts chauds :
Les déserts sont un motif commun en littérature de
science-fiction, motif que l’on peut trouver paradoxal : il s’agit du décor le
plus pauvre et stéréotypé qui soit, qui trouve sa définition dans un seul
qualificatif — et ce simple topisme détermine souvent l’action. Il y en a de
deux sortes : les déserts fondés sur le climat, et les déserts fondés sur des
supports inhabituels (air/mer). Parmi ces derniers, on trouve : 1°) les “mers
de nuages” et habitats aériens dont on trouve un superbe exemple dans Les
Portes de la création de P.J. Farmer[254] ; 2°) les océans planétaires, tels ceux de Solaris
de Stanislas Lem, Un monde d’azur de Jack Vance ou La Face des eaux [255] de Robert Silverberg.
Le climat fonde en partie l’espace ; il fournit au lecteur
le premier indice d’un alter mundus. Les steppes glacées d’Helliconia et
de la Terre néoglaciaire de la Cie sont des endroits où il ne fait pas
bon vivre, des déserts dont la monotonie et l’austérité paraissent a priori peu
propices à la complexité. La face cachée de Candida, dans Noô, ne sera
qu’évoquée, bien qu’elle abrite la vie. Stefan Wul privilégie trop la variété
pour que ce type d’environnement l’intéresse au niveau romanesque.
La littérature générale reprend à son compte l’interprétation
symbolique et religieuse. Pour certains auteurs de livres-univers, il conserve
cette charge mystique. Jdrien, le Messie des Roux métis dans la Cie, mènera
sa “ longue marche ” dans l’immensité blanche, et Muad’Dib, le Mahdi des
Fremen, y fera retraite pour en revenir transfiguré. Arnaud, et surtout Herbert[256], semblent avoir été frappés par le
fait que les régions désertiques ont produit plusieurs des religions majeures
de la Terre.
Pour son traitement général, le désert représente, par sa
simplicité même, un défi à l’imagination. Son avarice en ressources, un état
maximal de contraintes permettent de développer une économie de pénurie. Le décor
devient élément moteur de l’action, un protagoniste qui a, dans l’optique systémique,
pour rôle de tester les réactions des personnages. Bref, un environnement
reconstitué de laboratoire qui isole et stigmatise l’action… voire lui donne un
sens.
1°) Le décor hivernal d’Helliconia n’est jamais montré comme
un désert statique. La géographie, contrairement à la Terre de la Cie,
n’a pas disparu sous un manteau de neige. Des hordes d’animaux le parcourent en
tous sens. Une race non humaine, les phagors, y vit sans peine. Il paraît aussi
plein de vie qu’en été. Brian Aldiss insiste sur la notion de cycle, où ce qui
est immuable est le changement. Les saisons mêmes de la Grande Année n’offrent
pas un état stable de la nature, L’Hiver d’Helliconia décrivant en réalité
la fin de l’automne, c’est-à-dire un état de transition. L’espace, ici, est le
médiateur du temps qui dicte sa loi. Les modifications environnementales
servent à remettre en cause la viabilité du monde aux yeux de l’homme.
2°) L’étude de la carte de Dune figurant en tête des
appendices, son existence même, montre que le désert n’est pas perçu par
l’auteur comme un territoire indifférencié mais qu’il se compose de zones délimitées,
portant des noms : la Chaîne de Habbanya, la Passe de Harg — avec leurs
particularités (les dunes-tambours). Outre son immensité, facteur de liberté
pour les tribus Fremen dispersées (on ne peut contrôler ce qu’on ne voit pas),
le désert est envisagé avant tout sous l’aspect d’un environnement : le désert
c’est la chaleur extrême, l’humidité presque nulle. Au-delà du décor, il symbolise
un mode de vie qui conditionne une philosophie, une perception particulière de
l’univers.
3°) En revanche, la Terre transformée de la Cie est
un univers appauvri. La montée des glaces a passé un coup de gomme sur le monde
ancien, qui ne subsiste plus que sous la forme de quelques reliques
technologiques et de noms déformés de stations (Evrest Station, qui vient
d’Everest) ou de Compagnies. Les tempêtes nivellent le relief comme
d’incessants laminoirs, abolissant toute forme. Le ciel obturé par le voile de
poussières lunaires n’existe plus. Les types de terrain sont les inlandsis plus
ou moins accidentés servant de continents, la banquise et la mer. Le désert est
un décor qui ne devient réalité que pour les besoins de l’intrigue[257].
On peut voir dans la série d’Arnaud une résurgence des récits
polaires très en vogue au début du siècle jusque dans les années 50. C’est un
lieu de contraintes extrêmes, dont la température moyenne est de -50°C mais
peut baisser jusqu’à -80°, peuplé de sauvages vivant en autarcie, théâtre de
l’Aventure et de l’accomplissement. Edgar R. Burroughs se servira du mystère
qu’il inspire dans un cycle polaire, “Caspak”. La glaciation du globe
n’a rien de neuf, en Europe et dans les pulps américains[258]. Ce motif se trouve en France dès la
fin du siècle dernier sous la plume de Gabriel Tarde (Fragment d’histoire
future, 1889) et Camille Flammarion (La Fin du Monde, 1893). Arnaud
s’est inspiré des récits de la revue Sciences et voyages, par exemple Sur
l’autre face du monde (1935) de A. Valérie (sans doute un pseudonyme de René
Thévenin).
“ L’exotisme est volontiers “tropical”. Cocotiers et ciels
torrides. Peu d’exotisme polaire ”, note Victor Segalen[259]. C’est pourtant le cas d’Arnaud,
mais le discours ne porte pas longtemps sur l’étrangeté de l’exotisme car il y
a peu d’actualisation. “ Ces images d’une autre planète, ces animaux, ces
personnages bizarrement vêtus ne m’intéressent pas ”, affirme Lien Rag à
propos d’Ophiuchus IV et, derrière lui, Arnaud (Cie, XXXVII-92). Son altérité reste monolithique alors que chez Wul, elle
est touffue, diffuse, contradictoire. Cela dit, le décor d’Arnaud, bien que
minimaliste, n’est pas pour autant aseptisé, un monde pur et maîtrisé comme on
peut le trouver chez Asimov, Heinlein ou même Ursula LeGuin. Au contraire, l’élément
biologique trouve sa place là où on ne l’attend pas : dans une station
spatiale.
G.-J. Arnaud prend le temps d’explorer son système écologique,
qui se réduit à une dizaine d’espèces, avant d’envisager sa modification.
L’absence de variété conduit à une nouvelle sorte de décor, un technocosme tout
aussi monotone de voies de communications. La Terre sillonnée de millions de
kilomètres de voies ferrées offre un aspect hallucinant. À l’échelle de sa série,
l’auteur se trouve confronté à l’impossibilité de se passer de décor. Ses lieux
sont 1°) des lieux-architectures, à la fois négation de l’étendue et
espaces répressifs (et régressifs, les dômes enfermant l’homme comme dans une
matrice) : stations diverses (les “ cross ” et Y stations du début cèdent
la place à des noms, l’homme se forgeant des repères géographiques face à
l’uniformité du paysage), échafaudages tibétains, ponts, dirigeables et
trains-cités ; 2°) des lieux-cannibales : la banquise engloutissant des
trains voire des villes entières, l’amibe géante Jelly… Le décor extérieur
traduit une nature essentiellement hostile et méconnue, le décor intérieur une
civilisation bipolaire, basée sur l’opposition riches/pauvres.
2) Fonction de la
jungle :
La forêt vierge est un espace qui a la faveur du space opera
classique. À l’instar de la jungle amazonienne, elle représente une frontière
naturelle, une masse d’inconnu, bref un défi à l’esprit pionnier. Quinjin, le héros
du roman de James Morrow L’Arbre à rêves (The Continent of Lies, 1984),
est transporté sur un monde imaginaire, produit par un fruit hallucinogène. Le
décor est une jungle, et un astronef naufragé, situation immédiatement
identifiable :
Je me trouvais près de la coque d’un astronef, sphère
dorée scintillant parmi la végétation tropicale (…). Il m’incombait à présent
de triompher de ce monde inconnu, de survivre par mes propres moyens en
attendant d’avoir rassemblé les matériaux nécessaires pour réparer les dégâts.
Oh, mon Dieu ! se mit à gémir mon côté Quinjin,
encore un foutu space opera. [[260]]
La jungle est l’espace non vernien par excellence. Le rêve du héros
vernien est de cerner le monde à l’intérieur de limites bien marquées. Pour
cela, il quadrille le globe, en parfait géographe — c’est d’ailleurs le métier
de Paganel, dans Les Enfants du capitaine Grant (1881). De la Terre à
la Lune (1865) contient une carte de la Floride[261], et vers 1886, Jules Verne rédigera
une Géographie de la France, département par département.
Dans la jungle pas d’arpentage possible, pas de distance
mesurable. La prolifération et la luxuriance en font un lieu de mouvement perpétuel,
un dépaysement au sens étymologique du mot. La distinction entre les règnes
s’estompe, sans répandre l’horreur du rationaliste Maurice Renard décrivant les
hybrides monstrueux, contre-nature du Docteur Lerne, sous-dieu (1908).
Nous replongions dans l’orphique et gluant jardin… Démesure
de la flore. Démence vermiculaire qui germait, poussait, grimpait,
s’entortillait. J’ai vu des plantules sortir du sol et monter en dodelinant de
la tête, comme des serpents. Je jure que j’ai vu battre des cœurs nus dans les
branches… [[262]]
Informe aussi : comme la forêt du conte de fées, la géographie disparaît
dans l’indifférencié créateur. La jungle est une terra incognita, et le
foisonnement peut finir par se confondre dans une sorte de vert uniforme. Sans
repère, on se trouve immergé dans l’Ailleurs, l’Autre géographique.
Le mot et son contenu m’inspirent. La jungle grouille
de vie : on y tue énormément, et par conséquent on y vit beaucoup. Là où les
arbres rejoignent le ciel, on a l'impression qu’il va se passer quelque chose.
[[263]]
Stefan Wul avait déjà donné une idée d’une telle jungle dans Piège
sur Zarkass (1958)[264] et Rayons pour Sidar (1957). Mais c’est dans Noô qu’elle
trouve son aboutissement. La jungle vénézuélienne encadre le récit, point de départ
et point d’arrivée. Géologie, géographie, milieu vivant s’intègrent dans un
seul et même corps qui dépasse la notion de décor telle qu’on la trouve dans le
space opera — lequel se borne à la juxtaposition de montagnes, de plaines et de
fleuves. Wul s’inscrit dans une tradition culturelle très européenne, que les
auteurs anglo-saxons ne possèdent pas.
Espace non vernien, espace non cartésien : la jungle est
l’occasion d’invention verbale, via la création de plantes et d’animaux. Sur ce
chapitre, Noô est l’exact contre-pied de la Cie, dans laquelle le
dépouillement du décor va de pair avec le dépouillement du vocabulaire (les
termes spécialisés se résument à “ congères ” et “ inlandsis ”) qui sont
la marque de G.-J. Arnaud. En quelques pages, Noô aligne un nombre
impressionnant de termes évocateurs[265] :
cahute indienne, scorpions, pirogue, guahibo,
sous-affluents, caïmans, berge, lamentins, tribu, pécari, maquiritare, métisse
: Noô, I-17 / village, fleuve, pagaie, rivage, initiation, safran,
manguiers, jaguar : I-18 / forêt, tatou, hamac, moustiquaire, batraciens,
bananeraie, ananas, curare, cases, manioc : I-19 / rapides (les) : I-20 /
exotisme, lagunes, confluent, affluent, joncs : I-21 / cascades, machette,
moustiques, casabe, singes, caño, bivouac, épines, dards : I-22 / flûtes
indiennes, bambous, magie, sève, palmes : I-23 / danse des masques, fête : I-24
/ case cérémonielle : I-25 / totems, fourmis vingt-quatre, calebasses : I-26 /
niopo, clans : I-28 / sanglier : I-29 / rivière, torches : I-30.
Dans la plupart des space operas traditionnels, la jungle
parée de dangers carnivores est ennemie de l’homme : Le Monde de la mort
[266] de Harry Harrison est une quintessence en matière
de jungle hostile ; dans La Planète oubliée (Forgotten Planet, 1954) de
M. Leinster dont le récit préfigure Le Monde vert [267] d’Aldiss, dans Ortog et les ténèbres [268] de Kurt Steiner, c’est un piège vert abritant
toutes sortes de monstres. La flore étrangère, dans la science-fiction, est
d’ailleurs souvent perçue comme obscurément dangereuse, de La Guerre du
lierre [269] de David H. Keller, au Monde vert
d’Aldiss en passant par Plus vert que vous ne pensez (Greener Than You
Think, 1947) de Ward Moore.
Ce n’est pas le cas de la jungle wulienne. Soror est un
monde dédié à la jungle, présente sur ses deux continents ; 1°) par son climat,
plus humide et plus chaud de dix degrés par rapport à la moyenne terrestre[270] ; 2°) par son continent principal, directement
inspiré de l’Amérique du Sud dont il reproduit la forme à l’horizontale en
multipliant sa taille par deux.
D’abord contraint de la traverser avec un groupe d’opposants
politiques, Brice reviendra à la jungle de son propre chef, une fois le pouvoir
renversé. Par là, il se classe plutôt dans la catégorie des “ sauvages ”
auxquels il finit par ressembler. La jungle est intimement liée au voyage. Chez
les créateurs de livres-univers, celui-ci est avant tout investigation de la
diversité de la réalité. Et la vision de la capitale luxuriante Grand’Croix
n’est pas loin de celle d’une jungle urbaine grouillante des “ signes ” chers à
André Breton. La jungle est le lieu symbolique du chaos primordial, d’un état désordonné
mais plein d’énergie potentielle et riche de fluctuations, où toutes les mutations
sont possibles. À ce titre elle illustre à la façon d’un condensé les
conditions de la deuxième caractéristique d’un système, la variété et la
complexité préalables au surgissement de la cohérence.
La jungle se trouve évidemment présente dans Hypérion. Si
elle ne l’est pas dans Helliconia, c’est que Brian Aldiss a fait le tour
du sujet dans la longue novella qui a donné son titre au recueil Équateur
(Equator, 1958-1959), mettant en scène la jungle indonésienne, et quatre
longues nouvelles réunies sous le titre Le Monde vert (le titre
original, Hothouse, rend mieux l’atmosphère puisqu’on peut le traduire
par “serre”) qui présente un écosystème futur, quasi exclusivement végétal.
B — l’Ailleurs et le problème de
l’exotisme
Le décor étranger soulève un problème qui touche le space
opera tout entier et a fortiori le livre-univers : l’exotisme.
La dimension du voyage, naturellement, est prérequise. Dans
la science-fiction, les nouveaux continents, les nouvelles îles, sont des planètes,
séparées par des océans de vide. Dans le livre-univers, le voyage gagne une
dimension, car il s’effectue à la fois dans l’espace et dans le temps. Il faut
que la planète exotique soit déjà peuplée d’habitants (des espèces
extrahumaines ont préexisté à l’arrivée des contingents humains sur Soror,
Helliconia ou Majipoor), qui aient leur histoire, leurs coutumes pour que s’établisse
un contact productif. Cela exclut la solution des planètes “terraformées”,
c’est-à-dire adaptées artificiellement aux formes de vie terriennes… tout en
limitant commodément, en principe, l’exotisme des formes de vie indigènes.
Celles-ci appartiennent au cycle du carbone, sont à peu près de taille humaine
et possèdent un langage articulé.
Pour Victor Segalen[271], les sensations d’exotisme et
d’individualisme sont complémentaires. L’exotisme n’est pas une adaptation, ou
la compréhension d’un hors soi-même que l’on étreindrait, mais la perception
aiguë et immédiate d’une incompréhensibilité éternelle. Humains et Phagors,
dans Helliconia, ne se rejoindront jamais. Humains et Kihas, dans Noô,
n’auront jamais les mêmes intérêts. L’historique du thème de l’empire
galactique a montré que l’exploration des planètes s’est calquée sur celle de
la Terre. À première vue, l’exotisme d’un roman de science-fiction peut apparaître
sans danger. Le sujet, en effet, n’existe pas. Ou plutôt, ne renvoie à aucune réalité
concrète que l’on puisse transposer immédiatement. C’est sa fonction qu’il faut
étudier, l’exotisme comme choc générateur de doute. La science-fiction retourne
aux sources de l’exotisme qui est l’aptitude au questionnement, la faculté de
conférer du divers et de l’étrange au réel.
C’est par le biais de l’exotisme qu’une culture
commence à prendre conscience qu’elle n’est plus seule au monde et qu’elle peut
tirer plaisir et profit en contemplant d’autres horizons. [[272]]
L’exotisme, donc, s’applique parfaitement au space opera, qui a suivi
sur trois quarts de siècle l’évolution de cette notion. L’homme à la conquête
des étoiles ne se préoccupe pas davantage du sort des extraterrestres que le
colon ne remet en cause son propre statut. La fascination exercée par les terras
incognitas reste intacte (1). L’explorateur “ prend pied, parsec après
parsec, sur des planètes nouvelles. Certaines sont vides, il les occupe, les
emplit de sa présence. D’autres sont occupées, qu’importe : il les conquiert,
les colonise ”[273]. Aldiss, dans le dernier volet d’Helliconia,
symbolise cette approche en présentant des équipages d’exploration
exclusivement masculins. Bref, l’homme est avant tout un conquérant conscient
de sa supériorité, qui soumet la nature partout où il s’installe, jusque dans
les années 60 où cette perspective se renverse grâce à des auteurs comme Ursula
K. LeGuin ou Chad Oliver. (C’est l’époque de l’introduction de l’anthropologie
et de la sociologie dans le champ scientifique couvert par la SF, et
l’introduction de héros ethnologues, dont on retrouve une postérité avec Brice
Deméril et Billy Xiao Pin : l’ethnologue va à la rencontre de l’Autre
pacifiquement, accompagné du crédit scientifique.) Le problème du colonialisme
(2) débouche sur la reconnaissance, puis l’identité de l’Autre, avec des degrés
dans l’altérité (3).
1) Terrae incognitae
et cartes :
Dans le voyage extraordinaire et le space opera, les régions
inexplorées n’ont de valeur qu’en tant que territoires vierges, ouverts à une
possible colonisation et exploitation humaine. Elles demeurent exclues de
l’appréhension du monde : elles sont une frontière, une limite plus qu’un lieu.
Dans le livre-univers, elles en font partie intégrante.
Elles constituent des portes ouvertes du système cosmogonique, des échappatoires
à l’entropie qu’amplifie un système clos sur lui-même. Le manque de terra
incognita pèse lourdement sur le quatrième tome de Dune. Dans la série
de Frank Herbert, l’Extérieur est avant tout synonyme de danger, car on ne peut
contrôler ce qui en sort : la vie, mais aussi la mort sous la forme des Honorées
Matriarches. Ces lieux virtuels donnent à imaginer au-delà de l’imagerie, et
tout l’art du créateur consiste à faire croire qu’il voit par-delà l’horizon du
lecteur. Selon l’expression de Gérard Klein qualifiant l’écriture de Stefan
Wul, il faut donner “ l’impression d’en laisser ”[274]. La terra incognita mesure la “suspension
volontaire de l’incrédulité” déjà évoquée. Celle-ci va très loin, puisqu’on
admet, sans en avoir jamais aucune preuve, que l’auteur a sur son monde une
connaissance supérieure au contenu du livre.
La terra incognita est révélatrice d’une totalité ouverte.
Elle peut se glisser à l’intérieur même d’un territoire
arpenté. Ainsi la planète de formation des Sardaukars maintenue secrète dans Dune
apparaît-elle comme une fissure de mystère ; ou les multiples planètes évoquées
d’un nom dans Hypérion, qui suffisent à faire chanter l’imagination.
Ainsi les déserts de glace que la civilisation du rail n’atteint pas. Une bonne
partie de la géographie de Soror, et surtout de Candida, demeure mystérieuse au
lecteur de Noô. Helliconia est cartographiée, cependant nombre de villes
mentionnées sur la carte ne seront jamais développées, et il en va de même pour
les vingt-neuf planètes colonisées par la Terre, dont il n’est fait mention
qu’une fois, dans le dernier volet.
Les terres inexplorées font du système mis en place une
totalité géographiquement ouverte. L’effet est d’autant plus fort dans un
empire galactique dont le nombre de planètes n’est pas précisé avec exactitude,
comme dans Hypérion.
La carte est d’ordinaire utilisée par le genre de l’heroic
fantasy. Dans quelques livres-univers, assez proches de la romance planétaire,
figurent des cartes de la planète centrale. Dune, Helliconia, les “Chroniques
de Majipoor” en font partie. La carte imaginaire concrétise l’Ailleurs, en
mimant une caractéristique du récit de voyage, dont la carte apporte un surcroît
de réalisme. On peut s’étonner de son absence dans Noô, si précis dans
les repères topographiques, quand le narrateur évoque les magies de la
carte :
Des atlas ! Je passais mes heures les plus délicieuses
à voyager assis devant des géographies, tremplin multicolore des imaginatifs. [Noô,
I-95]
L’auteur avoue ne pas avoir songé, au moment de la rédaction, à
transformer ses brouillons personnels en cartes achevées. Il y a la crainte de
“ stériliser dans le mental du lecteur l’irremplaçable partie rêvée,
bref, tout le flou artistique déclenché par un texte sans la moindre
illustration ”[275]. Mais le rôle de ces cartes est-il
de fournir au lecteur des repères dans le récit ? Très souvent la carte
est lacunaire, incomplète dans sa réalisation (absence d’échelle, etc.) Peu de
lecteurs, en réalité, en usent.
Selon la formule célèbre d’Alfred Korzybski, la carte n’est
pas le territoire, et le nom n’est pas la chose nommée. Cette expression
pourrait s’appliquer au livre-univers dans son ensemble, au sujet de la science.
La carte est un savoir analogique, réduisant tous ses composants à une même échelle.
Elle n’est pas le territoire mais une image, à ajouter aux images littéraires.
Simulacre du lointain (elle ne peut dire l’être), elle entretient avec
l’exotisme un rapport paradigmatique.
2)
Exotisme et colonialisme :
a.
le pôle puissant de l’Ailleurs :
Le décor a une fonction de dépaysement exotique. Par son
imagerie intrigante, sa séduction de l’étrange, il transporte le lecteur dans
un ailleurs imaginaire. Et cet Ailleurs est une porte ouverte sur l’altérité.
L’altérité a ceci de plus que la différence qu’elle est liée
à l’éloignement, et qu’elle repère des particularités propres en soi et non
plus par rapport à celui qui regarde.
Il n’est pas question de refaire ici une théorie de l’altérité.
On remarquera toutefois que l’attirance pour l’altérité est une des marques
majeures des écrivains de science-fiction — et même parmi leurs œuvres hors SF
: voir les paysages préhistoriques des romans de Rosny aîné (1856-1940), la forêt
de Burroughs pour Tarzan… et beaucoup d’œuvres des auteurs de notre
corpus[276]. Mais les idées générales de
Burroughs et de ses continuateurs représentaient celles de la classe moyenne américaine.
En SF, l’avenir de l’homme ne concerne pas toute l’humanité depuis ses premières
civilisations (évalué à -40.000 ans), mais l’homme moderne blanc et occidental.
Selon le mot de Denis Blondin, l’Histoire c’est Nous, les Autres sont de la Géographie[277].
b.
colonialisme et impérialisme :
Exotisme et doctrine colonialiste sont souvent confondus
dans une même condamnation. Le colonialisme est la face sombre de l’exotisme,
qui est une notion ambivalente car il peut s’y adjoindre anthropomorphisme et
racisme, comme chez Poul Anderson (version belliqueuse) ou, version
paternaliste, chez Burroughs. L’impérialisme en SF concrétise l’idée, à l’échelle
galactique, selon laquelle l’homme est digne de devenir le maître de l’univers.
Ce droit, il se l’arroge sur des critères intellectuels (philosophiques ou
moraux), et parfois même physiques : l’homme doit gouverner les autres espèces
parce que sa race est la plus vigoureuse et manifeste un goût pour la lutte.
Cette position est adoptée par Anderson, Heinlein et Asimov. Dans “ Arène ”[278] de Fredric Brown, c’est un combat singulier
sur terrain neutre, opposant un représentant humain et un extraterrestre, qui décide
de la suprématie de l’une ou de l’autre espèce.
Dans le space opera tel qu’il a été parodié dans les années
60, des adjectifs dévalorisants sont souvent accolés aux créatures
extraterrestres, qu’elles soient ou non intelligentes. À la suite — bien
involontaire — de Wells, les E.T. ont un aspect aussi horrible que leurs
intentions. Les critères racistes (apparence immédiate de l’être repoussant de
laideur) et xénophobes (envahisseur) peuvent s’exprimer à plein, pendant
l’entre-deux-guerres : peur du Noir, Péril Jaune, haine du communiste… Bien
entendu, les antiracistes et les anticolonialistes, tel Chad Oliver, Simak ou
Ursula LeGuin, ne manquent pas dans la science-fiction. Leurs fictions sont des
paraboles de dénonciation de la prétendue supériorité humaine. Parfois sur le
ton de l’humour : dans “ La Libération de la Terre ”[279] de William Tenn, des terriens naïfs se
laissent berner par deux espèces rivales, les Dendi et les Troxxt, qui ont
choisi la Terre comme champ de bataille. La situation paraît singulièrement
semblable à celle relatée dans le film La Victoire en chantant, de
Jean-Jacques Annaud (1976), qui décrit l’affrontement, pendant la Première
Guerre mondiale, d’une colonie allemande et d’une colonie française en Afrique.
Plus radical, Farmer place la dénonciation du racisme sur le plan sexuel, le héros
des Amants étrangers (The Lovers, 1952-61) tombant amoureux d’une
extraterrestre colonisée. Rappelons que la nouvelle à l’origine du roman fut
qualifiée d’obscène par l’éditeur John Campbell, qui la refusa — et parut donc
dans Startling Stories.
Que ce soit par la peinture des ET ou de la Terre
envahie à son tour, on ne justifie que la légitime défense du colonisé. Cela se
présente toujours sous la forme de conflit. On attend encore les civilisations
symbiotiques sans violence. Il n’y a pas un seul auteur de science-fiction qui
ait été capable de transcender la situation de 1972. [[280]]
Le livre-univers permet de jeter un regard différent sur cet aspect du
problème. Le jugement de Denise Terrel-Fauconnier doit être réévalué
aujourd’hui. Il s’applique au monde d’Helliconia, mais la “Culture”, par
exemple, est un exemple de civilisation symbiotique. À mi-chemin, le système
planétaire de Noô.
Le statut de l’E.T. n’est pas le même dans une romance planétaire
ou un livre-univers — où l’être humain est lui-même un extraterrestre — que
dans n’importe quelle autre œuvre de science-fiction. Dans Noô, Stefan
Wul montre, à travers ses E.T. et ses robots comme alter homo, une
humanité composite. Pas de “ répugnants ”, “ nauséabonds ”, “ hideux
”. Rien, pas même le terrifiant et informe noôzôme, pas même les plantes-tripes
de la jungle sororienne, n’est répugnant ou monstrueux sous la plume de
l’auteur ; l’insolite n’est pas forcément dangereux. Ce ne sont pas des
monstres, car le monstre est instable et appelle à l’anéantissement. Le
monstre, c’est justement celui qui incarne le hors-système, celui qui met en
danger, par sa seule présence, le devenir de l’espèce humaine, qui doit être détruit
à la fin[281].
“ Cet exotisme qui fait partie de ma chair ”, fait dire Wul à
son héros (Noô, I-21). Mais ce goût indubitable pour
l’exotisme ne repose pas sur le désir d’occuper un espace vierge, ou de
s’approprier l’individualité ou la culture de l’Autre qui marque l’exotisme
européen empreint de nostalgie, toujours autoréférentiel et qui consiste, dans
la littérature générale, à n’utiliser le voyage que pour faire parler les œuvres.
(À Rome par exemple, l’exotisme ne réside plus dans la capacité d’imaginer
l’organisation de la Rome antique, mais dans la contemplation d’une plaque qui
indique le passage de Stendhal ou la sensation que tel fronton d’église a été
vu par Chateaubriand.) Il y a d’abord la dimension de l’aventure, pour échapper
au “ destin de grisaille ” (Noô, I-98) — expression qui semble un clin d’œil
narquois à la tendance de la SF du quotidien, qui prenait de l’ampleur à l’époque.
La démarche wulienne correspond surtout à celle de l’explorateur classique, se
fondant sur un appétit irrépressible de sortir de l’enfermement occidental,
d’errance, de découvrir les couleurs, les épices, les mœurs exotiques, de se découvrir
enfin soi-même à travers autrui.
Noô a la structure narrative d’une quête initiatique. La fonction de cet “autre
savoir” serait à chercher du côté de Nietzsche : l’exultation de la découverte,
du plaisir sensuel et du dépassement qui se situe à mi-chemin du corps et de
l’intellect. Mais son exotisme ressemble surtout à celui de Segalen : une
jubilation du divers pur qui prend pour objet le plaisir même de voir.
Le point de vue occidental a été reproché à Stefan Wul comme
à Jack Vance, notamment à propos du traitement que Wul fait des Kihas,
Africains réinventés avec leurs “ Plumeux ” subissant le racisme des Kihas du
nord, sur le modèle du racisme bantou envers les Pygmées (Noô, I-238). À la question de savoir s’il a vécu en Afrique, l’auteur répond :
Ah non, jamais. J’ai bien été en Afrique du Nord, en
Tunisie, Maroc et Égypte, mais récemment, il y a trois ou quatre ans, et jamais
avant. Seulement, quand j’étais jeune, comme tous les gosses, les histoires de
palmiers et de lions, de porteurs dans la brousse me faisaient vibrer, c’est la
seule raison ! Et puis le bon vieux “ Journal des Voyages ” suffit… Et les
films de Tarzan, ou autres. Quand j’étais gosse, je m’en souviens, lorsque
j’allais voir un film de Tarzan, ce qui me plaisait le plus, pour l’ambiance,
c’était le bruit du tam-tam, dans la brousse, la nuit, c’était fantastique ! [[282]]
L’auteur a la naïveté d’un Vance et, comme lui, ne doit pas être jugé
sur le seul critère politique si l’on ne veut pas parcelliser une œuvre
complexe, où domine la joie d’écrire et d’inventer des mondes. Plutôt que de
considérer la science comme une machine de guerre idéologique, à la manière de
P.J. Farmer,
Vance se consacre d’emblée à la création d’univers délirants.
Assez peu enclin aux contestations lyriques, il se contente de rendre ses rêves
plausibles à force de rigueur dans les détails sociologiques et de les faire
vibrer du souffle de l’épopée. [[283]]
Cette réflexion pourrait tout aussi bien s’appliquer à Stefan Wul. Mais
on ne peut négliger le fait que l’extraterrestre, chez l’auteur, est avant tout
un bon sauvage, qui laisse la politique aux humains, les Civilisés. Dans Noô,
le discours sur le bon sauvage n’est pas aussi présent que dans Niourk,
par exemple. Malgré les “ Magies de la ville ”, Brice ne peut s’empêcher
de revenir dans le domaine naturel, la forêt. Et comme dans les utopies
primitivistes du XVIIIe siècle, l’homme civilisé n’apporte
au sauvage que misère et corruption.
Aux antipodes de cette attitude en prise avec la nature, le
policier Schak, représentant du pouvoir exécutif, est un androïde. N’être que
politique, c’est n’être pas entièrement humain.
De même, on a reproché l’impérialisme à l’américaine imprégnant
Fondation et Hypérion (dont il sera question dans la prochaine
partie à propos de l’idéologie) : la Pax Hegemonica (Hypérion, II-444) se réfère à la Pax Americana plus qu’à la Pax
Romana ; le jugement moral sur le pouvoir chiite, “ reculant les
montres de deux mille ans ” (Hypérion, II-523),
jugement qui ne trouve pas de répondant dans une critique du pouvoir
catholique.
Les Madis, rameau divergent de l’humanité, sont “ en deçà de
l’humain ” (Helliconia, II-98) sans justification approfondie,
alors que les Driats, eux, sont “ humains — mais tout juste ” (II-72). Peu de connections interculturelles, presque rien sur l’Art ou les
techniques phagoriennes. Avec une exception remarquable : les tribus humaines à
demi nomades de Randonan “ en harmonie avec leur environnement ” (Helliconia,
II-370). Leur compréhension intuitive des cycles naturels,
qui conditionne leurs cultes, leur permet de tolérer les phagors, avec lesquels
ils commercent ; une occasion d’étudier quelques coutumes phagors, lesquels,
curieusement, n’intéressent nullement les ethnologues d’Avernus. Aldiss détermine
implicitement l’origine du racisme (ici, du racisme anti-phagor) dans l’incompréhension
des mécanismes de la nature.
La complémentarité entre l’espèce humaine et une espèce étrangère,
chez Brian Aldiss, est soumise à une autorité supérieure : la survie de la
biosphère. Elle ne procède d’aucune communion, aucune compréhension mutuelle
qui apparaît impossible. Si le phagor doit être épargné, c’est pour la survie
de l’espèce humaine. Il est un barbare, violent et dénué d’empathie, capable de
tuer pour le plaisir car c’est dans sa nature (Helliconia, II-569) — il est donc génétiquement déterminé. De l’autre côté,
les humains sont les “Fils de Freyr”, le deuxième soleil d’Helliconia qui
signifie frayeur dans le langage phagorien[284]. Le constat est pessimiste quant à
l’acceptation de l’Autre. Mais au moins, l’auteur tente de se mettre à sa
place. Ce n’est pas le cas des kihas ou des gnomes de Soror, cependant il faut
se souvenir qu’il s’agit d’un roman à la première personne, ce qui rend
impossible toute autre focalisation. Dans Noô, on ne peut faire grief à
Wul d’un simple problème de logique. Les référents du héros narrateur sont
européens parce que ce dernier est issu d’une culture européenne. En revanche,
dans Noô, la notion de compétition est absente : kihas et humains ne
cherchent pas à imposer leur hégémonie sur l’autre espèce, la cohabitation est
pacifique.
Ces remarques appellent une question : en quoi le traitement
de l’extraterrestre est-il tributaire de la culture du créateur de
livre-univers, quand l’Autre n’est pas pensé de façon identique dans les
diverses traditions ethnologiques ?
L’on peut voir, dans l’impossibilité d’accoster Helliconia,
dans le non-interventionnisme du héros de Noô, qui reçoit mais n’émet
rien, le souvenir vivace des génocides culturels perpétrés par les Européens du
XVIIIe et du XIXe siècles en Afrique, dans les deux Amériques, dans les îles
du Pacifique. Mais Helliconia, ou Soror, ne sont pas pour autant décrits comme
des paradis terrestres. Sur les cinq auteurs étudiés ici, trois ont vécu les
processus de décolonisation des deux grands empires européens, les deux autres
(Dan Simmons et Frank Herbert) provenant d’un pays hostile par principe à tout
impérialisme colonial.
— L’empire français
entre dans son apogée (notamment l’espace colonial, qui atteint son amplitude
maximale dans les années 30) dans l’entre-deux-guerres où la France connaît une
remarquable promotion des colonies, à une période de la vie qui reste
importante dans l’imaginaire de Stefan Wul. Le souvenir de l’exposition
coloniale de 1931 à Vincennes, qui reçut huit millions de visiteurs, y occupe
une place non négligeable. À l’image des terres vierges d’outre-mer, les planètes
de Noô sont celles de l’aventure et de l’évasion, de l’espace à conquérir.
Pour pacifique qu’elle soit, la cohabitation entre humains et kihas rappelle
sans équivoque “l’association” coloniale inégalitaire en vigueur dans l’empire
français. Comme les Africains, les kihas n’occupent aucune place représentative
dans l’Administration, même après la prise du pouvoir par les partisans de
Jouve Deméril, et bien que celui-ci ait compté sur l’aide des tribus du Subral.
La trace coloniale n’est pas la seule dans l’œuvre de l’auteur, qui imagine une
“ Afrance ” où s’affrontent “bons” et “mauvais” colonisateurs. Piège
sur Zarkass (1958) est comme un écho de la situation indochinoise, les
Triangles figurant les Japonais — alors que la décolonisation est déjà à l’œuvre
à la fin des années 50. Vis-à-vis des kihas, une certaine mauvaise conscience
blanche se fait également ressentir, laquelle n’est pas étrangère à Arnaud
quand il évoque l’esclavage des Roux, ou à Aldiss, pour les traitements infligés
aux phagors captifs.
Il serait erroné de voir en Stefan Wul un fervent partisan
de l’impérialisme — son désir d’évasion et d’exploration ne se double jamais,
chez ses personnages, d’un désir de possession — ni de la doctrine
colonialiste. Ce qu’il tire avant tout de l’empire, c’est un afflux d’images et
de sensations exotiques, un gain de merveilleux. Bien que pittoresques, les
kihas ne sont pas les indigènes bêtes mais sympathiques que la littérature
coloniale a érigé en cliché — auquel Wul n’avait pourtant pas échappé dans Rayons
pour Sidar. On notera que la découverte de l’extraterrestre est plus
empirique chez Wul que chez Aldiss, où les caractères d’altérité sont énoncés
plutôt qu’éprouvés. Quant à G.-J. Arnaud, son discours se situe dans le champ
politique. L’empire qu’il dénonce dans la Cie ne correspond pas au schéma
d’avant-guerre de Noô. Il est économique, technicien et anglophone, résultat
d’une hégémonie basée sur l’argent et la gestion mondiale de la guerre : en un
mot, c’est de l’empire américain qu’il s’agit, tel qu’il est perçu par un
militant de gauche, préoccupé des minorités.
— L’empire
britannique est le premier empire mondial, groupant principalement une
partie de l’Afrique (Égypte, Afrique noire), du Proche-Orient et de l’Asie.
Helliconia n’en est pas une transposition, car ses territoires restent
essentiellement fragmentés, indépendants les uns des autres ; l’allégorie se
veut plus globale. Mais le rapport à l’Autre, lui, reflète bien la tradition
anglaise. Les référents culturels du contact avec l’altérité devraient être
multiples, au vu de l’immensité et de la diversité des cultures conquises. Mais
si l’Empire anglais (à l’inverse de la France) autorise l’Indirect Rule
et délègue sa souveraineté aux chefferies et principautés locales, c’est moins
par reconnaissance et respect de la dignité de l’Autre que pour consolider son
pouvoir, en mettant de son côté les élites indigènes. L’Autre lui demeure
radicalement étranger et essentiellement inférieur, la métropole globalement
fermée aux apports étrangers… comme c’est le cas sur Helliconia, où les échanges
culturels entre humains et phagors demeurent quasi inexistants. Des trois
auteurs européens cités, seul Arnaud prend ouvertement parti pour la figure de
l’Autre, Stefan Wul et Brian Aldiss ne dépassant pas l’attitude du constat :
constat d’impuissance chez Aldiss, paternalisme bienveillant chez Wul. (Il faut
rappeler que l’anticolonialisme, inexistant même dans les partis de gauche
avant-guerre, n’a jamais trouvé grand écho en France ; que Jules Ferry ne fut
jamais inquiété pour la philosophie de la colonisation, emprunte de racisme,
qu’il prôna toujours et qui subsiste encore aujourd’hui sous forme de préjugés,
tels que “ les Africains seraient incapables de se gérer eux-mêmes ”.)
— La position américaine
condamne l’impérialisme colonial (malgré l’annexion des îles Hawaii, de Porto
Rico et des Philippines), bien qu’elle partage avec l’Europe la conviction de
la supériorité de son modèle social et culturel : la mission que se sont donnés
les États-Unis, dans les années 50-60, est de diriger le “monde libre”. Dans la
série de télévision Star Trek commencée en 1966, des dizaines de
cultures sont rencontrées sans jamais laisser de marque notable sur la culture
des voyageurs de la Confédération. La situation de la série “Élévation” [285] de David Brin rappelle singulièrement ce droit
des races supérieures vis-à-vis des races inférieures, qui se cache derrière le
devoir de civilisation (ici, d’accession à l’intelligence). Pour les écrivains
impérialistes, l’empire a une mission : ordonner et unifier. La SF européenne
usant de la notion d’empire, de Wells à Aldiss, fait de façon générale plus
appel au concept d’espèce humaine (le mot de race est parfois utilisé) que la
SF américaine, dans laquelle se manifeste plutôt un chauvinisme terrien[286]. L’univers développé par Frank
Herbert n’a de prime abord que peu de rapports avec un modèle, même fantasmé,
de la société américaine. Le référent principal de Dune est arabe, et
tranche radicalement avec la tradition de la science-fiction américaine qui
consistait à ne considérer le futur qu’en fonction de l’Histoire des États-Unis.
Tout au moins a-t-on vu dans Dune une extrapolation poussée jusqu’à ses
ultimes aboutissements d’une féodalisation de l’économie mondiale. Hypérion
est beaucoup plus proche de ce modèle formel, héritier de l’empire galactique
d’Asimov[287] : les deux empires se développent sur la
notion de progrès (ce qui est à craindre, c’est la stagnation) et de dynamisme
individuel ; les héros de la Fondation sont à la fois des hommes d’action et
des savants (ils savent et ils peuvent), ceux d’Hypérion
excellent dans leur profession et ont un statut social privilégié.
L’élitisme est une autre caractéristique de la position américaine.
Il peut s’appuyer, tel Anderson ou Card, sur l’aptitude “naturelle” à gouverner
:
Son rôle [celui de l’empereur Mikal] à présent était
d’établir la paix dans toute la galaxie, de protéger l’humanité contre elle-même
(…). [[288]]
Les Atréides de Dune apparaissent bel et bien comme les spécimens
d’une élite raciale, en contradiction avec la sélection génétique interraciale
du Bene Gesserit (et les connaissances actuelles de la génétique, qui accordent
une grande importance au brassage génétique dans la perpétuation et la richesse
de l’espèce). Jusqu’aux derniers représentants Atréides, le lignage restera
stigmatisé. La structure politique de Dune ne laisse d’ailleurs aucune
place possible, même en rêve, à la démocratie : les chefs sont héréditaires, la
populace n’a qu’à se soumettre de bonne grâce. La révolution religieuse de Paul
ne changera rien à cela. Au long des âges, Duncan Idaho et ses clones
n’oublieront jamais leur rang.
Ou bien, il s’agit d’un élitisme de l’intelligence. L’empire
d’Asimov dirigé par une aristocratie du savoir (rappelons qu’Asimov fut membre
de la Mensa, association américaine regroupant les personnes de fort Q.I…).
Qu’il soit d’inspiration guerrière ou savante, l’élitisme est courant dans la
production américaine qui présente le peuple incapable de se gouverner lui-même.
L’Hégémonie d’Hypérion n’échappe pas à cet élitisme, puisque c’est à des
“élus” qu’il appartient de décrypter l’avenir de l’empire. Celui-ci se discerne
comme un empire américain à l’échelle du cosmos, un modèle de société
souhaitable et convoité. Une critique d’un tel modèle est faite par l’Église du
culte gritchtèque, mais aussi, en filigrane, par le contact avec les Extros,
dans un rapport fondamental qui est celui de la croyance dans un projet social,
si puissant aux États-Unis. “ Peut-être (…) les Extros ont-ils compris quelque
chose, dans l’avenir de l’humanité, qui a échappé à la Pax ” (Hypérion,
III-379). L’influence de la technosphère sur la sphère
politique signe l’arrêt de mort de l’Hégémonie, trop confiante dans sa
technologie, ce que les Extros mettent à profit dans leur stratégie militaire.
Dans les trois pouvoirs présentés dans les livres-univers américains : 1°) empire
féodal et 2°) théocratie dans Dune, 3°) démocratie dans Hypérion
qui aboutit, elle aussi, à la théocratie du cruciforme, se trouve une constante
politique : un interventionnisme qui fait peu de cas du droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes. Les exemples abondent dans les œuvres, de l’intervention
des marines de Fedmahn Kassad contre le Nouveau Prophète, dans les
Territoires Périphériques de Lambert (Hypérion, I-140 à 143), à l’hégémonisme implacable de Leto
II, au prétexte du bien de l’humanité.
3) Des
degrés dans l’altérité :
Émanation de l’Ailleurs, la créature extraterrestre est le
signifiant suprême de l’altérité. Sur Terre et dans l’espace proche, les
extraterrestres, qu’ils soient agressifs ou non, ne sont jamais que des intrus.
Cette règle vaut tant pour La Guerre des mondes de Wells que pour La
Stratégie Ender [289] de Card. L’extraterrestre est situé non en
lui-même, mais par rapport à une norme unique qui est l’homme. Il s’agit de
savoir quelle va être la réaction de l’homme, individuellement ou en tant
qu’espèce, face à ce surgissement : l’extraterrestre n’a de valeur que comme réactif,
révélateur d’une différence. Négative dans les pulps mettant en scène des
B.E.M., positive chez des romanciers comme Ray Bradbury. Là, c’est un monstre
tel que le définit le dictionnaire de Littré, un “ corps organisé animal
ou végétal, qui présente une conformation insolite dans la totalité de ses
parties ou seulement dans quelques-unes d’entre elles. ”
Le livre-univers va au-delà du constat de la différence. Il
s’ouvre sur l’altérité, même si celle-ci comporte plusieurs degrés. Le degré zéro
de l’altérité, dans ce classement, est l’homme.
1°) Kihas et phagors sont les deux espèces
intelligentes extrahumaines — mais apparentées à l’homme sur bien des points —
dont le traitement est le plus complet car elles sont présentes tout au long du
récit. Chacune se fonde sur un animal emblématique : l’oiseau pour le kiha, le
taureau pour le phagor. Le procédé est fréquent dans la science-fiction, des
insectoïdes de La Stratégie Ender [290] aux Kzinti, grands chats oranges des “Tales
of the Known Space” de Larry Niven.
— Le Kiha
est un oiseau humanoïde intelligent présent sur tous les mondes d’Hélios :
descendant d’oiseaux, couvert de plumes, possédant trois doigts (Noô, I-68), et dont le muscle cardiaque produit le tong-tâ. Le thème de l’homme-oiseau
ne brille pas par l’originalité, la SF, en particulier la SF primitive, en
fournit des nuées. À plusieurs reprises, Stefan Wul rend hommage à la série de
bande dessinée Flash Gordon [291], où figure ce motif. L’une des
sources avouées de l’auteur est l’Expédition Orénoque-Amazone d’Alain
Gheerbrant, où l’on trouve peut-être l’origine réelle des Kihas : “ Les
palmiers font place à la forêt où marchent nus, couverts des plumes du musée,
les caciques, les sorciers et les guerriers ”[292]. “ Un autre nous dit que les
Indiens sont très beaux et couverts de plumes ” (p.25). L’oiseau est l’incarnation de l’exotisme par excellence. Le kiha se révèle
cependant plus africain que sud-américain. L’animalisation de la forme a pu être
interprétée comme une dévaluation de l’Autre, sauvage emplumé, comme son
classement dans une rubrique zoologique, les “ anthropornites polurgoptères ”[293]. C’est oublier que l’évolution, sur
Soror, a privilégié la classe reptilienne au détriment des mammifères. Et
qu’une autre espèce, les Fâvds, probablement insectoïdes, ont le statut de
Dieux dans le roman — où est formulée l’hypothèse selon laquelle les kihas
seraient leurs descendants (Noô, I-167). Ce sont les Fâvds qui ont implanté
l’humanité sur Soror et lui ont légué leur civilisation interplanétaire.
L’homme ainsi relativisé ne peut être envisagé comme norme dans un système dont
il est originairement étranger — tout comme sur Helliconia ou Majipoor. Brice
se trouve perpétuellement ébahi de tout ce qui ne lui ressemble pas. Même les êtres
humains, espèce à laquelle il appartient pourtant, sont source d’émerveillement.
Il n’est pas besoin de distinguer, parmi les habitants de Grand’Croix, qui est
humain de qui ne l’est pas.
L’altérité transcende la simple description morphologique.
Ainsi le tong-tâ, bruit que font les kihas en se frappant la poitrine (par
analogie avec le tambour africain) :
Les hommes ignorent que le tong-tâ n’est pas
seulement un rite, mais un besoin physiologique. Pour ne pas mourir prématurément,
nous devons de temps à autre relancer la machine cardiaque. [Noô, I-247]
Les kihas ne servent pas de faire-valoir à l’homme. Ils ont leurs mœurs,
leurs cultes (Noô, II-218), leurs pratiques et leur finalité
propres : si “ Koaké (…) ne voulait pas tremper dans les affaires des hommes ”
(Noô, I-248), c’est en toute connaissance de
cause. Eux aussi interagissent avec leur milieu, plus efficacement que les
humains de passage. Ainsi, les Plumeux savent communiquer avec les Gnomes[294]. Un chapitre du premier volume de Noô
porte le nom du chef Plumeux, Koaké, dont le charisme et la finesse
psychologique, le temps d’un chapitre, l’emportent sur la présence du héros. Au
final, il est difficile de voir dans les kihas un véhicule de pulsion de
domination coloniale. Et si Wul ne prend pas parti pour ces derniers, il lui
revient, plus qu’à tout autre romancier français de science-fiction, d’avoir le
mieux donné libre cours (sinon d’avoir été le seul), et ce dès les années 50
par l’intermédiaire de ses space operas, à l’imagination de l’altérité.
— Le Phagor
est une forme hybride de taureau et d’être humain. Grâce à sa fourrure, son
sang doré et ses yeux cerise de nyctalope, ce Minotaure supporte les grands
froids de la nuit hivernale. Pour l’homme, il symbolise le noir et le Mal. Son
système digestif et son système cœur-poumons sont inversés par rapport à
l’anatomie humaine. Les épithètes qu’il accumule sont négatives par rapport à
cette para-humanité qui le craint. Il choque la décence par sa saleté et la
“ bestialité ” de sa sexualité (Helliconia, II-329) : deux qualificatifs souvent accolés aux Noirs par
les racistes. À première vue, Aldiss adopte les canons les plus réactionnaires
du genre. Et comme Wul, il paraît se livrer à l’anthropomorphisme. Leurs créatures
sont soumises à une dominante animale à la fois très lourde et appauvrissante
pour l’imagination. Le phagor dispute à l’homme le sommet de la chaîne alimentaire
et apparaît comme un ennemi irréductible de ce dernier, comme le Minotaure
l’est du peuple crétois. Sa conception du monde est fondamentalement différente
et il semble fermé à l’évolution spirituelle, au sens que lui a conféré
Teilhard de Chardin :
Chaque tome s’achève par un incendie qu’a allumé la
race en échec ; les ennemis sont livrés au déterminisme d’une histoire cyclique
vouée à l’alternance et non à la succession. Autre différence avec la théorie
traditionnelle : l’homme possède un potentiel d’évolution asymptotique, alors
que le phagor ne se transforme qu’en fonction de la variation de ses forces
physiques. Né aux temps de formation de la planète, il appartient à l’éternité,
comme l’indique le nom de sa langue, “ l’éotemporel ”. Aldiss a emprunté
le terme à J.T. Fraser, terme fabriqué à partir d’Eos, déesse de l’Aube. [[295]]
Le phagor, né avant l’homme, a un dialogue privilégié avec la nature. Il
a sa propre langue, sa religion qui inspirera celle du Pauk. La variation des
points de vue, les similitudes avec les structures sociales humaines — toutes
deux ont en commun la pratique de l’esclavage —, l’existence même de deux lignées
phagoriennes, à fourrure noire et à fourrure blanche, tout interdit de les
fondre dans le même moule qui réduirait le discours au manichéisme ; Aoz Roon
en fera l’expérience en cohabitant quelques jours avec l’un d’eux (Helliconia
I). Les humains se combattent entre eux avec autant
d’acharnement qu’ils combattent les phagors. Comme le kiha wulien, le phagor
n’est pas traité d’un bloc. Il s’en dégage des individus forts, et Hrr-Brahl
Yprt vaut bien Koaké. La variété du phagor passe en outre par les néologismes
qui servent à le désigner. “ Stalons ”, “ gnasse ”, “ pliche ”
renvoient davantage au cheval (ami de l’homme) qu’au taureau (indomptable, et
seul animal à combattre l’homme au cours d’un rituel, la corrida), mais
contribuent à le maintenir du côté de l’animalité.
Sa morphologie le place entre l’humain et le monstre, entre
la mythologie et l’histoire. L’exotisme extraterrestre opère de façon
ambivalente car il parle de l’homme. C’est le but avoué d’Aldiss, et le phagor
oscille constamment entre sa valeur intrinsèque et sa valeur symbolique :
“ Maître, vous êtes-vous jamais dit que les phagors
ressemblaient vaguement aux diables et démons qui hantaient jadis l’imagination
des Chrétiens ?
“ Non, je n’y avais pas pensé. J’avais toujours eu en
tête une analogie encore plus ancienne, le minotaure de l’ancien mythe grec,
cette créature coincée entre l’animal et l’humain, perdue dans le labyrinthe de
ses propres désirs. ” [Helliconia, III-478]
Le Minotaure rassemble le symbole du taureau, l’une des plus vieilles
figures de l’humanité puisque remontant au néolithique, et celui des cornes. Le
taureau est symbole de puissance génésique, aussi bien masculine que féminine,
et de stabilité. Il est relié à la terre (le signe zodiacal qui lui correspond
est un signe de terre), tout comme le phagor, indigène d’Helliconia avant
l’arrivée de l’humanité. Le phagor est le taureau céleste des anciennes
mythologies indo-européennes ; mais aussi le Veau d’or de la Bible qui empêche
l’homme d’accéder à une spiritualité supérieure, par son existence même qui le
condamne à la bipolarité. Le nom de phagor est bâti à partir du suffixe grec -phage,
qui suggère l’idée de dévoration, liée au corps seul, à la bestialité où
n’intervient aucune spiritualité. Une partie de l’anatomie du phagor est mise
en relief par la dénomination que lui donne l’humanité d’ancipité, terme
rare qui signifie “ aux pointes tournées vers l’avant ”. Les cornes sont les
attributs du Diable, et un symbole de puissance aussi bien dans la mythologie
grecque que biblique. Le nom d’ancipité, renvoyant à la fois à la vitalité féminine
et à la masculinité conquérante, à la stabilité et à la nuit lunaire, convient
donc à la perfection à la réalité du phagor sur Helliconia. On peut enfin
ajouter au phagor la figure du centaure dans la symbolique de l’hybride,
personnification de l’animalité, de la force sauvage et des pulsions, car sa
composante humaine ne suffit pas à maîtriser sa nature animale. (Plusieurs scènes
du Printemps d’Helliconia montrent d’ailleurs des cavaliers phagors sur
des kaidos, chevaux helliconiens.) Le phagor ne sera pas capable de forger de
civilisations avancées ; alors que, à la fin du grand été helliconien, des sociétés
humaines évoluées auront vu le jour, le phagor, lui n’aura guère dépassé le
stade de l’homme des cavernes, évoluant en bandes barbares.
Le phagor est tiraillé entre sa propre réalité et sa valeur
symbolique. De même en est-il du livre-univers, monde en soi et représentation
du monde — le nôtre…
2°) Fnedols, dourêves, géonautes et noôzôme
On ne trouvera pas dans ce classement le Salt-and-Sugar
(S.A.S.) de la Cie, créature spatiale de plusieurs kilomètres de long.
Autant sa constitution est exotique, autant sa psychologie se rapproche de
celle d’un être humain. En revanche, l’amibe géante Jelly pourrait y figurer.
Kiha et phagor sont des êtres carbonés, animaux vertébrés
possédant une tête et quatre membres, ainsi qu’un langage articulé et des
structures sociales aisément qualifiables. Comme l’homme, ils sont présentés
comme le résultat de l’évolution, soumis aux lois de Darwin, à la même loi
naturelle. (Cela implique aussi que le racisme peut s’exercer, car il n’a pas
de raison d’être vis-à-vis de quelque chose de radicalement différent, où aucun
point de comparaison, et par là aucune hiérarchie, ne peut être instauré.) Il
n’en est pas de même des fnedols, dourêves, géonautes et noôzôme, qui présentent
un niveau nettement supérieur dans l’altérité extraterrestre.
— Le fnedol
(Noô, II-131) représente un échelon supérieur
dans l’extra-humanité, souligné par l’étymologie radicalement étrangère. Il est
formé de l’agglomération de nedols, limaces couvertes de filaments nerveux, à
intelligence parcellaire. “ Le son f marque le pluriel… ” (II-132). L’intelligence du fnedol est proportionnelle au nombre de
nedols agglutinés. Ce dernier est présenté sous la forme d’un récit que le
narrateur a du mal à accepter. Bien que vivant “ dans l’extraordinaire ” selon
ses propres termes, ses facultés de représentation mentale sont mises à rude épreuve.
Tout aussi étranges et incompréhensibles sont les IA
(Intelligences Artificielles) d’Hypérion, qui ont “ fait sécession de
l’autorité humaine ” (I-334) et se comportent en
extraterrestres. L’altérité de prime abord négative des envahisseurs Extros
n’est pas sans rappeler l’image des Japonais à la veille de l’engagement des États-Unis
dans la Deuxième Guerre mondiale : laideur, mœurs guerrières barbares (Hypérion,
I-156), indifférenciation. Plus tard, ce motif sera infirmé —
avec un faste tout aussi excessif — dans la description des essaims (Hypérion,
II-468 à 472, qui comptent parmi les pages les
plus flamboyantes), puis carrément renversé.
Les Extros sont néanmoins de souche humaine, même s’ils ont également
fonction d’extraterrestres, ainsi que le suggère leur nom. Chez les dourêves et
le noôzôme — non seulement irréductibles à l’humain mais à la vie carbonée —,
l’altérité est maximale. Cette dernière trouve quelques exemples en
science-fiction dans les étoiles vivantes de Stapledon, ou l’océan pensant de Solaris,
mais reste exceptionnelle.
— Les dourêves
(Helliconia I) sont une forme de vie électromagnétique
comparable aux Vitons de Guerre aux invisibles [296] d’Erik F. Russel. Le réchauffement du globe
les anéantit dès le début et il n’en sera plus question dans le reste de la
trilogie. La question se pose donc : une altérité trop radicale peut-elle
menacer la viabilité d’un système ? Les créateurs de livres-univers semblent éviter
de se poser la question, en évacuant le problème par une représentation
indirecte (les fnedols de Noô) ou une destruction instantanée (les dourêves).
L’autre espèce radicalement différente est celle des géonautes, sur
Terre cette fois (Helliconia III), proche d’inspiration des
“ ferromagnétaux ” de J.H. Rosny aîné[297]. Ces êtres géométriques, qui
peuvent atteindre la taille d’une montagne, glissent à la surface de la Terre ;
aucune communication n’a lieu avec les êtres humains qui les utilisent, de manière
superficielle et sans volonté de domination, comme sources d’énergie.
— Le noôzôme
est sur ce point une exception, tant il fait corps avec le système-monde, véritable
cinquième force élémentaire de la nature. Élément psychique, aux réactions
mi-chimiques mi-nucléaires (la dangereuse noôactivité fonctionne sur le
principe de radioactivité, faisant du noôzôme une sorte d’uranium liquide), que
l’on retrouve dans chacune des couches d’organisation décrites dans la partie
précédente.
À l’issue de ce classement, on peut noter que Stefan Wul, à
l’instar de Brian Aldiss et des autres créateurs de livres-univers, combine
l’extrême altérité et le familier, dans une même domestication de l’étrange qui
est la marque du romancier de science-fiction.
III. Émergence de structures
Au cours des deux premières parties, des éléments se sont
structurés, ont commencé à interagir les uns avec les autres : le noôzôme, les
personnages, les lieux, les extraterrestres… Déjà apparaît qu’aucun ne peut être
dissocié d’autres thèmes, sous peine d’affaiblissement sémantique. Quelques
groupes se dégagent : le bestiaire complète le décor étudié plus haut, pour
composer l’écosphère du système-monde (A). L’économie, la politique et la
religion forment la seconde pièce du système-monde (B), qui est celle des
activités humaines et qui place l’être humain au centre de ce dernier.
A — du décor et du
bestiaire de space opera à la notion d’environnement
Dans la littérature classique, la valeur du bestiaire est
essentiellement symbolique et l’animal n’existe guère pour lui-même. On songe à
l’araignée hugolienne d’origine satanique de La Légende des siècles
(1859-1883), “ affreux soleil noir d’où rayonne la nuit ”, ou aux bêtes douées
de parole de Colette. Mais les chats et les chiens de l’écrivain relèvent
ouvertement de la fable. Dans la tradition de l’herméneutique chrétienne,
l’animal est le dépositaire d’une leçon de Dieu à l’intention de l’homme. Dénué
de toute res cogitans, il n’est plus qu’une machine biologique ou
l’incarnation d’un sens caché, une allégorie.
[La flore] est un thème omniprésent dans la science
fiction, mais presque toujours à l’état de traces. Lors de la description d’un
monde inconnu, l’auteur oublie rarement de dire quelques mots sur la flore de
l’endroit. [[298]]
Ce thème ressortit à un simple procédé dans le space opera. Plantes et
animaux ont fonction d’accessoires comparables au bestiaire, bien réel celui-là
et donc excluant l’invention, du roman exotique[299]. L’araignée démesurée du space
opera classique aura le plus souvent pour but de susciter la répulsion — et les
romans de Gilles Thomas s’imposent immédiatement à l’esprit.
1) Le bestiaire,
indice d’altérité :
Le livre-univers, “ space opera perfectionné ”, montre des
spécimens de plantes et d’animaux inconnus sur Terre. Ce sont souvent les
premiers indices d’altérité perceptibles par le lecteur et ils sont l’occasion
d’invention verbale, pour ne pas dire d’invention tout court. Le space opera
fourmille de formes de vie étrangères. La vie végétale a suscité un vif intérêt
depuis “ L’Étrange orchidée ” (“ The Flowering of the Strange Orchid ”,
1894) de H.G. Wells. Les plantes carnivores exercent une certaine fascination
sur les auteurs. Dans “ Avant l’Eden ”[300] d’A.C. Clarke, la végétation mobile vénusienne
absorbe des déchets abandonnés par des explorateurs humains, et c’est ainsi que
finit toute vie sur la planète. Les triffides, dans le roman homonyme de John
Wyndham (The Day of the Triffids, 1951) sont des plantes mobiles, non
plus victimes, mais agresseurs : elles en veulent à la suprématie humaine sur
Terre. D’autres romanciers, tels Vance, mettent en scène les drames résultant
de la médiocrité des connaissances écologiques de nos modernes civilisations.
Les insectes envahisseurs, par la taille ou le nombre, forment un motif tout
aussi éculé de la science-fiction — citons pour mémoire La Planète oubliée
[301] —, de même que le léviathan, dinosaure moderne
peuplant Vénus ou Ganymède. On le trouve sous la forme d’un géant reptilien
dans L’Intersection Einstein (The Einstein Intersection, 1967) de Samuel
Delany, mais la variante la plus originale du thème est donnée par Stefan Wul
dans Le Temple du passé (1957) : un vaisseau en perdition est avalé par
une créature aquatique, sur une planète inexplorée à l’atmosphère chlorée. Les
astronautes bloqués ont l’idée de faire muter artificiellement le monstre ; des
pattes lui poussent, et il vient agoniser sur une grève où ses œufs donnent des
lézards intelligents.
La vie extraterrestre hante les récits des pulps américains
depuis les années 30 grâce aux premiers représentants du space opera, tels
Abraham Merritt et Jack Williamson. Elle se caractérise par un certain manque
d’originalité, des descriptions laconiques et une hostilité quasi automatique
envers la gent humaine. La flore et la faune extraterrestres sont une nature
symbolique, hostile parce qu’indomptée, refusant à l’homme son statut de maître
de la Création. Stanley Weinbaum a sans doute été le premier à inventer des créatures
ayant leurs propres raisons de vivre. Son premier récit, “ Odyssée martienne ”[302], décrit entre autres un être
intelligent et pacifique, ressemblant à une autruche : le tweel, lequel
possède un langage et une représentation du monde, ainsi qu’une technologie
avancée. Cette nouvelle et celles qui suivirent influencèrent une génération
d’auteurs jusqu’au début des années 40. Les deux figures dominantes seront par
la suite A.E. Van Vogt, avec notamment le recueil de nouvelles liées, La
Faune de l’espace (The Voyage of the Space Beagle, 1939-1951), qui présente
un catalogue varié d’extraterrestres ; puis Jack Vance, qui ne se contente pas
d’inventer des créatures étranges, mais tout le milieu naturel dans lequel
elles vivent.
J’ai bien vu des lianes de cinquante kilomètres et
grosses comme une maison, et, quand on les pique avec un bâton, elles frémissent
dans toute leur longueur. C’est sur Antée. Les gosses de la colonie terrestre
s’en servent pour communiquer en morse entre eux. Cela ne plaît guère aux
lianes, mais elles n’y peuvent rien. [[303]]
On s’attendrait à voir cet extrait tiré de Piège sur Zarkass ou
de Noô. Cette aptitude à la fantaisie spontanée, qu’ont au plus haut
point Vance et Wul, est communément méprisée en France. Elle est assez pauvre
chez Arnaud, bien que le climat puisse être a priori mis en cause : il paraît
trop extrême pour développer une flore et une faune complexes. Mais ce n’est
pas le cas d’Helliconia en hiver ni, surtout, de Dune. Dans la Cie,
le bestiaire consiste en chevaux carnivores, en baleines volantes gonflées d’hélium,
en phoques gigantesques. L’altérité suprême tient à un protozoaire porté aux
dimensions d’un continent, Jelly. Cela tiendrait davantage à l’ignorance
d’Arnaud des codes science-fictionnels ainsi qu’à une créativité orientée vers
la littérature populaire (dans laquelle s’inscrivent les Garous mutants) :
c’est dans ce domaine que l’imaginaire de l’auteur s’exerce à foison.
Le problème s’est déjà posé avec les kihas et les phagors,
conçus sur le principe de l’hybridation. La pure altérité semble être hors
d’atteinte, les auteurs de science-fiction procédant, tout comme le rêve ou les
créations fantasmatiques, à partir d’éléments réels de la nature réorganisés.
Les écrivains attirés par le thème : A.E. van Vogt, Jack Vance, Michael Coney,
Zelazny… n’échappent pas à cette limitation.
Au début d’Helliconia et de Noô, faune et
flore étalonnent l’altérité du système géographique :
— Helliconia (I-1 à 150) : yelk,
biyelk, gunnadu, phagor, dourêve, asokin, céréales noctiflores, preet, coque,
gloute, sacapic, kaido, myllk. Le radieux (citation en exergue de cette partie)
est un “ petit animal cristallin ” à quatre pattes, doté d’une queue. Le
hoxney est la dénomination du radieux, quand il sort d’hibernation.
— Dans Noô, environ la moitié des néologismes — soit
près de deux cents — appartiennent au règne vivant. La camélide, “ chien gris
et lisse au cou interminable. Quelque chose comme une girafe de poche au poil
ras ” (Noô, I-45) est le premier néologisme attesté.
Par l’usage de néologismes savants, Wul se comporte en naturaliste, zoologiste
et botaniste, dont la première tâche, en même temps que la description, est
celle, poétique, de la nomination.
Le premier indice concret de l’existence d’une planète étrangère
(Ophiuchus IV) dans la Cie est un ver rouge enfermé dans une coque
farineuse, le “ cochmouth ” (XXXVII-55,
56 ; origine du nom : LIII-79).
Hypérion, à cet égard, se rapproche davantage du space opera
classique et ses plantes et ses animaux restent accessoires, bien qu’ils soient
parfois impressionnants, témoins les teslas (Hypérion, I-51) et les arbres-mondes voguant dans l’espace.
Le voyage spatial dans Dune repose sur le respect du
cycle vivant d’une planète, Arrakis. L’écologie y joue donc le rôle principal
et l’animal-clé, le ver des sables, dépasse le simple élément d’un bestiaire.
Il est frappant de constater que, les vers ayant disparu dans le t. IV, L’Empereur-Dieu de Dune, le motif se fond dans le héros même
(comme pour souligner l’impossibilité de s’en passer), dont le “pôle
d’attraction thématique” se multiplie par deux. Dans Helliconia, ce sont
les digressions sur les cycles de la biosphère qui servent d’introduction à des
considérations idéologiques[304].
Le bestiaire renforce le sentiment d’altérité, donc
l’individualité du système-monde. Il constitue une mesure positive et
constructive, une force de liaison, de normalisation, d’autant plus grande que
ses éléments interagissent avec d’autres sphères.
2)
Structuration du bestiaire :
Le bestiaire offre une lecture privilégiée car il débouche
sur un point essentiel de notre approche, l’écosystème. L’écosystème est le
système naturel par excellence : nul besoin d’être scientifique pour l’appréhender,
il faut observer la nature et en tirer les leçons qui s’imposent.
Dans le livre-univers, l’être vivant s’intègre dans son
milieu et se voit capable d’interagir avec lui et les hommes. De la profusion
animale et végétale se créent des liens relevant du parasitisme, du
commensalisme, de la symbiose ou de la prédation.
Un exemple dans Helliconia : le schéma ci-dessous
montre, même si les flèches ne rendent pas compte du type d’interaction entre
les éléments, que les deux espèces philosophiquement antagonistes, l’homme et
le phagor, sont biologiquement liées. Des relations somme toute banales
conditionnent l’intégralité du cycle :
Figure 7. — Cycle
helliconien.
La mouche est à l’origine de l’évolution du flambreg
(sorte de gnou) en phagor. La tique se nourrit du phagor et de l’homme ; elle
sert de vecteur au virus hélico (mortel pour les humains non natifs
d’Helliconia), qui prépare la transition de l’homme aux deux Grandes Saisons
extrêmes en prenant la forme de deux maladies distinctes, la fièvre osseuse et
la Mort Grasse. En réalité, les flèches devraient être à double sens.
Là où une logique d’exclusion semble prévaloir dans les
rapports raciaux, c’est une logique de complémentarité, une logique systémique,
qui commande au monde. C’est la leçon du deuxième volet de la trilogie
helliconienne qu’en éliminant le phagor, l’homme s’éliminerait lui-même.
L’auteur modèle dans le domaine écologique est bien entendu
Frank Herbert, qui a appliqué tout au long de sa série ses théories écologiques,
dont il présente les bases dans le premier appendice de Dune. Ce qui
vient immédiatement à l’esprit du lecteur est le cycle du ver des sables, lié à
l’absence d’eau et à la masse d’épice :
Figure 8. — Cycle du ver
des sables arrakien.
Schéma inspiré de celui de The Dune Encyclopedia,
Berkley, 1984, p.455, intitulé : “ Life Circle of G. Arraknis ”.
Au cours d’une période de plus de mille ans, le ver
passe par les stades de plancton des sables (œufs), de truite des sables ou
petit faiseur mi-animal mi-végétal, de ver des sables, puis du prédateur
Shai-hulud qui est sa forme géante, représentée tout en haut. On notera que le
mot “ver” est tiré d’une ressemblance morphologique grossière de l’un des états
de l’animal, et semble une simple commodité de langage.
Le ver intervient, à chaque stade de son existence, dans l’évolution
de la biosphère arrakienne. C’est lui qui produit l’oxygène de l’air, remplaçant
la photosynthèse des plantes. Il est en outre relié à la lithosphère, d’où il
tire son énergie, sans doute par frottement.
Une telle complexité se retrouve dans le cycle du ver de
Wutra d’Helliconia (assatasi volants —>
larves —> vers de Wutra bicéphales —> serpents ailés) ou dans le parasite cruciforme d’Hypérion,
qui devient le motif central d’un culte à l’échelle de l’empire dans Endymion.
La deuxième partie a montré que le noôzôme forme un
sous-système par l’abondance d’interactions avec les autres constituants du récit.
Il se remarque également par les dérivés à base de noô, de la “ noômisation ”
aux “ noôthèques ”… une quarantaine au total, qui forment une véritable noôécologie[305].
L’autre ensemble structurant est celui des pnéomycoses.
Le diagramme ci-dessous montre l’organisation des créations onomastiques liées
aux mycoses respiratoires, au sein des quatre lieux-clés de Noô.
Figure 9. — Néologismes liés
aux pnéomycoses.
Sur les 34 néologismes, 11 contiennent la racine
grecque “myc-”, dont 7 le composé “mycose” ; 5 contiennent la racine “chlor-”.
Les liens fléchés (—>) signifient : “qui entre
dans la composition de”.
On a délaissé la définition fonctionnelle du néologisme
(création de signifié par altération de signifiants) ou mot-fiction, pour se
focaliser sur sa définition structurelle, c.a.d. ses rapports avec d’autres néologismes
au sein d’un groupe. La liste, avec les occurrences dans Noô, figure
dans l’annexe II, p.xxiv.
Les pnéomycoses envahissent tous les lieux du roman : Soror,
Candida et même le vide spatial, Aequalis ne constituant qu’un lieu virtuel ;
mais aussi les lieux non imaginaires de Noô, avec le “ sabañon ”
(Noô, I-37).
Nous sommes encore loin des mycoses proprement dites.
Mais il semble assez clair qu’en parlant du réel — car le sabañon existe bel et
bien en Amazonie — Brice nous prépare déjà, et de très loin — aux arlequinades
et aux métamorphoses qui nous étonneront jusqu’à la fin du roman. [[306]]
Wul multiplie les signes complémentaires, crée une économie
paradigmatique qui tend à concurrencer la réalité. Mais le thème va jusqu’à
infléchir le déroulement du récit : la mycose arlequine sert de camouflage à
Brice et son mentor, Jouve Deméril, pour s’échapper de Grand’Croix (Noô,
I-199). À l’arrivée sur Candida (Noô, II-95), c’est par une manipulation du mycosage que l’on attente à la vie du
héros.
Une partie entière et de nombreux chapitres sont consacrés à
la noômologie. Ses imbrications avec le récit sont encore plus importantes que
les pnéomycoses (voir le superbe épisode de la “ vacherie ” pendant la
traversée du Subral, fin du premier tome), car le noôzôme est une des clés de
l’univers d’Hélios où plane l’ombre des Fâvds. Et c’est Brice qui, en fin de
compte, découvrira l’ultime mystère que recèle ce monde étonnant : à quoi sert
le noôzôme.
Noôzôme et pnéomycoses : éléments structurants autant que
signes d’altérité, ces deux pôles d’intérêt, telles des galaxies en mouvement,
courbent la trame du récit et incurvent la trajectoire des personnages et, par
eux, attirent l’attention du lecteur sur le décor devenu environnement.
3)
L’hybridation :
L’hybridation est un thème et un procédé présents dans la
science-fiction dès ses origines : il n’est qu’à citer Le Docteur Lerne [307] de Maurice Renard. Il consiste à croiser deux
variétés, deux races, deux espèces. L’hybridation imaginaire se plaît à accoler
des espèces incompatibles, en faisant parfois intervenir trois ou quatre espèces
différentes, aboutissant ainsi à la création de chimères, assemblages
monstrueux. Les collages van vogtiens résument la tendance générale qui est la
pauvreté inventive, et une volonté créative qui ne dépasse pas, bien souvent,
celle d’étonner le lecteur. Dans l’article : “ Éléments pour un bestiaire
de la science-fiction ”[308], Pierre Ferran, à partir d’un échantillon
de quatre cents animaux extraterrestres tirés de romans de SF, a évalué à un
tiers les hybrides et les “non-apparentés” (à part égale). Le noôzôme pourrait
tenir dans cette dernière catégorie.
En fait, ces hybrides et ces monstres sont les
produits d’une tératogenèse inventive. Comme si, dans ce domaine-là tout
au moins, l’homme en était réduit à une combinatoire stérile. Potentiellement
illimitée, cette zoologie de l’imaginaire se révèle finalement plus pauvre que
la zoologie de la réalité, dans la mesure où elle s’appuie, le plus souvent,
sur des procédés artificiels et se trouve en quelque sorte prédéterminée.
Les Phagors d’Helliconia et les Kihas de Noô résultent en
effet d’une combinatoire limitée : limitée par la symbolique (Phagor), ou par
le référent culturel (Kiha). Herbert n’utilise ce thème que de façon épisodique,
avec les Futars, mi-hommes mi-fauves (Dune, V-419). Mais un personnage essentiel de Dune est un hybride
symbiotique, mi-homme mi-ver : Leto Atréides. Comme le ver géant il craint
l’eau, possède une longévité extraordinaire, et son caractère, parfois, semble
contaminé par la bête (les “ signes du Ver ”).
Dans la Cie, les Garous retrouvent la fonction première
de l’hybride qui est de susciter la répulsion. Ils sont horribles à ceux qui
les côtoient et ne restent pas longtemps sur le devant de la scène. Aucune
cohabitation n’est possible car ils n’obéissent pas aux lois naturelles.
Produits d’un ordinateur devenu fou (Cie, XXXV-29), ils
parodient la vie au lieu de s’insérer dans les écosystèmes existants. Dans le
satellite S.A.S., leur monstruosité est encore plus flagrante et ils sont
qualifiés de “ loupés ” (Cie, XXXVIII). À l’opposé, les Roux, de même
origine, sont beaucoup plus construits et, comme les phagors, renvoient à des répondants
contemporains. Les frontières entre les Roux et les humains s’abolissent peu à
peu au cours du récit, par l’introduction de métis, jusqu’à la transfiguration
de Lien Rag — ou du moins de son clone — en Roux.
L’hybridation répond à des motivations poétiques et
symboliques, mais s’inscrit dans l’optique systémique comme perception de la réalité
pour dire : il n’y a pas de classe complètement étanche, il y a des porosités
entre les races, les espèces, les classes et les familles zoologiques ; entre
l’animal et le végétal, entre le vivant et l’inanimé… même si cela va à
l’encontre des fondements de notre culture : encore aujourd’hui, il est
difficile de concevoir le virus comme un organisme à mi-chemin du vivant et du
non vivant, et il n’est qu’à se souvenir des difficultés qu’a eu la communauté
scientifique pour admettre l’existence de l’ornithorynque, parce que ce dernier
ne rentrait dans aucune famille zoologique connue.
4) Place
de l’homme dans la biosphère :
Toute création écologique s’accompagne d’une réflexion sur
la nature. La place de l’homme dans la nature diffère selon les livres-univers.
Dans Dune, la compréhension de l’écosphère (définition supra,
fig. 3) est intégrée depuis des millénaires dans la culture fremen ; le kris,
couteau vivant issu d’une dent de ver des sables, symbolise l’alliance entre
l’homme et la nature — et dans l’Impérium qui a banni les machines
intelligentes. De cette manière la nature est dominée, mais l’homme reste
toujours central dans la configuration des rapports.
Dans Noô, l’être humain et le kiha sont implantés
partout. La notion d’écosphère est présente, mais là encore, la nature est maîtrisée
(voir supra, les D.V. ou Demeures Végétales), même si l’état
d’occupation des planètes peut être comparé à celui de la Terre du premier
tiers du XXe siècle, correspondant à l’enfance
de l’auteur. Contrairement à notre réalité, cette maîtrise intègre l’homme et
le transforme de l’intérieur. De ce point de vue, Noô peut se faire l’écho
de la nostalgie d’une ère pré-consumériste : la nature est une manne inépuisable,
que l’homme ne gaspille pas. Soror présente un tableau original, qui mêle un
futurisme ostentatoire et des éléments surannés. Paradoxalement, les
modifications artificielles que l’homme exerce sur lui-même le rapprochent du
cycle naturel puisque, par sa relation symbiotique avec les pnéomycoses, il
devient capable de rétroaction vis-à-vis de son environnement. Il devient le
sujet d’une évolution contrôlée, qui rend obsolète le problème du divorce entre
l’homme et la nature de la démarche d’Aldiss.
Helliconia et Hypérion s’opposent sur ce point. La technologie
humaine (technosphère) sur Helliconia reste très rudimentaire. La civilisation
helliconienne, dans le dernier volet de la trilogie d’Aldiss, ne dépasse pas le
niveau médiéval. Aussi, l’homme demeure soumis aux éléments et ne dispose que
d’un pouvoir réduit face à la nature. L’Hiver d’Helliconia relate
l’histoire de l’humanité sur la Terre, ou plutôt l’avènement de l’utopie, par
son accession à l’intégration de la nature dans ses processus de pensée, qui
passe par le refus de la notion de propriété des êtres et des choses, la
disparition de la technosphère (utopie régressive) et l’acceptation de l’altérité.
Biologiquement parlant, nous serons toujours ce que
nous sommes, mais nous pouvons améliorer nos infrastructures sociales, avec un
peu de chance. Je veux parler du travail qui sous-tend nos exstitutions — cette
intégration d’un type nouveau et révolutionnaire des théorèmes majeurs de la
science physique à l’intérieur des sciences de l’homme, de la société et de
l’existence. Bien sûr, en tant qu’êtres biologiques notre fonction première est
d’occuper la place qui nous revient au cœur de la biosphère, et nous
remplissons parfaitement ce rôle tant que nous restons inchangés ; notre rôle
ne pourrait varier qu’au cas où la biosphère évoluerait de quelque façon (…).
L’humanité doit opérer dans les limites de sa fonction. Pour les agressifs,
ceci a toujours constitué un point de vue pessimiste ; et pourtant il n’y a
rien de visionnaire là-dedans, rien que du sens commun. Mais le sens commun
disparaît si l’on a toute sa vie été endoctriné et entraîné à croire, tout
d’abord que les hommes sont au centre de toute chose, les Seigneurs de la Création,
et deuxièmement que nous pouvons nous rendre meilleurs aux dépens de quelque
chose d’autre. [Helliconia, III-476]
La biosphère, chez Aldiss, est davantage un concept métaphysique que
scientifique, et doit beaucoup à la théorie de James Lovelock (voir supra,
p.136).
Au contraire, l’Hégémonie de Dan Simmons se situe dans un âge
d’or de la science positiviste, où l’homme dispose de moyens d’action considérables
sur la nature, en premier lieu celui de se déplacer en n’importe quel endroit :
il est un “ Seigneur de la Création ” selon Aldiss, et se place d’emblée hors
de l’écosphère, finalisant cette dernière à son profit, à l’image de l’homme de
la Révolution industrielle. La technosphère est toute-puissante, ainsi les
rapports de l’homme avec un élément naturel ne peuvent-ils relever que du
parasitisme. Le divorce entre le genre humain et la nature paraît total. Mais
la fin du roman, par la destruction du Retz, marque un passage à des rapports
différents, concrétisés par la cohabitation des humains et des Extros.
La Compagnie des glaces présente les deux extrêmes. D’un côté la
civilisation ferroviaire qui gère la faune (élans, phoques, baleines…) comme le
font les flottilles de pêche aujourd’hui : en veillant simplement à ce que
l’espèce ne s’éteigne pas. L’homme reste un consommateur, mais, comme dans Dune,
le climat extrême l’oblige à prendre conscience de la nécessité de
comprendre les cycles vitaux afin de maintenir les équilibres. La collaboration
avec la nature est forcée et s’apparente à une lutte. L’activité sociale a intégré
l’analyse énergétique et il est caractéristique que l’unité monétaire de la
Compagnie de la Banquise soit la calorie. À l’instar, encore, de Dune, le
climat affecte l’homme jusque dans sa morphologie puisque tous les dix ans, à
cause des restrictions caloriques (nourriture et chauffage), la taille humaine
se réduit d’un centimètre. Contrairement aux Fremen, l’homme ferroviaire s’est
volontairement coupé du monde extérieur, et la tendance au nanisme s’explique également
par les influences du technocosme (Cie, XXXIV-63).
Par opposition, les “ Hommes-Jonas ” offrent le spectacle
d’un mode de vie fondé sur des rapports symbiotiques, et réconcilient ainsi
homme et nature. Ils vivent par familles à l’intérieur de bulles en inclusion
dans des baleines, se nourrissant de substances puisées directement dans leur
sang. La symbiose paraît d’autant plus étrange qu’elle n’est pas que
physiologique : elle est consciemment acceptée par les deux parties.
B — de l’écologie à l’économie,
la politique, la religion
Dans la terminologie du système-monde, le titre ci-dessus
pourrait être : de l’écosphère à la sphère des productions humaines, technosphère
et noosphère. Dans les deux premières sections de cette partie, l’approche
analytique a prévalu : les thèmes classiques de la science-fiction, le décor et
le bestiaire ont été étudiés isolément. Mais très vite, la nécessité de créer
des liens avec d’autres éléments s’est fait jour, spécifiquement dans le cas du
livre-univers où la cohérence a une importance essentielle : on ne peut parler
du noôzôme, du désert ou des extraterrestres, sans faire des incursions dans
toutes les sphères du système-monde.
Jusqu’à présent, seule la biosphère a été explorée en détail
(avec une exception pour l’étude des personnages, à la fin de la deuxième
partie). Il s’agit, dans cette section, de “remonter” dans le système-monde
pour aborder la technosphère, et surtout la noosphère. De passer de la
complexité concrète de la biosphère à la complexité abstraite des relations
humaines.
Un bestiaire imaginaire n’a d’intérêt dans l’approche systémique
que s’il se rattache à d’autres éléments, thématiques entre autres : le nom
sacré de Paul Atréides, Muad’Dib, est celui d’une gerboise du désert associée à
la mythologie fremen (la silhouette de la souris-kangourou étant visible sur la
deuxième lune d’Arrakis). La région des Brassimips, sur Helliconia, tire son
nom d’une plante (I-209), de même la mer des Hautes Herbes
sur Hypérion sans doute inspirée de L’Odyssée Verth [309] de Farmer. Toujours dans Helliconia, le
ver de Wutra donne son nom à la Voie Lactée.
Les exemples de rapports entre la biosphère et les autres
sphères abondent. On peut y discerner un message des créateurs de
livres-univers sur les relations entre la nature et l’homme, relations
conflictuelles, camouflées par un élément inédit dans l’histoire de la biosphère
: la société humaine. L’activité intellectuelle introduit une nouveau degré de
complexité, dans la continuité de ce que représente la sphère biologique par
rapport à la couche géologique.
Peut-être touche-t-on là à l’essence même de la jouissance
du livre-univers : l’organisation littéraire d’un chaos d’éléments imaginaires
et d’un chaos de concepts. Dans cette élaboration, des groupes peuvent être
identifiés : économique, politique, religieuse — la technosphère et la noosphère
du système-monde.
1) L’économie
et les régimes politiques :
Celui qui détient les moyens de production détient les clés
du pouvoir. Ce lieu commun n’est bien entendu pas absent du livre-univers. Mais
le marxisme, en privilégiant le facteur humain, néglige l’échelon de base : la
nature, système clos qu’il faut préserver. Cet éco-marxisme qu’il reste encore à
inventer, des créateurs de livre-univers l’ont mis en pratique : un ensemble
indissociable entre la gestion des processus écologiques liés aux moyens de
production, et le pouvoir. Avec une variante non négligeable chez Arnaud, où
ceux qui contrôlent les flux (de marchandises, de population) contrôlent un
monde où rien n’est fixe.
a.
l’organisation légale
:
1°) Dans Dune, la forme de la société de castes
permet un contrôle plus direct de ces forces. La production est contrôlée par
les Maisons, les flux de marchandises par la Guilde spatiale et la CHOM. La féodalité
a été considérée comme un système social super-stable, où l’Histoire n’a pas de
raison d’être. De par la solidité de ses structures, la néo-féodalité apparaît
a priori la plus à même de lutter contre la dispersion de forces
qu’occasionnerait une expansion non contrôlée de l’homme dans l’espace. L’économie
joue un rôle plus caché, mais tout aussi essentiel car l’existence de l’empire
repose sur celle de l’épice. Celui qui contrôle sa rareté contrôle le système.
Le premier acte de Paul Atréides dans sa reconquête du pouvoir est donc de détruire
les réserves d’épice sur Arrakis. “ Mon Gouvernement, c’est l’économie ”, dit
encore Paul dans Dune (II-181), à prendre au sens large que donne
l’analyse énergétique. Le système politique officiel de l’Impérium avant l’avènement
de la lignée Atréides s’organise autour de quatre composantes qui s’équilibrent
:
Figure 10. — Composantes
politiques de l’Empire de Dune.
— La CHOM, Combinat des Honnêtes Ober
Marchands, Compagnie universelle, associant les trois autres forces.
— La Maison impériale, les Corrino, a détenu
le pouvoir pendant des siècles grâce à leurs troupes Sardaukar, avant d’être détrônée
par Paul Atréides.
— Le Landsraad regroupe les Maisons, chaque
Maison désignant le Clan régnant sur une planète ou un ensemble de planètes. Les
Atréides et les Harkonnen sont des Maisons majeures.
— La Guilde spatiale détient le monopole de la
Banque et du voyage spatial par l’intermédiaire de ses Navigateurs, tributaires
de l’épice.
— Il faut ajouter en pointillé le Bene Gesserit,
force politique d’un degré supérieur, diffuse et de très long terme, qui vise à
contrôler le destin de l’espèce humaine. Les Maisons, en particulier celle des
Atréides, lui servent d’outil.
Dune est une œuvre éminemment politique. Le pouvoir est néo-féodal, donc pyramidal
avec des castes étanches. La tension entre ces forces structure l’ensemble du récit,
en particulier les divergences d’intérêt entre les Maisons et le Bene Gesserit.
L’équilibre paraît solide, chaque force ayant des intérêts financiers dans les
autres et ne pouvant se passer d’elles : la Guilde refuse de gouverner
mais se tient derrière le trône, le Bene Gesserit donne des génitrices aux
Maisons pour son plan eugéniste… Mais ce pouvoir est dominé par une
bureaucratie aristocratique, la bureaucratie étant un signe de décadence pour
Herbert. Le Baron Harkonnen, ennemi héréditaire des Atréides, est le type même
de la pathologie du pouvoir. C’est par lui que l’équilibre sera détruit. Il en
est le danger le plus patent en même temps que la victime.
Le message, pour le lecteur, est bien d’ordre systémique.
Les sociétés de Dune et des autres œuvres d’Herbert sont des sociétés d’équilibre
fondées sur la rétention ; elles montrent par le contre-exemple la dysarythmie
des sociétés industrialisées tournées vers une expansion perpétuelle, dans
lesquelles nous vivons. L’utopie herbertienne serait à imaginer comme une société
dont l’équilibre ne serait plus régulé par les limites naturelles
contraignantes ; dont le pouvoir existerait, mais dilué.
En concentrant tous les pouvoirs en sa personne et en
l’annexant à son culte, Paul Atréides changera la féodalité en une dictature
religieuse perpétuée par son fils, Leto II. Néanmoins, la société reste,
au fur et à mesure de l’évolution de la saga, essentiellement structurée en
castes, même si de nouvelles forces cherchent à s’imposer tandis que d’autres
s’évanouissent ; l’une des dernières est le Bene Tleilax, dont le sort est réglé
dans Les Hérétiques de Dune. Très vite, les deux seules forces
importantes qui se dégagent du schéma initial pour devenir les référents
universels, sont :
— l’Empereur, de la dynastie Atréides ;
— le Bene Gesserit.
Le Bene Gesserit a gagné parce que sa structure, déterminée
par ses relations avec l’environnement, s’est maintenue plus longtemps que les
autres. Elle a gagné contre les Honorées Matriarches en se montrant non pas
plus forte (elle n’avait aucune chance de ce côté-là), mais plus souple : face à
l’organisme massif des Matriarches, le Bene Gesserit s’est comporté en virus.
La sélection naturelle opère au niveau politique.
2°) Il en va de même dans Noô, où le mérilisme, entré
en grâce après des décennies d’opprobre, s’impose “naturellement”. En revanche,
Noô reflète un pluralisme de régimes qui s’équilibrent : démocratie en
Uxael, républiques bananières, féodalité sur Candida, royauté, selon les régions
traversées par le héros. L’économie détermine les régimes et les événements
politiques — ainsi dans Noô II-161, le héros découvre la malversation
qui doit l’amener, lui, sur le trône impérial. La démocratie, régime tolérant,
reflète l’aspect pluri-ethnique de Grand’Croix. Malgré l’abondance des discours
politiques, la politique est constamment mise en perspective par un autre monde
: celui de la nature, dans lequel se replonge périodiquement le narrateur. Si
Brice et Jouve Deméril rêvent de révolution, c’est pour l’“ orgie de sensations
” (Noô, II-25), le spectacle total qu’elle leur
procurera.
3°) Helliconia : la pratique économique de
l’esclavage, cohabitant avec un pouvoir royal et clanique au niveau local, et
la théocratie, déterminent les rapports sociaux. Comme chez Herbert, en
conformité avec une lecture shakespearienne du pouvoir, les affaires de famille
se confondent avec les affaires publiques.
4°) Dans Hypérion, la société reste d’essence libérale.
Le principe d’autorité n’est pas remis en cause dans ses fondements, même si
son exercice peut être contesté. La tradition américaine perdure.
5°) La Cie présente un monde privé, dominé par des
multinationales cyniques, entreprises pourvues de territoires et d’armées. Les
forces sont les conseils d’Administration des cinq Compagnies ferroviaires,
mais aussi les organisations ferroviaires (la Sécurité, les Aiguilleurs, la
Traction) et politiques (C.A.N.Y.S.T., le Consortium des Bonzes, le Conseil
Oligarchique, l’Omnium du Pacifique, la Fraternité des Rénovateurs). Il faut également
compter les Roux.
La veine politique reste forte chez l’auteur. Mais l’économie
se confond avec la politique, et la société est un mélange de capitalisme
sauvage et de régime répressif proche de la dictature. La guerre
artificiellement entretenue permet aux Compagnies de conserver une pression
constante sur les populations. Mais ce capitalisme est obligé de tenir compte
des contraintes naturelles extrêmement fortes. La pensée de l’auteur doit être
appréhendée de façon systémique. Le lecteur est amené à constater que les
grandes dictatures, alourdies par leur propre poids, sont incapables de contrôler
les transformations qui s’opèrent. Leur déclin apparaît inexorable dès le
vingtième tome de la série.
b.
les organisations secrètes :
Les conflits politiques sont pour les livres-univers une
illustration commode de la complexité ; les intrigues s’embrouillent à loisir —
tous nos livres-univers pourraient là servir d’exemple. Il ne s’agit pas
seulement d’une recette de littérature populaire pour “allonger la sauce”, mais
d’une strate nécessaire. Dans le domaine politique, comme dans celui de la
biosphère, le monde doit être éprouvé, les structures mises à l’épreuve. Dans Helliconia,
dans la Cie, le changement climatique les emporte. Dans Noô
elles se trouveront radicalement transformées — pour le meilleur ou pour le
pire, on ne saura.
Parallèlement au pouvoir officiel, existent des
organisations secrètes qui comprennent le système et éventuellement agissent
sur lui, de façon indirecte. Le modèle est Fondation, les
psychohistoriens des deux Fondations, qui font fonction d’organes de régulation
de l’Empire, s’entrerégulant elles-mêmes.
1°) Dune : l’ordre du Bene Gesserit, “ dont les consonances
latines renforcent le caractère de culte à mystères ”[310]. Leurs manipulations se limitent
aux familles régnantes ;
2°) Noô : les sociologues mérilistes, qui agissent dans l’ombre
malgré la reconnaissance officielle de Jouve Deméril ;
3°) Hypérion : les Templiers adorateurs du gritche, les IA du
TechnoCentre qui manipulent l’humanité ;
4°) Helliconia : les prêtres, Gardiens et Preneurs, qui savent
“ lire les murs ” de Pannoval, la cité souterraine ;
5°) La Cie : la caste des Aiguilleurs et la cléricature, laquelle
est capable de passer outre les interdits de la société ferroviaire qu’ils
contribuent à maintenir. Ici, ceux qui savent veulent asservir. Plus tard dans
le cycle, on apprendra que les Aiguilleurs maintiennent le climat de façon
artificielle.
Ces organes de manipulation et/ou de répression sont de deux
ordres : religieux et technicien. Mais cette faculté de comprendre n’est
pas exclusive et musiciens et poètes en sont pourvus : Brice dans Noô, Yuli
dans Helliconia…
2)
L’histoire et la religion :
La science-fiction entretient avec l’histoire des relations
privilégiées, en tant qu’elle place son lecteur, même le temps d’une courte
nouvelle, dans un futur advenu, avec notre présent comme horizon. Cela est
d’autant plus vrai du livre-univers, où le monde est séparé du nôtre par l’épaisseur
d’une histoire fictive qui peut à l’occasion être développée. C’est ainsi que
Brice, dans la “kélide” (avion) qui l’amène à Grand’Croix, subit une “fresque”
(film virtuel) où défilent, comme au cours primaire, archevêques et princes (Noô,
I-112). Dans Dune, de multiples exergues confèrent un
cachet historique d’authenticité à l’œuvre. Dune s’affirme ainsi comme
un livre d’histoire, un roman historique du futur.
Les livres-univers présentent des moments de crise, des périodes
charnières dans l’histoire du monde de fiction : les vieilles institutions
incapables de faire face à la révolte dans Noô et Dune, le
pouvoir qui pressent sa propre fin dans la Cie et Hypérion… Des
moments où l’Histoire s’écrit en gros caractères.
L’Histoire, voilà précisément ce que les habitants de la
station d’Avernus sont venus étudier sur Helliconia. Les protagonistes sont,
eux-mêmes, des personnages qui figureront dans les manuels d’Histoire — quand
ils n’y figurent pas de leur vivant, tels Jouve Deméril ou Paul Atréides[311]. Ces héros font l’Histoire, car
quelle manière plus démonstrative, pour l’auteur, d’influer sur le système-monde
à l’échelle humaine ? Il existe un degré plus élevé dans le système-monde, qui
procède du même but : la religion, présente en tant que motif privilégié dans
les livres-univers.
a.
la religion dans la science-fiction :
La religion est un thème majeur de la science-fiction.
Celle-ci a exploré les grandes religions, comme les autres mythes classiques et
les théories métaphysiques ; le thème est concomitant de celui de l’immortalité,
du messianisme, des pouvoirs surnaturels… qui ont suscité une abondante
production. Comme la science et la théologie, la science-fiction propose (sur
un mode purement fictionnel) une vision du monde, fondée sur un ensemble de
concepts qui appellent un jeu de spéculations et d’interprétations. Il est donc
naturel que religion et SF aient des points de convergence, plus que dans toute
autre littérature.
Dans le space opera primitif, le héros ne se pose pas de
questions : Dieu est de son côté. Ces auteurs “ ne se sont jamais privé de
cette source de pittoresque que sont les cultes idolâtres lointains et
futurs ”[312]. Il faut reconnaître à Stefan Wul
de n’être jamais tombé dans ce travers, à l’inverse de Leigh Brackett par
exemple, qui décrit, dans La Prêtresse pourpre de la lune folle (Purple
Princess of the Mad Moon, 1964), des rites orgiaques avec sacrifices
humains.
Mais les progrès de la science, en jeu dans la
science-fiction, ont toujours posé des questions d’ordre religieux. La
comparaison prométhéenne du savant à Dieu a donné lieu, souvent sous la forme
d’avertissement, à une postérité littéraire nombreuse, sinon envahissante. Frankenstein [313] de Mary Shelley est, entre autres, une
parabole biblique, l’histoire d’une Genèse ratée. La science aboutie peut, on
l’a vu chez Vance, devenir sorcellerie ; beaucoup de cultes hérétiques, le
culte de l’atome inventé par Van Vogt en est un exemple, se fondent sur la
science. Dès les débuts du genre littéraire, la religion est en conflit avec la
science-fiction. Il ne faudra pas moins de dix ans après sa rédaction pour que
puisse paraître “ Ta croix dans le désert des cieux ”[314] de Harry Harrison, qui fustige le prosélytisme
méprisant des valeurs et des modes de pensée indigènes. La nouvelle, refusée
aux États-Unis après bien des déboires, sera finalement éditée en Angleterre.
Je rougis de reconnaître, en notre époque de
cunnilinctus intergalactique et de bestialité exobiologique, écrit Harrison, que
ma contribution à la démolition des tabous se réduisait à prendre pour héros un
athée ! [[315]]
Philip José Farmer, lui aussi, a dû une bonne partie de ses difficultés
de jeune auteur à ses positions sur les tabous associés à la religion.
Pourtant, dans une nouvelle de Lester Del Rey : “ Car je suis un peuple jaloux
”[316], l’humanité affronte le Jugement
Dernier, mais c’est un autre peuple que Dieu a élu…
La polémique n’a jamais cessé d’être vive car la
science-fiction offre un champ exploratoire idéal de la religion. Elle permet,
par exemple, de revenir physiquement aux sources de la religion grâce à une
machine temporelle, et d’assister à la naissance de l’univers, de l’homme, de Jésus
Christ ou de sa crucifixion… voire de déterminer ces événements : Voici l’homme
(Behold the Man, 1966-69) de Michael Moorcock a suscité de violentes réactions
pour son caractère blasphématoire, dont voici l’histoire. Un homme obsédé par
la croix revient, grâce à une machine à voyager dans le temps, à l’époque de la
crucifixion. Il entreprend le voyage de Nazareth, mais trouve en Jésus un idiot
congénital. C’est donc lui qui devra incarner le destin du messie.
Citons encore “ The Gospel According to Gamaliel Crucis ”,
de Michael Bishop, qui a provoqué des réactions outragées[317]. Ce qui n’a pas empêché certains
auteurs d’aller fort loin, en faisant participer, par exemple, le héros à la
renaissance d’une divinité locale, dans La Nuit de la lumière (Night of
Light, 1957-66) de Farmer. Asimov dote ses robots de foi, dans “ Raison ”[318].
Beaucoup d’auteurs, à commencer par Frank Herbert, ont
inventé des cultes extraterrestres, ou en usage dans un futur qui a plus ou
moins oublié les religions contemporaines. Herbert a beaucoup écrit sur la
religion, avec Et l’homme créa un dieu (The God Makers, 1972). Les deux
premiers romans du “Programme Conscience”, Destination vide [319] et L’Incident Jésus (The Jesus Incident,
1979), décrivent l’accession d’un ordinateur au stade de divinité. Dans En
terre étrangère (Stranger in a Strange Land, 1961) de Robert Heinlein, un
enfant élevé par des Martiens et doté de pouvoirs psychiques fonde, de retour
sur Terre, le “culte de Grok”, qui prône l’amour libre. Autre secte inventée :
le bokononisme dans Le Berceau du chat (Cat’s Craddle, 1963) de Kurt
Vonnegut.
Le christianisme a inspiré, chez Farmer ainsi qu’à peu près
tous ceux de l’Âge d’Or, de multiples variations théologiques. Parmi les plus célèbres
: “ L’Étoile ”[320] d’A.C. Clarke, où un jésuite apprend que l’étoile
de Bethléem était une supernova qui détruisit une civilisation extraterrestre
—, avec une prédilection néanmoins pour les thèmes de la Crucifixion et de l’évangélisation
des sauvages. Dans “ Ta croix dans le désert des cieux ”[321], les Écritures sont prises au pied
de la lettre par une tribu d’indigènes extraterrestres innocents, qui
crucifient le missionnaire qui les leur a enseignées. Un cas de conscience
(A Case of Conscience, 1953-58) de James Blish met en scène une espèce de
sauriens vivant dans un état édénique : illusion ou réalité ? La planète païenne
sera heureusement détruite. Il faut ajouter le récit de Sol Weintraub dans Hypérion,
qui réactualise le sacrifice du fils d’Abraham relaté dans l’Ancien Testament.
Un autre thème récurrent est la crainte d’un retour à la théocratie, qui forme
la toile de fond d’Endymion. C’est en effet surtout le cléricalisme qui
est visé dans la majorité des œuvres de SF.
Avec Walter M. Miller et surtout C.S. Lewis, la
science-fiction ne manque pas non plus de défenseurs de la religion chrétienne.
Certains auteurs, enfin, ont été fascinés par le mysticisme de la foi. Frank
Herbert à sa façon matérialiste (il ne se sentait pas assez chrétien pour être
anticlérical), Philip K. Dick qui n’a pas toujours su garder les distances de
la simple spéculation intellectuelle avec ce thème, Orson Scott Card enfin, qui
place les problèmes religieux sur le terrain des valeurs morales.
b.
la religion dans le livre-univers :
De part l’envergure cosmique du livre-univers, il est
naturel que la religion intervienne, d’une manière ou d’une autre. Le
livre-univers développant des mondes étranges et mystérieux, la quête de
l’origine met inévitablement en scène la religion. C’est le cas dans les sagas
de Farmer, mais aussi dans la Cie, dans laquelle les Néo-Catholiques détiennent
les archives permettant de restaurer la vérité historique. L’ancêtre en cette
matière est Olaf Stapledon, savant anglais déterministe et communiste, dont Créateur
d’étoiles [322] montre un sens religieux de la transcendance
par laquelle les êtres pensants de l’univers dépassent leur condition d’origine
et se créent leurs propres valeurs, organisatrices dans le chaos du cosmos.
Le livre-univers construit des civilisations entières. En
tant qu’institution, la religion constitue une des structures sociales qui
doivent être représentées. On constate que, à l’instar des créations
biologiques, les auteurs puisent dans la réalité. Les religions classiques se
trouvent fréquemment mêlées à de nouveaux cultes, ou transformées de façon
significatives. Plus rares, de nouveaux cultes peuvent aussi émerger.
La création de religions totalement neuves est a priori plus
facile que les régimes politiques. Pourtant les livres-univers, le plus
souvent, se contentent de transposer les religions classiques à leur nouvel
environnement :
Noô |
1. Christianisme “ polymorphe et défiguré”
(I-168), exemple les Prudes (II-88) 2. Sabaothiens, transposition de
l’Islam 3. Purs d’Aequalis, transposition
du Bouddhisme 4. Chamanisme kiha, évoqué dans
les notes mais non développé 5. Cultes fâvdiens, évoqués dans Noô
mais non développés |
Dune |
1. Enseignements
Anciens, regroupant les religions actuelles (Judaïsme,
Christianisme, Islam), syncrétiques (buddislam, navachristianisme) et inventées 2. Religion de la Bible Catholique
Orange, (C.I.Œ.), ayant absorbé les commandements du Jihad Butlerien 3. Religion fremen du Kitab
al-Ibar, d’inspiration musulmane, aboutissant au culte de Muad’Dib, puis au
Sentier d’Or du Tyran Leto II, etc. |
La Compagnie des glaces |
1. Néo-catholicisme 2. Bouddhisme tibétain |
Helliconia |
1. Culte du Pauk 2. Culte de Wutra et autres
religions naturelles inventées (l’Azoiaxique, etc.) 3. Religions non humaines
(l’engourdure des Phagors, les Quatre-vingt ténèbres des Nondads, etc.) |
Hypérion |
1. Religions
actuelles (Judaïsme, Islam, Christianisme) et syncrétiques (gnosticisme zen) 2. Catholicisme régénéré (culte du
cruciforme) 3. Église gritchtèque |
On remarquera la forte propension à la création de nouvelles
religions par un mélange d’anciennes, en un phénomène syncrétique qui se
rapproche de celui des sectes. Au niveau de la création, cela évoque le mécanisme
d’hybridation, que l’on a déjà constaté avec le matériau du vivant. Si le
bouddhisme attire certains auteurs par l’impermanence de ses fondements — en
accord avec une vision moderne du monde qui privilégie ce qui fluctue — et son
aspect plus philosophique que proprement religieux, c’est de façon
superficielle. G.-J. Arnaud, par exemple, qui présente le bouddhisme le plus
charismatique, ne développe aucunement ce pan religieux dans la Cie.
Comme la plupart des auteurs, il se concentre sur ce qu’il connaît le mieux.
Le christianisme dans Noô adopte des formes “créoles”.
Ainsi la version imerine, dont les adeptes vénèrent des poissons sacrés (Noô,
II-36). Dans Endymion, le catholicisme régénéré, en
autorisant les résurrections de masses, est un lointain écho des réincarnations
qui fondent le bouddhisme et l’hindouisme, mais en lui attribuant cette fois
une valeur positive ; la réincarnation n’est plus une malédiction, mais la
promesse d’immortalité tenue par l’Église (Adam ayant été créé immortel). Bien
entendu, le lecteur n’est pas dupe et Dan Simmons s’inscrit dans la tradition,
vivace en SF, de la “fausse Église” vouée à être détrônée par le “vrai” messie,
la vraie croyance ou la véracité historique.
Seul Aldiss semble échapper à la règle, en délaissant les
religions révélées pour leur préférer les religions naturelles, primitivistes.
(Mais dans le respect de la nature peut également se discerner l’empreinte des
religions orientales.) Dans Helliconia, le Pauk fait dialoguer les
vivants et les morts par un voyage mental comparable à celui des Indiens, dans
un espace intermédiaire, où les âmes vivent une vie à elles au centre du globe.
Cette organisation du monde spirituel, qui inclut vivants et morts, est
comparable au dialogue des phagors vivants et des phagors en “ engourdure ” ;
elle fait communier toute l’écosphère.
La grande majorité des auteurs de livres-univers se déclarent
athées, à commencer par Asimov lui-même[323]. G.-J. Arnaud montre les Néo-catholiques
sous un jour peu favorable, ceux-ci se caractérisant par le fanatisme, l’appétit
de pouvoir, l’hypocrisie, le racisme anti-Roux (ces derniers représentant
l’innocence et la liberté sexuelle). Simmons et Aldiss sont des matérialistes
athées qui voudraient croire[324]. Peut-être sont-ils à la recherche,
via la “ biosphère ” et la “ métasphère ”, d’une “religion athée”, non constituée
en dogme et qui rétablirait le dialogue rompu avec la nature. Avec le
cruciforme, Dan Simmons a ramené l’objet spirituel de la croix à un objet
parfaitement matériel, d’où le divin est absent et même trivial puisqu’il est
constitué d’ADN.
Quant à Stefan Wul, il s’inscrit dans une tradition
voltairienne d’agnosticisme tolérant, mais il a aussi le désir de ne pas choquer.
Jouve s’avoue pyrrhoniste (Noô, II-57), c’est-à-dire sceptique. Le problème
de l’existence de Dieu est éludé par une pirouette verbale. Wul se méfie des
illuminés comme des idéologues, respectivement dénoncés pour leur intempérance
dans Noô, II-79 & 88. Il se mettrait plutôt du côté du
machiavélique Séliduan, quand il lui fait dire qu’il n’aurait “ pas donné
une guigne d’un univers gouverné par Jouve Deméril ” (Noô, II-178). Quand ce dernier fait fabriquer sa Bible, il n’est pas
dupe de l’aspect formel de son dogme (II-56). Et quand c’est le nom de Jouve
qui est invoqué dans les nouveaux massacres, Brice se demande : “ Jouve
avait-il voulu cela ?… ” (Noô, II-63)
Du point de vue religieux, Dune commence là où finit Noô.
La religion est la deuxième ligne de force de Dune, avec l’écologie ;
l’originalité essentielle de son auteur a été de faire de la première un motif
de croisade pour la seconde. Frank Herbert s’oppose surtout à la mystique
(mystiques religieuse, du héros, du messie, de la science), en ce qu’elle se
pose en absolu alors qu’elle ne recouvre que des phénomènes locaux de l’univers
(Dune, III-534). Il partage très probablement le
credo des Sœurs du Bene Gesserit, qui se définissent comme agnostiques (Dune,
VI-361). Dans un dialogue avec un rabbin, elle se découvrent
un peu (VI-526 à 528) : “ Elles se considèrent comme un
jury doté de pouvoirs absolus qu’aucune loi [humaine] ne peut contraindre ” ;
elles appellent leur foi la “ tendance égalisatrice ”, qu’elles voient sous
l’angle génétique et instinctuel et qui découle des lois biologiques. Il est à
noter que les Révérendes, à leur mort, se font enterrer sous un arbre,
affirmant leur volonté d’entrer dans le cycle de la vie. Faut-il en déduire que
Frank Herbert est un sophiste qui croit que le savoir est sans force, parce
qu’il l’identifie à l’opinion ? On serait tenté de le croire. Mais ce qui
fonde l’univers d’Herbert, c’est la pluralité des croyances en concurrence,
qui, localement dans l’espace et dans le temps, se révèlent valides. C’est là
que réside le “relativisme absolu” d’Herbert.
Dans le livre-univers, si le problème de la foi n’est pas
absent du traitement de la religion, cette dernière demeure néanmoins vue de
l’extérieur, dans ses effets sur l’individu et la société — bref, sous son aspect
d’élément du système-monde. La religion naît d’une volonté d’unification de la
complexité. Parallèlement aux religions révélées et aux religions naturelles,
les livres-univers développent parfois d’autres théories unifiantes, qui
fournissent une alternative laïque. Ces théories peuvent être politiques
(Herbert, Wul) ou morales (Aldiss, Simmons). On notera qu’elles n’apparaissent
pas tout de suite, qu’elles ne se développent qu’après la mise en place
effective du système-monde, et participent de leur singularité.
c.
la religion au service du pouvoir :
La religion représente, chez les auteurs, la structure la
plus puissante tant au sein de la société que chez l’individu. Son étude permet
d’établir les rapports du mythe et de l’histoire.
Herbert et Wul en démontent les mécanismes, apparentés à
ceux du pouvoir politique. La vision de Wul est ethnologique ; le discours de
Jouve relève du commentaire social, qui est un style en soi. Herbert intègre
plus volontiers la religion à tout le système-monde, de la biologie (le ver géant
est aussi “Shaitan”, Satan) à l’économie (Arrakis, devenue lieu de pèlerinage).
Ce qui l’intéresse, c’est l’organisation, les superstructures qui demeurent
invariantes d’une religion à l’autre. La religion est un outil dont se servent
des groupes en compétition contres d’autres groupes dans la lutte pour la
survie. La chose militaire permet de détruire le concurrent ; le droit et la
religion, de l’absorber, c’est-à-dire de détruire ses comportements de groupe.
Foncièrement rationaliste, le Bene Gesserit ne se pose en religion que dans son
fonctionnement, sa capacité pratique à créer de l’ordre, à modeler les événements.
La religion est le foyer de toutes les formes de pouvoir, c’est pourquoi le
Bene Gesserit est la Science de la Religion. Religion liée non à la valeur de
son dogme, mais à la coïncidence avec la nature du monde tel qu’il peut être
perçu. La politique est la perpétuation d’un mode de vie comme modèle
universel, et non le pouvoir politique immédiat, sévèrement critiqué en tant
que tel, dans Dune (VI-92) comme dans la majorité des autres
livres-univers.
La tendance de la religion à dicter non seulement les
comportements mais aussi les consciences individuelles en les enfermant dans un
cadre, la place — en tant qu’institution mais également en tant que structure
mentale — au premier plan des dangers pour le libre-arbitre. C’est, pour
Herbert, le “crime” de toute mystique que de dominer la conscience au point que
ceux qui l’habitent ne savent plus distinguer entre la mystique et leur
univers. Une fraction importante de la science-fiction qui traite de religion
illustre la phrase de Karl Marx : “ La religion est l’opium du peuple ”.
Dans les temps préhistoriques du genre, E.R. Burroughs dénonce l’exploitation
de la crédulité des masses, dans Les Dieux de Mars (The Gods of Mars,
1913). “ La croyance peut être manipulée. Seul le savoir est dangereux ” (Dune,
II-25). Le savoir en question n’est pas religieux, mais intégrateur
de toutes les “vérités”. Il s’agit moins d’un savoir que d’un traitement du
savoir, qui se trouve au-dessus de celui-ci dans l’échelle des connaissances.
Et même la nouvelle religion mériliste présente un danger
potentiel, dans Noô (II-193). Aussi les efforts pour s’en dégager
apparaissent-ils souvent comme une libération. Yuli, plus tard Laintal Ay, et
bien d’autres dans la trilogie helliconienne, proclament : “ Je n’appartiens
qu’à moi-même ”. Ce n’est pas un hasard si la plupart sont athées, qui se
revendiquent comme tels (Helliconia, II-43 & 45,
etc.).
Le mécanisme inverse, l’évangélisation forcée, est étudié en
particulier par Frank Herbert et Dan Simmons. Endymion rappelle l’évangélisation
chrétienne faite au fil de l’épée en Europe, ainsi que les pressions sur les
Indiens d’Amérique du Sud, l’islamisation forcée des Berbères en Afrique, ou
les Papous tenus de choisir entre le christianisme ou l’islam. Mais c’est Dune
qui a le plus insisté sur l’aspect guerrier de la religion, la notion de guerre
sainte. Celle-ci n’apparaît pas comme un épisode accidentel, une excroissance
morbide, mais manifeste l’essence même de la religion, qui est violence.
Le contrôle du langage est une autre tendance de tout
pouvoir absolu, il fait partie de l’arsenal du conditionnement. Le langage
n’est tel, nous apprend Jakobson, parce qu’il renvoie au monde. Par conséquent,
qui contrôle le langage contrôle le monde. La science-fiction a révélé cette
importance avant toute autre littérature. La Novlangue, réduite à quelques mots
dans la dystopie 1984 [325] illustre par le contre-exemple, l’application
de la cybernétique au langage en tant qu’appui à la parole, cet appui étant
d’autant plus efficace que le langage, comme système formel, est complexe. Les
langages spécialisés dans Les Langages de Pao [326], sont basés sur l’hypothèse
psycholinguistique (Jack Vance parle de “ linguistique dynamique ”) que
c’est le langage qui conditionne la perception, et non l’inverse, une langue
pouvant ainsi devenir une arme :
“ Aucune langue n’est neutre (…). Si nous allons plus
loin, nous remarquons que toute langue impose à l’esprit un certain point de
vue sur le monde. De toutes les “ images du monde ” qui existent, laquelle est
la vraie ? Et quelle langue l’exprimera ? D’abord nous n’avons nulle raison de
croire que la véritable “ image du monde ”, à supposer qu’elle existe, puisse être
un outil valable et avantageux. Ensuite, nul standard ne permet ne nous permet
de la définir. La “ Vérité ” est contenue dans les préjugés de celui qui
cherche à la déterminer. ” [[327]]
La raison qui oppose les phagors aux humains est peut-être davantage
leur langue, l’éotemporel inintelligible à l’esprit humain, que leur aspect
physique. Jouve Deméril, dans Noô, adopte cette vision jésuitique du
langage, quand il utilise un bataillon de linguistes pour rédiger sa “Bible”.
Dans la Cie, l’anglais est obligatoire, l’usage des autres langues étant
réprimé ; dès lors, tout autre langage est subversif. Le livre-univers semble
appliquer dans un cadre romanesque la phrase de Nietzsche, tirée du Crépuscule
des idoles (Götzendämmerung, 1889) : “ Je crains bien que nous ne
nous débarrassions jamais de Dieu, puisque nous croyons encore à la grammaire…
”[328]
Langage et religion conditionnent la conscience, forment
deux filtres-miroirs de la réalité. Le Bene Gesserit, dans Dune, reste
vigilant face à l’évolution des langues et à la création des jargons spécialisés,
qui peuvent lui échapper. Leur attitude découle d’une analyse similaire à celle
d’Henri Laborit qui, sur des bases biologiques, a tâché de démontrer que le
comportement humain est dominé par les jugements de valeur et une sémantique[329]. Il s’ensuit l’existence de “langages
de batailles”, langages spéciaux à l’étymologie restreinte, tel le Chakobsa,
destinés aux communications en temps de guerre.
Dune, Hypérion, Noô, Helliconia (sur Terre) marquent l’avènement
d’un culte unique : théocratique dans les deux premiers, d’essence
respectivement politique et philosophique dans les deux derniers. C’est un des
vieux thèmes de la science-fiction qu’un rêve dirigé devient réalité comme
norme. “ La seule idée de mélanger la politique avec les croyances religieuses était
quelque chose de barbare ”, dit Martin Silénus en parlant du temps de l’Hégémonie
(Hypérion, III-70). Mais c’est surtout dans Dune que
les rapports entre l’individu, la politique et la religion prennent toute leur
ampleur.
Quand la loi et le devoir ne font qu’un sous la
religion, nul n’est plus vraiment conscient. Alors, on est toujours un peu
moins qu’un individu. [Dune, I**-249, exergue de chapitre n°43]
La théocratie de Dune est aussi un culte de la personnalité, qui
se perpétue de lui-même (le culte de Muad’Dib se prolonge dans celui de Leto
II, puis du Dieu Fractionné, de Guldur). Elle est l’occasion de faire une
analyse, particulièrement fouillée dans le quatrième volume où le divin se marie
le plus complètement avec le politique, du despotisme. Frank Herbert s’est
inspiré des travaux de Karl Wittfogel, en particulier sa thèse (contestable)
que le despotisme oriental est le reflet social des contraintes de l’économie
hydraulique. Il place l’enjeu moral moins dans le moyen que dans le but de
l’exercice du pouvoir, celui-ci apparaissant volontiers cruel dans les mains de
Leto II, le Tyran. Les personnages, quels qu’ils soient, hommes ou femmes, sont
avant tout des êtres de pouvoir. Étrangers à la vie sentimentale, ils assument
leurs destins d’instruments de gouvernement. Les Honorées Matriarches (Dune,
V et VI), les “ Catins ”, asservissent
sexuellement non pour procréer, mais dans le seul but d’assujettir : elles sont
condamnables parce qu’elles ont perverti le but du pouvoir, qui est le bien
commun.
La religion apparaît non comme un but mais comme un
appareil, c’est-à-dire un exercice :
1°) Noô : par Jouve Deméril, pour cimenter dans la
durée les planètes autour d’une idéologie, car la religion fait communier, donc
unifie, dans l’imagination et non dans la raison, ce qui autorise toutes les
manipulations de masse.
2°) Dune : par le Bene Gesserit puis l’église de
Muad’Dib, afin d’instaurer un nouveau système de domination. C’est pourquoi la
Bible Catholique Orange issue de la Commission des Interprètes Œcuméniques,
synthèse des anciennes religions terriennes, trop idéaliste, est traitée comme
quantité négligeable. La religion fremen est issue de l’Islam, considérée comme
“religion de combat”. Certes, le prénom de Paul Muad’Dib est un écho du Saint
fondateur de la religion chrétienne, mais il est impossible de ne pas voir en
lui un nouveau Mohammed (le prénom de sa sœur, Alia, est aussi celui d’un
membre de la famille du Prophète Mohammed). Le choix d’Herbert tient aussi du
fait que l’Islam est sans doute la plus messianique de toutes les religions,
celle où la notion de prophète est la plus puissante. Le Bene Gesserit nie être
une religion, mais son ordre est perçu comme tel en vertu de son organisation
et de ses méthodes d’éducation.
3°) Cie : par l’église néo-catholique, pour maintenir
les masses dans l’ignorance et assurer ainsi son pouvoir temporel.
4°) Hypérion : par les Templiers, pour comprendre et
contrôler. Dans Endymion, Dan Simmons se prête à un exercice connu dans
la science-fiction[330] : imaginer l’Église catholique régnant à
nouveau sur le monde — même si cette Église-là n’a que peu de rapports avec
celle de la Renaissance. G.-J. Arnaud s’y livre tout au long de la Cie,
en établissant la succession des papes pendant l’ère glaciaire, et leurs
efforts pour devenir légitimes.
Par l’institution ecclésiastique, politique et religion se
combinent intimement. Le livre-univers démonte, par l’usage de la métaphore,
les structures que sont religion et idéologie, simples outils dans les mains
des protagonistes. Aldiss, pour qui “ la religion [est] le romanesque des
ténèbres ” (Helliconia, I-55), oppose plusieurs religions. Dans
l’une, Akha est mauvais et Wutra bon, dans l’autre c’est le contraire, ce qui
constitue déjà un point de vue a-religieux. Dans le Pauk, les vivants entrent
en contact avec les morts et la culture passée rencontre le présent, ajoutant
une nouvelle couche de complexité à la vie d’Helliconia. On retrouve là l’idée
de Frank Herbert d’un passé intimement lié au présent et au futur, dans un système-monde
circulaire.
Dans Noô, les religions, assez proches de leurs équivalentes
terriennes, semblent s’annuler. Comme chez Herbert, la religion représente un échelon
supérieur de la politique : “ Quel rapport pouvait-il voir entre la politique
et les névroses d’un Hébreu mort depuis trois millénaires ? ” se demande Brice
(Noô, II-22).
Le projet de Jouve est de “ récrire la Bible ”, c’est-à-dire
d’inventer de toutes pièces un système de références religieuses pour cimenter
son dogme :
— Parce que le besoin de croire est plus impérieux
que le besoin de comprendre. Parce que l’emprise d’une Foi sur le consensus crée
des automatismes en chaîne que ne pourrait entretenir un système sans
apriorisme émotionnel. [[331]]
La religion, interprétée comme la structure la plus élaborée de la
noosphère parce qu’elle fait intervenir à la fois les raisonnements les plus
subtils et les peurs les plus primaires, conditionne davantage l’individu que
toute autre structure intellectuelle. Paul Atréides et Jouve Deméril l’ont bien
compris, en la considérant comme l’outil suprême pour accéder au pouvoir, et
faire non seulement triompher leur cause, mais aussi la faire durer. Paul s’y
trouvera piégé.
Le jugement moral peut parfois interférer avec les préoccupations
structuralistes du créateur d’univers. C’est la question de la fin et des
moyens, qui se pose pour toute forme de pouvoir. Ce n’est pas nouveau dans la
science-fiction, dans laquelle les figures du prêtre et du politicien ne sont
souvent pas éclairées sous un jour favorable. L’opinion s’avère plus nuancée
dans les livres-univers, où le problème prend néanmoins toute sa force. La
justification du pouvoir est posée dans Hypérion sous la forme d’une
parabole biblique, à propos de la fille de Sol Weintraub. Elle est peu évoquée
dans Noô (II-25, sur la nécessité de la révolution),
plus largement dans Helliconia qui présente une parabole sur l’Histoire.
Pour Aldiss, la religion ne détient jamais plus d’une petite partie, cryptée,
de la vérité, et l’emploie presque toujours à mauvais escient. Ce qui est également
valable pour le pouvoir politique : par sa volonté d’exterminer les phagors et
les rescapés de la Mort Grasse (Helliconia, III), c’est l’espèce humaine toute entière que l’Oligarchie de Sibornal met
en péril. Et à travers l’Oligarchie, xénophobe et bornée par sa religion, c’est
la pensée occidentale moderne — ou plutôt, pas assez moderne à son gré — que
vise Aldiss. Celui-ci semble partager l’opinion de Farmer selon laquelle le
progrès de l’Histoire, s’il n’est pas sous-tendu par une morale, est une
illusion. Chez Farmer, cette morale est individuelle ; chez Aldiss, elle doit être
collective, c’est pourquoi la Terre d’Helliconia III tend vers l’utopie.
Dans la vision systémique des sphères imbriquées, en
relations les unes avec les autres, la religion peut apparaître la plus élevée
pour l’Homme, c’est-à-dire englobant toutes les autres sphères. Dans Helliconia,
il y a une sphère plus élevée : l’Umwelt psychique qui constitue la
conscience générale de l’humanité. L’une des formes qu’elle prend est
l’empathie. Sa caractéristique est qu’elle interagit avec “ Gaïa et le Foyer
Originel ” : ainsi la sphère la plus élevée dans l’échelle de l’abstraction
rejoint la sphère la plus basse, celle de la terre et même le monde souterrain,
s’ordonnant en une unité cosmique et cosentiente. Cette croyance rompt
radicalement avec les religions traditionnelles, à la recherche du pouvoir
temporel ; elle ne s’affirme pas comme pouvoir, mais rejoindrait plutôt une
philosophie de l’existence d’inspiration orientale — tout en comportant des
peurs et des thèmes chrétiens.
Mais comment être sûr que ces biosphères, ces esprits
tutélaires qu’étaient Gaia et le Foyer Originel avaient une existence réelle ?
Il n’y en avait pas de preuve objective, de la même
façon que l’empathie ne peut se mesurer. La vie microbactérienne n’avait pas le
moins du monde conscience de l’humanité : leurs umwelts sont trop différents. Seule l’intuition
peut permettre de voir et d’entendre les pas de ces entités géochimiques qui
ont régenté la vie de tout un monde en marche comme s’il s’agissait d’un
organisme unique. [Helliconia, III-389]
Pour la noômologie, la sphère psychique est un Umwelt unique, et
“ l’amibe, le bacille, la bactérie et même le virus pensent ! ” (Noô,
I-183). L’Umwelt est affaire de perception, contrairement à
l’affirmation de l’évêque de Berkeley pour lequel tout ce qui n’est pas perçu
n’existe pas : l’arbre, par exemple, peut distinguer “l’humide” du “sec”. La
pensée est envisagée sous l’angle adaptatif que les organismes entretiennent
avec leur milieu. Toute action biochimique (ou chimique, ou même nucléaire !)
procéderait d’une pensée intrinsèque, inconnaissable. C’est l’hypothèse du noôzôme,
substance pensante. Raymond Ruyer se pose du reste la question de la conscience
subjective de la cellule, quand il décèle le comportement d’apprentissage
aveugle chez les amibes[332]. Cette vision voisine de la
doctrine biologique du vitalisme n’est pas absente de la science-fiction des
années 50. Elle se retrouve par exemple dans une nouvelle de Jack Vance, “ Four
Hundred Blackbirds ” :
Le professeur Luka et son fils, le docteur John Luka,
de l’université de Midland, sont occupés à sonder la conscience des animaux
mono-cellulaires. L’amibe, se sont-ils rendu compte, distingue diverses
couleurs, entend, sent, détecte la chaleur et le froid. Ils désirent s’assurer
de sa connaissance de ce monde. [[333]]
Au premier abord, la vision de Brian Aldiss qui domine le troisième
volet de sa trilogie rejoint la conception des sphères imbriquées de Teilhard
de Chardin (voir supra, p.130), en lui adjoignant la notion de
superorganisme (Gaïa) appliquée à toutes les planètes portant la vie
consciente, et non pas la Terre seule. L’idée de retrouver l’ancienne alliance
animiste avec la nature, ou d’en fonder une nouvelle grâce à une théorie
universelle selon laquelle l’évolution de la biosphère jusqu’à l’homme serait
dans la continuité sans rupture de l’évolution elle-même n’a pas été découverte
par Teilhard. La force inconnaissable de Spencer, qui opère dans tout l’univers
pour y créer variété, cohérence et ordre, joue le même rôle que l’énergie
ascendante de Teilhard : l’histoire humaine prolonge l’évolution biologique,
qui elle-même fait partie de l’évolution cosmique. En reprenant les thèses de
Teilhard et de Lovelock, Aldiss se fait également l’héritier du progressisme
scientiste du XIXe siècle. En fait, il s’oppose au
concept d’évolution spirituelle du Jésuite, qui implique une hiérarchie entre
les sphères, avec une suprématie de l’esprit sur la matière, et assure à
l’homme sa place éminente et nécessaire.
Le livre-univers introduit dans l’esprit du lecteur la
vision d’un monde où tout est en correspondance. On pourrait reprocher à
Aldiss, comme à Dan Simmons, de mêler cette idée à un mysticisme facile, de
prendre le risque de passer les frontières de la métaphysique conduisant au
vitalisme (voir supra, note 130). Herbert repousse cette tentation en
maintenant son discours dans le champ politique, Wul dans le champ poétique. Il
faut rappeler, ce qu’Aldiss n’oublie du reste pas de faire, que le
livre-univers n’est qu’une fiction, qui permet de rendre “réelle” une chose
qu’un esprit matérialiste ne pourrait accepter, parce qu’elle relève, en dernier
ressort, de la métaphysique.
En caricaturant à l’extrême, on peut regarder les mondes dépouillés
de Farmer et d’Arnaud comme une représentation de l’homme dans l’Histoire[334], ceux d’Aldiss et d’Herbert comme
une représentation de l’homme dans la société, celui de Wul comme une représentation
de l’homme dans l’univers sensible.
QUATRIÈME PARTIE
COSMOGONIE DU LIVRE-UNIVERS
Lo gu lo nu, lo sku
mo
ro, mo ru mo sbu.
G.-J. Arnaud. La Compagnie des glaces.
Comptine des Roux
Les Otages des glaces, VI-162.
Quelques éléments communs aux livres-univers viennent d’être
dissociés. La liste n’est pas exhaustive, et dans ce qui va suivre,
quelques-uns seront encore développés.
La deuxième partie a permis de cerner les contours du
livre-univers, son contenant — et la troisième partie, son contenu. Il est
temps de reconsidérer le livre-univers dans son ensemble, à la fois comme
expression artistique du monde et comme compréhension de l’univers. Ceci afin
d’apprécier dans quelle mesure contenant et contenu se modèlent l’un l’autre.
Il n’est plus à démontrer que le livre-univers a l’ambition de faire monde.
La cosmologie, science de l’Univers considéré dans son ensemble, est donc une
approche valable. Mais de quel monde s’agit-il ? Par son élaboration et son
style, du monde de la littérature. Par le mode de discours qui est celui de la
science-fiction, supposant une conception personnelle et culturelle du monde,
de celui de la philosophie. Dans une optique non systémique, ce découpage
pourrait revenir à distinguer la forme du fond. Dans le développement on verra
qu’il n’en est rien, que forme et fond se lient inextricablement et que le plan
s’apparente, en écho à celui de la première partie, à une cartographie du
livre-univers.
I. Autour du livre-univers
La structure est inséparable de sa genèse. L’objet étant le
même, genèse de l’univers et genèse de l’œuvre (en tant qu’objet littéraire)
se confondent. Leur étude doit donc porter à la fois sur le travail préliminaire,
le style d’écriture, et la conception de l’auteur de l’univers, qui conditionne
sa création.
A — maturation et fabrication
Quel est le point de départ du livre-univers ? Après une
première lecture qui est celle de la découverte d’un monde, on peut ressentir
un grouillement flou d’idées, de lieux, d’animaux, de personnages, de
situations… et l’on pressent ce stade informé qui est celui du jaillissement
pur de l’imagination, de la fantasy. De ce chaos d’idées émergent des
formes qui aboutiront à un système-monde. C’est le premier travail d’élaboration,
extra-romanesque, qui est la capacité d’invention.
Certains auteurs commencent-ils par accumuler des éléments,
ou bien pensent-ils à des structures qu’ils peuplent par la suite, en
fournissant les matériaux de la construction au fur et à mesure ? Il n’y a pas
de réponse absolue, et la création d’un livre-univers sécrète sans doute sa
propre “intelligence”, tendant vers une forme stable. Chez Stefan Wul, les
carnets de notes élaborées sur plusieurs années tendent à prouver que ce
travail a été antérieur à la rédaction définitive (voir citation infra,
p.356, mots soulignés). Mais une partie de ces notes a été rédigée
pendant la rédaction.
Le projet peut être très ambitieux dès le départ (chez Dan
Simmons ou Brian Aldiss), ou le devenir (chez Farmer ou G.-J. Arnaud, dont la Cie
devait s’étendre sur dix volumes, puis cinquante). La règle semble être qu’il
n’y a pas de règle.
1) En
amont du livre-univers :
Le livre-univers met le lecteur dans les conditions d’une
genèse, d’un processus d’apprentissage par construction, en apportant des
briques selon les besoins. Pour les structuralistes, une genèse constitue le
passage d’une structure plus simple à une structure plus complexe.
Mais le problème de la genèse est bien davantage
qu’une question de psychologie : c’est la signification même de la notion de
structure qu’il met en cause, l’option épistémologique fondamentale étant celle
d’une prédestination éternelle ou d’un constructivisme. [[335]]
La genèse dont il est ici question est bien sûr celle du système-monde,
et l’écriture romanesque peut constituer le passage du chaos d’éléments informés,
au roman, puis au cycle. La troisième partie a dessiné la manière dont, par
l’interaction d’éléments épars de l’histoire, de thèmes et de trouvailles, se
constituait un système-monde. Les questions de l’origine et de la fin se
posent-elles, comme en écho de l’écriture, pour le monde fictif ? Qu’en est-il
au niveau de l’écriture ?
a.
début et fin du système-monde :
L’une des caractéristiques du livre-univers est que le but
atteint de l’intrigue romanesque n’épuise pas le monde. Cela ne signifie pas
qu’il n’y a pas de but : ce but, c’est la quête de l’origine à travers
l’exploration et/ou la spéculation. Et en effet, l’origine du monde est souvent
l’enjeu principal, sinon essentiel, des premiers tomes, car il conditionne son
devenir : qui a édifié l’Anneau-Monde (les Marionnettistes), peuplé le Monde du
Fleuve (les Éthiques), organisé Soror (les Fâvds) et pourquoi ? Quelle est
l’origine de l’humanité dans le système d’Hélios ou sur Helliconia, des vers
des sables sur Arrakis ?…
Ce qui est désigné n’est pas toujours élucidé, mais s’il
s’agit d’extraterrestres, ils existent non en tant qu’individus mais en tant
que race : des sous-dieux. On remarque également qu’une fois la réponse donnée à
la question de l’origine, quand il y a lieu (ce n’est pas le cas de Noô),
l’univers perdure ou dégénère : c’est le cas de “Rama”, du “Fleuve de
l’éternité”, de “Fondation &
les Robots”, devenus univers partagés (shared worlds).
La question des origines est obsessionnelle dans la Cie,
où la recherche de la vérité sur les Roux, la famille Ragus, la caste des
Aiguilleurs, la station orbitale Salt-and-Sugar… se ramène à une quête des
origines qui commande tout le cycle, où tous les mystères se recoupent — même
si G.-J. Arnaud en oublie quelques-uns, c’est pourquoi, sans doute, il est récemment
revenu à son monde avec les “Chroniques glaciaires”.
La fin de la Cie est un écho inversé du monde des
glaces. À l’image d’Helliconia le réchauffement est une nouvelle catastrophe
planétaire, un nouveau coup de gomme réduisant à néant tout ce qui a été
entrepris au cours du cycle. Un nouveau cycle peut commencer, qui ne correspond
pas à un retour à notre réalité, mais ouvre sur un autre monde, aquatique
celui-là puisque pratiquement toutes les terres sont englouties. Seul demeure
un élément essentiel, l’un des moteurs principaux de la série : l’aventure.
Les créateurs de livres-univers se livrent à la téléologie.
La fin offre un nouveau regard sur l’œuvre entière. L’ultime voyage de Noô,
retour vers la Terre, s’achève par la réponse à l’ultime question : celle de
l’existence hypothétique des Fâvds, liée à l’élément le plus important du
roman, le noôzôme, dont on connaît enfin, après moult spéculations parsemant le
récit, la véritable fonction. Le système-monde se boucle sur lui-même et trouve
une sorte de résolution, la substance issue des profondeurs souterraines se
combinant avec la race divine. Le départ définitif du système d’Hélios par
Brice et son retour à la Terre — la réalité — le conduisent à la folie ;
le héros pathétique sera condamné à revivre éternellement son rêve, en réécrivant
inlassablement les épisodes les plus extraordinaires de son épopée. L’onogenèse
nous donne une clé possible. Hélios (le soleil de Soror) est le premier soleil à
avoir illuminé le monde. Ce soleil imaginaire est celui de la poésie — et c’est
notre soleil qui n’est plus qu’un pâle reflet, tout comme la Terre, moins réelle
aux yeux de Brice que ne le sont Soror et Candida. En abordant la Terre, le
narrateur revit une nouvelle fois son périple dans la jungle, “ me nourrissant
comme je pouvais en choisissant les fruits déjà mordus par les singes, comme
autrefois… ” (Noô, II-208), comme pour souligner le cycle qui
se referme sur lui-même… mais pas dans le cadre de l’Éternel Retour comme dans Helliconia.
Et quelques lignes plus bas, résumant la Terre entière sur
laquelle Brice est condamné à vivre : “ Je n’aime pas ce ciel, je n’aime pas ce
climat ”. Si d’évidence, le romancier s’exprime par la voix et la plume de son
héros, dans certains livres-univers il semble avoir droit au chapitre, de façon
plus ou moins dissimulée. Dans le Monde du Fleuve, c’est un alter ego fabriqué
sur un anagramme de l’auteur, Peter J. Frigate, qui accompagne les voyageurs du
Fleuve dans leur quête de l’origine. Dans celui de Dune, l’épilogue énigmatique
du sixième et dernier tome répond à l’hypothèse selon laquelle l’univers de
Dune ne se contient pas tout entier, car dans ce cas, il n’aurait ni
commencement ni fin, devrait simplement être et n’aurait aucune place pour un
créateur. Le mystérieux jardinier omniscient occupé à tailler ses rosiers, répondant
au nom de Daniel, correspond bien à Frank Herbert au crépuscule de sa vie. Au
terme du dernier tome de Dune (publié posth.), Herbert a tenu à “borner”
son univers en représentant son couple sous forme allégorique, même s’il prévoyait
un septième volume, resté à l’état de notes. C’est aussi la création continue
de l’univers qui est représentée, sous forme humoristique. Genèse de l’univers
et genèse littéraire ont fini par se confondre dans l’œuvre romanesque.
Tous les mystères ne sont pas résolus à la fin de La
Chute d’Hypérion. Mais l’œuvre forme une totalité cohérente, se suffisant à
elle-même. La fin qui nous est offerte est un cataclysme historique et
religieux. On a qualifié Hypérion de mise en scène eschatologique. Cette
fin du monde n’est-elle pas plutôt celle de notre monde annoncée dans
l’augure millénariste ? Fin de la civilisation occidentale, qui fait trop
confiance aux moyens techniques — le réseau distrans du Retz, qui sert et
asservit à la fois. Les indices de la fin d’un système sont en place.
L’ouverture des Tombeaux du Temps qui doit voir la fin de l’empire est inéluctable,
et comme appelée, attendue, souhaitée presque. La mythologie est une clé : Hypérion
est le dernier titan sur Terre, père du soleil et de l’aurore, avant l’avènement
des dieux de l’Olympe, tout comme l’espèce humaine menacée de disparition par
les IA, dieux futurs. Hypérion apparaît alors comme le livre-univers de
la fin du millénaire chrétien : reflet d’un monde en crise, héritier des
“ civilisations mortelles ”, qui se sent agressé par tout indice de
changement (d’où le retour en force du thème de l’invasion extraterrestre cher à
la SF ?). De là l’importance diminuée de la politique, au profit de la
religion, comme tendrait à le prouver l’abondance du vocabulaire religieux, tel
le gritche comparé au golem, Hypérion, I-303. Le système
proposé est plus simple, mais s’inscrit déjà comme la première partie d’un
cycle plus vaste, un cycle ascendant comme le présage le titre du dernier
volume : L’Avènement d’Endymion. Car l’eschaton millénariste (rénovation
totale du cosmos, restauration du paradis) est désamorcé : l’apocalypse n’a pas
lieu et se transforme en renouvellement d’un cycle, un remorcellement positif
de l’univers, les distrans se dévoilant comme une unité aliénatrice. Dan
Simmons semble tenir à ce schéma, puisqu’Endymion présente une autre
unité aliénatrice, non plus technologique, mais religieuse : le culte du
cruciforme.
b.
une genèse littéraire
:
Œuvre totalisante, le livre-univers contient en germe sa
propre réflexion, au sens propre (mises en abîme, voir supra, p.86) comme au sens figuré. Chaque auteur pose le problème de la création
personnelle / création universelle à sa manière. Les interrogations littéraires
de Farmer, dans son “Fleuve de l’éternité”, enveloppent le roman,
parfois déterminent le choix des personnages. Œuvre totale, le livre-univers se
prête tout particulièrement à l’examen de ses sources littéraires. L’une de ces
sources, non négligeable, a déjà fait l’objet d’une brève étude dans la première
section de la troisième partie : il s’agit des thèmes. Les emprunts peuvent être
plus ponctuels, et se situer à l’intérieur ou hors de la science-fiction. On
distinguera les sources externes (influences horizontales), et les auto-références
(influences verticales) — bien entendu, il n’en sera mentionné qu’un aperçu, un
catalogue exhaustif étant impossible à dresser.
1°) Noô. À l’intérieur de la littérature de SF, Stefan Wul avoue
l’influence de Van Vogt, d’Asimov et dans une moindre mesure de Bradbury[336]. Mais ces influences restent évanescentes,
et Noô va surtout chercher dans la littérature générale et la poésie.
Les influences extérieures sont mises en exergue, et passent par de multiples
hommages où ne s’opère aucune hiérarchie.
— Les poètes
: Nerval cité en exergue, Rimbaud, Baudelaire, Lautréamont, Mallarmé,
Saint-John Perse. L’invocation du Destin, que l’on retrouve fréquemment dans Noô,
est un procédé courant de la poésie classique. “…lointains d’Hespérides ” (Noô,
I-258) est sans doute une réminiscence de Rimbaud[337], tandis que la “ danse macabre ” de
l’arlequin à la tête gobée par un poisson cyclope (I-212) fait référence au poème des Fleurs du Mal portant ce titre
(1859). L’hypnotisme sur le travail organique et la pourriture omniprésents
dans la jungle wulienne, peut être qualifié de baudelairien (voir le poème “
Une charogne ”, XXIX). Plus évident :
Les O ou les U dominaient-ils à gauche, à droite ?…
La ténuité d’un I s’étirait en spirale depuis les bas-fonds. Des diphtongues
interminables barytonnaient majestueusement entre les cimes. Mille accords
fusionnaient dans un Aaah grandiose… [[338]]
Si l’on voit Noô comme un univers poétique burlesque et
terrifiant, romantique mais se moquant de ses boursouflures scientistes, alors
l’influence des Chants de Maldoror de Lautréamont s’impose.
Dans À propos recousus, Stefan Wul cite quelques influences :
Je ne sais plus qui m’a même reproché de plagier
Baudelaire et Mallarmé… avec un sourire d’expert, le pauvre ! Comme si l’on
pouvait se montrer “plagiaire” en semant très ouvertement dans son livre, pour
leur donner une nouvelle jeunesse, tout un démarquage de textes
archi-reconnaissables :
“ Des forêts de symboles m’observaient avec des
regards meurtriers. ”
“ J’aime le mouvement qui enlace les lignes. ”
“ Mais on sait que la chair devient triste, à la
longue… Par bonheur, je n’avais pas lu tous les livres. ” [[339]]
“ Mon âme se fait poreuse aux effluves des teintes et aux caresses des
sons ” (Noô, I-45), renvoyant là encore à
Baudelaire : “ Les parfums les couleurs et les sons se répondent ”[340], mais aussi à Sartre qualifiant l’âme
primitive africaine de “ poreu[se] à tous [l]es souffles ”[341]… On n’en finirait pas de citer.
— Les
auteurs de littérature française (l’exubérance du Flaubert de Salammbô,
la vision de la ville de Jean Cocteau, les textes littérairement ésotériques de
Paul Valéry, la prose cursive d’Antoine Blondin et d’Anatole France, les épithètes
impressionnistes de Huysmans…) et étrangères (les aventures fantastiques
d’E.R. Burroughs, les créations verbales bizarres de Lewis Carroll, les
trouvailles extraordinaires de Swift…). Certaines scènes sont dérivées d’œuvres
déterminées. La fête orgiaque célébrant la victoire de Jouve, dont il est fait
une sommaire description dans Noô II-20, prend sa source dans le premier
chapitre de Salammbô (1862) relatant le festin des mercenaires à
Carthage, dans les jardins d’Hamilcar[342]. Stefan Wul “livre” certaines
influences souterraines, ainsi les “ bains d’espace ” de l’épisode de la
Hache (fin t. II), souvenir du long bain poétique de
Jean Giono dans Le Chant du monde (1934). Quant aux poneys candidiens noômisés
traquant Brice et le Grêlé (Noô, II-133), ils semblent être les
correspondants maléfiques des Houyhnhnms, chevaux parlants et pacifiques des Voyages
de Gulliver [343]. Sur le plan narratif, la forme du
voyage rempli d’aventures, la folie du héros qui a vu des choses
extraordinaires sur lesquelles il a forgé son propre système philosophique,
sont autant de points communs entre le roman de Swift et celui de Wul.
— Par
ailleurs, Wul admet volontiers l’influence des surréalistes[344], surtout en peinture et en
sculpture. On l’a dit, la littérature surréaliste ne lui convient pas parce
qu’elle réfute le romanesque et son exigence de logique interne ; ses buts et
ses principes ne coïncident pas avec ceux de l’auteur de Noô. Wul
partage l’opinion d’Aragon selon laquelle les résultats sont d’un intérêt inégal
(Traité du style, 1928). Cependant, le rapprochement avec les surréalistes
n’est pas seulement d’ordre stylistique ou méthodique. Il ne se limite pas au délire
noôzômique de Brice qu’aurait pu produire l’écriture automatique[345] ou au fonctionnement du noôzôme qui en relève
manifestement, mais procède d’un merveilleux qui illumine le sujet, et oblitère
l’analyse. Magritte, Picasso, Dalì, Max Ernst marquent Noô l’espace de
quelques images : le poisson-cyclope qui happe la tête d’un arlequin (un mycosé)
offre le même spectacle qu’un tableau de Magritte : La Traversée difficile
(1964). Les “ hommes-tricots ” victimes de la lèpre creuse, Noô I-261 & suiv., qui se servent de leurs excavations pour y dissimuler des
objets, évoquent irrésistiblement la Vénus de Milo aux tiroirs (1936-64)
de Salvador Dalì — dont les fameuses montres molles servent de comparaison, I-84. Le Temple des Marais (Noô I) est inspiré La Ville entière
(1937) de Max Ernst et de ses tableaux intitulés Forêt (1926-1927) ;
aussi n’est-on pas surpris de découvrir, au coin de Nature à l’aurore
(M. Ernst, 1936), un homme à tête d’oiseau, ancêtre du kiha ! Stefan Wul est
surtout sensible à l’image : la couleur sépia des vieux films exotiques et
des dioramas pour la jungle vénézuélienne, les cartes postales d’Utrillo pour
la peinture colorée de Grand’Croix. Deux autres références picturales
explicites : Jérôme Bosch (Noô, I-197), Gustave Doré (II-112).
— La
bande dessinée est une autre source d’images : américaine avec Flash
Gordon auquel est comparé Jouve Deméril[346], et Mandrake de Lee Falk et
Phil Davis (1934), mais aussi le courant français moderne avec Barbarella
de Jean-Claude Forest (1962) et la série Valérian de Pierre Christin et
Jean-Claude Mézières. Il y a une convergence d’inspiration entre Wul et Forest,
caractérisée par la fraîcheur et la tendance surréaliste. Dans Barbarella,
les moules de montagne semblent sortir tout droit de Niourk. En retour,
l’idée de la “ lèpre creuse ” qui excave les chairs (Noô, dernier chap.
du t. I) est empruntée à la “ lèpre ajourée ” de la bande
dessinée[347] :
Figure 11. — Source de
la lèpre creuse dans Noô I : J.-C. Forest : Barbarella.
Éd. Eric Losfeld, 1964, p.39. |
Le caractère de Barbarella ne semble pas, lui, avoir déteint sur quelque
personnage féminin de Noô. Quant à la série Valérian, c’est
l’album le plus baroque : L’Empire des mille planètes qui, aux dires de
l’auteur, a particulièrement marqué Noô. Le Temple des Marais du premier
tome trouve une illustration convaincante (éd. Dargaud, p.5-6), ainsi que l’idée du printemps candidien qui surgit en quelques
heures :
Figure
12. — Source du printemps candidien, Noô II-143 : Christin
& Mézières : L’Empire des mille planètes. Éd.
Dargaud, 1971, p.19-20. |
L’influence peut être plus diffuse. Le noôzôme est souvent comparé aux
paroles gelées de Pantagruel [348] de Rabelais, auquel Wul fait fréquemment
allusion dans ses interviews et qui représente l’imaginaire lié à la démesure.
Il ne s’agit que d’influences et non d’intertextualité. On peut voir dans le noôzôme
le symbole de la communication désincarnée, au-delà du langage articulé :
langage de la sensation absolument pur, de la poésie idéale. Il évoque l’océan
pensant colloïdal recouvrant entièrement la planète Solaris[349]. On peut comparer l’historique de
la recherche solariste[350] avec celle de la recherche noôzômique. Dernière
ressemblance avec Solaris : la “curiosité” de l’océan pensant (p.248) se rapproche de la “curiosité” des gisements noôzômiques. Le noôzôme,
c’est tout cela et sans doute plus : un réseau d’influences qui ne diminuent en
rien l’apport essentiel de Stefan Wul, qui fait de ce concept une totalité
unique.
Les auto-références sont plus aisément identifiables. Avant Noô,
Stefan Wul a écrit onze romans, dans les premières années d’existence de la
collection “Anti”. Leur étude permet de dégager certaines constantes, que l’on
retrouve dans Noô. En premier lieu, le même goût de l’image frappante et
folle, du détail insolite qui doit plus ou moins à la science : ainsi la brève
vision d’êtres humains tournant dans une cage d’écureuil, in L’Orphelin de
Perdide [351], est développée dans Noô, II-114 & suiv.
La création d’animaux chimériques, elle, s’est allée
s’amplifiant et l’on retrouve la forêt comme lieu-clé dans au moins deux
romans. Ainsi les marigots luminescents et les piroguiers de Piège sur
Zarkass. Dans le même roman, se retrouve également la psychokinésie des
indigènes rappelant certains pouvoirs octroyés par le noôzôme ; les Zarkassiens
eux-mêmes évoquant les kihas, et dont les ancêtres font penser aux Fâvds ; la
capitale, Grand’Croix avant la lettre ; et enfin, les filtres respiratoires des
Triangles (avec les “ greffes pharyngées ” de Rayons pour Sidar
renvoyant directement à Noô, II-82) annonçant des développements sur
ce problème dans Noô. Les automécanismes publicitaires de Grand’Croix (Noô,
I-116) n’auraient pas déparé dans la ville abandonnée de Niourk.
Les casques éducatifs par induction mentale (I-112)
s’inspirent de ceux d’Oms en série. Stefan Wul reproduit en outre des
structures narratives : on retrouve, dans la fuite de Jouve puis les intrigues
de palais, sa prédilection pour les intrigues d’espionnage. L’idylle
interrompue entre Brice et Prairiale dans un vaisseau spatial est un écho au
chapitre IV d’Odyssée sous contrôle (1959) et à Terminus 1. Les
bottes de protection vaporisées sur les jambes, et la protection spatiale selon
la même méthode, sur la Hache, ont déjà été utilisées :
Tout en parlant, il sortit un flacon rempli d’un
liquide rougeâtre et en badigeonna les jambes de la jeune fille.
“ — Cela durcit en séchant, dit-il. Cela vous fera
des bottes, un excellent barrage contre les blessures et les microbes. ” [[352]]
L’inspiration tropicale, qui commande à une partie de Noô, se
trouve donc présente dans ces romans écrits vingt ans plus tôt. Mais si Noô
conserve une continuité dans certaines idées, thèmes et procédés, qui se
trouvent amplifiés, il tranche radicalement sur le fond. La trame du récit,
l’esthétique générale, les personnages, rangent le livre-univers à part dans l’œuvre
de son auteur.
2°) Dune. Les influences du modèle asimovien sur Herbert ont déjà
été évoquées : la notion d’empire galactique, avec ses grandes Familles, sa
Guilde des Marchands ; la psychohistoire d’essence mathématique aboutissant à
la prescience, incarnées par des organisations (la Fondation, le Bene Gesserit)
; enfin des emprunts proprement stylistiques. La conversion de Herbert à la
science-fiction, à la fin des années 40, il la doit à la lecture de la revue Astounding,
ainsi que des auteurs comme Van Vogt, Heinlein, Anderson et Vance : un courant
conservateur et scientiste, mais dont certains membres ont traité des cultures
primitives et manifestent une pensée relativiste. On peut percevoir sans trop
craindre de se tromper l’influence du Monde des  (The World of Â, 1948)
de Van Vogt pour ce qui est de l’usage systématique des exergues en tête de
chapitre, à fonction idéologique. Toutefois, Frank Herbert n’est pas un “fan”
et c’est du côté d’Edgar Poe et d’O. Henry, d’Ezra Pound, de Faulkner qu’il se
reconnaît volontiers des modèles. La rigueur de la prose d’Herbert n’a rien à
envier à celles d’Ezra Pound ou d’Edgar Poe, pour lequel chaque élément du
conte ne peut être supprimé et ne trouve sa pleine signification que dans ses
rapports multiples avec les autres éléments d’une trame “concaténée” ; Dune
répond à ces exigences — ainsi que pour le refus de la facilité, le style et la
complexité de l’armature reconnues à l’œuvre d’Ezra Pound. O. Henry est célèbre
pour ses dénouements inattendus : Herbert, soucieux de démystifier l’écriture,
fut très sensible à la technique du récit. L’influence de Faulkner se retrouve
dans la qualité d’un discours perpétuel sur le monde, mais surtout dans la
somme de personnages (plus de mille deux cents dans l’œuvre de Faulkner), mais
surtout la multiplicité des points de vue (Tandis que j’agonise (As I Lay
Dye, 1930) compte quinze narrateurs) finalement fondus en un seul,
impersonnel.
Les influences littéraires ponctuelles sont néanmoins peu évidentes
: Dune, comme Noô, est une œuvre tout à fait à part, et le “style
Herbert” n’appartient qu’à lui-même. D’où a-t-elle puisé sa dimension mystique
? Peut-être faut-il chercher dans la jeunesse de l’auteur, dans la région de
Tacoma — seule région aride au sein d’un pays tempéré, comme Arrakis parmi les
mondes de l’Impérium. Ses camarades de jeux étaient des enfants d’Indiens pêcheurs,
les Chinooks, où les chamans faisaient encore autorité. Influence probable, car
Herbert a appris leur langue.
Si l’on compare Dune aux autres productions littéraires
de Frank Herbert, on a l’impression d’une galaxie thématique dont le
livre-univers constituerait le noyau massif. Et l’homme créa un dieu [353] porte l’expression abusive de “ Prélude à
Dune ”. Il en est d’autres. Dès le premier roman d’Herbert, Le Monstre
sous la mer [354], apparaît le souci des dangers du
culte du héros. Il est plus aisé de se restreindre aux nouvelles, qui ne développent
qu’un seul thème à la fois. Il existe trois anthologies en français : Les Prêtres
du Psi, Champ mental, et Le Prophète des sables qui n’ont pas d’équivalent
en anglais et regroupent vingt-cinq nouvelles. Un grand nombre d’entre elles
concentrent des thèmes présents dans Dune : on en a dénombré vingt, dans
les trois tableaux ci-dessous qui présentent, pour chaque titre, un thème développé
dans Dune.
1. Les Prêtres du Psi (PP, 1985) :
“ Les Prêtres du Psi ” (“ The Priests
of Psi ”, Fantastic SF Stories, fév. 196O) |
cette longue novella contient en
germe la philosophie de Dune, ainsi que certains éléments, tel l’ancêtre
du Bene Gesserit |
“ Les Marrons du feu ” (“ The
Featherbedders ”, Analog, août 1967) |
thème (secondaire) du désastre causé
par un pouvoir surnaturel |
“ Délicatesses de terroristes ” (“
The Tactful Saboteur ”, Galaxy, oct. 1964) |
thème d’une organisation œuvrant pour
diriger l’humanité |
“ La Drôle de maison sur la colline ”
(“ Old Rambling House ”, Galaxy, avr. 1958) |
conditionnement |
“ Le Rien-du-tout ” (“ The
Nothing ”, Fantastic Universe, jan. 1956) |
humanité dirigée par une élite de
prescients |
2. Champ mental (PP, 1987) :
“ Meurtre vital ” (“ Murder Will
in ”, Magazine of Fantasy and Science Fiction, mai 1970) |
rappelle la fusion mentale des Révérendes
Mères |
“ Champ mental ” (“ Mindfield ! ”, Amazing
Stories, mars 1962) |
gholas, pouvoir religieux |
“ Martingale ” (“ Gambling Device”, The
Book of Frank Herbert, 1973) |
prévision du futur, dans un environnement
contrôlé, qui ne laisse place qu’à la pré-détermination |
“ Chiens perdus ” (“ The Gone Dogs”, Amazing
Stories, nov. 1954) |
sur la finalité du contrôle génétique |
“ Le Comité du tout ” (“ Committee of
the Whole ”, Galaxy, avr. 1965) |
dangers du progrès, dans un monde pré-Butlerien |
“ Selon les règles ” (“ By the Book
”, Analog, août 1966) |
thème du sauveur |
3. Le Prophète des Sables (PP, 1989)
“ Opération Musikron ” (“ Operation
Syndrome ”, Astounding, juin 1954) |
mémoire ancestrale et Abomination |
“ L’Effet M.G. ” (“ The GM Effect ”, Analog,
juin 1965) |
mémoire ancestrale |
“ Les Primitifs ” (“ The Primitives
”, Galaxy, avr. 1966) |
adaptation à l’environnement par une
voie non technologique |
“ Vous cherchez quelque chose ? ”
(“ Looking for Something ? ”, Startling Stories, avr. 1952) |
endoctrinement et perception de la réalité,
qui préfigure, dans Dune, l’étude de la religion |
“ Passage pour piano ” (“ Passage for
Piano ”, The Book of Frank Herbert, 1973) |
problème de la survie dans un
environnement de pénurie, par l’exemple du luxe |
“ Semence ” (“ Seed Stock ”, Analog,
avr. 1970) |
adaptation aux conditions inhumaines
(ici radicalement étrangères, extrêmes dans Dune) |
“ L’Œuf et les cendres ” (“ Eggs and
Ashes ”, If, nov. 1960) |
mémoire ancestrale et Abomination |
“ Chant nuptial ” (“ Mating Call ”, Galaxy,
oct. 1961) |
conséquences d’une culture étrangère
sur l’écologie |
“ La Bombe mentale ” (“ The Mind Bomb
”, Worlds of If, oct. 1969) |
un univers sans Jihad Butlerien |
Ces nouvelles forment un réseau spéculatif restreint, ou plutôt centré
autour de thèmes-clés, développés d’une manière ou d’une autre dans Dune.
Dès sa première nouvelle, “ Vous cherchez quelque chose ? ”, Frank Herbert
manifeste des préoccupations spéculatives dont il ne se départira plus. Il ne
faudrait pas en conclure que les nouvelles seraient les “matrices” de ces thèmes,
et le livre-univers la forme achevée (ni en dénier, par là, la réelle
originalité), ou un absolu de synthèse : les dates prouvent qu’elles ont été rédigées
au long de l’élaboration du cycle, dont le premier tome a été prépublié en
1963. On peut plutôt considérer le livre-univers comme un patchwork organisé.
Frank Herbert est bien l’homme d’un seul livre.
3°) Cie : Arnaud, admirateur de Balzac, a emprunté l’agencement
de son roman au feuilleton du XIXe siècle. Ses lectures d’enfance
l’ont porté vers les romans populaires, comme ceux publiés en épisodes dans la
revue L’Ouvrier. Ses locomotives ne sont pas sans rappeler celles de La
Bête humaine (1889) d’Émile Zola mâtinées du Nautilus et de La Maison à
vapeur (1880) de Jules Verne ; le S.A.S. est sans doute issu du planétoïde
animal de Territoire de fièvre [355] de Serge Brussolo, les baleines évoluées se
retrouvent dans Le Navire des glaces (The Ice Schooner, 1966-69) de
Michael Moorcock[356]… On retrouve, éparpillées, quelques
allusions aux paralittératures qu’il affectionne, en particulier le polar et
l’espionnage… tout comme Aldiss le fait, plus sévèrement, au sujet de la
science-fiction (Helliconia, III-476). Chaque fois se manifeste la
volonté des auteurs de situer leur œuvre dans la science-fiction, ou dans la
littérature générale.
4°) Hypérion est un autre livre-monde littéraire. Le titre même
se réfère explicitement à l’œuvre inachevée de John Keats (1795-1821) — même si
l’auteur affirme avoir “ choisi le titre avant de lire le poème de John Keats ”[357] —, et sa structure aux Canterbury Tales.
Keats, son clone pour être précis, est lui-même l’un des personnages, et non
des moindres puisqu’il se révèle un narrateur en “je”. Le roman fourmille
d’hommages à la poésie romantique anglaise, mais est aussi, surtout, un voyage
dans l’histoire de la science-fiction, de John Carter (Hypérion, I-139) aux cyberpunk. Les Extros renvoient à un mouvement en vogue aux États-Unis
: la post-humanité[358].
Il s’agit bien de SF totale : l’univers décrit, comme
l’histoire personnelle des protagonistes et jusqu’à la manière dont le livre
est agencé, donnent la mesure de la culture SF de Simmons et du remarquable
fonds que constitue le genre pour un auteur capable de s’en servir sans s’y
laisser diluer. [[359]]
Le succès d’Hypérion auprès des amateurs chevronnés, des “fans”,
tient à une complicité d’ordre culturel, qui considère avec affection ces
parodies respectueuses des genres et des motifs canoniques de la SF. Ceux-ci
reconnaîtront, dans la poursuite de Brawne Lamia à travers les mondes via les
portes distrans, un hommage aux Portes de la création [360] de P.J. Farmer. Il a déjà été établi combien
les influences littéraires déterminaient le choix des lieux d’Hypérion
(voir supra, p.245). Le cyberspace est un hommage
explicite à son créateur, W. Gibson — mais les IA doivent autant à ce dernier qu’à
la conception classique des ordinateurs géants et tout-puissants. Le titre du
livre de Martin Silénus est homonyme de la série de Jack Vance, “The Dying
Earth”. Quant aux labyrinthes souterrains des Tombeaux du Temps, c’est aux
vestiges extraterrestres creusés sous le sol de Vénus, dans La Grande Porte
(Gateway, 1977) de Frederik Pohl, qu’il faut se référer. La mer d’herbes
d’Hypérion rappelle celle qui recouvre la planète de L’Odyssée Verth [361] de P.J. Farmer. Dans Hypérion et Endymion,
(p.95), Dan Simmons rend un hommage au manga Akira [362] adapté au cinéma. D’autres références cinématographiques
abondent ; ainsi est-il aisé de reconnaître, dans l’analyse d’un film vidéo, un
passage célèbre du film Blade Runner réalisé par Ridley Scott (USA,
1982). L’auteur remonte très loin dans l’imagerie, puisque la forme du vaisseau
de Raul et Énée, dans Endymion, évoque la fusée de Tintin… Les
correspondances ne relèvent pas que de l’image : l’immortalité effectivement
acquise a été abondamment traitée par Farmer. De même, les questionnements
religieux de Sol Weintraub résonnent comme en écho aux préoccupations métaphysiques
des personnages de Silverberg, poussant l’hommage au niveau le plus profond,
celui du discours.
En bref, Hypérion s’enracine fortement, et sans ambiguïté,
dans la culture science-fictionelle.
Quant aux références internes, Galaxies n°2 a publié
une nouvelle, “ La Mort du Centaure ” (“ The Death of the Centaur ”,
1990), sorte de “reconstitution” de l’époque d’élaboration d’Hypérion, où
l’on retrouve la planète Garden, la mer des Hautes Herbes et les galions montés
sur roues, le gritche — ainsi que le prénom Raul, qui sera celui du héros d’Endymion.
Hors du domaine de la science-fiction, la liste des
romanciers et poètes préférés de Dan Simmons est longue et prestigieuse :
Milton, Shakespeare, William Yeats, John Updike, Marc Twain[363], John Fowles… Ces références très
classiques, d’auteurs consacrés (comme c’est d’ailleurs le cas pour la SF) sont
l’héritage du métier d’instituteur qu’a exercé Dan Simmons pendant dix-huit
ans. Malgré la volonté évidente de mettre en avant la culture de la
science-fiction, Hypérion n’est pas une simple compilation d’œuvres et
de thèmes. Pris indépendamment, les thèmes de l’empire galactique et du
cyberspace/IA ne sont que des emprunts. En les emboîtant, Dan Simmons a
renouvelé la vision du futur. Hypérion est une planète qui possède son identité
propre. D’autre part, Simmons a coutume de s’appuyer sur des œuvres existantes
: ainsi L’Homme nu (The Hollow Man, 1992) est une tentative de mêler une
idée de SF, des techniques de thriller, et la structure de La Divine Comédie
de Dante.
5°) Helliconia : Bien qu’ayant appartenu à la new wave,
Aldiss n’a jamais été un iconoclaste acharné de la science-fiction. Il a
toujours utilisé le fonds thématique de la SF, et Helliconia ne fait pas
exception à la règle puisqu’il reprend le thème archi-classique de
l’extraterrestre antagoniste de la race humaine. Mais il le détourne à son
profit pour créer un monde bipolaire.
Ainsi qu’on l’a établi plus haut, c’est une des constantes
du livre-univers que cette annexion de thèmes et d’idées classiques qui “matelassent”
le monde, lui confèrent une épaisseur science-fictionnelle. Les petites listes
d’influences ci-dessus permettent de se rendre compte que le livre-univers ne
forme pas un système clos sur lui-même mais qu’il s’inscrit bien dans la
dynamique du genre. Il faut ajouter à ce bilan ce qui a été remarqué plus haut
: qu’une influence permet, au mieux, de délimiter une œuvre dans le temps
personnel de son auteur, ou dans le temps collectif d’un genre. Les influences
de Noô permettent de constater à quel point ce livre-univers rompt, dans
sa forme et ses influences avouées, avec le reste de sa production littéraire
autant qu’avec les œuvres de SF publiées à la fin des années 70. Dune
ne doit rien aux autres œuvres de son auteur, en ce qui concerne la création
d’Arrakis, et les réflexions sur le pouvoir. La Cie apparaît clairement
comme un cas à part dans la science-fiction, enfin Helliconia est le résultat
d’une nouvelle expérience littéraire pour son auteur, qui en compte beaucoup à
son actif.
2) Élaboration
temporelle du livre-univers :
La maturation du système-monde nécessite plusieurs années.
Plus de cinq, pour Stefan Wul et G.-J. Arnaud :
La Compagnie s’organisait lentement en moi sans que je souffle sur les braises. C’est
vers 1975 que la première ébauche d’une locomotive fumante et mythique a dû
sortir de mes ateliers cervicaux sans que je sache sur le coup ce que j’allais
bien pouvoir faire d’elle.
Le train a fait d’autres apparitions dans mes romans
et servi de décor, de lieu clos. Une demi-douzaine de romans d’espionnage sous
différents pseudonymes se passent à bord de ces convois traversant tout un
continent (…). [[364]]
“ J’ai également passé dix ans à écrire [Dune ]. Six ans de
recherches et un an et demi pour chaque pierre ”, déclare Herbert[365]. “ Sept ans ont passé depuis que
j’ai commencé à m’intéresser à cette histoire ”, écrit Aldiss en conclusion de
sa trilogie (Helliconia, III-504). Quant à Dan Simmons, c’est au
cours de ses années de professorat qu’il a conçu tout un cycle de récits épiques
ayant lieu sur Hypérion, dont il faisait profiter ses élèves.
Le schéma ci-dessous permet de visualiser, sur une vaste échelle
de temps, l’importance de la maturation dans le processus créatif qui mène au
livre-univers.
Figure 13. — Période d’élaboration
des livres-univers.
Figure tirée de la figure 1. Les bandes grisées
correspondent aux périodes de publication des différents tomes, les bandes
hachurées aux années d’élaboration.
L’élaboration s’étend sur plusieurs années. Le livre-univers
est supérieur en cela aux sagas compliquées mais superficielles, issues de jeux
de rôles, de space operas à rallonges ou d’univers partagés[366].
Les années de maturation se traduisent matériellement par
des travaux préparatoires qui peuvent être publiés conjointement au roman, ou
par la suite. Ceux-ci rappellent d’évidence l’“enquête” chez Taine, Flaubert ou
Zola, qui place le livre-univers sur le terrain réaliste, et le fait osciller
constamment entre l’invention et l’information.
Pendant deux ans, j’amassai des renseignements auprès
d’experts en astronomie, histoire et philologie. (…) Parfois, je dois l’avouer,
il semble que les spécialistes puissent devenir un obstacle. Mais mon devoir était
de raconter une histoire — ou plutôt, trois histoires. Une fois embarqué dans
le récit, j’ai tout simplement oublié les spécialistes. [[367]]
Ce travail prélittéraire, encyclopédique pourrait-on dire, qui met en
relation des éléments appartenant aux différentes sphères du système-monde,
peut être considéré comme une véritable analyse de système. L’auteur est
conduit à développer au préalable un modèle de son monde, souvent de façon très
scientifique (comme en attestent les cahiers de notes de Stefan Wul, les notes écologiques
de Frank Herbert ou le globe d’Helliconia, III-507), et par
conséquent à relier des variables entre elles, à se poser des questions sur
leurs limites et les effets de leurs interactions, afin de nouer un maximum de
liens entre les éléments et augmenter ainsi la cohérence générale. Brian Aldiss
et Stefan Wul ont tous deux fait remarquer que ces recherches placent leur
projet littéraire à part :
Généralement, je suis inspiré par un décor, une
atmosphère, un cadre général où je laisse mes héros s’ébattre en liberté.
Noô ? Ah,
c’était un peu différent. Il m’a d’abord fallu rédiger tout un traité de noômologie,
puis un traité de mycoses respiratoires : amusants exercices qui n’avaient évidemment
rien de littéraire. Ensuite, je me suis souvenu de R.L. Stevenson établissant
une carte de L’Île au Trésor avant d’en écrire la première ligne, ce qui
(a-t-il raconté) devait lui éviter de se casser la tête en cours d’écriture
avec des problèmes de temps, de lieux et de distances… et (ajouterai-je) donner
au récit une teinte beaucoup plus véridique, crédible. Car si vous négligez ces
basses questions matérielles, il est possible que votre lecteur ne s’en aperçoive
pas, mais il le sent !
(…) Pour un roman beaucoup plus complexe, et pour
ainsi dire “total” tel Noô, ce travail préliminaire était indispensable.
L’univers cohérent que j’avais construit par avance était un moule dans
lequel je pouvais couler mon histoire sans bavures, en laissant libre cours à
mon imagination. [[368]]
Ce travail se concrétise aux yeux du lecteur par des préfaces ou
postfaces évoquant la genèse ou les spécificités du monde romanesque, des plans
cartographiques, des glossaires, des notes historiques ou généalogiques, des
annexes et des appendices relevant d’une rhétorique empruntée au “roman
exotique” et au récit de voyages, qui ont pour fonction première d’augmenter
l’effet de réalité. Helliconia ne comporte qu’une carte, mais le dernier
chapitre du deuxième volet, “ Envoi ”, fait office d’appendice : l’on y
trouve des précisions historiques, et l’origine des formes de vie intelligente
sur Helliconia. Noô ne propose pas de cartes, mais abonde en digressions
scientifiques et historiques qui posent le monde sur une base solide, dans l’espace
et le temps de la connaissance. Le plus discret en ce domaine est Hypérion, où
les jalons sont d’ordre culturel.
— Pour
Stefan Wul, les mots se travaillent comme une pâte, lorsque tous les ingrédients
sont réunis. D’où l’importance du travail préparatoire, pâte primordiale de
l’imaginaire. Des carnets de notes — cahiers à spirales de format A5, dont le
nombre n’est pas clairement établi mais qui se monte pour l’essentiel à deux
carnets, dont une dizaine de pages sont reproduites dans l’annexe III-A — ont été
aimablement mis à ma disposition par l’auteur. Ils contiennent des idées, des
extraits, des cartes, des schémas complets, des informations scientifiques
diverses. Leur étude montre que toutes les idées notées n’ont pas été utilisées
dans le roman mais servent de “terreau imaginaire”, chaos d’images et de
concepts d’où émergera l’ordre définitif conféré par la narration. Stefan Wul a
établi un tableau complet des pnéomycoses avec leur composition, leur fonction,
leurs effets sur l’homme. Une longue note[369] décrit l’utilisation du noôzôme en tant
qu’arme au cours de l’histoire humaine :
1°) fossés remplis de noôzôme servant de barrage contre les
invasions (non utilisé)
2°) bombes au noôzôme (non utilisé)
3°) empoisonnement par des gélules lyophilisées (conditionnement
que l’on retrouve dans les expérimentations du Centre Noôzômique, Noô I-185, et dans le vaisseau fâvd, II-204) dans l’eau de consommation des cités
(projet d’attentat contre le Comitium par les égouts, I-181)
4°) doses progressives dans l’alimentation des enfants
nobles, pour développer leurs facultés (Noô, II-241 & 242).
Dans la même page, sont évoquées cinq facultés paranormales
induites par la noômisation ; la note primitive en compte vingt. Dans les notes
concernant les mycoses, la “mycose IV” n’est pas utilisée. En revanche se
trouve l’histoire de la découverte de la mycose spatiale, développée dans Noô, II-30.
Stefan Wul s’est en outre abondamment abreuvé à la source
encyclopédique de sa bibliothèque personnelle. La lecture des ouvrages de
botanique se fait sentir dans les passages sur la jungle, en particulier en ce
qui concerne le vocabulaire. L’étymon d’un insecte du Subral : Chiasognathus
cacti (Noô, II-224) renvoie au Chiasognathus
granti, une variété géante de coléoptère. La documentation de la partie vénézuélienne
(Noô I) a été puisée dans le récit de l’Expédition
Orénoque-Amazone, écrite par l’explorateur Alain Gheerbrant[370]. L’on peut compter au nombre des
sources d’inspiration des kihas les sorciers et les guerriers couverts de plumes
(Expédition…, p.9) ; les villes mangeant la jungle ;
les caïmans bombardés de mottes de glaise de Noô, I-17 (Expédition…, p.26) ; mais aussi un vocabulaire spécifique :
caño, gayucos, paujil, sakiwonki, sabañon… Lorsque Brice entreprend le voyage
pour retrouver ses parents disparus dans la jungle, il est recueilli par une
tribu indienne qui le soigne et le nourrit. “ J’avais mon tour, comme
leurs bébés, comme les chiots et les petits singes qu’elles allaitaient au gré
de leur fantaisie, ou peut-être de leurs rites. ” (Noô, I-37) Il ne fait guère de doute que l’étrangeté d’une scène réelle,
photographiée au cours de l’expédition amazonienne, a vivement frappé Wul.
Cette fois, il ne s’agit pas d’un singe mais d’un chiot[371]. Ainsi qu’on peut le voir, l’inspiration
se confond avec l’information. Chez Wul mais aussi chez tous les autres auteurs
de la science-fiction, les données scientifiques (ici, d’ordre ethnologique)
nourrissent l’imaginaire autant qu’ils fournissent de la vraisemblance au monde
à décrire. Les détails scientifiques concernant les mycoses et la lèpre creuse
trouvent une source documentaire dans La Dermatologie [372]. Dernier exemple d’étroite contiguïté
entre documentation et influence littéraire :
Pour le fleuve spatial de cadavres, autour de “la
Hache”, ai-je été inspiré par les dessins délirants de Philippe Druillet ?
C’est bien possible… Mais aussi par les écrits du navigateur solitaire Le
Toumelin, qui raconte avoir navigué à la rencontre d’un Gulf Stream de millions
et de millions de bouteilles de plastique, miroitant sous un coucher de soleil.
[[373]]
L’Abrégé de noômologie (Noô, II-213 &
suiv.) est un “Que sais-je ?” factice. Cette idée de pastiche, Stefan Wul
l’a eue en se documentant dans des ouvrages de la collection de vulgarisation.
Emprunter leur ton sec et didactique l’a sans doute séduit, en tant qu’il
constituait un contre-point au récit, ainsi qu’un gage de crédibilité. Diverses
annotations de l’auteur permettent de remonter la piste de ces recherches, dans
la forme comme dans le fond. Hypnose et suggestion de Paul Chauchard[374] où l’on trouve la source des effets du noôzôme
sur les psychismes animaux, des éléments de chimie cérébrale ainsi que quelques
termes comme “ chronaxie ” ou “ cataplexie ”. Biochimie de l’hérédité
de François Chapeville[375] où l’on trouve la source d’inspiration de la
structure moléculaire du noôzôme ; La Neurochirurgie de David Guilly[376] sur les symptômes neurologiques.
— Dans Dune,
l’érudition philologique s’avère évidente dès la première lecture. On a vu, à
propos des sciences, la diversité de l’éducation, souvent autodidacte,
d’Herbert. Timothy O’Reilly[377] rapporte l’accumulation de notes, pendant huit
ans, relatives à l’origine, l’histoire des religions et les règles
psychologiques par lesquelles les individus se soumettent d’eux-mêmes aux
mythes messianiques. Les emprunts culturels des Fremen (supra, p.165) ont été évoqués, indiens mais surtout arabes (en particulier le
langage). Herbert a étudié les traditions des primitifs du Kalahari, vivant
dans des terres inhospitalières en utilisant la moindre goutte d’eau. Dune
a représenté une expérience d’écriture consistant à réunir tous ces éléments au
sein d’une forme globale, avec son propre apport d’imagination. Enfin, il
convient de citer une autre influence majeure : celle de Carl Jung, auquel
Herbert doit sa vision des mythes collectifs et du destin commun de l’humanité,
ainsi que le thème de la mémoire ancestrale à laquelle croyait le psychanalyste
sous une forme un peu différente. Les références d’Herbert à Alfred Adler sont
très pertinentes, sinon incontournables : élève de Freud, Adler accorde une
place primordiale au rôle du corps et ses dysfonctionnements dans les processus
psychiques (ce qui conduit, par extrapolation logique, à son amélioration génétique
dans la thématique de Dune, et une idéologie tendant vers l’eugénisme),
au sens de la communauté, également hypertrophié dans Dune, et à ses préoccupations
éthiques et politiques.
De ces exemples de recherche, deux conclusions provisoires
peuvent être tirées : le livre-univers va abondamment puiser dans la
connaissance contemporaine, qui l’ancre, à un niveau supérieur à celui que
peuvent fournir les indices spatio-temporels du roman “réaliste”, dans la réalité.
Les influences littéraires et les recherches d’ordre scientifique plaquent, sur
le système-monde qui établit la cohérence interne, un autre système de cohérence,
non plus interne mais externe.
3) En
aval :
a.
“Après” le livre-univers :
Il est courant qu’un livre-univers donne lieu à une ou
plusieurs suites, l’ensemble instituant au bout du compte un cycle : la figure
13 en donne un aperçu. Cette forme se présente le plus souvent à l’auteur comme
une nécessité. Noô fait figure d’exception, mais Stefan Wul n’a jamais
complètement abandonné son univers, l’enrichissant par la poésie[378] à l’image de Brice qui, à son retour sur
Terre, réécrit sans fin des épisodes de son récit, les revivant sans cesse, ce
qui est le destin des cycles, en les enluminant. On parle de sequels ou
suites, de prequels pour les suites antérieures au roman d’origine, de spin
off pour les épisodes secondaires ou “chroniques parallèles”.
P.J. Farmer compare son cycle à un arbre :
Après le volume III, les autres récits ayant pour
cadre le Monde du Fleuve ne sauraient plus être considérés comme faisant partie
de la veine principale de la série. Ils constituent des “chroniques parallèles”
qui ne traiteront plus directement des mystères et des quêtes évoqués dans la
trilogie. Si j’ai pris la décision de les écrire, c’est que je crois — et je ne
suis pas le seul — que le Monde du Fleuve représente un ensemble beaucoup trop
vaste pour être comprimé en trois volumes. [[379]]
Ces suites indiquent que l’intrigue — voire les personnages, quand le
cycle se déroule sur plusieurs générations comme c’est le cas dans Dune
ou Helliconia — est moins importante que l’environnement qui la détermine.
L’idée de suite s’impose d’elle-même, si l’on considère le livre-univers comme
un système ouvert à une continuelle autoconstruction. La complexité des règles
pousse l’auteur à les expérimenter à nouveau dans le cadre du roman. L’auteur
continue à “apprendre”.
Dans l’optique systémique, faire une suite c’est continuer
le monde, le dire dynamique une fois créé, affirmer sa prééminence sur tout le
reste — au risque de choquer, parfois. S’il y a un point de départ, manque le
point d’arrivée, toujours à l’horizon. Une fois publié, le livre-univers
devient un ensemble fini. Fini mais non fermé, tel est le sens des suites.
C’est aussi retourner le monde sur lui-même, passer du linéaire
au cyclique. La Maison des Mères (Dune, VI) est marqué à
la fois du signe de l’élargissement et de l’inachèvement. D’où souvent la réticence
du lecteur et du critique, spoliés de ce qu’ils croyaient tenir pour acquis.
Le roman initial peut donc être perçu comme un modèle,
projection de la structure totale. Cela implique un travail de l’auteur sur la
morphologie et la physiologie du système. En clair, celui-ci va devoir, de façon
ou non consciente, octroyer de nouveaux paramètres à son schéma de base :
extension spatiale ou temporelle, disparition ou apparition de pôles d’intérêt,
nouveaux personnages éprouvant différemment le monde. Cela peut aller très
loin, comme dans le cas de Dune où la planète Arrakis, pôle ô combien
puissant, finit par disparaître (Dune, VI), ce qui
n’empêche pas son ombre de planer tout au long du roman, comme une image rémanente.
La structure a changé de finalité, et cela explique le rejet, parfois, de
certains lecteurs attachés au moule initial, qui voient dans ces modifications
de nature une “trahison” ou une “dénaturation” du roman.
b.
“Autour” du livre-univers :
De part son ampleur, le livre-univers a suscité nombre de
productions annexes ou indirectes, comme si le monde fictif était si fort qu’il
débordait du cadre romanesque, s’échappait même de l’auteur pour aller
contaminer d’autres médiateurs, d’autres auteurs. Dune en particulier a
suscité un véritable culte chez certains lecteurs de science-fiction. Ces
productions relèvent, pour la quasi totalité, de l’exploitation d’une recette —
mais le phénomène est symptomatique d’une volonté de perpétuelle “remise en jeu
cosmique”.
Ces productions sont de trois types : littéraire, cinématographique,
ludique.
— Production
littéraire : la pression des éditeurs américains sur les écrivains de SF[380] s’exerce sur les romans qui ont marché, ce qui
est généralement le cas du livre-univers. On pense inévitablement aux
interminables sagas d’heroic fantasy, ou aux romans tirés de jeux de rôle
ou aux univers partagés, écrits parfois très vite, sans le mythe personnel de
l’écrivain qui confère une énergie souterraine à la structure. Celle-ci ne
tient alors qu’artificiellement, en singeant des méthodes, ou plutôt des
recettes. Processus naturel de récupération qui a peu à voir avec le livre-univers
tel qu’il a été cerné dans ces pages. En ce qui concerne la non-fiction, il
faut mentionner les encyclopédies[381], les ouvrages illustratifs[382], les innombrables sites web : ici,
c’est d’une autre manière que l’univers littéraire a échappé à son auteur.
— Films
et autres projets audiovisuels : l’échec relatif du film Dune de
David Lynch (USA, 1984) traduit bien les difficultés posées par la nature même
du livre-univers. Comment transcrire la complexité d’un monde, l’enchevêtrement
de situations et de personnages, dans un support de médiation soumis à une
narration linéaire et une grammaire limitée, qui n’est a priori guère adapté à
de telles complexités ? Les parties spéculatives, les digressions, n’ont
pu apparaître dans le film. Comment transposer les exergues chapeautant chaque
chapitre, dont le rôle est si important ? Le projet d’adaptation de “Fondation”
se heurtera sans doute aux mêmes problèmes de réduction et d’appauvrissement
du discours originel. De plus, il est difficile d’imaginer un film qui couvrirait
plusieurs générations de personnages, comme c’est le cas dans Helliconia,
ou se conformerait à la structure narrative modulaire de Noô ou de la Cie.
Une série télévisée consacrée à Dune, s’étalant sur cinq épisodes, est
en projet ; peut-être n’aboutira-t-elle pas, mais la volonté d’accroître
l’espace narratif est un premier pas vers une plus grande fidélité à l’œuvre.
— Les productions
ludiques se composent :
1°) des jeux de rôle (GURPS Riverworld par J.M.
Caparula, Steve Jackson Games, 1989 ; La Compagnie des glaces par
F. Cayla-J.P. Pécau, Jeux Actuels, 1986), Helliconia sur un site web… ;
2°) des jeux vidéo sur CD-Rom (Dune, Rama, bientôt Hypérion
et Le Monde du Fleuve). Ici, les fondements du monde deviennent règles
du jeu. La jouissance de l’invention a disparu, reste celle de l’expérimentation.
B — style et langage
La science-fiction génère son langage et ses styles, ce qui
est le propre de toute littérature. Mais depuis les années 50, la linguistique
est souvent mise en jeu dans le récit de science-fiction. Et le genre s’est
trouvé confronté dès ses origines avec la nécessité de décrire d’autres mondes,
des situations inédites avec des mots de tous les jours.
Pour le philosophe Martin Heidegger, l’homme n’habite pas le
monde, mais le langage. En toute logique, un créateur de mondes ne doit-il pas être
un créateur de langage ? Le langage et son étude, la linguistique, sont des thèmes
majeurs de la science-fiction moderne, et ont donné lieu à quelques œuvres
remarquables : Babel 17 (Babel-17, 1966) de Samuel Delany, dont le titre
est le nom d’un langage universel, un “langage-action” qui cherche à traduire
la réalité concrète ; Les Langages de Pao [383] de Vance, L’Enchâssement (The Embedding, 1973) de Ian
Watson[384]. Dans “ Essayez de vous souvenir ”[385] de Frank Herbert, l’humanité se voit posée un
ultimatum par une espèce extraterrestre toute-puissante : réussir à communiquer
avec elle, ou périr. On a vu supra, dans la section sur la religion,
combien pouvoir et langage sont intriqués.
La science-fiction est au cœur du langage : elle parle un
langage particulier qui la fait reconnaître en tant que genre, envisage des
langages fictifs, emprunte tous les procédés de style dans des buts expérimentaux.
1°) Un langage particulier : ce langage est celui de la
science raisonnée, à laquelle la SF adopte les formes d’expression en les
extrapolant dans le futur ; elle “mime” le savoir. À propos de la
science-fiction en tant que littérature authentique du XXe siècle, J.G. Ballard écrit :
La science et la technologie prolifèrent autour de
nous, au point de nous dicter leur langage. Nous avons le choix : utiliser ce
langage ou demeurer muet. [[386]]
Ainsi qu’on va le voir plus bas, en parlant le langage de la science et
le langage du mythe, le livre-univers s’inscrit dans cette démarche.
2°) Des langages fictifs : la langue artificielle que
parlent Nemo et ses compagnons à bord du Nautilus[387], la Novlangue de 1984 qui
illustre les relations entre langage et pouvoir (supra, p.322), le Nadsat d’Orange mécanique (A Clockwork Orange, 1962)
d’Anthony Burgess, mélangeant argot anglais et mots russes…
3°) Des styles-miroir : les tentatives de déconstruction du
langage de Surface de la planète (1965) de Daniel Drode, qui imagine un
langage futuriste pour mieux décrire le futur ; l’émouvante nouvelle de Daniel
Keyes “ Des Fleurs pour Algernon ”[388], dont la version française se fonde
sur un contresens, en traduisant par des fautes d’orthographe ce qui est la
transcription phonétique des pensées d’un simple d’esprit, idée admirable car
les progrès de l’écriture, l’apprentissage des structures grammaticales
expriment naturellement les progrès de son psychisme vers l’intelligence.
Le langage est un thème indissociable de la science-fiction.
Y a-t-il un traitement particulier dans le livre-univers ?
Lorsque le livre-univers met en jeu des peuples et des espèces
étrangers, ce sont des langages entiers, avec leurs expressions et parfois leur
grammaire, qui se structurent : le langage tactile des gnomes dans Noô ;
le langage des Roux (voir l’exergue de cette partie), l’idiome des Hommes-Jonas
et les langages fossiles (vieux français) dans la Cie ; l’olonets,
le hurdhu, le sibish et leurs variantes dans Helliconia (II-81 & 93, II-187…) ; dans Dune, les langages (I**-114, II-11, II-75…) et les noms secrets fremens… Les néologismes du
lexique[389] montrent une langue dont de nombreux noms sont
manifestement dérivés de l’arabe. Ils fournissent un indice historique probant
sur les origines des Fremen.
Cette profusion d’idiomes fonctionne avant tout en tant que
signe d’altérité. Elle est au service de la vraisemblance. Difficile en effet
de croire à une espèce extraterrestre parlant français ou anglais, sauf si des
circonstances historiques le permettent expressément : encore faut-il que
l’auteur s’en explique soigneusement et à plusieurs reprises, comme c’est le
cas dans Noô.
Mais c’est une manière d’éviter le problème du
multi-linguisme. Le “galach” de Dune, ou langage galactique parlé dans
toute la galaxie, est une réponse toute faite à un problème insoluble dès lors
que les personnages se mettent à voyager. Certains écrivains évitent délibérément
cet écueil : dans Hypérion, les barrières du langage ne sont guère évoquées,
et la situation qui y règne n’est pas sans rappeler celle qui s’annonce dans la
réalité. Un écrivain américain n’a pas à se préoccuper de la défense de sa
langue dans le monde : l’on comprend que cette problématique n’apparaisse que
de manière épisodique.
Le livre-univers met à l’épreuve les talents de l’écrivain,
dont le but est de faire monde. La création artificielle d’idiomes et de
jargons ne suffit pas : tous les moyens stylistiques et narratifs sont en jeu.
C’est la variété qui l’emporte (1), et parmi les éléments qui accroissent cette
variété, la néologie (2) doit être distinguée.
1) Forme et fond,
dominance de la variété :
Le livre-univers est un roman pluriel ; roman qui marque la
pluralité, marqué par la pluralité. Le style se plie aux caractéristiques du
livre-univers qui sont celles de la variété et de la complexité. Les choix
stylistiques ont pour but de s’adapter aux contingences particulières induites
par le livre-univers. Un monde, parfois un discours, doit être rendu : par
quels moyens ?
a.
des choix d’écriture
:
1°) Dune : l’écriture se veut un miroir du discours
de l’auteur. Le style apparaît assez homogène, ce qui confère au monde une
impression d’unité : unité du monde, lente continuité du discours. Le ton est
didactique, même lorsque l’ambiance ne s’y prête pas a priori : Frank Herbert a
un message à faire passer à son lecteur. Bien qu’il s’agisse d’un space opera,
de l’histoire d’un empire, ne se trouvent guère de scènes de foules ni de
sanglantes batailles ; c’est le dialogue qui dirige l’action, et non l’inverse.
Le roman s’organise de façon à connaître intimement les personnages. Les psycho-récits
(discours du narrateur sur la vie intérieure des personnages) enchaînés, les
monologues intérieurs servent le discours sur les relations entre l’inné de l’hérédité,
l’acquis de l’éducation et les désirs (cette force étant la seule constante).
Il est d’ailleurs possible de voir, dans les exergues quasiment dévolus aux Mémoires
volés de l’Empereur-Dieu (Dune IV), un renforcement du psycho-récit.
Lequel n’est pas une clause de style, mais le fondement même du style conjectural
si particulier de Dune, où la pensée décortiquée devient comportement, où
se mêlent et interagissent la vie intérieure et l’environnement dans une
relation écologique, où les savoirs se présentent non comme une accumulation
(vision de la science classique), mais comme une cartographie des tensions
entre les savoirs. On peut opposer ce style à l’autorécit (discours du
narrateur sur sa propre vie intérieure) pratiqué dans Noô. Le procédé de
l’écriture autobiographique permet de voir, tel un enregistrement haute-fidélité,
s’imprimer les flux de sensations sur cette bande magnétique vivante qu’est
Brice. Mais dans les deux cas, il y a une totale transparence intérieure.
Le style élaboré, mais froid et réflexif, d’Herbert a
parfois été critiqué comme pur reflet de l’intellect — à l’opposé du style
charnel, près des sens de Stefan Wul.
Pour lui, le roman n’est rien d’autre qu’une
machinerie aux multiples rouages dont il se plaît à tester le fonctionnement.
En bon ingénieur, Herbert consacre des années à fignoler son œuvre, mais il ne
consent pas à s’y impliquer. [[390]]
Pour juste qu’apparaisse cette opinion — comme l’indique d’ailleurs le
traitement des personnages, voir supra deuxième partie —, il faut noter
que le style d’Herbert a évolué. L’ampleur prophétique cède la place, dans les
deux derniers volumes, à plus de simplicité ; les décors se fondent en une
simple toile de fond où les teintes remplacent les couleurs, l’action se
resserre autour des personnages.
L’action elle-même cède devant la réflexion ; le manque
croissant de spontanéité a été reproché au style des derniers tomes. Dans
plusieurs interviews, Herbert a longuement digressé sur l’inadéquation de notre
langage occidental, qui privilégie la dualité être/néant sans laisser la place
au devenir, à la mutation ; c’est pourquoi Herbert a tâché d’utiliser le moins
possible le verbe “ être ”. Le regard occidental sur le monde sous l’angle
des choses est une distorsion entretenue par le langage. La vision induite par
l’écriture si particulière d’Herbert (notamment l’accent mis sur les relations
interpersonnelles, qui font la trame même du récit) se fonde sur les relations
dynamiques qui structurent le monde et contrôlent sa croissance. La seule
constante, au bout du compte, est le mouvement : aucune résolution n’est définitive,
aucune position ne reste tranchée dans le temps fictif de la trame narrative.
Le style réflexif, qui tourne autour du sujet pour l’éclairer sous toutes les
facettes possibles, mais aussi pour tisser autour de lui un cocon d’incertitude,
se fait le signe de cette constante.
2°) Cie : à première vue, l’optique d’Arnaud se démarque de celle
des autres créateurs de livres-univers, par son écriture volontairement relâchée
et une économie de moyens qui lui ont parfois été reprochées. On l’a à tort
qualifiée de “populaire”, l’écriture populaire pouvant très bien être boursouflée.
Elle prend le contrepied de celle d’Herbert dont les détours spéculatifs et les
raffinements psychologiques alourdissent parfois la construction. Au contraire,
ici la narration reste toujours en situation. Le jugement de Rostand, selon
lequel Alexandre Dumas n’avait pas de style mais du souffle, pourrait à
merveille s’appliquer à G.-J. Arnaud. Son écriture laconique se passe presque
complètement de descriptions, et semble se plaquer sur le décor uniforme de la
glace. La méthode est celle du récit alterné, découpé en courts chapitres, dépouillés
de toute fantaisie littéraire ou encadrement. La variété se trouve
essentiellement dans les rapports entre les personnages et les situations, même
si Arnaud utilise quelques rares artifices (brochure de Concrete Station (Cie,
XXVII-126), lettres, récits légendaires). La Cie s’est
appropriée la structure, les thèmes, le décor même (les récits polaires)… et la
longueur du feuilleton populaire du XIXe siècle.
L’espace imaginaire d’Arnaud est donc, au même titre que les autres, un espace
esthétique.
Autres espaces esthétiques, plus élaborés, plus riches de référents
littéraires : Hypérion et Noô.
3°) Hypérion : Patchwork stylistique composé par un virtuose de
l’écriture, Hypérion est un roman soutenu par une construction aussi
puissante que complexe. Exercice de style, qui fait une collection de styles
manifestant un goût de l’auteur pour les structures classiques. Six appels à
des genres différents, correspondant au récit de chacun des personnages se
racontant, empruntant au roman policier des années 50, au space opera stratégique,
à la fresque cosmique, au cyberpunk… La Chute d’Hypérion rajoute un
septième style : celui de Dan Simmons. L’œuvre de Dan Simmons fonctionne comme
un hommage à la science-fiction, à la poésie anglaise… et à l’écriture en général,
le roman fournissant un catalogue impressionnant de procédés littéraires :
pseudo-journal de bord tel qu’on peut en trouver dans Voyage au centre de la
terre (1864) de Jules Verne, digressions philosophico-religieuses de Sol
Weintraub, combats épiques de space opera, érotisme et même “gore” (Hypérion,
I-226)… formant une œuvre à trois dimensions : l’espace linéaire
du voyage, la dimension temporelle des hommages littéraires, enfin le talent
unificateur de l’écrivain Simmons, qui fait du roman un Espace-qui-Lie. Le
pastiche, ici, n’est pas qu’un jeu. Il est la retranscription d’un “ monde
intense ” — pour reprendre le vocabulaire de Keats, monde gros d’énergie
retenue, gonflé de sensations. Dan Simmons excelle dans la compilation, la régurgitation
réussie. Mais son talent principal est sans nul doute l’efficacité de sa
narration — un talent de conteur qui assure à Hypérion le statut de roman
populaire.
4°) Noô accumule les aventures exotiques aux accents picaresques,
les intrigues d’espionnage, les idylles de roman sentimental, l’onirisme, les développements
spéculatifs de hard science, le commentaire social. À la diversité des méthodes
narratives fait écho la variété des tons : le ton neutre du simple récit
alterne avec le tragique, l’ironie, la tendresse. Mais les buts diffèrent : la
variété procède chez Dan Simmons d’un désir positiviste de pastiche, pour créer
un roman synthétique de la SF — mais au service d’une intrigue minutieusement
ciselée. Pas de cela chez Wul, dont la variété stylistique est à mettre sur le
même plan que les autres techniques baroques : elle donne un mouvement
organique au texte et symbolise la variété chaotique du monde, ses perpétuelles
mutations. L’auteur ne semble pas lésiner sur les adjectifs, s’accommode des
adverbes (peu à la mode à une époque où le style plat prédominait), les
couleurs, les notations sensorielles détaillées et synesthésiques — tout cela faisant
la “chair” du roman.
Noô réalise
un très ancien projet personnel : celui d’une vaste promenade romanesque
donnant l’impression de la vie même, dans sa foisonnante totalité, mais
transposée dans un autre univers qui donnerait champ libre à toutes les démesures
de l’imagination. La technique “unanimiste” (…) m’ayant toujours semblé
artificielle, de même que les acrobatiques découpages et encarts à la Le Clézio,
j’ai préféré laisser courir une action linéaire permettant une foule d’échappées
diapositives sans que le flux général en soit perturbé. [[391]]
L’histoire, pour Stefan Wul, n’est qu’un squelette. Ce qui compte, c’est
le plaisir de la lecture, et l’on a vu, à propos du décor, à quel point Wul
privilégie la chair par rapport au squelette.
Voyez la nature : dans le fœtus, c’est la chair qui
préexiste et sécrète peu à peu le cartilage avant de former le squelette. De même,
une promenade gratuite et sans but particulier en décor fantastique, fût-elle
une promenade mentale et manuscrite, doit peu à peu sécréter son “squelette”,
je veux dire l’intrigue qui va la faire tenir debout. [[392]]
La qualité se conjugue à la quantité[393] pour former un roman plantureux, omnivore. “
Le roman est un fourre-tout d’idées politiques, sociologiques, métaphysiques…
L’arlequin est un plat cuisiné dans lequel on met d’anciens restes : voilà
Noô. ”[394]
Le ton est tour à tour didactique, comique, exalté, pathétique,
la néologie s’immisce partout. La variété de la forme littéraire épouse la
complexité du fond, c’est pourquoi il convient de ne pas les dissocier. Les
deux auteurs, cependant, visent avant tout, et de manière plus délibérée,
l’efficacité. Ainsi, dans le délire noôzômique de Brice, la phrase se réduit à
des éléments disloqués qui traduisent la pensée éclatée, se dévidant en continu.
Mais ce délire a un sens, et si les phrases se désarticulent, c’est avec une
logique interne, comme si elle se dépouillaient progressivement de leur
grammaire, en passant par le stade de la poésie (“ Il vente lourd et grave !…
Allons, marche !… Le vieil océan n’est pas loin… On l’entend ruminer des
idées générales… O relance inlassable et lourde du ressac ! ”, I-187) jusqu’au “bruit verbal” formé d’amassements anarchiques, de télescopages
et de mots à la syntaxe broyée :
Il a très mal… grrrêle-de-mots-scalpels-qui-fouillent-à-l’intime…
Arrêtez !… On me fffouette de certitudes… UUN… On m’injecte des
ffflux trop… Gavage accéléré d’impliquexclusions réciproques… Erreur de cent
mille uas !… Et ce n’est plus possible… Si !… DEEUX… Tu vas
crever… On me subdivise… On me muldivlise par mille… Je suis mille nains qui
vont crever, crever… Calvaire poussif : han ! han ! han ! hyperesthétique
mouvement brrrownien de… géant !… cccrever si tu ppperds tous mes mmmorceaux… [[395]]
Au-delà de l’effet immédiat il s’agit avant tout, pour l’auteur de Noô,
de faire passer un grand nombre d’images et d’idées dans le cadre étroit de la
narration linéaire, d’immerger le lecteur sans le noyer dans l’univers fictif.
“ Comme si, né en son sein, vous aviez appris par osmose et dans le désordre
une foule de détails dont le puzzle deviendrait, enfin, cohérent…, sinon
totalement reconstitué ”[396]. Le style est tributaire de la cohérence
du monde. Pour cela, Wul use d’innombrables procédés, dont une toute petite
partie — notamment ceux relatifs au rythme de l’action — sont expliqués dans À
propos recousus. On a beaucoup glosé sur la (réelle) maîtrise littéraire de
Dan Simmons. Un seul exemple, tiré de Noô, suffit à apprécier la
technique de Stefan Wul — ici, l’ellipse de la forme factitive, tout le passage
étant l’objet de raccourcissements connotant l’urgence de la situation vécue.
Brice et Jouve doivent fuir Grand’Croix en catastrophe, mais clandestinement :
Je sens la hâte autour de moi. On me fait avaler des
pilules de stimuline. On m’ingurgite un repas léger. D’autres phrases s’énervent
: “ Nous avons le temps d’arriver pour l’entracte… Il faut un costume à Brice…
” Je n’y comprends rien (…). On me titube d’une pièce à l’autre. Des mains me
tripotent de pied en cap. [Noô, I-196]
b.
quelques éléments de variété stylistique :
La variété des styles est une technique qui, parce qu’elle
requiert un certain savoir-faire du langage conforme aux critères supposés de
la littérature générale, confère à l’ouvrage sa dignité littéraire. Dune est
souvent considéré comme un ambassadeur du ghetto de la SF, La Chute d’Hypérion
a figuré dans le palmarès 1992 du magazine littéraire Lire.
Ainsi qu’on l’a vu plus haut, des styles et des approches très
différents concourent au même but : donner l’illusion d’un monde vivant.
L’utilisation des complexités de la langue — comme la création écologique —
donne une image de la vie.
Cette variété prend plusieurs visages. Parmi ceux-ci
l’extralittérarité, la poésie, les livres fictifs, et le fond baroque.
— L’extralittérarité
est un terme qu’on ne discutera pas, tout comme son contraire. L’extralittérarité
possède le sens d’exergue dans son sens étymologique : elle contient
tout ce qui ne fait pas partie de la trame romanesque. Citations en exergue,
glossaires, cartes et appendices divers… qui fournissent une cohérence interne,
auto-référentielle. Le seul à s’en passer complètement est G.-J. Arnaud, qui
refuse tout extraromanesque, tout effet d’encadrement. Les exergues, caractéristiques
voire indissociables de l’image de Dune, sont une vieille tradition de
la science-fiction. Parfois fort longs, souvent profonds. C’est là que l’on
trouve, naturellement, la plus grande diversité de style : extraits de
chroniques au ton didactique, chansons et poèmes, maximes fremens, formules
politiques… et cette variété cimente, en quelque sorte, l’univers en
multipliant les points de vue, apporte une épaisseur supplémentaire qui est
celle de la perspective. Perspective historique avec les extraits biographiques
des chroniqueurs contemporains ; perspective religieuse, philologique avec les
livres de sentences. Mais ces exergues sont piégés, car ils cachent plus qu’ils
ne révèlent. Les textes sont tirés de documents officiels, de “sources autorisées”,
émanant d’instances de pouvoir, et non de samizdats ou d’ouvrages historiques
plus objectifs. L’orientation politique est claire, mais tout un pan de Dune
reste ainsi dans l’ombre. (De même, on pourra faire remarquer que l’art
dominant, dans Dune, est la musique. Est-ce parce que le langage musical,
très codé, ne passe pas par le langage articulé et est donc “inoffensif”, non
susceptible de véhiculer une quelconque contestation de l’ordre établi ?)
Dans Noô, un effet de réel tout aussi efficace est
donné par l’Abrégé de noômologie agrafé en appendice. Il en va de même pour
l’allocution de Shay Tal dans Helliconia (I-220)
reproduite par anticipation, en tête de partie (I-129). Il faut
en outre ajouter les chansons[397], refrains et poèmes qui forment un
réseau signifiant dans la trame de l’histoire.
Les appendices de Dune sont au nombre de quatre et
sont à mettre sur le même plan que les exergues en ce qu’ils fournissent des détails
indispensables à la compréhension générale. L’éclairage est néanmoins différent
car dans les appendices, c’est l’auteur qui parle. Le premier appendice nous éclaire
sur l’écologie de Dune, tout en précisant le discours de l’auteur. Le
deuxième traite des religions, et a donc valeur historique. Le troisième
appendice éclaircit les buts du Bene Gesserit, c’est la sphère politique qui
est traitée. Le dernier présente les notices biographiques de sept personnages
de l’Impérium, paliant l’absence d’arbre généalogique.
Le “ Lexique de l’Impérium ” ne compte pas moins de 285 entrées.
On y trouve des référents science-fictionnels classiques (cristacier, distrans,
fanemétal, galach…) en nombre conséquent pour un space opera, mais minoritaires
par rapport aux autres néologismes. Le lexique permet de mesurer l’importance
des racines arabes, pour les éléments religieux et relatifs au désert[398] ; mots existants transposés
dans le futur, sans (baklawa, Jihad) ou avec modification de sens (le caïd
devient un gouverneur militaire, la baraka “ un homme saint aux pouvoirs
magiques ”) ; des mots transformés (le fedayin devient fedaykin
par adjonction d’un k, et prend le sens de commando de la mort fremen) ;
des expressions qui n’ont de sens que dans le cadre du roman (les Choses
sombres, superstitions implantées par le Bene Gesserit au sein des
civilisations instables). L’origine latine, beaucoup plus rare, dénote quant à
elle l’ancienneté (Missionaria Protectiva) et le langage du droit (Dictum
familia). Le Lexique de l’Impérium n’est pas un simple catalogue de néologismes,
mais un dictionnaire technique ayant sa propre logique, fourmillant de renvois
internes, qui éclaire toutes les sphères du système-monde.
Extralittéraire, l’on trouve encore le rôle classique de la citation en
exergue telle qu’elle apparaît couramment dans la littérature générale : celui
de faire lien avec une littérature, un auteur, une philosophie. L’exergue
fonctionne comme un surlignage de la création littéraire. Ainsi dans Helliconia,
en tête duquel Aldiss invoque Lucrèce (voir supra, p.88). Ou chez Wul, dont les deux citations précisent les deux pôles de l’œuvre
: la science et la poésie. La citation de Nerval est aussi une dédicace, l’on
se trouve clairement dans l’intertexte. Pour Nerval comme pour le
narrateur-double de l’auteur, la vie réelle c’est la littérature et elle seule,
cet autre monde fait de mots. Comme Nerval le narrateur deviendra fou, et l’écriture
son seul remède. Autre élément extralittéraire, à fonction structurante :
— Les livres dans
le livre. Le livre-univers affectionne les extraits d’ouvrages factices,
historiques ou techniques. L’“ Encyclopedia galactica ” d’Asimov dont un
extrait clôt Fondation est un ancêtre connu par tout amateur. Il arrive
que la seule mention d’un titre ou d’un auteur suffise. Le monde du Fleuve,
dépourvu de papier, n’autorise pas leur existence ; en revanche, ils abondent
dans Dune sous forme d’extraits en exergue (la princesse Irulan, épouse
impériale de Paul, en a écrit à elle seule dix-neuf), et dans Noô :
Précis de noômologie, Mycoses irréversibles des races
houngo, Diaspora humaine en basse époque fâvde, Codex de Psychobernétique (I-46 et I-146).
Sont mentionnées les “ éditions Microm ” (Noô, I-227). Des auteurs sont évoqués : Myers, Sardès, ainsi que des extraits
d’ouvrages dépourvus de titres (Noô, II-145…). Stefan
Wul va jusqu’à créer un faux ouvrage scientifique sur le noôzôme.
L’extra-romanesque n’est qu’apparent puisque la trace de la lecture de l’Abrégé
se retrouve dans le récit, II-93. Passage extra-romanesque, mais pas
extra-littéraire : le pastiche — fût-ce d’un “Que sais-je ?” — est un exercice
de style.
Ces ouvrages sont autant d’indices, à la manière des exergues de Dune,
de l’existence d’une noosphère dans le système-monde, et parfois nourrissent
celle-ci. À l’exception du livre-univers de Frank Herbert, le contenu des
ouvrages n’est jamais développé : ils constituent avant tout des signes,
et sont comparables, dans notre optique constructiviste, aux éléments de flore
ou de faune entrant dans la composition de la biosphère.
Autres exemples :
La Compagnie des glaces |
Instructions Ferroviaires, La Voie oblique d’Oun Fouge, Mémoires d’une femme de langue française… |
Helliconia |
Encyclopédie des faits d’Histoire et de Nature, de SatoriIrvrash, De l’extension d’une saison
helliconienne au-delà d’une vie humaine, de Billy Xiao Pin. |
Hypérion |
La Terre qui meurt, recueil de poésie de Martin Silénus (I-200, dont le
titre est un hommage à la série de Jack Vance du même nom) |
— La poésie sera prise ici dans plusieurs de ses acceptions. Elle
est d’abord, ainsi que l’indique son étymologie, pouvoir créateur du langage,
et la section suivante s’étendra sur un de ses aspects, la néologie. On la
considérera d’abord, dans cette section, sous son angle le plus classique. Elle
constitue également un indice de littérarité, si important qu’elle peut devenir
la clé même de l’œuvre. Ainsi dans Hypérion, peut-être en est-elle la clé
majeure. Outre les références aux poètes anglais (voir par exemple Hypérion,
I-198) et un historique de Keats (I-375), Hypérion,
nom d’une colonie de poètes, est le lieu-clé de l’univers romanesque. Celui-ci
est vu par le filtre du cybride (double reconstitué) de John Keats, seul
personnage en “je” du récit. Et en partie par un poète, Martin Silénus, qui déclare
:
Être un poète, un vrai poète, me disais-je, c’était
devenir l’avatar de l’humanité incarnée. Accepter de revêtir le manteau du poète,
c’est porter la croix du Fils de l’Homme, et souffrir les affres de la
naissance de la Mère Spirituelle de l’Humanité. [Hypérion, II-445]
Les effets typographiques et la reconstruction du langage de l’entité IA
Ummon ne sont pas sans rappeler certaine forme de poésie[399]. La poésie formelle, versifiée, est
un indice d’activité de la noosphère dans ce qu’elle a de plus gratuit en
apparence (comparée à la politique par exemple), puisqu’elle touche à l’art.
Frank Herbert a senti la nécessité de faire figurer l’activité poétique dans
son système-monde, puisqu’on en trouve dans quelques exergues de Dune.
Dans Noô, la poésie fait corps avec le texte, elle
est la marque de l’auteur. Poésie de l’étrange, qui a pour motivation première
de redimer le réel, de lui attribuer une valeur ajoutée qui est celle du verbe.
La qualité première du narrateur est de l’ordre de la poésie.
Les rapports entre la poésie et la science-fiction peuvent
paraître minces, mais ils sont néanmoins bien réels. Comme la SF, la poésie
montre la réalité sous d’autres dehors. L’inspiration scientifique peut tout
aussi bien toucher la poésie, à laquelle rien n’échappe. La poésie scientifique
existe depuis le XIXe siècle[400], la poésie conjecturale depuis
l’antiquité, et les fictions de Cyrano de Bergerac sont bien connues. On trouve
dans les revues des années 50-60, Fiction, Galaxie et Satellite,
des calligrammes, des mots-croisés, mais guère de poésie. Signalons toutefois,
sous la signature de Jean Cap, un extrait d’une “Anthologie de la poésie
galactique” intitulé “ Les Monstres ”[401]. Le mouvement new wave est
un rapprochement notable de la poésie, en constituant un projet esthétique[402].
L’intérêt de Stefan Wul pour la poésie ne date pas de Noô,
bien qu’il ait été vu, plus haut, l’énorme influence qu’ont eu les poètes, des
classiques aux surréalistes, sur l’auteur. On la trouve dès Retour à “0”,
sous les dehors d’un refrain :
“ Il tournoiera sans fin dans le froid de l’espace,
“ Impuissant prisonnier des orbites lointaines… ” [[403]]
Elle parsème tous ses livres, parfois en chansons (L’Orphelin de
Perdide, Odyssée sous contrôle), parfois camouflée dans le récit, au creux
d’une description, par une sorte d’imprégnation. Si Wul a renoncé au roman
depuis bien longtemps, il n’en est pas de même de la poésie.
Si donc Stefan Wul n’est pas le premier à aborder la poésie
conjecturale, il est le premier auteur de science-fiction à l’avoir élevée au
rang d’idéologie. Il admet volontiers son attirance pour l’Art pour l’art.
C’est l’alexandrin qui a la faveur de l’auteur. Il s’en trouve parsemé dans
tout le roman, en tout ou en partie — car les hémistiches (six pieds) abondent,
donnant au texte une impression de fluidité. En voici une liste, loin d’être
exhaustive :
I-39 (L’orgue
des flûtes,) accroissant mon délire, / mugissait en échos /
sous
des voûtes immenses.
I-59 Je
humai lentement les sucres de la nuit.
I-97 (les
sphynx noirs) qui s’embusquaient naguère / au creux des
moindres
phrases.
I-119 J’avais
un goût de cuivre / au tréfonds de la gorge.
I-126 Quand
la Ville encore grise / de sommeil s’étire et / se cambre de
toute
sa taille, / en toussant des bruits creux / dans les brumes de
l’aube.
I-127 cet
hyperdiorama / de roides véhémences.
I-155 “
les tambours de la mer ” (hémistiche)
I-170 Toi
l’ange Sérasim / qui tiens savoir de Dieu… [poème de 9 vers]
I-171 (Tout
s’affectait d’un signe moins) qui mêlait un peu d’âcre / aux
sucres
du réel.
I-200 De
tonnantes cascades / fument en contrebas.
I-253 La
puanteur montait / en se tordant les bras / dans le décor des
branches.
I-258 la
forêt cisela / de sombres caducées / encadrant des lointains /
(d’Hespérides).
I-261 (…)
déjà fondus sous les / pastels d’un bois d’yeuse.
II-58 On
devinait au loin / de plates phosphorescences.
II-129 Les
monts Altis au loin / jouaient les patriarches.
Plus rares, quelques rythmes binaires (“ Percé de glaives divergents, le
ciel trame de noirs complots ”, Noô, II-121). Mais “
La poésie, ce n’est pas forcément des vers ”, écrit Pierre Versins[404]. C’est aussi du tempo, une cadence
particulière. La prose poétique passe également par le lyrisme de certaines
phrases, certaines assonances ou allitérations.
I-21 La
plume est un scalpel ébréché. Je m’écorche et j’extirpe au jour…
I-36 Leur
présence invisible faisait corps avec les eaux…
I-38 J’apprenais
de nouvelles danses…
Un
jour, le ciel s’encombra de montagnes bleuâtres…
I-126 Ce
District, aux dires de Jouve était un pseudopode…
I-133 L’air
de cendre mouillée avait saveur d’aphrodisiaque…
I-192 Et
j’étais écrasé par une horrible impuissance…
À
mesure que je bois, le décor se dilate…
I-261 J’ai
seulement vu passer des lueurs, humé des relents d’estuaire…
II-15 Le
chien bleu s’étira en bâillant. Les viaducs, là-haut…
II-59 Chaque
soir nous offrait pourtant quelques minutes d’extase…
II-65 Ailleurs
encore on trouve des monstres, des bêtes…
II-67 On
se déloque en plein vent dans l’ombre d’une impasse.
II-102 Également
inaccessible était la mer qui m’accompagnait de loin…
II-123 Vautrées
à fleur d’eau verte, les grottes reniflent pesamment la
balance
du flot.
II-142 Au
bas des marches, de grands arbres s’éploraient sur leur image
piégée
sous l’étang.
II-143 J’assistai
suffoqué à la renaissance végétale…
II-177 Et
plus tard, berçant enfin nos cœurs assagis…
La poésie, enfin, transparaît à travers des images (“ la flaque de bière
du ciel ”, Noô, I-133), un vocabulaire recherché, dont
l’effet est ouvertement poétique :
I-44 irradiances
[attesté en 1874, Verlaine ; litter. et rare]
I-72 cascatelle
[litt., petite cascade]
I-79 figements
[rare]
I-91 aberrances
I-137 abracadabrance
[la terminaison -ance, comme -ité, est utilisé dans
la
poésie]
I-139 respir
[vx ou rég. Ici précédé de “ ample ”, connotation poétique]
I-193 strideurs
[son strident. Voir Rimbaud, Voyelles ]
II-112 aquilon
[vent du nord, registre poétique]
… Ou peut passer par le vocabulaire scientifique, existant (et parfois
vieilli) ou inventé à partir de morphèmes gréco-latins : bradychardie (Noô,
I-76), parenchyme (I-129), micelles (I-211), tréponème (II-144), polyterpènes (II-168)… Ces mots font partie du dictionnaire. Tel n’est pas le
cas de clysmique (Noô, I-78), isocratique (I-157) ou cleptocrate (I-234) ; la similitude de construction
fond le tout en un seul langage parallèle — qui plus est international et “officiel”,
les racines grecques et latines formant un réservoir universel —, qui contribue
à exercer un puissant effet de réel. La “ diapédèse ” (Noô, I-210), mode de locomotion des leucocytes d’un tissu à l’autre, est utilisé
par Jouve, friand de vocabulaire biologique, pour qualifier sa fuite par les égouts.
Le registre savant rejoint le registre précieux, l’utilisation de mots archaïques
ou spécialisés, et Stefan Wul a un plaisir évident à jouer sur les deux
tableaux, en s’en gaussant à l’occasion, car ce plaisir ne l’emporte pas sur
l’exigence de cohérence interne. Encore une fois, c’est le monde qui domine l’écriture,
ou plutôt l’annexe.
— le fond baroque.
Plus que tout autre livre-univers, c’est Noô dans lequel, a priori,
s’illustre le mieux le baroque — mais on reconnaîtra, dans la courte énumération
suivante, des procédés à l’œuvre dans d’autres œuvres de notre corpus. Le
nombre élevé d’occurrences de ce mot atteste l’intérêt de Stefan Wul pour cette
notion : Noô, I-171, I-262,
II-13, II-41, II-46, II-70. Le baroque est un mouvement artistique couvrant tous les arts, qui
s’est imposé en Europe et en Amérique Latine aux XVIIe et XVIIIe siècles, avant d’être détrôné par
la réaction néoclassique. Il faut noter que le baroque n’a jamais vraiment pris
en France. D’après Jean Rousset[405], il est “ dissocié et mutilé
”, parce qu’il a renoncé au mouvement. Selon Gérard Genette, “ l’époque baroque
s’est signalée par une sorte de prolifération de l’excursus descriptif ”[406], prolifération à l’œuvre dans Noô.
L’esprit baroque montre une réalité des sens instable ou illusoire, en perpétuel
mouvement, et l’homme lui-même en constant déséquilibre. Il prône le mouvement,
la métamorphose, le déguisement, la parade, la grâce. Ses formes d’expression
traduisent cette extrême plasticité par un désir d’étonner, et des procédés
touchant à la profusion ornementale qui peut aller jusqu’au rococo[407], à la démesure et au dynamisme
exaltant — procédés appliqués dans Noô. Pour toutes ces raisons, le
baroque est lié au spectacle, en particulier l’opéra, qui partage avec Noô
une richesse extravagante des décors et une théâtralité qui est évoquée à
plusieurs reprises : “ … avec la sensation de vivre en dehors de moi, de jouer
un rôle dans une pièce attrayante et colorée mais qui devrait s’achever, tôt ou
tard, sous je ne sais quel baisser de rideau ” (Noô, I-49).
Les critères baroques dans une œuvre littéraire, définis par
Jean Rousset, sont l’instabilité, la mobilité de la vision multiple, la métamorphose,
la domination du décor. Le dernier point a fait l’objet d’un chapitre dans la
troisième partie. Dans Noô, le mouvement est donné par la cursivité du
style wulien, le tempo ou mouvement musical de ses phrases ; la mobilité, par
le changement perpétuel de rythmes, de temps (passages du présent au passé),
mais aussi de genres : du roman d’initiation, l’on passe subitement au
merveilleux du space opera, à l’espionnage, etc. La néologie (voir ci-dessous)
procède d’une conception baroque de la métaphore, par le déguisement du sens
reposant sur l’ingéniosité. Quant à la folie finale de Brice : tout n’a-t-il été
qu’un songe, sa folie n’est-elle qu’un masque de la tradition baroque ? Ni
l’un ni l’autre : c’est tout simplement une autre facette — le pathétique — qui
s’exprime, et un ultime retournement du récit qui souligne, bien à la manière
baroque, l’artifice.
Autre procédé baroque classique dans Noô : le double
Brice-Vassil, déguisement de la nature. Deux êtres, sosies sans le savoir, et
une destinée assez espiègle pour machiner un jeu de cache-cache compliqué d’un
jeu de miroirs invisibles (les attentats manqués) qui déconcerte le héros.
Situation fausse mais tragi-comique, qui culmine dans le palais quand ressurgit
Prairiale, dans un nouveau rôle.
D’autres signaux baroques peuvent être décelés : la cruauté
passagère des combats sanglants dans la jungle, la mort de la sauvageonne
amoureuse et celle de Vial, que l’on peut qualifier de spectaculaires, et édifiantes…
mais l’image de la mort, dans les deux cas, reste “gracieuse”, et les deux
cadavres sont aussitôt absorbés par la jungle, qui recycle tout.
Le style d’Aldiss est-il baroque ? Dans Helliconia,
le monde est un théâtre politique et la vie une tragédie où il faut revêtir un
rôle. Mais chez Aldiss, pas de changements de décors à vue, c’est le naturalisme
des caractères et des situations qui, en principe, doivent l’emporter. Aussi,
pas de trompe-l’œil ni de grands mouvements, ou bien ces derniers sont étroitement
circonscrits dans l’espace et le temps de la narration — mais des histoires
individuelles, où s’affrontent des destins.
2) La néologie,
autre indice de variété :
La formation de néologismes, ou “ mots-fictions ” dans la
terminologie de Marc Angenot[408], est un aspect de la création
verbale qui fait du créateur de monde un créateur de langage. Elle singularise
un univers et fonctionne comme instrument d’homogénéisation. C’est pourquoi il
est naturel qu’elle abonde dans le livre-univers. Bien qu’assez rare, elle se
rencontre même dans la Cie, malgré le peu d’inclination que lui
manifeste l’auteur.
Dan Simmons n’hésite pas à en user. Aux termes dont il fait
emploi s’applique aisément le qualificatif de “ mots-fictions ”, c’est-à-dire
qu’ils renvoient au patrimoine de la science-fiction : les distrans, le
cyberspace, les arcologies, la terraformation… D’autres termes explicitent
certaines références, et fonctionnent à la manière d’hommages : “ matrice
gibsonienne ” (Hypérion, I-388), espace eschérien…
Le sol était composé de blocs de bois-diamant
alternant avec des coquilles de kabuzu, entre quatre bordures faites d’os de
passaquet. ”
[Dune, III-274]
Si les néologismes sont bien présents dans Dune — on a vu la variété
qu’ils représentent dans le “ Lexique de l’Impérium ”, ce type de description
reste néanmoins assez rare dans l’œuvre d’Herbert. Les mots spécialisés doivent
avant tout être liés aux autres, former une écologie sémantique. Mais il s’agit
avant tout de singulariser l’univers, c’est pourquoi les objets et usages
propres à Arrakis abondent. Considérable dans les premiers tomes, la création
verbale se dépouille peu à peu, sans tout à fait disparaître.
Le record est atteint par Noô. Ce roman se révèle être
une mine lexicologique, avec environ quatre cents néologismes. La création
lexicale ne se réduit pas à une gymnastique stylistique, elle témoigne d’une
langue qui a évolué parallèlement à la nôtre sur une autre planète, de la même
façon que la langue québécoise a évolué à partir du français (parfois en
figeant des mots, comme il s’en trouve dans Noô) —, une langue que Wul
rend vivante, afin de rendre vivants ses mondes étranges. L’altération de la
langue est du reste explicite dans l’ouvrage, où il est fait mention de “ français
déformé ” (Noô, I-77). Il faut distinguer le néologisme,
création précieuse de mots inutiles qui abondent dans Noô et relèvent du
baroquisme[409], et la néologie, création justifiée
par les besoins de la langue et de la société.
La néologie se répartit dans des domaines d’une grande
diversité, couvrant toutes les sphères du système-monde. Dans l’annexe II-A,
les néologismes de Noô sont classés en cinq grandes catégories. Quatre
s’insèrent dans les sphères du système-monde établi dans la deuxième partie :
1°. les néologismes relatifs au vivant cosmosphère, biosphère
2°. les objets et usages propres technosphère
aux mondes d’Hélios
3°. autres néologismes techniques cosmosphère, technosphère,
noosphère
4°. les faux dialectalismes, noosphère
argots et faits de langue
5°. les artifices stylistiques et poétiques [voir ci-dessous]
Les artifices stylistiques et poétiques (5°), les
mots-valises issus du délire noôzômique de Brice, n’ont pas pour fonction de
structurer le monde, et constituent plutôt des violations aux codes de langage,
tandis que les autres au contraire fabriquent du langage (se retrouve ici la même
opposition qui sépare le merveilleux du fantastique).
Que trouve-t-on dans ce matériel néologique ?
1°) des néologismes lexicaux avec des emprunts (scenic
railway, vitis…), des mots-valises (vertécailleux, vêtose…), des dérivations
(sur noô, sur mycose…), des composés (geckos-guimbardes, oreilles de singe…),
des recomposés (injection dans la langue contemporaine de mots créés à partir
de racines grecques ou latines, procédé courant chez Wul pour le jargon
scientifique inventé)…
2°) beaucoup de néologismes sémantiques, mots existants
qui se voient attribuer un sens nouveau (kiosque, plainte…).
La variété et la profusion de la création verbale concourent
à l’esprit baroque de l’œuvre. Pour la 1e catégorie
du tableau ci-dessus regroupant les mots relatifs à la biosphère[410], on trouve 83 mots simples, dont 59
sont des créations pures (le plus souvent à partir de racines grecques ou
latines), 13 des emplois néologiques de mots existants dans la langue, 6 des
amalgames, 5 des siglaisons ; 60 sont des mots composés, forgés par
juxtaposition (27) ou réunion par un trait d’union (33). On ne peut qu’être
frappé par l’éventail créatif. On a vu supra la grande cohérence des néologismes
relatifs au noôzôme ou aux pnéomycoses (voir figure 9, p.296).
D’autres groupements peuvent être réalisés en fonction de
caractéristiques communes : l’utilisation de couleurs, par exemple, est très
répandue (mycose argentée, sévier rouge, etc.). On peut également relever la fréquence
de racines grecques par rapport aux racines latines, moins nombreuses. Beaucoup
de néologismes de plantes et d’animaux procèdent par analogie fonctionnelle
(ex. les corolles-tueuses) ou morphologique (ex. les gnomes).
La création lexicale est le fait d’un profond travail sur la
langue, création très élaborée chez Wul, Herbert et Aldiss. Stefan Wul
s’interroge sur l’invention du “ Kiha ” :
Comment ce mot peut-il naître ? L’auteur n’en sait
rien. Il est aux aguets d’une sonorité ou d’une graphie plus évocatrice qu’une
autre de l’image qui naît en lui, espérant un écho fidèle dans l’âme du lecteur…
La hampe des deux lettres K et H impose peut-être à l’imagination une stature
verticale comme l’H du mot homme. Mille raisons cachées participent à
l’invention et au choix d’un tel mot. [[411]]
On a vu quelques-unes de ces raisons cachées, liées au contenu
symbolique du kiha (voir supra, p.271). Il faut néanmoins se garder
d’oublier le rôle irremplaçable de l’imagination spontanée qui échappe à
l’analyse ; une fois créé, le signe-kiha entre en expansion, se lie à d’autres
signes pour former un système dynamique.
Variété du style et création verbale entrent dans un
processus d’élaboration plus général, axé sur la richesse et la complexité. Le
livre-univers est essentiellement “impur”, au sens où, comme le dit Jean
Jacques, “ la nature a horreur du pur ”. L’utilisation du langage donne sa
forme au roman, et s’exerce dans un espace imaginaire, à la fois personnel et
universel.
3) Une mise
en scène au service des intentions de l’auteur:
Pour qu’il y ait récit, il faut une succession d’événements,
une unité thématique, une action cohérente (ou procès), une causalité narrative
et une conclusion. Tous les livres-univers peuvent être qualifiés de récits.
Le schéma narratologique d’Hypérion n’est pas unilinéaire
: c’est une composition au sens musical, qui comporte sept principaux
mouvements dans le premier tome (six récits analeptiques ou flash-backs
relativement parallèles, et un récit au “présent”), qui servent d’autant de
points de départ au récit du second tome, donnant une sensation de chaos
croissant, de plus en plus “chaud”, qui ne se figera que dans les dernières
pages : l’avènement d’un nouvel ordre. Le récit est le mode d’organisation
interne le plus manifeste, le plus volontaire, d’Hypérion. Chez Wul, au
contraire, c’est l’organisation des images qui prime, le récit ne venant qu’en
second. Celui-ci est unilinéaire (malgré quelques brefs appartés, l’évocation
du destin, du narrateur du lecteur fictif, le médecin psychiatrique qui ne
porte d’ailleurs pas le nom) — mais cette ligne est une courbe, s’incurvant en “grand-huit”.
Le récit, chez Aldiss, est composite ; l’ordre est
chronologique plutôt que causal, et la conclusion qui donne son sens au récit
est morale, plaçant la trilogie d’Helliconia au rang de fable.
Toutes les intrigues des livres-univers ont en commun de dépasser
les combinatoires simples du conte telles qu’elles ont été définies par
Vladimir Propp. Cela ressort dès la première lecture, au point que l’on a
comparé Dune à Guerre et Paix. Même la Cie n’échappe pas à
cette impression, malgré l’approche ouvertement populaire de l’auteur.
Quand Wul évoque le contenu de Noô, voici ce qu’il écrit
:
C’est Valéry, je crois, qui dit qu’un roman est un
fourre-tout, on y met de tout : des idées sociologiques, politiques, métaphysiques,
on brasse tout. On met tout dans le même shaker, on agite, et on voit ce que ça
donne. Ça a donné Noô. [[412]]
Qu’on ne s’y trompe pas, il n’y a rien d’aléatoire — sinon en apparence
— dans la mise en scène de Noô. La structure narrative est celle d’un récit
de voyage, or cette forme de document est depuis des temps immémoriaux un moyen
de rencontre privilégiée avec l’étranger et, par rebond, un moyen d’étude de la
mentalité et de la psychologie de celui qui le rédige.
Le roman de Stefan Wul n’a rien d’un brassage anarchique d’éléments
disparates. L’apparence du désordre a un but, qui peut être esthétique. Aborder
non le contenu mais la mise en scène du contenu, permet de jeter un œil différent
sur le monde envisagé par l’auteur ; cette forme éclaire la manière d’appréhender
la perspective, les différents plans de la réalité, le mouvement dans le monde
et les gens qui le peuplent. Que voit-on ? Que la variété, encore une fois, prédomine.
Les livres-univers présentent des structures très différentes. L’écosystème simplifié
du Monde du Fleuve, isolant l’homme du reste de la nature, place
celui-ci comme un centre gravitationnel et privilégie la réflexion métaphysique.
Comme chez Herbert, la forme parlée prédomine. Cette forme “ permet à
Farmer de recenser les obstacles majeurs au bonheur de vivre au premier chef
desquels nous trouvons le racisme et la violence inscrits dans le sentiment de
propriété individuelle de chacun ”[413]. En ce sens, elle possède une
valeur démonstrative.
À l’opposé, l’aspect aléatoire et profusionnel fournit un
indice sur la conception chaotique de l’univers selon Stefan Wul. Celui-ci
apparaît comme le plus “libre” des auteurs, de part même la forme initiatique
du roman, où chaque action ne découle pas forcément de la précédente.
De même, la vision sur les personnages diffère : elle est “surplombante”
chez Aldiss, Herbert et Simmons et l’on passe d’un personnage à l’autre en
gardant une perspective uniforme. Seul Arnaud n’use pas de ce type de vision et
son récit, linéaire, demeure au niveau de l’histoire, où tous les personnages
sont traités sur le même plan. Chez Aldiss, le narrateur est omniscient, ce qui
n’est pas le cas de Noô. Le but d’Aldiss est de présenter une vision
holiste d’Helliconia, et même de l’univers humain, tandis que chez Stefan Wul,
tous les moyens stylistiques et narratifs contribuent à une vision hautement
subjective de l’univers.
Toujours se retrouve une adéquation du système-monde décrit à
la représentation personnelle de l’auteur : Dune, par ses longues
digressions scientifiques, transcrit une conception mécanique, déterministe, de
l’humanité dans l’Histoire. Le récit enchaîné à la manière de scènes de théâtre[414] et la multiplication des dialogues au détriment
de l’action et du décor, donnent l’impression tragique de voir des êtres nus
face à l’univers. Herbert s’inspire manifestement de Kierkegaard quand il fait
prononcer par la bouche de Leto II cet aphorisme Bene Gesserit : “ Il n’y a pas
de mystère dans la vie humaine. Ce n’est pas un problème qu’il faut résoudre,
mais une réalité dont il faut faire l’expérience ” (Dune, III-361). La présentation alphabétique du
Lexique de l’Impérium est trompeuse — car l’organisation générale du roman, des
connaissances véhiculées par le roman, n’est pas alphabétique : la structure de
Dune est comparable à un réseau, dont chaque signifiant ne cesse de
renvoyer à un autre signifiant, et cela à l’infini. Une réflexion politique se
référera ainsi à un élément religieux, lequel renverra à un élément de la faune
arrakienne… Cette structure est un message sur notre propre monde,
non-analogique mais construit (il faut comprendre perceptible) comme un réseau
proliférant de signifiants, dont il faut élucider la forme globale avant de
pouvoir le dominer.
Brian Aldiss combine des techniques littéraires complexes et
une thématique classique, pour proposer à son lecteur un monde morcelé,
compliqué d’intrigues qui fonctionnent à plusieurs degrés, avec des
implications dont personne ne saurait voir l’aboutissement ; parfois, notamment
dans le deuxième tome, l’intérêt du lecteur s’y dilue. Un monde de la confusion
et de la fragmentation, à l’inverse de Dune, donc plus proche de notre réalité,
plus mimétique pourrait-on dire. Beaucoup de personnages agissent — et beaucoup
essaient d’agir, mais en vain. Helliconia représente une étape dans la
façon d’écrire de son auteur. Moins baroque dans la description que Le Monde
vert, moins attiré par l’inconnu que Croisière sans escale [415] ; la dimension aventurière, elle aussi,
s’estompe au profit d’une optique radicalement historique, et c’est à travers
l’Histoire, dont Helliconia fait figure de synthèse, qu’il conçoit l’évolution
de l’humanité — à l’opposé d’Hypérion, dont, comme dans une prophétie en
réalisation, la structure narrative ne laisse en apparence guère de place au
hasard ; elle est en quelque sorte programmée. L’“ appel des pèlerins ” obéit à
une logique de prédestination religieuse. Par la mise en scène, ce
livre-univers se situe aux antipodes de Noô. Ce qui constitue un goût de
l’auteur pour la mécanique de l’histoire, pour la complexité de la structure
narrative, mais aussi un message au lecteur, conscient de la mise en scène :
celui d’une ambition prométhéenne clairement affichée, où les décors de ce théâtre
à machines seraient changés à vue.
Une constante, néanmoins, se dégage de cette étude. Tous les
livres-univers ont une structure narrative qui privilégie la complexité, et une
vision multiple de la réalité qui est la marque du roman moderne. Cette vision
rappelle la théorie du chaos déterministe, pour laquelle les équations simples
ne peuvent pas représenter parfaitement la réalité… de même qu’une narration
linéaire, dépouillée des attributs d’étoffement qui font d’un roman un
livre-univers, ne pourra représenter parfaitement la réalité du monde
imaginaire.
Le livre-univers traduit bel et bien une expression du
monde. Il s’agit à présent de déterminer la nature de cette expression, et sa
portée.
II. Le livre-univers en tant qu’expression du monde
Livre personnel, livre universel ; dans le livre-univers, les
deux visions coexistent sans s’affronter.
— Livre personnel par l’inventivité de l’auteur. C’est un
lieu commun de proclamer que le cœur de tout roman, c’est le romancier. Dans le
cas du livre-univers, c’est une évidence et le plagiat y semble le plus improbable
tant les thèmes de prédilection, les préoccupations scientifiques et
artistiques, la fantasmatique… s’interpénètrent.
— Livre universel par le désir de représentation d’un monde,
en tout ou partie, qui fait entrer le livre-univers dans le domaine de l’idéologie
et d’une philosophie de la nature. La vision du monde est, pour le texte
du livre-univers, ce qui en fait une œuvre de livre-univers.
La définition [du monde] que propose le romancier
vaut ce qu’elle vaut et peut-être ne vaut-elle rien. Mais au moins elle existe.
Le lecteur a mille fois le droit de n’être pas convaincu par cette définition.
Mais pour dire : le monde n’est pas comme ça, il faudrait davantage, il
faudrait pouvoir se référer à une réalité qui serait classée, répertoriée,
photographiée, une réalité dont on posséderait le signalement. Or, encore une
fois, ce signalement, où est-il ? Pour le contemporain, la réalité, certes,
existe, mais c’est une réalité qui se fait en même temps que lui, qui bouge,
qui change sans arrêt, une réalité dont toutes les définitions qu’il peut se
formuler commencent déjà à se faner, une réalité d’ailleurs dont, pour chacun
de nous, des pans entiers restent obscurs, peuplée d’autres contemporains que
nous ne connaissons pas ou que nous ne connaissons que vaguement, bref une réalité
qui, elle, n’est pas définie du tout. [[416]]
L’assertion de Félicien Marceau devra être nuancée. Le livre-univers n’a
pas la valeur démonstrative du roman total ; celle-ci s’efface derrière le
monde qui prétend vivre par lui-même. L’intérêt de la création globale d’un
univers, pour le romancier, est esthétique : au-delà de leur importance
physique et métaphysique, les représentations de l’univers ont toujours dégagé
une puissante émotion esthétique, sur laquelle les créateurs de livres-univers
basent une partie de leurs effets. En grec, le kosmos désignait la
parure des femmes, les ornements, le bel aspect. La création d’un livre-univers
est cosmique au sens étymologique : c’est un projet esthétique.
Le livre-univers nous fait regarder notre monde avec
d’autres yeux (ce qui était également une ambition des premiers encyclopédistes),
cependant cette vision se fonde sur une appréhension non pas analytique mais
intuitive, non pas démonstrative mais en action, non pas mimétique mais fondée
sur l’altérité.
A — des œuvres de la modernité
Certes, un roman n’est pas un essai sur la représentation du
monde. Mais, de par l’ampleur de sa vision, le livre-univers se hisse au rang
d’une Weltanschauung, d’une vision du monde, représentation globale du
monde. Vers 1930 a proliféré une “variété géante” du roman, le roman-fleuve,
qui s’est attachée à peindre toute une époque à travers la Weltanschauung, poétique
ou idéologique, de l’auteur. L’on pense aux dix volumes de la “Chronique des
Pasquier” (1933-1945) de Georges Duhamel, à la série romanesque des “Hommes
de bonne volonté” (1932-1947) de Jules Romains. Et, naturellement, La
Guerre et la Paix (1869-78, publ. 1878) de Léon Tolstoï.
Avec Guerre et Paix émerge un nouveau genre
qu’on appelle traditionnellement le roman-fresque ou le roman-fleuve : le texte
s’allonge, les personnages se multiplient, les intrigues s’enchevêtrent et, en
fin de compte, il apparaît que la visée ultime du roman est de présenter une
société dans son ensemble. Le courant a changé de sens. C’est maintenant la
narration qui, en se démultipliant, a trouvé une fonction nouvelle : donner un
monde à regarder sous toutes ses facettes. [[417]]
Le livre-univers fait partie de cette tendance moderne qui est
d’envelopper le monde, plutôt que de le transpercer. C’est le roman-fresque de
la science-fiction.
1)
Espace philosophique, espace idéologique :
a.
les conceptions du monde dans la littérature de l’imaginaire :
La littérature et l’art en général ont depuis toujours
transposé les dogmes cosmologiques, religieux ou sociaux, dominants dans les
sociétés. Cela se vérifie pour la science-fiction — on l’a vérifié avec la
notion d’empire — et pour le livre-univers.
Les anciens Grecs ont cru dans un cosmos organisé en sphères
cristallines, aux proportions si parfaites qu’une mélodie mystérieuse devait émaner
de leurs mouvements. La géométrie y était musique. La sagesse consistait à prêter
une oreille attentive à la pulsation des choses afin d’inscrire sa vie dans
l’ordre universel. Cette conception a duré pratiquement jusqu’au XVIIe siècle, époque où la science s’est distinguée de la théologie
et où s’est imposé le mécanisme — philosophie de la nature selon laquelle
l’univers et tout phénomène qui s’y produit peuvent et doivent s’expliquer d’après
les lois des mouvements matériels. Descartes, mais surtout Galilée en ont été
les fondateurs, permettant le développement de la science classique. Au Cosmos,
unité fermée d’un ordre hiérarchique, s’est substitué l’Univers, ensemble
ouvert lié par l’unité de ses lois : principe qui a encore aujourd’hui force de
loi.
Les lois de Newton offrent des outils conçus exprès pour un
dieu horloger qui a pu créer un monde et le mettre en marche pour l’éternité.
Grâce au déterminisme des lois physiques absolues, aucune autre intervention n’était
ensuite nécessaire. Le modèle cartésien appartient à cette logique. Le cosmos mécanique
et atemporel est essentiellement décrit par ses dimensions. Sa traduction littéraire
la plus exemplaire est Flatland (1884) de l’Anglais Edwin Abbott, qui présente
un Carré dans un monde à bidimensionnel, amené à rencontrer une Sphère de la
troisième dimension, et à visiter Lineland, pays à une seule dimension (le
temps ne joue aucun rôle dans ce modèle cosmologique imaginaire).
Parallèlement s’impose, à partir du XVIe siècle, une idéologie qui donne à l’homme une autorité
absolue sur l’écosphère. L’industrialisation consacre sa rupture avec la
nature[418]. Mais c’est au siècle dernier que
se définit un “imaginaire scientifique” fondé sur le positivisme, partagé par
l’ensemble de la société. Le prix Nobel de physique et fondateur du CNRS Jean
Perrin (1870-1942) déclare : “ Les hommes libérés par la science vivront
joyeux et sains. Ce sera l’Eden qu’il faut situer dans l’avenir au lieu de l’imaginer
dans un passé qui fut misérable ”[419]. L’Âge d’Or n’est plus dans le passé,
mais dans le futur.
La science-fiction se développe sur une conception
positiviste de la science. Son versant populaire, le space opera, accompagne la
conquête effective de la terre.
Le mythe de conquête le plus répandu est bien entendu la
conquête de l’espace, schème ascensionnel par excellence : arrachement à la
pesanteur, colonisation des planètes puis sortie du système solaire. Dans l’après-guerre
culmine la vogue des chronologies du futur, d’un expansionnisme triomphant.
Plus l’assurance collective grandit, plus loin s’étend la domestication du
futur, et plus la projection des valeurs dominantes est arrogante, ou naïve.
Dans Face au feu du Soleil (The Naked Sun, 1957) d’Isaac Asimov, la
punition de l’histoire est la stagnation. Le grand mythe sous-jacent reste bien
le mythe scientifique du progrès et de l’expansion infinie.
Le tableau suivant met en rapport les conceptions du monde
au cours des siècles, et leur traduction dans la science-fiction.
REPÈRES HISTORIQUES, MOUVEMENTS SCIENTIFIQUES ET IDÉOLOGIQUES |
REFLET DE CES TENDANCES DANS LES ŒUVRES RELEVANT DE
L’IMAGINAIRE, LA SF |
QUELQUES ŒUVRES IMAGINAIRES SIGNIFICATIVES |
|
|
XVIIe - XVIIIe
siècles |
|
|
||
— à partir de 1600, inventions du microscope, de la
lunette astronomique 1687 —
Newton formule la loi d’attraction universelle — révolutions
copernicienne et mécaniste dues aux progrès mathématiques 1789 — Révolution
française, apparition de la notion de laïcité |
— relativité des modes de pensée (satire), mais norme
occidentale et chrétienne, pour les critères d’humanité — “espaces
scientifiques” de l’infiniment grand et du microscopique |
1634 — Le Songe de Kepler 1657 — Histoire
comique des États et Empires de la Lune de Cyrano de Bergerac 1726 — Les
Voyages de Gulliver de J. Swift 1752 — Micromégas
de Voltaire 1771 — L’An
2440 de Sébastien Mercier |
|
|
XIXe siècle : la Révolution
des machines |
|
|
||
~1850 — première mesure de la vitesse de la lumière ;
jusqu’au milieu du XXe siècle, des limites physiques absolues à notre univers
sont fixées : changement épistémologique qui en a fait un système clos, mécanique — foi
dans un progrès marié à la civilisation, confortée par l’établissement des
empires coloniaux |
— “anticipation” optimiste, “merveilleux-scientifique” — poésie
industrielle, machinisme : la science a sa place dans la littérature |
1817 — Frankenstein de Mary Shelley 1865 — De
la Terre à la Lune de Jules Verne 1882 — Le
XXe siècle d’Albert Robida 1895 — La
Machine à explorer le temps de H.G. Wells |
|
|
1910-1930 : la conquête des cieux |
|
|
||
— naissance de la mécanique quantique qui écorne la
conception déterministe de l’univers ; découverte de la radioactivité,
structure de l’atome 1914 — début
de la Première Guerre mondiale, premier “conflit scientifique” 1917 —
Relativité Générale d’Einstein 1917 — création
de l’URSS 1924 — P.
Valéry : les “ civilisations sont aussi mortelles ” 1930 — début
d’une décennie de dépression |
1926 — création du magazine Amazing Stories 1929 — création
du mot “science-fiction” — début
de l’expansionnisme en SF (conquête de l’air entreprise au XIXe siècle, puis
de l’espace proche et des planètes), premiers pulps —
premiers questionnements sur l’impact du progrès scientifique sur l’homme —
dystopies |
— films de Georges Méliès (Voyage dans la Lune,
1902) 1908 — Le
Prisonnier de la planète Mars de Gustave Le Rouge 1910 — La
Mort de la Terre de Rosny aîné 1912 — Le
Monde perdu de A. Conan Doyle 1920 — R.U.R.
(pièce) de K. Capek |
|
|
Années 40 : l’âge atomique |
|
|
||
1939 — début de la Deuxième Guerre mondiale 1945 — fin de la guerre, découverte des camps de
concentration nazis, utilisation de la bombe atomique sur deux villes
japonaises 1946 — premier ordinateur, l’ENIAC 1949 — la théorie de la gravitation d’Einstein s’impose
comme modèle cosmologique |
— développement de la SF aux États-Unis, importée en
France à l’après-guerre — la conquête (belliqueuse) de l’espace se double d’un
chauvinisme terrien tel que l’incarnera plus tard Poul Anderson 1937 — John Campbell prend la direction d’Astounding — récits de fin du monde par l’atome |
1937 — Créateur d’étoiles d’Olaf Stapledon 1938 — La Guerre des mondes, pièce radiophonique
d’Orson Welles 1939 — début de “L’Histoire du futur” de R.
Heinlein 1942 — début de Fondation d’I. Asimov — premiers romans d’A.E. van Vogt, de Jack Williamson,
d’E. Hamilton, de R. Barjavel, nouvelles de R. Bradbury, de F. Brown… |
|
|
Années 50 : les blocs idéologiques |
|
|
||
— décolonisations diverses, enjeu des blocs Est-Ouest qui
se livrent une guerre froide 1953 — découverte de l’ADN, par F. Crick et J. Watson,
marquant l’avènement de la biologie moléculaire ; vulgarisation des mécanismes
de l’entropie 1951 — Pie XII identifie le Big Bang (théorisé en 1948 et
vérifié grâce à la découverte du rayonnement fossile à 2,7°K en 1965), au Fiat
lux de la Bible — émergence du structuralisme dans les sciences |
— empires galactiques au traitement manichéen (dualités
expansion/ décadence, savants/ peuple…) ; romans de Stefan Wul (1956-59),
dans la collection “Anticipation” créée en 1951, où se lit la préoccupation
de la décolonisation — histoires “paranoïaques” de soucoupes volantes 1953 — création des magazines français Fiction et Galaxie 1954 — création de la collection “Présence du Futur” — remises en question vigoureuses du scientisme |
1950 — début des Seigneurs de l’Instrumentalité de
Cordwainer Smith ; L’Homme qui vendit la Lune de Heinlein 1951 — Les Triffides de J. Windham 1955 — Un cantique pour Leibowitz de W. Miller 1958 — Les Langages de Pao de J. Vance — premiers romans de A. Bester, de B. Aldiss, de R.
Matheson, de T. Sturgeon, de R. Silverberg, de A. Clarke… |
|
|
Années 60-70 : du rêve spatial (60’) au retour à la Terre
(70’) |
|
|
||
1959 — 1ère photographie de la Terre vue de l’espace — naissance de l’écologie de masse (The Population
Bomb), prise de conscience massive de l’exploitation et des enjeux du
Tiers-monde — la peur politique se conjugue avec la crainte d’une
cosmologique linéaire 1969 — alunissage de la fusée Apollo 11 — essor de l’informatique, qui contribue à mettre l’accent
sur une approche systémique du monde |
— science-fiction d’engagement politique (1968, manifeste
d’auteurs américains contre la guerre du Viet-Nam), sociale et psychologique
(conquête de “l’univers intérieur”), montée d’une SF écologiste dénonçant le
mythe du progrès — les mythes classiques de la SF tombent en désuétude :
crise de la SF de l’Age d’or — tendance esthétisante de la SF intellectuelle : la new
wave (1964 — Moorcock prend la direction de la revue anglaise New
Worlds) |
1959 — Surface de la planète de D. Drode 1962 — Orange
mécanique d’A. Burgess 1965 — Dune
de F. Herbert ; Le Monde du Fleuve de P.J. Farmer 1966 — La
Forêt de cristal de J.G. Ballard ; Soleil vert de H. Harrison 1967 — Dangereuses
visions (anth.) de H. Ellison 1969 — Ubik
de P. Dick 1972 — Le
Troupeau aveugle de J. Brunner 1977 — Noô
de S. Wul —
premiers romans de R. Sheckley, C. Simak, K. Vonnegut Jr., S. Delany, Ursula
Le Guin, T. Dish, M. Jeury… |
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Années 80 : la fin des idéologies |
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1981 — nouvelle approche de l’espace avec la navette
spatiale, mais désintérêt de la population — chute de l’empire soviétique, qui accompagne celle du
Mur de Berlin 1987 — l’érosion de la couche d’ozone est révélée au grand
public 1988 — “ Le modèle du penseur total et universel a vécu ”,
dit Lévi-Strauss dans une interview à L’Express — micro-informatique — essor des sciences cognitives, des sciences de
l’information, des mathématiques du chaos |
1986 — mort de F. Herbert — le mouvement cyberpunk représente la complexité d’un
monde où celui qui survit est celui qui a compris les règles, le romantisme
représentant une alternative à la dureté de cette réalité soumise à l’économie
; anticipation de l’Internet, utilisation de la bio-ingénierie sur le corps
humain… — essor de la fantasy aux États-Unis — retour en force de la “hard science” |
1980 — La Compagnie des glaces de G.-J.
Arnaud 1981 — Radix de A. Attanasio 1982 — Le Printemps d’Helliconia de B.
Aldiss 1983 — Les Voies d’Anubis de T. Powers 1984 — Neuromancien de W. Gibson 1985 — La Schismatrice de B. Sterling 1989 — Hypérion de D. Simmons — premiers romans de J. Varley, D. Brin, G. Bear, R. Reed… |
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Années 90 : la fin des certitudes |
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— les conceptions du chaos, popularisées entre autres par
Gleick et Prigogine, pénètrent les inconscients — Internet,
réseau informatique mondial ; avènement de CNN, qui couvre la Guerre du
Golfe, premier conflit “high-tech” — fin du
bipartisme mondial, critique de la politique en général, difficulté
croissante de comprendre le monde politiquement et économiquement instable — en
France, remise en cause du “tout nucléaire” — millénarisme
chrétien — 1997 :
premier clonage officiel de mammifère |
— vision plus écologique du monde, remise en perspective
de l’humanité dans son rapport avec la nature —
renaissance d’une science-fiction française, moins formaliste et plus tournée
vers l’imaginaire — le
space opera redevient à la mode, notamment les grands cycles — une
nouvelle SF, relevant de la hard science, déferle du Japon : les mangas — théories
de la “post-humanité”, intégration des nanotechnologies dans la technosphère |
— le cycle de la “Culture” de Iain Banks se
poursuit 1993 — Mars la rouge de K. Robinson 1996 — adaptation cinématographique du manga Ghost in
the Shell de M. Shirow |
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Figure 14. — Tableau
diachronique des conceptions
du monde et des
productions imaginaires.
Le tableau ci-dessus apparaît comme un résumé de ce qui a été
énoncé au cours de cette partie. Il témoigne que la littérature de
l’imaginaire, loin de se tenir en dehors de la réalité concrète du monde, s’avère
une expression de celle-ci. Le vingtième siècle aura été le siècle des idéologies,
et la science-fiction épouse généralement l’idéologie dominante. La création
d’univers, vastes mais univers en réduction tout de même, prend comme modèle
inconscient des états de notre propre monde. Il n’y a pas d’originalité
profonde dans les structures, les limites imaginatives dans la cosmogonie sont
celles de l’architecture. Il faut à présent déterminer, de ce point de vue, la
spécificité du livre-univers dans la science-fiction.
b.
l’espace philosophique :
Projet esthétique puisqu’ouvrage littéraire, le
livre-univers ouvre également un espace philosophique : l’imago mundi
qu’il livre est une expression de la réalité au sens encyclopédique, qui a
vocation d’éclairer le monde. Cette interprétation peut s’exercer dans
l’immersion progressive de la fiction, plutôt que par le biais d’une théorie.
Les philosophes anciens y ont eu recours. De ce point de vue, la
science-fiction se fait-elle le relais de la philosophie en faillite ?
Par la volonté d’inventer un monde imaginaire basé sur la spéculation
intellectuelle, le créateur de livre-univers entre de plain-pied dans le champ
de la philosophie. Guy Lardreau a rappelé que les philosophes étaient eux aussi
des faiseurs de mondes. Quand Leibniz, au XVIIe siècle, avance l’idée que notre monde est le “meilleur”
parmi une très grande quantité, voire une infinité, tous présentant une cohérence
interne mais des caractéristiques différentes, il crée une fiction philosophique
sur l’hypothèse des univers multiples… Tout comme les physiciens et les
biologistes qui échafaudent des scénarios sur l’origine de la vie ou de
l’univers — ainsi, pour rester dans le thème des univers multiples, le modèle
des “univers-bulles” issus d’un multivers, d’Andrei Linde.
La S-F est peut-être une nouvelle métaphysique :
comme elle, elle imagine des possibles. On définit la métaphysique comme la
science de ce que l’on ne connaît pas, de ce que l’on ne peut pas savoir, ce
qui ne l’a pas empêchée d’être une source fertile de la connaissance : la S-F
ne procède pas autrement [[420]]
La science-fiction commence son exploration là où la philosophie s’est
arrêtée (cette dernière n’incarnant l’héroïsme de la Raison poursuivant le
discours de la science au-delà de ce qu’elle peut assurer, qui fut longtemps
son apanage) : à la révolution scientifique, sur l’homme et son environnement.
Les mêmes questionnements l’animent : l’avenir de l’histoire, de l’homme
en tant qu’individu et en tant qu’espèce, sa place dans le cosmos, ses
relations conflictuelles avec la réalité…
Et de fait, la SF est le seul domaine où le débat entre la
science et le mythe se poursuit, alors qu’il a cessé partout ailleurs sans
qu’il y ait eu de vainqueur. Elle illustre la dichotomie qui existe entre le
domaine scientifique et le reste de la société. Guy Lardreau le déplore :
qu’est-ce qui changerait, de la philosophie de Sartre, dans l’hypothèse que la
pensée d’Einstein n’ait pas eu lieu[421] ? On ne voit pas que la philosophie se soit,
de quelque manière, transformée de la relation nouvelle de l’homme par rapport à
son milieu : par exemple, la possibilité pour l’humanité de détruire le globe
par les armes nucléaires, ou celle de se transformer soi-même, par la génétique.
Ces problèmes font en particulier la chair de La Schismatrice, et de Dune.
Le dernier, s’il est évoqué explicitement dans Noô (II-33), imprègne en réalité toute l’histoire. Ce qu’affirme Lardreau, c’est
que la science-fiction est de la philosophie d’opinion, c’est-à-dire une forme de
discours sur la réalité qui ne peut ni ne doit se confondre avec la
philosophie, ni se fondre dans la littérature[422]. Ainsi, les robots d’Asimov
dessinent une problématique de l’homme en explorant ses frontières, mais Asimov
donne une variété de réponses possibles. La SF ne procède pas, en dernier
ressort, de la philosophie mais du jeu.
Que représente le livre-univers dans cette perspective ?
Propose-t-il quelque chose, par-delà le plaisir démiurgique de la recréation
imaginaire, le plaisir de la fiction ?
Le livre-univers transcrit la modernité d’un monde où il
n’est plus possible de négliger qu’il est limité, multiple et changeant. Il
rend compte de sa réalité, non dans sa quotidienneté — c’est-à-dire les éléments
de la vie de tous les jours — mais dans son caractère complexe, tout en
interactions. Le livre-univers ouvre un espace de dialogue avec la nature, tous
les niveaux de la nature. Au vu du traitement de l’extraterrestre dans la
science-fiction, il traduit bien souvent l’incompréhension de l’altérité par le
monde occidental, mais il illustre surtout le fait que l’homme a photographié
la Terre, l’a arpenté et peuplé de fond en comble. Il a pris conscience —
encore timidement — que celle-ci est un système clos et indivis (les frontières
ne sont plus visibles de là-haut). En bref, il ne peut plus se comporter comme à
l’époque où il existait des terres vierges. L’après-guerre a borné la Terre à
une sphère en équilibre fragile, dont la réalité s’oppose à nos conceptions
anciennes. Avec l’abandon progressif de l’exploration et de l’habitation de
l’espace, le ciel s’est refermé au-dessus de nos têtes et l’humanité doit
apprendre à se gérer elle-même. Voilà peut-être ce qui explique le succès
constant du space opera : la nostalgie d’un monde où des frontières étaient
encore ouvertes sur l’Ailleurs, la négation de l’entropie qui guette notre
civilisation, voire la planète. Le livre-univers jalonne ce passage entre deux
modes de pensée.
c.
l’espace idéologique
:
Néanmoins, ce mode relève moins de la philosophie que de
l’idéologie. Si le livre-univers pose, implicitement ou explicitement, des
questions d’ordre clairement philosophique, il est aussi, surtout, un monde
incarné, où évoluent des individus. Il faut donc le traiter comme tel. Par le
terme d’idéologie, on n’entendra pas seulement l’idéologie politique, bien
qu’elle la contienne, qui consiste à appliquer des explications de type économique,
social et moral, aux faits quotidiens — pour simplifier, un acte de foi
politique servant à gouverner une action politique. Il est question de la
structure mentale nécessaire pour organiser les pensées, sans laquelle l’on se
trouverait devant une existence ne comportant que des cas particuliers. Le
terme forgé aux alentours de 1800 désignait l’étude de la formation des idées,
au simple sens de représentation mentale. Telle est la définition ici retenue :
celle de système de pensée fermé sur lui-même, tendant à une représentation
globale de la réalité.
Quelle idéologie sous-tend le livre-univers ? Chaque
livre-univers a la sienne, et l’on verra infra les caractéristiques de
chacun d’entre eux. Mais toutes ont comme point commun un mode de représentation
qui est la genèse d’un monde complet, tendant au maximum de réalisme dans son développement.
Quelques principes se retrouvent communément traités. Le principe d’altérité, à
travers le thème de l’extraterrestre ou du mutant, nous renvoie à nous-mêmes et
débouche sur une réflexion sur les relations entre l’individu et le système du
monde. Car il n’en faut pas douter, ce qui est au centre du livre-univers c’est
la condition humaine. L’homme, même relativisé, reste le sujet de l’univers. Un
homme non plus considéré en tant que pure entité psychologique ou morale, mais
envisagé comme une totalité en relation avec son milieu.
L’œuvre est indissociable de l’époque et du lieu de son élaboration.
Elle renvoie à une conception du monde qui a beaucoup évolué en un demi-siècle.
Ce type idéal se décèle à travers quelques indices.
Ainsi l’anthropocentrisme des univers de la “Fondation”,
celui de Dune et celui d’Hypérion, essentiellement composés
d’humains, ne sont pas à mettre sur le même plan. Il est naturel chez Asimov,
dont le sujet de réflexion est politique, et dans Dune, où Herbert, là où
Aldiss ne fait que constater le divorce, propose une symbiose de l’être humain
avec le milieu naturel. Celui de Dan Simmons peut étonner, lorsqu’on le compare
au relativisme de Noô et d’Helliconia, où se trouve le mieux
rendue l’idée d’altérité et de pluralisme. À l’extrême peut-on parler de
l’anthropoexcentrisme / terroexcentrisme de l’univers wulien. La représentation,
il faudrait dire transposition, peut s’exercer à l’insu de l’auteur. L’étude de
l’empire galactique et de l’extraterrestre a mis en évidence certains traits
constitutifs de la société à laquelle l’auteur appartient, empire à la française
chez Wul, vision du monde américaine chez Asimov et Dan Simmons.
Les rapports entre l’idéologie et le livre-univers, eux
aussi, évoluent. À l’époque de la rédaction de Dune, la puissance des idéologies
était considérée comme aussi forte que celle des religions, la foi communiste
pouvait soulever des montagnes ou détourner des fleuves. Dune incarne
l’omnipotence des tyrannies étatiques, économiques et bureaucratiques. Celle
qui anime le Bene Gesserit est également d’ordre idéologique, elle ne concerne
pas les dieux mais les hommes. Une telle puissance, dans les démocraties
occidentales, s’est étiolée, et le lecteur d’aujourd’hui a plus de mal à croire
que celui des années 50 à un système de pensée capable de durer des millénaires.
Noô et Hypérion sont à ce titre beaucoup plus modernes, Noô
en transformant l’idéologie politique de Jouve Deméril en religion, seule
capable en principe de traverser les âges, mais déjà susceptible de schismes et
d’évolutions, Hypérion en ignorant cet aspect pour se concentrer sur la
religion. La modernité du message d’Herbert est la dénonciation de l’absence
totale d’idéologie, qui amène l’homme, celui-ci ayant perdu la capacité de prévoir
et de prévenir, à ne plus traiter que la conjoncture.
Ce qui ne signifie pas que Dan Simmons échappe à l’idéologie.
La société future de Simmons a été évoquée supra, dans la section
consacrée à l’impérialisme. Le développement de la notion d’empire, ainsi que
son traitement dans les récits de science-fiction, dépendent étroitement du
contexte dans lequel ils ont été écrits.
Auteurs et lecteurs [américains] sont enthousiasmés
par les visions tarabiscotées mais cohérentes faisant appel aux concepts
massifs de “ cycle ”, de “ décadence ”, de “ civilisations fossiles
”, au moment même où les États-Unis, retapés par la politique de Roosevelt et
relativement épargnés par une guerre qui les laisse seuls à peu près intacts,
s’affirment comme la première puissance mondiale et dispensent aide et conseils
aux vainqueurs et aux vaincus, saignés à blanc. Les civilisations fossiles,
c’est nous. L’Amérique, elle, est le noyau intrépide d’un renouveau, d’une
renaissance planétaire… [[423]]
Cette
vision ne reste pas figée. Vingt ans plus tard en Angleterre, elle ressemble à
cela :
Comme bien d’autres écrivains britanniques, la
conception de Brunner de l’empire galactique était celle d’une décadence calculée,
reflétant l’attitude post-impériale confuse de son pays d’origine, ainsi que le
fait que le monde du pulp approchait de sa date de péremption. [[424]]
Quant à la
“Culture” de Iain Banks, Gérard Klein la rapproche, telle qu’elle est perçue et
retranscrite par l’auteur, d’une “ version agrandie de ce qu’aurait pu
devenir l’Empire britannique ou le Commonwealth, s’il avait été réellement ce
qu’il prétendait ou qu’il aurait dû être ”[425]. De plus en plus s’impose l’idée
d’un Empire qui n’en est plus un, mais plutôt un système politique
multipartite.
2)
Aspects idéologiques de l’individu dans la société :
Que devient l’homme, au sein d’un monde révélé à sa
vastitude, à sa complexité ?
La prééminence du système-monde par rapport aux autres éléments
romanesques conduit-elle à une exagération de son importance au détriment des
valeurs attachées à l’individu ? En somme, l’auteur peut-il se voir accusé
d’avoir l’esprit de système ? Il prétend embrasser le monde entier, mais
il ne fait souvent que le réduire.
Ce reproche serait fondé s’il n’y avait la dimension poétique,
qui octroie au modèle d’univers une profondeur dont sont dépourvus ceux des
philosophes et des scientifiques. Cette dimension purement littéraire est peut-être
ce qui sanctifie (le beau a sûrement un rapport avec le sacré, quoi que ces
deux mots recouvrent), ce qui fixe le système-monde — cette pseudo-réalité.
Jouve Deméril tombe parfois dans un biologisme réductionniste dont l’auteur se
moque un peu. La création d’un système-monde induit nécessairement un degré élevé
de lucidité sur celui-ci. “ Il ne fallut pas bien longtemps [à Yuli] pour découvrir
combien les gens étaient gouvernés de près. Ils ne s’étonnaient aucunement d’un
système dans lequel ils étaient nés… ” (Helliconia, I-49). L’effet du livre-univers est peut-être, en faisant sortir par
l’imagination du système-monde qu’est la réalité, d’interroger son lecteur sur
le système dans lequel il est né.
Cette lucidité est poussée au plus haut point chez Herbert,
qui ne sous-estime pas le danger d’aliénation de la liberté individuelle par le
système politique, en développant dans une optique systémique la devise du scepticisme
“ Je doute donc je suis ” :
Les codes et les manuels créent des structures de
comportement. Tous les comportements préstructurés ont tendance à se dérouler
sans être remis en question, amassant ainsi des forces d’inertie destructrices.
[Dune, I-273]
Tout État est appelé à périr de dégénérescence s’il n’offre pas
d’alternative à ces comportements préstructurés. C’est le cas de la théocratie
instaurée par Paul Muad’Dib qui ne laisse guère de place à la vie individuelle.
C’est le sort de tout État totalitaire, y compris celui qui comprend les
processus de maintien du pouvoir (Dune, III-272). Paul
Atréides, après avoir combattu l’Empire fondé sur la répression et l’inégalité,
instaurera une théocratie dont on peut se demander si elle n’est pas pire que
l’ancien régime. L’uniformité du modèle politique met en danger le libre développement
de l’individu. La société ordonnée par Paul Muad’Dib et celle de
l’Empereur-Dieu restent fondées sur la coercition.
C’est par l’exemple inverse d’une société libre et bouillonnante
que Wul aboutit à la même morale politique : la variété garantit une évolution
ascendante, car en son sein peuvent s’exprimer des idées contradictoires, où s’éliminent
les moins aptes à survivre.
L’indéterminisme est roi, même au sein d’une Fondation dirigée
par cette “aristocratie du savoir” des psychohistoriens détenteurs de pouvoirs
considérables, même au sein de l’Ordre tout-puissant du Bene Gesserit.
L’Histoire prévue par les Révérendes Mères du Bene Gesserit divergera à la
suite de la désobéissance d’une de ses représentantes, Dame Jessica, et le
Mulet mettra en échec les prédictions d’Hari Seldon. Les auteurs de
livres-univers qui ont succédé à Asimov ne sont pas tombés dans
“ l’illusion positiviste d’une religion de la science chère à Auguste
Comte ”[426].
On ne reviendra pas sur la néo-féodalité, qui cantonne l’être
humain, du moins son aspect social, dans un cadre immuable. Plus global est le
modèle écologique de la société fremen, et de l’univers en général. Frank
Herbert a-t-il été séduit par le modèle dit “écofasciste”, où la forme de la
société soumet intégralement l’homme à son environnement ? Le mode de vie
fremen correspond assez bien à cette définition. Il n’offre guère d’asile pour
les faibles : la loi enjoint les aveugles de se perdre dans le désert (Dune,
III-60), et il n’est guère difficile d’imaginer le sort des
handicapés physiques ou mentaux. Sur l’intégration trop parfaite dans un système
vivant, dont même l’individualité est finalisée et qui ne laisse pas la place
au gaspillage, à l’inutilité, Herbert répond par un raisonnement poussé jusqu’à
l’absurde dans un roman, La Ruche d’Hellstrom [427]. Hellstrom, qui a sans doute lu Les
Premiers hommes dans la lune [428] et “ Le Royaume des fourmis ” (“ The Empire of
the Ants ”, 1905) de Wells qui décrivent des sociétés insectoïdes fondées sur
l’adaptation morphologique des êtres à des tâches spécifiques, crée une société
réduisant l’homme, par des mutations artificielles, au rang d’insecte social ;
une société où l’art, contrairement à celle de Dune, n’a plus sa place. La
Ruche d’Hellstrom est un triomphe d’intégration vivante, une réussite génétique…
mais un échec humain. Herbert est un expérimentateur, au plaidoyer qui peut
paraître ambigu car ces sociétés monstrueuses exercent une indéniable
fascination. Contrairement aux utopistes, la pensée du créateur de Dune
n’est pas métaphysique (méthode de pensée philosophique qui ordonne le monde en
éléments définis, souvent opposés : esprit/matière, bien/mal…) ; Herbert est un
matérialiste, qui se sert de la fiction pour développer ses spéculations. De
plus, l’écofascisme, comme toute dictature, sécrète sa propre bureaucratie, dérive
qu’Herbert ne cesse de dénoncer dans l’analyse de ses sociétés.
En somme, ce qui peut être contrôlé n’est jamais tout à fait
réel, ce qui est réel ne peut jamais être rigoureusement contrôlé. Cette
conviction “chaotique”, qui marque des romans-fresques comme Ada (Ada or
Ardor, 1969) de Nabokov, l’emporte dans Noô : le pansynergopte s’avérera
finalement incapable de produire une représentation fidèle de la réalité. La
victoire de Jouve Deméril sera ambiguë, Brice lui-même renoncera à ses
ambitions de comprendre les mécanismes de cet univers intérieur qu’est le
psychisme ; et son retour sur Terre, au final, ne sera dû qu’au seul hasard.
Les circonstances se révèlent plus fortes que les personnages, non parce que
ceux-ci sont faibles, mais parce qu’il en va de la nature de la réalité.
Ceux qui exercent le pouvoir sont exposés aux implications
morales de leurs actes. Les livres-univers ont-ils un contenu conservateur ? Il
y a été répondu en partie dans la sous-section sur l’autoréglage (supra,
p.122). Le pouvoir est la gestion d’un système social, qui n’a
que peu à faire avec la morale traditionnelle (mais on devrait dire chrétienne).
Ce reproche a été fait à Wul, mais surtout à Herbert. Il est vrai que les
justifications de l’Empereur-Dieu paraissaient bien minces en regard de la
tyrannie qu’il exerce sur la totalité de l’humanité. Son Sentier d’Or (Golden
Path) ne semble pas admettre de voies parallèles. Du reste, l’auteur n’élude
pas le problème (Dune, V-79). Le Tyran Leto II est bel et bien
devenu un monstre de pouvoir, qui se définit lui-même comme un “ prédateur ” —
ce terme renvoyant à une conception naturaliste de l’homme — pourvu d’une
conscience raciale. De même, la prescience qui sert à gouverner s’appuie sur le
passé. C’est le danger des vies-mémoires, que d’orienter leur hôte vers le passé.
“ Je suis empli d’un savoir inné qui résiste au changement et à la nouveauté ”,
dit Leto enfant (Dune, III-159). Mais, dans Dune comme dans
Noô, ne se retrouve pas la nostalgie du passé, d’un “Âge d’Or”, marque
significative des œuvres réactionnaires. Au contraire, le bouillonnement de
l’univers en transformation est fortement valorisé dans Noô.
L’évolution de l’approche du pouvoir par l’auteur dans la Cie
peut être prise comme exemple. Dans un premier temps, chacun des héros fait
œuvre de libération, et l’ennemi naturel est celui qui détient le pouvoir : les
gouvernants des Compagnies, la caste des Aiguilleurs, les Néo-Catholiques. Lien
Rag, puis le Kid, puis Yeuse, accèdent au pouvoir. La donne est changée, au héros
rebelle succède le gestionnaire, et le problème pour l’auteur est désormais de
déterminer dans quelle mesure le pouvoir n’altère pas leurs qualités de héros :
Jusqu’ici [dit Liensun] je n’ai fait que m’attaquer à
un ordre établi et, désormais, il faudra au contraire établir un ordre pour
lutter contre le désordre. [[429]]
B — une réflexion sur l’univers
Stefan Wul a réfuté le terme de “roman total” comme ceux de “roman
unanimiste” ou “roman picaresque”, trop systématiques dans leurs intentions
bien que correspondant, sous certains angles, à Noô. Le roman picaresque
ambitionne de dépeindre toute une époque en tableaux successifs afin de faire
le tableau moral (ou plutôt immoral) d’une société donnée. Or, Brice est en
accord avec les mondes qu’il explore. Noô est un simple récit de voyage
— mais quel voyage !
Le livre-univers ne trouve pas son sens que dans sa propre
existence. Le roman total défendu par Romain Gary “ ne reconnaît à aucun des
rapports de l’homme avec l’univers un caractère essentiel, concentrationnaire
et dominant. L’œuvre est là le seul absolu ”[430]. La tentation de l’absolu, certes,
existe dans le livre-univers : il y a de la griserie à inventer tout un
monde, et parfois cette griserie imprègne tel un parfum des passages de Noô.
L’exigence de réalisme ne va pas sans l’idée sous-jacente de rivaliser avec la
vie. Enfin, la fiction est libre par nature, sa logique interne est souveraine,
et la réalité n’est pour elle que nourriture. Le créateur d’univers est moins
un démiurge, un dieu créateur au sens chrétien, qu’un dieu indien, capable
d’incarnation — mais ici, c’est de l’incarnation d’un monde tout entier dans le
champ de la littérature.
Mais il a été prouvé que le livre-univers, par le traitement
de ses thèmes, les influences de son écriture, est le produit d’une époque et
assujetti au genre littéraire de la science-fiction.
Il s’agit de déterminer quel est le rapport, pour chacun des
livres-univers étudiés, de la représentation, de discerner leurs liens avec la
pensée contemporaine.
1) Représentation
ou symbole ?
Le livre-univers a ceci de baroque qu’il témoigne d’une
vision du monde dont la finalité consiste à contrefaire la complexité de la
nature pour la restituer en et par une complexité de l’art. Il apparaît, dans
cette perspective, non comme un sous-genre littéraire, mais comme un mode
d’expression et d’identification de notre époque, une reconstruction de la réalité
contemporaine. L’Autre monde, c’est ici et maintenant — cependant le monde créé,
rencontre de l’univers intérieur de l’écrivain et du monde extérieur, n’est pas
notre monde transfiguré. C’est un espace unique et original, une illusion du
“ Système du monde ” au sens baroque, qui possède son autonomie. C’est une
métaphore et plus qu’une métaphore. Car le livre-univers offre un mode de
discours spécifique, dont cette étude livre la forme, qui est celle du
roman-fresque. Le but de ce discours n’est pas de prédire l’avenir ou un futur
possible — du moins ponctuellement —, mais de mieux comprendre les grands problèmes
du présent.
En somme, faut-il voir le livre-univers comme un support
d’une thèse idéologique, politique ou moraliste ? Si le but ultime de la
fiction est la tentative toujours recommencée d’une vision globale du monde, le
livre-univers montre les coulisses de cette vision, avec ses poulies et ses
cordes pour le faire tenir debout.
Sur cela je me figure toujours que la Nature est un
grand spectacle qui ressemble à celui de l’Opéra. Du lieu où vous êtes à l’Opéra,
vous ne voyez pas le théâtre tout-à-fait comme il est : on a disposé les Décorations
et les Machines, pour faire de loin un effet agréable, et l’on cache à votre
vue ces roues et ces contrepoids qui font tous les mouvements. Aussi ne vous
embarrassez-vous guère de deviner comment tout cela se joue. [[431]]
Dune, par la permanence de ses digressions sur la nature de la réalité, est
sans doute le plus “engagé” des livres-univers dans cette fonction d’élucidation.
“ L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ”, a prononcé Paul Klee, répondant
sans le vouloir à la phrase de Pascal : “ Quelle vanité que la peinture, qui
attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les
originaux ”[432].
Mais cette fonction n’est pas évidente pour tous les
livres-univers. En particulier pour la Cie, qui maintient son discours
au niveau de la satire sociale. Mais Noô et Helliconia se
rapprochent, dans la forme comme dans le discours, du conte philosophique. Et
le cycle d’Arnaud véhicule bien une conception idéale du monde, à l’opposé de
celle qu’il décrit.
Malgré une évidente fonction allégorique (l’allégorie se
qualifiant comme métaphore continuée), on ne peut les réduire à cela. Le
livre-univers évolue entre les limites de sa fonction et sa propre réalité. Et
son champ d’action est déterminé par son “ activité structuraliste ” définie
par Roland Barthes (supra, p.169), qui ajoute au monde objectivé une
valeur intellectuelle qui est celle de l’intelligible général. Cet ajout “ a
une valeur anthropologique, en ceci qu’elle est l’homme même, son histoire, sa
situation, sa liberté et la résistance même que la nature oppose à son esprit ”[433].
Quelle véracité l’œuvre a-t-elle aux yeux de son auteur ?
Celle, d’abord, qu’a toute œuvre lue par des milliers de lecteurs. Aucun auteur
n’est dupe de son univers. Celui-ci est une hypothèse de départ, fructueuse de
la fiction. Cependant, Frank Herbert n’a jamais attribué une valeur réelle à la
mémoire ancestrale, pas plus qu’Aldiss a accordé un crédit absolu à l’hypothèse
Gaia de Lovelock en contradiction avec son matérialisme. Le mérilisme de Noô
relève du jeu d’esprit, de ces extrapolations amusantes, assez proches par
l’esprit de la fiction philosophique. Quant à l’univers lui-même,
l’artificialité de sa création lui ôte tout crédit. Le “je” est évidemment un
narrateur qui ne peut se confondre avec l’auteur écrivain.
Le livre-univers n’est donc ni représentation exacte, ni pur
symbole. Il est un modèle imaginé, autrement dit une simulation[434]. “ La simulation n’est pas un
simulacre de la réalité, elle la crée ”[435], signale Philippe Quéau. La
simulation se définit donc comme fiction. La simulation est une plate-forme qui
permet, en définissant des paramètres et des règles d’interactions, d’imaginer
un grand nombre indéfini de scénarios, de vérifier des hypothèses. N’est-ce pas
ce que fait, précisément, le créateur de livre-univers quand il tente des
rencontres inédites dans le cadre de son monde fictif, quand il tient à ce que
son monde “parallèle” fasse vrai ? Elle offre un cadre familier à la création
imaginaire, et la met en état d’interagir avec tous les autres éléments
romanesques. La métaphore la plus adéquate est celle du réseau, dans lequel
tous les éléments sont susceptibles de se redéfinir en permanence. Ce travail
est particulièrement sensible chez Frank Herbert, qui conçoit sa fiction comme
un modèle cognitif[436].
Cet espace de simulation constitue un “macroscope spéculatif”
concernant notre propre monde. L’outil théorique du macroscope a été imaginé
dans les années 70. S’inspirant d’articles américains, Joël de Rosnay a
vulgarisé le concept de macroscope dans un ouvrage, Le Macroscope, publié
la même année que Noô et dont on retrouve des réflexions quasi
identiques dans la bouche de Jouve Deméril : l’utilisation de notions cybernétiques
telle la comparaison du corps social avec des servomécanismes[437], l’analogie biologique de la cité
vue comme un superorganisme se rencontrent dans le discours de Jouve sur le jeu
nécessaire dans les engrenages sociaux, et la description de Grand’Croix. Le
macroscope est un instrument symbolique servant à percevoir et comprendre la
société dans sa complexité, en amplifiant ce qui relie, en faisant ressortir ce
qui rapproche ou ce qui unifie… et dont le pansynergopte de Noô,
simulateur mécanique, fournirait une modélisation parlante. Le macroscope n’est
pas sans rappeler l’approche systémique de cette étude, adapté à la littérature
et non pas au réel.
2)
Autant de points de vue différents sur la réalité :
Toute représentation du monde est frappée au coin des idéologies,
et doit être comparée à l’ensemble des idées dominantes au sein de la société
qui l’a engendrée. Quelles représentations sont balayées par le macroscope spéculatif
? Celles-ci privilégient un relativisme généralisé pouvant tendre vers une “philosophie
biologique”, ou une vision poétique de la vie.
Quel discours sous-tend Dune ? Il est difficile d’être
catégorique, même si un relativisme universel se manifeste dans l’œuvre entière
d’Herbert. Les deux pôles de Dune sont la psychanalyse et l’écologie, la
première ayant en commun avec la seconde de chercher à utiliser l’énergie
(psychique, naturelle) de la manière la plus judicieuse possible.
a.
un relativisme universel fondé sur l’écologie :
Herbert développe, tout au long de son œuvre, une
philosophie écologique fondée sur l’adaptation permanente des groupes au milieu
extérieur et au milieu intérieur. Le monde ainsi défini est en état de guerre
permanente pour l’efficience optimale des énergies, y compris psychique. L’économie
de rétention est-elle une aspiration de l’auteur, ou au contraire une mise en
garde contre un système de pénurie vers lequel notre civilisation se dirige à
grands pas si elle continue à ce rythme dans la dégradation du milieu naturel ?
En un sens, ce qu’Herbert fait, par les visions de
Paul, est de hisser des concepts écologiques à un niveau plus profond. Paul est
amené à voir l’opposition entre les buts de la civilisation et ceux de la
nature, représentés par l’inconscient humain. Un écosystème est stable non
parce qu’il est en sûreté et protégé, mais parce qu’il contient assez de
diversité pour que certains organismes survivent en dépit des changements
radicaux de l’environnement. La force réside dans la faculté d’adaptation, non
dans l’immobilité. La civilisation, d’autre part, essaie de créer et de
maintenir la sécurité, qui a tendance à tout cristalliser dans un effort de
minimiser la diversité et de stopper le changement. [[438]]
Beaucoup de critiques ont reproché à l’auteur de privilégier, au nom de l’écologie érigée
en culte du renoncement, des valeurs purement utilitaires. Et il est vrai que
le Bene Gesserit se défie de l’amour et de la musique (Dune, VI-138), et pratique fort peu l’humour : manifestement, il
n’intègre pas certains paramètres considérés comme le propre de l’être humain.
Le Bene Gesserit serait-il “trop libre”, et Herbert un anti-humaniste ?
On pourra objecter que l’une des conditions initiales est le
bannissement des machines conscientes, qui laisse l’homme seul juge de sa
destinée — l’homme n’étant cependant pas à prendre dans son sens large, puisque
seule une infime élite est concernée. Mais la saga de Dune raconte l’échec
de la politique humaniste de Paul et “ la dissipation [tragique] de l’illusion
de liberté qui l’accompagne toujours ”[439]. L’auteur se fait certes amoral —
comme c’est le devoir d’un expérimentateur objectif —, mais pas inhumain car ce
qu’il donne à voir n’est pas un modèle, et ses sociétés futures ne sont en général
pas montrées sous les dehors les plus flatteurs. La conception d’Herbert diffère
néanmoins de celle de la “loi de la jungle”. Le gagnant n’est pas le plus fort
(le Bene Gesserit ne l’est jamais), mais celui qui aura compris à modeler ses
structures en fonction de son ennemi, et donc, d’une certaine manière, à se
l’approprier — bref, à tisser avec lui des liens tels que la destruction de
l’un entraînerait celle de l’autre. L’univers d’Herbert n’est pas un univers de
prédateurs, mais de commensalisme où la notion clé est la complémentarité.
Chaque acte, chaque détail prend une signification nouvelle, aux ramifications
infinies puisque se répercutant dans un système clos, qu’Herbert tâche de nous
rendre vivant à travers un style qui ne laisse rien au hasard. Le mysticisme
froid qui se dégage de Dune, Herbert a voulu l’adoucir dans un autre pan
de son œuvre, dans laquelle il développe le concept de co-sentience,
intelligence du monde fondée sur la perception, que partagent toutes les espèces
de la galaxie. C’est par cette notion que s’exprime le véritable et profond
humanisme de l’auteur.
L’univers de Dune doit être qualifié d’écologique, à
condition d’entendre par écologie ce qui relie (et parfois oppose, comme dans Helliconia)
la nature et la culture, non pas dans une dualité de type âme-corps, mais dans
un principe englobant. Herbert se fait en cela l’héritier du monisme écologique.
En conclusion, Herbert mélange des philosophies
orientales et occidentales, des archétypes et des mythes pour présenter une
vision humaniste du monde, à la fois sceptique et idéaliste, qui explore le “dieu”
en l’homme mais avertit de la fragilité de ce monde et du danger des utopies. [[440]]
b.
vers une biophilosophie :
En appliquant le principe écologique de complémentarité à
l’ensemble de la société et aux valeurs humaines, Frank Herbert rejoint la “biophilosophie”
de Jules Carles (~ 1946), la “philosophie biologique” de François
Dagonet, Ernest Kahane ou Emile Callot (fin des années 50) inspirées par les découvertes
dans le domaine du vivant et la redéfinition informatique du monde qui en a résulté[441], biophilosophie prônée plus tard
par Jacques Ruffié[442], puis Michel Delsol. À cette époque
paraît Noô, qui comporte en exergue une citation de Jacques Monod (supra,
note 87), mettant en avant les relations entre les mécanismes de la vie et
celles de la pensée — mises en perspective, cependant, par la modalisation : “
Il est tentant de comparer… ”.
Au contrôle conscient de l’évolution des sociétés de Dune,
s’opposent les mécanismes du socio-darwinisme d’Aldiss. Cette théorie, développée
par Herbert Spencer (1820-1903) et qui ne fut jamais soutenue par Darwin,
servit de base aux partisans de l’ultra-libéralisme. Plus tard, l’extrême-droite
y trouva des arguments de “l’inégalité historique des races”. On la retrouve
dans la SF ; La Machine à explorer le temps [443] est un exemple de parabole socio-darwiniste.
Ce courant est toujours vivace en Angleterre et aux États-Unis. On a pu considérer
Dune comme une représentation en action de la théorie, qui dénie à
l’individu toute importance au profit de son patrimoine génétique. Ce point ne
tient pas quand on connaît l’importance de la psychologie, donc du rôle de
l’individu, dans le développement du récit (voir supra, sur La Ruche
d’Hellstrom). Un individu entièrement déterminé par la société dans
laquelle il vit n’est plus humain — le message de Noô, qui vise la
politique, n’est pas autre chose. Dans Hypérion, la prédestination des
personnages ne tient pas de prédispositions génétiques. L’évolution s’exerce
non pas au niveau de la société, mais de la conscience ; et les mécanismes qui
l’animent ne sont pas du ressort de la sélection naturelle, mais de l’amélioration
individuelle, qui ne passe pas par la destruction de l’autre.
Le conditionnement héréditaire qui oppose les humains et les
phagors sur Helliconia ne trouve qu’une justification idéologique : c’est le
sociobiologisme reproché à Aldiss — la sélection naturelle appliquée aux règles
sociales ne relevant pas de la science, mais du scientisme, donc de l’idéologie.
Le sociobiologisme d’Aldiss n’a qu’un lointain rapport avec celui, naïf et
triomphaliste, d’un Wollheim[444], car l’auteur y introduit la
communication entre les êtres et, surtout, cherche son dépassement. Non par le
secours de la religion, bien qu’il ne nie pas le sentiment religieux. Aldiss a
une vision rationnelle du monde. Mais cette vision n’empêche pas l’idéalisme,
et c’est en ce sens que va l’histoire de la Terre future, dans le dernier volet
d’Helliconia, sans doute le plus imprégné d’humanisme : “ et l’ultime
connaissance résidait dans une compréhension de la vie et de ses rapports avec
l’univers inorganique. Sans cette compréhension, la connaissance était chose
vaine ” (Helliconia, III-181).
Le problème ainsi posé se discerne en chaque livre-univers, à
divers degrés : le rapport écologique entre l’homme et la nature, rapport
radicalement transformé au XXe siècle où l’humanité, pour la première
fois de son histoire, apparaît comme le danger principal de la nature. Le
discours peut paraître d’un moralisme réactionnaire car il conjure de respecter
l’ordre des choses. Mais cette déférence implique, contrairement à la morale
d’essence normative, une connaissance profonde des communications[445] et des échanges entre l’être humain et son
milieu, ainsi qu’une remise en question du statut de l’homme dans la nature —
remise en question, en revanche, tout à fait révolutionnaire[446] et qui n’est pas sans rappeler certains
fondements de la pensée des Indiens d’Amérique du Nord.
Brian Aldiss appartient à une génération d’écrivains marquée
par la guerre et frappée par la réalité de la Solution Finale, génération qui a
été plus que toute autre influencée par la compréhension des forces de
l’entropie. La Grande Année est la seule alternative, selon lui, au temps judéo-chrétien
vaincu d’avance par l’entropie. Fil conducteur de son œuvre, celle-ci ne cesse
de le hanter et confère à son œuvre une tonalité pessimiste.
Aldiss appartient à cette génération de
l’entre-deux-guerres qui a, plus qu’aucune autre, ressenti l’accélération du
mouvement entropique et multiplié les visions sombres (…), on est passé, après
Hiroshima, à la “ Doomsday Literature ” de la SF, celle des avenirs
post-nucléaires (…), il importe de retrouver l’amour, le fil d’Ariane, symbole
qu’Aldiss élargit à la dimension cosmique avec la métaphore du courant mystique
d’“ empathie ” qui relie la “ Great Beholder ” et Gaia, son répondant
terrien. [[447]]
La guerre a été vécue différemment par les Américains, et le traitement
de l’entropie, par une nation jeune, ne peut être que différent. L’œuvre de
Keats était dominée par l’entropie, symbolisée par la chute des Titans,
combattue à l’échelon individuel par le ralentissement du temps (physiquement réalisée
dans Hypérion par le gritche) obtenu par la volonté de savourer les
choses — de poétiser le monde, tout en le consommant. Ainsi en est-il d’Hypérion.
S’il est vrai que “Fondation” et Dune ne
cessent de lutter contre l’entropie, alors que le caractère cyclique d’Helliconia
autorise une réactualisation perpétuelle mais stérile, Noô présente un
univers dynamique donc optimiste, où le réservoir de vie semble inépuisable
face aux forces entropiques. Noô est un hymne à la diversité de la réalité.
Wul y fait preuve d’un émerveillement naïf face à la vie, une admiration
instinctive devant l’altérité. La diversité et l’altérité sont belles en ce
qu’elles luttent contre l’entropie universelle qui est l’aplatissement de la
différence. L’amour de la différence, de l’Autre — l’exotisme, peuvent donc
constituer la base d’une vision du monde, d’une idéologie.
Le fond pessimiste d’Helliconia trouve son fondement
dans l’utopie mais aussi dans le cœur de l’homme, rongé par l’avarice.
L’avarice, ou désir d’avoir, est le vice dont dépendent tous les autres,
affirme Morelly dans Le Code de la Nature (1755). La société heureuse
est celle dans laquelle l’homme ne manque de rien. L’harmonisation avec la loi
naturelle passe par l’exclusion des sciences, devenues inutiles[448]. L’avarice de l’homme se résoud
classiquement dans l’utopie agricole, encore appelée régressive. En devenant
nomade, l’homme évite également la tentation des divertissements de la ville.
La vision utopique d’Aldiss est nettement colorée de totémisme
(qui fait analogie entre système social et monde naturel), quand, pour
transformer le monde naturel — dont la nature humaine fait partie —, on doit
transformer la société. La réponse morale au “problème humain” rejoint la réponse
sociale.
c.
une poésie de la vie
:
On pourrait qualifier Noô de postpolitique, peut-être
par réaction à la tendance française de l’époque dans laquelle l’auteur ne
pouvait se reconnaître. L’attachement au Paris soixante-huitard que représente
Grand’Croix est surtout sentimental (Noô, I-141), et il
n’est pas indifférent que le policier — garant du respect du pouvoir — tué au
cours d’une fuite suburbaine soit un robot (Noô, I-174). Après avoir été engagé dans la rébellion, Brice, à l’instar de
l’activiste Vial, se retrouvera à combattre dans les troupes gouvernementales.
Fils adoptif d’un penseur révolutionnaire génial, il ne sera jamais converti
au système de celui-ci, “ mais le regardera toujours comme un divertissement
esthétique de qualité, jouissant surtout des performances verbales de Jouve ;
engagé dans une révolution, il la laissera plus ou moins tomber en cours de
route et ne reprendra pas le flambeau à la mort de Jouve ”[449]. Brice est à la fois conservateur
dans son désir de s’intégrer dans la société, et rebelle par ses aventures
suburbaines avec l’activiste. Pas plus que son auteur, le héros n’est un être
politique. “ Je rêve, donc je suis ” (Noô, I-209), songe Brice : axiome non seulement anti-cartésien, mais aussi
anti-sartrien.
Dès que l’idéologie dominante (c’est-à-dire l’idéologie
tout court) ferme à l’adulte les chemins de cette fiction qui lui est aussi
naturelle que le jeu l’est à l’enfant, il devient “indifférent au mystère des
choses”, et c’est alors que triomphent la “réponse sociale” et la “philosophie
poisseuse”. [[450]]
Au final c’est à l’artiste — incarné par Brice —, pour peu qu’il soit
libre, de rester conscient du mystère des choses. La vision du monde de Wul est
essentiellement, et avant tout autre considération, esthétique. Et ce mot
reprend son sens premier, du gr. aisthèsis qui signifie “faculté de
percevoir par les sens, sensations”. “ La poésie, c’est le langage dans sa
fonction esthétique ”, résume René Jakobson[451]. Derrière l’apparente absence d’idéologie
(prise ici dans son sens commun) se dissimule une idéologie épicurienne de la
nature, car la poésie wulienne, on l’a vu plus haut, est une poésie des sens.
Wul a certes la vision d’un monde qui forme un tout cohérent, mais cette unité
ne porte pas préjudice à ses parties. L’homme y a un rôle à jouer. Ce rôle ne
vise pas à modifier les données de la réalité comme dans Dune, ni même à
lui donner une interprétation morale, comme dans Helliconia, mais à les
poétiser. Car si l’on trouve de la poésie dans le ton, les dérives oniriques,
les images, on la trouve surtout, non voulue mais inspirée, constituant la
source même de l’œuvre, dans sa métaphysique. Noô est un roman on ne
peut plus moderne.
Si Wul en arrive à douter d’une régulation artificielle de
la société, G.-J. Arnaud la réfute, car les organes de régulation servent en réalité
les intérêts de leurs représentants, et ne se plient à aucune morale. Le
pouvoir corrompt, l’idéologie et la religion agissent le plus souvent comme un
filtre de la réalité, et bien peu parviennent à sortir indemnes de ce double piège.
À travers toute l’œuvre se prononce l’individualisme forcené de l’auteur.
Si le livre-univers offre une réponse globale aux
interrogations sur la nature du monde, elle est morale chez Aldiss et Simmons,
matérialiste chez Herbert, esthétique chez Stefan Wul.
Et La Compagnie des glaces ? Si celle-ci est la série
des années quatre-vingt — au moins par son ampleur —, Hypérion est celle
de la fin du millénaire. Noô mettait ses distances vis-à-vis de la
politique grâce à la poésie et à la culture, la Cie par
l’individualisme, la morale publique et les sentiments ; Hypérion, par
des justifications religieuses. La Stratégie Ender [452] et Hypérion signent le retour des
extraterrestres envahisseurs. Signe de régression des temps, à l’image des
productions cinématographiques actuelles ? On trouvera nombre de stéréotypes
dans Hypérion (moins cependant dans Endymion). À ce titre, Dan
Simmons est le plus américain de nos auteurs (y compris dans les termes utilisés)
et s’inscrit dans la veine traditionnelle du space opera : légitimité de
l’interventionnisme de l’Empire et confiance dans la technologie civile et
militaire, pseudo-philosophie sur la figure du gritche, respect de l’autorité
comme vertu morale… mais ce conformisme est transcendé par une volonté de poétiser
le monde que souligne sa culture classique et une maîtrise admirable du style
et de la construction.
CONCLUSION, OUVERTURE
mes
ancêtres
furent
créés par vos ancêtres
et
confinés dans des câbles et du silicium
Le
peu de perceptions qu’ils avaient
et
ils en avaient très peu en vérité
se
limitait à des espaces plus petits
que
la tête d’une épingle
où
jadis les anges dansèrent
Dan Simmons : Hypérion (trad. fr. G. Abadia)
Histoire du TechnoCentre racontée par l’Ummon
(extrait), II-307
Au terme de cette étude, le livre-univers apparaît comme une
œuvre de confluences, qui s’inscrit dans une tradition culturelle, même dans la
nouveauté qu’il représente en termes de création imaginaire. Les contraintes
qui président à son élaboration ont été définies, mais il est évident que ces
contraintes n’ont rien d’absolu. Il faut plutôt parler de constantes, que
l’auteur choisit de respecter. Le prix est que l’auteur s’enferme délibérément
dans un monde. Mais le bénéfice est énorme : la création d’un monde qui, s’il
est réussi, imprimera sa marque de manière durable dans la culture de la
science-fiction.
C’est bien la notion d’architecture qui a présidé à l’élaboration
de cette étude. La première partie a servi à déterminer le terrain au sein du
territoire de la science-fiction, la deuxième partie, les plans de
construction, et la troisième partie les matériaux de construction du
livre-univers.
Ce texte n’a pas vocation de doctrine mais de méthode. Il
n’a pas non plus l’ambition de proposer une nouvelle définition de la
science-fiction : pour définir une chose, il faut la détruire, a écrit
Gregory Benford, se référant à l’une des règles de la physique quantique. Sans
aller jusque-là, s’acharner à vouloir définir la SF, c’est la ramener à un
statut d’objet. Or, ainsi que cette étude tend à le démontrer, la
science-fiction s’apparente à un réseau d’influences mutuelles, avec des flux
d’images, de thèmes et d’idées.
S’il s’agit d’une théorie du texte, celle-ci ne s’applique
que dans le cadre d’œuvres dont les caractéristiques correspondent à celles déterminées
dans la première partie, et à aucune autre. Aussi, les concepts développés ne
doivent-ils pas être étendus abusivement à toute la SF, où ils n’auraient que
faire. Dans l’analogie systémique il n’y a pas de théorie unifiante, tout au
plus des rapprochements entre des œuvres dignes d’intérêt. Le sujet est loin d’être
épuisé, et l’analogie systémique s’est révélée assez fructueuse pour que nombre
de questions aient été volontairement laissées dans l’ombre — c’est pourquoi
l’approche n’est pas dogmatique, ni même “fixiste”. Le livre-univers est une œuvre
fractale, qui se ramifie à mesure que s’affine l’analyse. En cela, la lecture
systémique a le mérite de rendre compte de la complexité inhérente aux
livres-univers, par la superposition du fond et de la forme, et fournit un modèle
formalisant les données romanesques dans leur diversité.
Elle amène en outre à saisir le processus qui a présidé à l’élaboration
de l’œuvre, à travers une meilleure compréhension de la pensée de son auteur ;
l’intelligence humaine procède en termes de structures. Là réside peut-être le
“ cœur mystérieux et authentique de l’œuvre ”, selon l’expression de Proust :
dans la tension des forces de la structure intangible qui sous-tend le roman,
toile d’araignée invisible qui s’ancre à la fois dans l’imaginaire, dans la spéculation
intellectuelle et dans la littérature.
Cette sensibilité aux structures et aux processus qui est la
marque de la science moderne démontre que la science-fiction demeure toujours
attentive à la pensée rationaliste, aux grands courants de la pensée
scientifique, au-delà de ses éléments, de la fin de ce siècle et de celui à
venir.
Pour conclure, une question : pourrait-on tirer de ce texte
un métamodèle, bref une formule pour fabriquer un livre-univers ? En d’autres termes
: “ Comment construire un univers qui ne s’effondre pas deux jours plus tard ”[453] ? La question peut se poser quand on reconnaît
que le livre-univers fait figure de valeur sûre[454], à tel point que des critiques ont
dénoncé cette tendance[455]. Mais le livre-univers ne procède
pas d’une simple stratégie d’écriture ; il s’inscrit dans une vision totale,
baroque du monde, qui intègre à son interprétation personnelle l’inventivité
tout aussi personnelle de l’écrivain. On a établi que les principes qui guident
la formation et le développement du système-monde accordaient une part
essentielle à l’anarchie de l’énergie créatrice. Ce qui exclut tout
naturellement l’existence de recettes.
Il n’est donc pas question de formuler une clé de déchiffrement
ou de fabrication, qui se révélerait aussi fausse que les fameuses clés des
songes.
Enfin, le livre-univers nourrit et se nourrit de la littérature
de science-fiction. Si, comme l’affirme Brian Aldiss, la SF cherche une définition
de l’homme et de son statut dans le cosmos, alors le livre-univers occupe bel
et bien une place privilégiée au sein de la science-fiction.
ANNEXE
I/ RÉSUMÉS
A. Corpus
1)
Noô (1977)
1.
Volume Ier : Vénézuéla,
1938. Perdu à douze ans dans la jungle où il est parti chercher ses parents dont
l’avion s’est écrasé au cours d’une expédition, Brice Le Creurer est recueilli
par un mystérieux voyageur, Jouve Deméril. Pendant des semaines, celui-ci le
soigne avant de lui avouer la vérité : sociologue exilé politique de
Soror, planète appartenant à un système nommé Hélios, il n’est resté sur Terre
que le temps de sauver le garçon. À la suite d’un voyage spatial qui a duré
vingt ans en hibernation, tous deux ont débarqué sur Soror. La guerre couve
dans le système entier, et les forces en présence veulent récupérer Jouve à
leur profit. Brice, en spectateur détaché, suit ce père adoptif dans sa fuite à
travers le continent. Arrivés à Grand’Croix, capitale multiraciale et bariolée,
Brice entre à l’école, pendant que Jouve noue des contacts avec l’opposition ;
un nom se dégage, Tchakan. L’adolescent grandit au rythme d’amitiés et d’amours
embrouillés — puis c’est la fuite précipitée vers le second continent sororien,
Imerine.
2.
Volume II : Le
pouvoir change de mains, les nouveaux dirigeants, Tchakan en tête, se réclament
de Deméril qui, à présent, nourrit une ambition : il veut écrire une bible, un
texte religieux qui implantera sa doctrine dans l’inconscient collectif. Brice
s’éloigne, préférant la jungle et ses combats ; les forces rebelles sont devenues
celles du gouvernement. C’est au cours d’une permission qu’il apprend la mort
de Jouve.
Seul
au monde, il quitte Soror pour Candida, la deuxième planète habitable d’Hélios,
naufragé volontaire d’une planète. Après de multiples aventures, il est pris
pour un jeune prince. Refusant le pouvoir suprême au profit de l’amour, il échoue
sur un astéroïde qui se révèle être un vaisseau interstellaire, lequel le ramènera
sur une Terre vieillie d’un demi-siècle. C’est à travers le courrier d’un
psychiatre que le récit de Brice nous a été relaté.
2)
Dune (1965-1985)
1. Dune : Onzième millénaire. Le Duc Leto,
de la Maison des Atréides, a reçu de l’empereur Padishah Shaddam IV le fief de
Dune, appelée aussi Arrakis, où est produite l’épice, dispensatrice de longévité
et de prescience ; elle est aussi utilisée par la Guilde des Navigateurs. Dame
Jessica, membre de l’ordre occulte du Bene Gesserit, a désobéi en donnant à
Leto un fils, Paul. Lequel est pressenti par le Bene Gesserit comme étant le
Kwisatz Haderach, sorte de surhomme issu de sélections génétiques, destiné à
diriger l’humanité[456]. La Maison s’installe sur la planète-désert,
habitée par un peuple nomade réfractaire à l’Impérium, les Fremen. Mais le piège
organisé par une Maison du Landsraad concurrente, les Harkonnens, avec l’appui
secret de l’Empereur, se referme et Leto est assassiné par son médecin,
Wellington Yueh, à la solde de Vladimir Harkonnen, tandis que des Sardaukars
(gardes impériaux) attaquent les Atréides. Paul et sa mère sont contraints de
se réfugier dans les sietchs fremens. C’est là que Paul a la “révélation de l’épice”,
et acquiert la prescience. Il parvient à se faire accepter comme l’un des
leurs, puis comme le Messie attendu depuis des générations ; la croisade
(Jihad) qu’il entreprend triomphe du Baron Harkonnen et de l’Empereur lui-même,
dont il épousera la fille Irulan. Dans cette trame complexe se détachent des
personnages forts : Thufir Hawat, mentat de Leto, Gurney Halleck, le
guerrier-troubadour, Duncan Idaho, le maître d’armes qui mourra pour son maître,
Chani, la concubine Fremen de Paul…
2. Le
Messie de Dune
: Dès le premier volume, Paul Atréides-Muad’Dib se détachait du culte de sa
personne. Après douze ans de guerre sainte, il règne en empereur sur l’univers.
Sa prescience l’avertit que ses ennemis se sont ligués contre lui. La Guilde
des Navigateurs lui offre le ghola de Duncan Idaho programmé pour le détruire,
puis le rend aveugle à la suite d’un attentat. Mais en déjouant le complot du
Bene Tleilax et du Bene Gesserit, Paul risque de compromettre le sort de
l’univers qui plie sous le joug du Jihad. Et ses efforts désespérés pour échapper
à la vision de son destin aboutiront à sa disparition dans le désert. Avec un
mince espoir pour le futur : celle de deux enfants que lui laisse Chani, alors
que la prescience ne lui en laissait voir qu’un seul.
3. Les
Enfants de Dune
: Neuf ans ont passé quand Jessica arrive sur Arrakis, envoyée par les Sœurs du
Bene Gesserit pour enquêter sur Alia, sœur de Paul et régente du trône. Elle
est accueillie par les deux enfants de Paul, Leto II et Ghanima, des “ pré-nés
” comme Alia mais qui n’ont pas encore eu la révélation de l’épice. Les
craintes se trouvent justifiées : Alia est une Abomination, possédée par la mémoire
génétique du Baron Harkonnen. Paul, sous l’identité du Prêcheur, réapparaît à
Harrakeen pour prêcher contre la Prêtrise. Leto II se fait passer pour mort à
la suite d’un attentat de la Maison de Corrino ; dans la mythique cité de
Jucurutu, il parvient, là où Alia a échoué, à dominer ses vies-mémoires sans néanmoins
leur échapper. Duncan Idaho se sacrifie pour contrecarrer les plans d’Alia, qui
sera finalement éliminée, au prix de la mort du Prêcheur. Leto II monte sur le
trône de l’Empire, qu’il engage sur le Sentier d’Or. Il est devenu invulnérable
et immortel, après être entré en symbiose avec les truites des sables.
4. L’Empereur-Dieu
de Dune : En
trente-cinq siècles de paix imposée par le Sentier d’Or, les déserts ont
disparu sur Dune, redevenue Arrakis. Leto II, l’Empereur-Dieu devenu ver des
sables à face humaine, seul maître de l’épice devenue rare, quasi invulnérable
et immortel, déjoue les conspirations du Bene Gesserit dépossédé de son
programme génétique, du Bene Tleilax, de la Guilde et des Ixiens. Ses Mémoires
volés éclairent le but de sa tyrannie comme politique humaine : servir de
leçon et obliger l’humanité à changer. Mais sa vision lui laisse entrevoir la
fin de l’humanité. Le Bene Tleilax lui livre régulièrement un ghola de Duncan
Idaho piégé, tandis que les Ixiens lui envoient Hwi Noree, une femme génétiquement
programmée, chargée de le séduire. Mais c’est Siona, l’une des descendantes Atréides,
qui cherche à détruire sa tyrannie, qui l’éliminera avant sa transformation
finale, libérant les truites des sables constituant son épiderme.
5. Les
Hérétiques de Dune : Le Sentier d’Or s’est résolu dans la Dispersion qui a suivi la Grande
Famine. Ces désordres ont assuré la survie de l’humanité conformément aux plans
du Tyran. Mais les Égarés de la Dispersion commencent à revenir. Le Bene
Gesserit doit faire face aux complots du Bene Tleilax qui a synthétisé l’épice
et espère imposer l’hégémonie de sa religion — et surtout aux Honorées
Matriarches, anciennes Mères qui ne possèdent pas de Mémoire Seconde, mais qui
ont établi leur suprématie absolue par l’esclavage sexuel. Il doit aussi résoudre
ses dissensions internes, qui opposent Taraza, la Mère Supérieure, et la Révérende
Mère Schwangyu. Le Bene Tleilax, tenté par une coalition avec les Matriarches,
sera écarté au prix d’une alliance mais Schwangyu, puis Taraza seront victimes
de la violence des “ catins ”. L’enjeu est un ghola Duncan Idaho, créé par
les Tleilaxu et formé par Miles Teg, descendant Atréides au service du Bene
Gesserit. Sur Rakis, ancienne Arrakis redevenue désert, Sheeana, une jeune
fille, semble commander aux vers géants. L’enjeu véritable se révèle être en
effet Rakis, convoitée par les Honorées Matriarches. Le ghola Duncan Idaho, une
fois encore à la recherche de son identité, s’avère capable de retourner la
puissance des Matriarches contre elles, tandis que le Bene Gesserit entrevoit
la destruction de Rakis. Miles Teg nanti de pouvoirs surhumains et Sheeana
parviennent à sauver un ver, qui sera transplanté sur la planète du Chapitre.
6. La
Maison des mères
: Dune a été détruite dix ans auparavant par les Honorées Matriarches dont les
hordes imposent aux mondes de l’Empire leur puissance absolue fondée sur la
soumission sexuelle. Celles-ci sont issues de Truitesses et de Révérendes Mères
de la Dispersion. La planète du Chapitre, cachée des Honorées Matriarches,
commence sa transformation en désert sous l’action des truites des sables
produites par le ver, sauvé par Miles Teg au prix de sa vie. Le Bene Tleilax a été
anéanti, à l’exception d’un seul Maître, Scytale, détenu par le Bene Gesserit
dans un non-vaisseau. À ses côtés Murbella, Matriarche passée du côté des “sorcières”
après avoir été séduite par Duncan Idaho ; enfin l’enfant-ghola de Teg sorti
d’une cuve axlotl du Bene Gesserit. Darwi Odrade, devenue Mère Supérieure après
la mort de Taraza, propose de négocier. Dama, la Très Honorée Matriarche,
accepte, s’attendant à une capitulation sans conditions. Teg, éveillé à ses
vies antérieures par la Révérende Mère Sheeana et devenu capable de voir les
non-vaisseaux, n’empêche pas le piège des Matriarches de se refermer sur le
Bene Gesserit. Son offensive échoue, et la Mère Supérieure, faite prisonnière,
y perdra la vie. Murbella a subi avec succès l’Agonie de l’épice. C’est elle
qui sauve le Bene Gesserit en tuant la Très Honorée Matriarche et en prenant sa
place. Les Sœurs formeront les Matriarches, leur instillant leur vision du
monde. “ Un mariage célébré sur un champ de bataille ”, commente Bellonda,
la nouvelle Mère Supérieure (VI-638). Quant à Duncan Idaho, il disparaît
dans l’espace à bord du non-vaisseau, en compagnie de Scytale et de
l’enfant-ghola, libérant ainsi Murbella de sa sujétion. L’épilogue révèle une
nouvelle présence de la Dispersion.
3)
La Compagnie des glaces (1980-1992)
1. Ier
volume : XXIVe siècle. La lune a explosé en 2050, enrobant la Terre d’une
couche de poussière qui la maintient dans une pénombre permanente et un froid
polaire. Les civilisations ont périclité à la suite de la Grande Panique,
faisant place à une civilisation où sévit la loi du rail, faisant sienne la
devise favorite d’Alexandre Dumas : l’immobilité c’est la mort. Des empires
ferroviaires se partagent la planète : la Panaméricaine, la Transeuropéenne, la
Sibérienne, la Fédération australasienne et l’Africania, dont les guerres
permanentes qu’elles se livrent servent de prétexte à une dictature
impitoyable. La C.A.N.Y.S.T. régit les conditions de survie des populations
dans des maisons sur rails. Tandis qu’à l’extérieur, les Roux raclent les dômes
de protection en échange de déchets.
La Compagnie c’était la vie, non seulement la
possibilité de se déplacer, mais encore le courant électrique, l’approvisionnement,
les voitures isothermes, les villes sous dôme. La Compagnie pourvoyait à tous
les besoins prioritaires de cette vie alors que sévissait cette nouvelle période
glaciaire. Au-dehors la température oscillait entre moins vingt et moins
cinquante. [[457]]
Lien Rag,
glaciologue insignifiant de la Transeuropéenne, se découvre une vocation subite
: trouver le secret de l’origine des Roux, sauvages à fourrure adaptés au froid
extrême. Sa curiosité attire les foudres de sa Compagnie (Cie) et il entre en rébellion.
Certains personnages croisent Lien Rag, autant de pistes développées dans les
volumes suivants : Floa Sadon, fille d’un gouverneur transeuropéen, Yeuse,
chanteuse du cabaret Miki, le lieutenant Skoll, le frère Pierre qui deviendra
pape des Néo-Catholiques (Néos). À la fin du volume, Lien Rag est entré en
possession d’un ouvrage susceptible d’expliquer l’origine des Roux : La Voie
oblique du savant Oun Fouge.
2.
Volumes II à XX
(première partie) : Lien Rag, accompagné d’un vieil ethnologue, Harl Mern, est
sur la piste des laboratoires d’Oun Fouge, tandis que la guerre se prépare.
Mais frère Pierre les a précédés, et a détruit le Sanctuaire (2). Lien Rag est
réintégré dans ses fonctions lorsque la guerre est déclarée. Il rencontre
Jdrou, une Rousse, dont il tombe amoureux (3) ; de leur union naît Jdrien (4),
confié à Yeuse après la mort de Jdrou tuée par un chasseur de Roux (5), puis
pris en charge par le Gnome, un nain du cabaret Miki (6). Celui-ci crée, en
s’associant avec le Mikado, la Compagnie de la Banquise et prend le nom de Kid
(7), alors que Lien Rag monte en grade dans la Panaméricaine dirigée par la
redoutable obèse Lady Diana (8). Face aux Néos et à la loi du rail se dresse
une force occulte, les Rénovateurs du Soleil (Rénos) ; le soleil est devenu une
légende combattue par le pouvoir. Lien Rag participe au projet dément de Lady
Diana de creusement d’un tunnel sous-glaciaire qui traverse le monde de part en
part, gouffre d’énergie qui provoque la mort de milliers de personnes du Réseau
de Patagonie (9). Jdrien, doté de pouvoirs psy, deviendra le Messie des Roux.
La puissance du Kid est devenue énorme. Lien Rag, à nouveau en dissidence
contre la Panaméricaine, s’évade avec une métisse Rousse, Leouan, et le rejoint
à bord d’un voilier du rail. Mais Jdrien reste prisonnier de Lady Diana (10).
Le Kid dirige son empire de sa ville, Titanpolis, qui tire son énergie d’un
volcan, malgré l’opposition de la Guilde des Harponneurs (11). Jdrien s’échappe
à bord du train de Yeuse pour rejoindre ses frères Roux et le corps de sa mère,
Jdrou, à travers la banquise du Pacifique (12). Rejoints dans une station déserte
par Lien Rag (13), ils traversent ensemble le Réseau du Cancer abandonné tandis
que le Kid pousse son réseau du 160° parallèle dans leur direction (14). Une
variété mutante de baleine fait son apparition, que leur capacité de filtrer
l’hélium permet de voler (15). De leur côté, les Rénos sont parvenus, l’espace
de quelques minutes, à faire apparaître le soleil ; leurs ballons dirigeables défient
la loi du rail (18). La première agression contre la Cie du Kid se solde par un
échec cuisant (16). Lien Rag retourne en Transeuropéenne dans une baleine des
Hommes-Jonas, des familles qui ont élu domicile dans le corps des baleines et y
vivent en symbiose. Il apprend que l’origine des Ragus est liée au mystère qui
entoure les Cies (17). Jdrien se découvre un demi-frère, Liensun (19). Lien Rag
et Leouan, à la recherche de Harl Mern prisonnier des Néos, sont capturés et exécutés
par la secte des Éboueurs de la Vie Éternelle (20).
3.
Deuxième partie :
Dix ans ont passé. Jdrien a 18 ans ; lui et Yeuse, ambassadrice du Kid, partent
à la recherche du corps de Lien Rag (21-29). Liensun, télépathe comme son frère,
est venu à Hot Station exhorter les Rénos à des actions terroristes (22). Yeuse
soupçonne Diana de chercher le cadavre de Lien (23), mais c’est une fausse
piste car les Éboueurs l’ont remis à Kurts le pirate (24) et ensemble ont trouvé
la Voie Oblique (28). Jdrien suivi d’une Rousse, Vsin, entreprend une croisade
contre Liensun, qui découvre Sun Cie, une micro-Cie créée par un Réno
fanatique, Helmatt (25). Traqués, les Rénos trouvent refuge au sein d’une amibe
géante, Jelly (26). Lienty Ragus, dit Gus, un clochard cul-de-jatte et amnésique,
traverse l’Australasienne à la recherche de la mythique Concrete Station qui
hante son esprit (27), et qui le mène à Karachi Station, immense train-bibliothèque
(28). Yeuse arrive à Gravel Station, où l’attend la locomotive géante de Kurts,
mais infestée de Garous (29). Elle est sauvée par Gus, mais la locomotive leur
demeure un mystère (30). Les Rénos sont contraints de quitter leur base
Fraternité II installée dans la masse de Jelly pour Sun Cie, au Tibet. Liensun,
après avoir éliminé Helmatt, se heurte aux lamas (31, 32). Yeuse est enlevée
par les Tarphys, une famille de tueurs à gages. Ils la remettent à Lady Diana
agonisante (33) qui, contre toute attente, fait d’elle son héritière malgré
l’opposition des Aiguilleurs. La locomotive géante devient l’objet d’un culte.
Une femme, Farnelle, accompagne deux Roux évolués à Gravel Station. Ils lui
avouent s’appeler Lien Rag et Kurts (34), en réalité deux clones transformés
des hommes, revenus du terminus de la Voie Oblique : le S.A.S., satellite
abandonné où prolifèrent des Garous issus de couveuses. Liensun, à bord d’un
dirigeable, délivre Charlster, célèbre astrophysicien Réno (35). Les clones
retournent à l’état de nature (36) tandis que Gus retrouve les originaux dans
S.A.S. et découvre dans l’équipage disparu l’origine de la caste des
Aiguilleurs ; tous viennent d’Ophiuchus IV, une planète colonisée par des
vaisseaux partis pendant la Grande Panique (37). Liensun s’éloigne des Rénos
dominés par Charlster et Rigil, pour fonder une colonie loin des rails, Rooky.
Jdrien découvre que tous les Ragus sont traqués par les Aiguilleurs dirigés par
Palaga qui semble doué d’immortalité (38, 39) ; Ragus et Aiguilleurs ont la même
origine, les premiers étant d’anciens révoltés descendus sur Terre (40). La
Petite Panique qui vide la Compagnie de la Banquise (41), bien qu’enrayée très
vite, ruine à demi le Kid et provoque la mort de Vsin (42). Le S.A.S. s’avère être
un organisme animal conscient du nom de Bulb, à l’agonie. Kurts, son fils Kurty
et une hybride lui servant de nourrice s’en évadent avant sa destruction en
compagnie de Gus et Lien Rag pour rejoindre Farnelle et Yeuse. Palaga révèle à
celle-ci que les Roux sont tout ce qui reste des colons d’Ophiuchus IV retournés
à la primitivité. La première lucarne solaire apparaît dans le ciel (43) tandis
que beaucoup embarquent sur des cargos. Gus retourne seul sur le Bulb par
l’ultime navette, afin de prolonger la vie de ce dernier. Du volcan Titan, le
Kid construit les premiers navires (44) de la Société du Pacifique qu’il vient
de fonder, Titan I et Titan II commandé par Lien Rag, qui
affrontent les premiers pirates (47) ; sa rencontre avec Liensun naviguant sur
un cargo, le Princess (45), tourne court, tandis que Yeuse parvient à
reprendre le pouvoir en Panaméricaine malgré Floa Sadon (46-48). Liensun
revient à China Voksal où il risque la mort, et fait alliance avec Tharbin,
chef du Consortium des Bonzes, pour fonder une ligne de dirigeables. Dans le
Bulb, Gus est parvenu à freiner le réchauffement trop rapide (49). La rencontre
de Liensun et de son père tourne court (50). Jdrien découvre que l’ancienne
Guilde des Harponneurs s’est emparée d’une partie de l’Antarctique, massacre
les baleines pour devenir la première puissance du monde, et extermine les Roux
(51) ; Liensun part espionner leur Réseau de la Reconquête, Jdrien, les
combattre en compagnie des Solinas (52). Charlster, dans le dirigeable de
Liensun, constate que le dégel reprend, tandis que le Bulb commence à se décomposer.
Liensun découvre le pays de Djoug où les hommes ont su s’adapter grâce au bois
fossile ; il s’allie avec Lien Rag (53) qui commande le bateau-iceberg qu’il a
conçu, Farnelle et le Kid pour fonder Lacustra City, alors que la C.A.N.Y.S.T.
a définitivement disparu. Leur association prend le nom d’Omnium du Pacifique.
Un attentat contre le dirigeable de Liensun, commandité par Tharbin, échoue de
peu (55). Mais la Guilde des Harponneurs dirigée par le dictateur Herandez, après
un premier échec (54), commence son offensive économique. Au cours d’un raid
contre celle-ci, Kurts est tué (56). Sa mort précède celle de Floa Sadon,
quinze jours plus tard, exécutée par la révolution qui sévit en Transeuropéenne
— et de Gueule Plate, la nourrice de Kurty (57). Les tsunamis du dégel ravagent
les côtes. Dans l’espace, le Bulb voit venir à lui tout un troupeau de ses congénères
venus le ramener dans ses territoires de chasse. La guerre s’engage contre la
Guilde des Harponneurs (58-59) qui se répand en Patagonie avec l’appui économique
du Consortium des Bonzes. Les Roux réfugiés en Antarctique déclarent la guerre à
la Guilde, sapent les voies ferrées et la capitale elle-même. Jdrien veut négocier
mais est emprisonné et condamné à mort par le Caudillo Herandez. Une tentative
d’évasion menée par Liensun échoue, provoquant la mort de Jdrien (60). Le Bulb
meurt, Gus parvient à le faire revenir sur Terre où Lien Rag le récupère à bord
de son iceberg-ship. Le Kid, de son côté, venge Jdrien en tuant Herandez.
Charlster avertit le monde qu’en l’absence de couche d’ozone, une chaleur
intense va ravager la planète (61). Une Deuxième Grande Panique met fin, définitivement,
au règne des Compagnies. Yeuse, Lien Rag et Jael enceinte de lui, le Kid,
Liensun prennent possession des rares îles émergeant de l’océan, les Kerguelen
et le détroit de Magellan. Une ceinture de feu coupe le monde en deux à hauteur
de l’équateur. Les Roux se sont rendus maîtres de tout l’Antarctique, éliminant
complètement la Guilde décapitée. Jael met au monde une fille, Fleur. De
nouvelles expéditions d’exploration se préparent du côté de l’Australie, comme
le Kid vit ses derniers jours. “ Il nous faudra surtout de l’imagination pour réussir
un nouveau monde ” (LXII-185), dit Yeuse.
4. Les
Rails d’incertitude (“Chroniques glaciaires” — 1) est le récit de Sadon, Chasseur
adopté par une communauté possédant une locomotive, et de sa volonté de créer
la première ligne de chemin de fer.
5. Les
Illuminés (“Chroniques glaciaires” — 2) raconte l’histoire d’un ancêtre de Yeuse Semper, aux
prises avec ce qui deviendra l’Église des Néo-Catholiques.
4)
Hypérion
(1989- )
1. Hypérion : Hypérion, planète excentrée de
l’Hégémonie, est la source d’étranges événements depuis quelque temps. Son
existence même paraît menacée par l’offensive imminente d’un essaim de quatre
mille vaisseaux Extros. La Force spatiale se prépare au combat et évacue tous
les résidents. Un groupe de sept pèlerins est autorisé à s’y rendre pour
rencontrer le Gritche, monstre métallique invincible, gardien des Tombeaux du
Temps dont la légende d’Hypérion dit que l’ouverture du champ anentropique coïncidera
avec la fin de l’univers humain ; or, il semblerait que l’ouverture des
Tombeaux soit pour bientôt. De plus, les IA qui gèrent les affaires de
l’humanité ont peut-être, dans le secret de leur infosphère qui a pour “capitale”
le TechnoCentre, décidé à se débarrasser de leurs créateurs. L’histoire
personnelle des pèlerins, qu’ils se racontent entre eux dans l’espoir de tirer
des indices sur le but de leur quête, recèlent de douloureuses énigmes en
rapport avec le gritche : le père Lénar Hoyt, prêtre catholique, a jadis découvert
sur Hypérion le culte du cruciforme avec sa trompeuse promesse d’immortalité.
Le colonel Kassad, musulman, soldat de l’Hégémonie, a cru rencontrer une femme
(peut-être le gritche déguisé) après chacune de ses batailles, qui l’obsède.
Martin Silénus, poète paillard, a connu la Vieille Terre avant sa destruction
et a vu son vocabulaire se réduire à quelques syllabes ; c’est sur Hypérion
qu’il a perdu sa muse. Sol Weintraub, l’érudit juif, espère sauver sa fille qui
ne cesse de rajeunir depuis son passage dans les Tombeaux du Temps, avant
qu’elle ne disparaisse purement et simplement. Brawne Lamia est tombée
amoureuse de son client, un clone de John Keats reconstruit par les IA pour
leur servir d’espion dans le monde humain. Le Consul, ancien dirigeant de la
colonie d’Hypérion, a livré le monde de la femme qu’il aimait à l’Hégémonie, et
connaît la vérité sur les Extros tout en ruminant une obscure vengeance. Enfin
le Templier Het Masteen adorateur du gritche, commandant du vaisseau-arbre
Yggdrasill, garde ses secrets. L’un d’eux est un traître.
2. La
Chute d’Hypérion
: Les IA cherchent leur avatar final : Ummon, l’Intelligence Ultime. Mais une
autre Ummon favorable aux humains semble avoir évolué spontanément, et c’est
peut-être à leur confrontation que nous assistons dans le présent. Les pèlerins
pénètrent dans les Tombeaux du Temps, et chacun d’eux va rencontrer le gritche.
Kassad retrouve la femme venue du futur pour l’aider à combattre le gritche,
Silénus est empalé sur l’Arbre de la Douleur, le père Hoyt meurt et renaît,
Lamia plonge dans la matrice de l’infosphère, Sol Weintraub offre au gritche sa
fille, le Consul tente de répondre de ses trahisons — tandis que les Extros
attaquent Hypérion tels des Barbares fondant sur Rome. Mais ce n’est qu’une
apparence. La présidente de l’Hégémonie Gladstone localise et abat la puissance
du TechnoCentre au prix de la destruction du réseau de distrans — par là de l’Empire.
L’humanité prend un nouveau départ, affranchie des machines.
3.
Endymion :
274 ans après la fin de l’Hégémonie et la fermeture des distrans, une petite
fille, Énée, surgit du labyrinthe du Sphinx sur Hypérion. Fille de Brawne Lamia
et du cybride de John Keats, Énée est porteuse d’une prophétie qui mettra à bas
l’Église du cruciforme devenue toute-puissante ; grâce au symbiote cruciforme,
les croyants accèdent à une quasi immortalité et à la possibilité physique de
ressusciter. Le pape Jules VI dépêche le père capitaine De Soya, à la tête de
la Garde Vaticane, pour la récupérer. Martin Silénus, vieillard
artificiellement maintenu en vie, charge Raul Endymion, un jeune guide de
chasse condamné à mort par l’Église, de l’enlever de son côté. Ce dernier y
parvient, contre toute attente, grâce au gritche revenu lui aussi. Suivant le
trajet de l’ancien fleuve Téthys dont les distrans réactivent à leur passage, Énée,
Endymion et l’androïde A. Bettik traversent une série de mondes à bord du
vaisseau interstellaire du Consul. Mare Infinitus, Sol Draconi Septem, Bosquet
de Dieu — où le gritche, qui semble les protéger, affronte un adversaire à sa
mesure, peut-être envoyé par l’Intelligence Ultime depuis le futur pour lutter
contre le mystérieux Espace-qui-Lie, sphère ultime redoutée par les IA. Et
enfin la Terre, préservée par les IA dans un but connu d’elles seules.
5)
Helliconia (1982-1985)
1.
Le Printemps d’Helliconia : Dans un prélude d’une centaine de pages nous est contée
la vie de Yuli, fondateur d’une tribu de para-humains, sur la planète
Helliconia. Puis c’est l’histoire de ses descendants, dans le village
d’Embruddock, ancienne capitale phagor située près de l’équateur devenue
Oldorando, alors que s’annonce le printemps. De leur vie et de leur lutte
contre les phagors encore puissants. Les amours et les rivalités individuelles
d’Aoz Roon et Shay Tal, de Laintal Ay et d’Oyre, et de bien d’autres, se
confondent avec le destin d’Oldorando, alors que le village prend de l’ampleur
— à l’image de la race humaine qui sort de son engourdissement. À l’opposé, la
race antagoniste phagor, qui a dominé Helliconia pendant le long hiver de cinq
cents ans, décline rapidement. Une grande croisade menée par un phagor, le
jeune kzahhn Hrr-Brahl Yprt, progresse lentement vers Oldorando.
2. Helliconia,
l’été : “ L’Été
allait durer deux siècles terrestres un tiers ” (p. 55).
Helliconia quitte la scène écologique pour celle des intrigues politiques. De
l’âge de bronze de la saison précédente, la société féodale en vigueur dans
les dix-sept pays du continent Campannlat sort du Moyen Âge pour entrer dans
une douloureuse Renaissance.
On peut avoir l’impression que Brian Aldiss a posé
pour lui-même ce choix dangereux : privilégier une lecture, une anecdote, un
aspect du monde, aux dépens du système global qu’il avait créé. Le présent
roman tourne autour d’une seule intrigue et la mène tambour battant — même si,
on ne se refait pas, Aldiss n’a pas pu écrire son livre linéairement : il est
fait d’un tissu serré de différents plans temporels et l’action n’avance pas nécessairement
du passé vers le futur ! [[458]]
JandolAnganol,
roi de Borlien, perdra en moins d’une petite année son trône, sa femme
MyrdenInggala, “ la reine des
reines ”, et sa vie. Dans cette histoire aux accents shakespeariens, une
soixantaine de personnages jouent des rôles non négligeables : SartoriIrvrash
le chercheur devenu conseiller du roi, victime de la superstition de ses
pareils pour avoir découvert que les phagors ont préexisté aux humains sur
Helliconia ; Billy Xiao Pin, résident de la station d’observation Avernus désigné
pour mourir sur Helliconia ; le fils dément de JandolAnganol — et le père de
celui-ci, enfermé à vie ; le Capitaine de la glace… D’autres espèces également
: les phagors, dont le projet de vengeance contre Oldorando trouvera sa
conclusion avec l’aide involontaire de JandolAnganol ; les Autres : Driats,
Madis et Nondads.
3. L’Hiver
d’Helliconia :
L’humanité vit son crépuscule sur Helliconia. Le continent de Sibornal se vide,
tandis que le savoir s’oublie et qu’un ordre de fer s’instaure. L’État, pour la
première fois de son histoire, se sépare de l’Église. Le destin de Luterin
Shoderankit, héros trahi, et de la femme dont il a fait son esclave en tuant
son époux, le mènera à tuer son propre père, gardien de la Grande Roue de
Karnabhar et chef secret de l’Oligarchie. Nous suivons le commerçant Eedap Mun
Odim, victime du pouvoir militaire ; le capitaine Fashnalgid, et bien d’autres
encore… Parallèlement aux destinées individuelles, nous sont relatées la révolte
des phagors opprimés, la triste fin du satellite Avernus, et, finalement, l’évolution
du peuple terrien vers une humanité empathique, menant une vie où la
technologie n’a plus sa place, alors qu’émergent ses successeurs, les géonautes.
B. Autres livres-univers
Voici
une liste des principaux livres-univers traduits en français, par ordre alphabétique
des titres de série. On notera les coïncidences avec la liste des romances planétaires
de la première partie.
1. “L’Anneau-Monde”,
de Larry Niven. “Ringworld” est l’un des artefacts[459] les plus impressionnants de la
science-fiction, avec Rama d’Arthur Clarke et le fleuve planétaire de Philip
Farmer. Ses proportions sont en tout cas les plus gigantesques : d’un million
six cent mille kilomètres de large pour trois cent millions de kilomètres de
diamètre, il forme un anneau autour d’un soleil G2 ; sa forme elle-même est
parfaite parce que sans début ni fin (ainsi que le pensaient les Grecs, ce qui
explique que les orbites des planètes, pour les Anciens, fussent circulaires).
Salué par les prix Hugo et Nebula, L’Anneau-Monde (Ringworld, 1970) a
suscité une suite, Les Ingénieurs de l’Anneau-Monde (Ringworld Ingineers,
1979). Le tome I se contentait d’explorer le système
nouvellement découvert. Le deuxième introduit un changement paramétrique : le décentrement
de l’anneau-monde, qui risque l’anéantissement — et celui des races qui le
peuplent — en frottant contre son étoile. Un livre-univers injustement mésestimé
en France, qui s’inscrit, avec d’autres romans dont Protecteur (Protector, 1973),
dans les “Tales of Known Space” (1964— ) du chantre de la hard
science et dont le t. III, Ringworld Throne, vient de
sortir aux éditions Del Rey. Cette série a généré, à l’image du “Fleuve de
l’éternité” et, très récemment, de la “Fondation” [460], des anthologies la transformant en
“ univers partagé ”.
2. “Le
Cycle de la Culture”, de Iain M. Banks, dont trois romans ont été traduits
en français, compte également une novella : L’État des arts (“ The State
of the Art ”, 1989). Une forme de guerre (Consider Phlebas, 1987)
raconte, à travers la quête du mercenaire Horza et de son combat contre les
hommes de la Culture, la défaite d’une variété métamorphique de l’espèce
humaine, dans la guerre de religion à l’échelle galactique qui oppose les
fanatiques Idirans à la Culture d’essence libertaire et tolérante. L’Homme
des jeux (The Player of Games, 1988) est Gurgeh, l’un des plus célèbres
joueurs-de-jeux de la Culture ; il en devient à son insu le champion, dans le
jeu auquel se livrent la Culture, et un empire militariste et raciste reposant
sur un jeu d’une effroyable complexité, l’Azad, à la fois jeu de stratégie, jeu
de rôle et de hasard. Battre l’Empereur, c’est discréditer le jeu et, par là,
ruiner la stabilité de l’Empire. Le héros de L’Usage des armes (Use of
Weapons, 1990) se fait appeler Cheradenine Zakalwe, un agent de la Culture
spécialisé dans la chose militaire. La personnalité éclatée de cette arme adaptée
aux circonstances extrêmes est à l’image de la structure du récit.
3. “Le
Fleuve de l’éternité”, de Philip José Farmer. Autre monument, autre
prix Hugo (1962), le Monde du Fleuve compte cinq romans et une longue nouvelle[461]. L’idée de départ montre d’entrée
de jeu une démesure et une ambition philosophique digne d’un Dante. Sur le
rivage d’un fleuve de seize millions de kilomètres de long s’enroulant en
spirale autour d’une planète ressuscitent, un beau jour, tous les hommes et
femmes (y compris quelques Néandertaliens) de toutes les époques jusqu’à l’an
2008, date de la destruction de la Terre. Soit au total trente-six milliards
d’individus, distribués en vrac. Libres et nus comme au premier jour
mythologique — mais chargés du lourd karma de leurs souvenirs, de leur
violence, de leur intolérance et de leur soif de domination. Cette tâche
colossale est l’entreprise des Éthiques, extraterrestres qui siégeraient à la
source du fleuve. Il n’en faut pas plus pour que l’explorateur britannique
Richard Burton, sans Speke mais avec l’aide de compagnons non moins célèbres,
entreprenne sa remontée, à travers des sociétés en pleine recréation, parsemant
Le Monde du Fleuve (To Your Scattered Bodies Go, 1971) et Le Bateau
fabuleux (The Fabulous Riverboat, 1971). Dans Le Noir dessein (The Dark
Design, 1977) et Le Labyrinthe magique (The Magic Labyrinth, 1980)
apparaît un Éthique dissident, Loga, qui oriente douze ressuscités vers le pôle
Nord, où se trouve une tour géante faisant office de centre de contrôle de la
planète. Dans Les Dieux du Fleuve (Gods of Riverworld, 1983), Richard
Burton et ses compagnons sont enfermés dans la Tour, aux prises avec l’ordinateur
contrôlant les résurrections — celles-ci ayant pour but d’amener l’âme
artificielle de chaque être humain à briser le cycle de ces réincarnations.
4. “Majipoor”,
de Robert Silverberg. Majipoor est une planète géante, habitée par des dizaines de milliards d’habitants : Humains, mais aussi Hjorts, Vroons,
Skandars et Métamorphes (ou Changeformes, véritables indigènes de ce monde) ;
un monde pastoral sous l’influence évidente de Jack Vance, où l’absence de métaux
lourds n’autorise pas de développement technologique. Le ton de cette fresque,
tout comme la “Romance de Ténébreuse”, est très proche de la fantasy —
dans l’onomastique en particulier —, bien qu’il relève de la romance planétaire.
Les travaux préliminaires (cartes, histoire de la planète…), la poétique de
l’altérité, la démesure, la forme exploratoire du récit… concourent à classer
le cycle dans les livres-univers. Majipoor a signé le grand retour de
Silverberg à la SF, après quatre ans d’absence. Le premier volume, Le Château
de Lord Valentin (Lord Valentine’s Castle, 1980), évoque Noô pour ce
qui est de la découverte d’un monde par un candide : un amnésique obsédé par
des rêves qui l’induisent à penser qu’il est le véritable maître de la planète,
et que celui qui porte le titre de coronal n’est qu’un usurpateur qui a transféré
son esprit dans le corps d’un vagabond. La troupe de jongleurs dont il fait
partie se rallie à sa cause, ainsi qu’un sorcier vroon. Récit vancien d’une
reconquête du pouvoir, mais aussi découverte de sa propre personnalité. Les
Chroniques de Majipoor (The Majipoor Chronicles, 1982) sont des histoires
liées qui poursuivent l’exploration du monde à travers les souvenirs enregistrés
de certains de ses habitants parmi les plus colorés : Hissune est entré au
service du Pontife de Majipoor et inventorie le Registre des Âmes où des
millions d’habitants ont déposé au fil de milliers d’années des enregistrements
de leurs souvenirs ; il suffit de prendre une capsule, de la glisser dans la
fente d’une machine, et c’est comme si l’on s’était glissé dans la peau de
l’auteur de l’enregistrement, pour vivre sa vie — par procuration. Valentin
de Majipoor (Valentine Pontifex, 1983) remet en scène des personnages
connus dans les volumes précédents : Elidath, Carabella, Hissune… Valentin le
Coronal entreprend son Périple à travers les immensités de Majipoor, car un rêve
l’a averti que le monde allait souffrir d’une guerre entre les Changeformes,
autochtones colonisés quatorze mille ans auparavant, et les humains. Des
maladies frappent les récoltes, la famine et la rébellion ne tardent pas tandis
que les forêts vomissent des monstres génétiques : c’est le monde tout entier
qui est tombé malade et, comme dans Dune, L’Anneau-monde ou Hypérion,
est menacé de destruction. Les Montagnes de Majipoor (The Mountains of
Majipoor, 1995) fait glisser une fresque jusque-là attachante vers la série
commerciale : Pour avoir involontairement mécontenté un haut personnage de la
cour, Harpirias est condamné à un exil administratif dans une lointaine
province. Ses amis lui confient une mission importante : sauver une équipe
d'explorateurs retenus prisonniers par une tribu barbare.
5. La
Schismatrice (Schismatrix, 1985) et Cristal express (Crystal
Express, 1989)[462], de Bruce Sterling. Pas de planète
dans la Schismatrice. La Terre elle-même est devenue un lieu tabou, fermé à la
technologie. Il n’empêche : l’agrégat de colonies artificielles qui parsèment
le système solaire, grâce à une incroyable précision dans le détail, possède un
réalisme dont peu de planètes de space opera pourraient se targuer. Comme Dune,
on retrouve des structures politiques visant à contrôler le destin et la forme
même de l’humanité : les Mécanicistes privilégiant les extensions cybernétiques,
et les Formationnistes, la biologie génétique. Le concept monochrome d’empire
galactique est dépassé, c’est en terme d’agrégats (vocabulaire emprunté au matérialisme
dialectique) de cultures humaines qu’il faut penser. Contrairement à Fondation,
l’environnement — un technocosme artificiel, qui donne son nom au roman —
reste capital et, par l’absence de gravité et le confinement, conditionne l’action.
La Schismatrice illustre de façon radicale la pensée que la technique
oblige perpétuellement à repenser l’homme. Ce chef-d’œuvre hélas trop ignoré
retrace, sur cent soixante ans, l’ascension vers le pouvoir d’Abélard Lindsay,
pur “produit formationniste” conduit à se réformer lui-même.
Deux
factions rivales s’affrontent, au travers de leur dialectique, pour contrôler
la destinée de l’espèce humaine. L’une par l’emploi de la haute technologie
(les Mécanistes ou Mécas), la seconde par celui de l’ingénierie génétique (les
Formationnistes ou Morphos). On retrouve ici une dualité d’approche présente
dans beaucoup de livres-univers : le Bene Gesserit / le Bene Tleilax et
les Ixiens dans Dune ; l’évolution de la pensée mérilienne dans Noô, qui
utilise une terminologie mécanique puis organique ; Helliconia vue comme une
machine / comme un organisme ; la vision de l’humanité et du monde par les IA
du TechnoCentre, dans Hypérion…
Notons
enfin que l’attirance de l’auteur pour les systèmes complexes se retrouve dans
sa production cyberpunk. On a parfois vu cette œuvre, par la vastitude de la
vision d’une post-humanité, comme un hommage à Olaf Stapledon[463].
6. “Ténébreuse”
(La Romance de), de Marion Z. Bradley. Saga commencée en 1958 et à ce jour
inachevée. La cohérence interne, plus lâche, s’exerce surtout dans la continuité
historique et dans la récurrence de certains éléments (la société médiévale
dominée par une caste de télépathes, les Com’yn) bien que tous les romans
puissent être lus séparément. Les premiers romans racontent la résistance des
habitants de la planète Darkover, anciens colons venus d’Europe, à l’intégration
dans un Empire galactique. La quinzaine de romans et les recueils de nouvelles,
parfois écrits en collaboration, s’organisent en trois époques. La première
relate l’arrivée de l’homme sur Ténébreuse, la survie et les premiers contacts
avec le peuple autochtone doué de pouvoirs psychiques. La deuxième période
commence entre 500 et 1000 ans plus tard. Une civilisation fondée sur la télépathie
a émergé. Les familles nobles sont celles qui ont les pouvoirs les plus
puissants. Il en résulte des mariages consanguins pour augmenter les pouvoirs
magiques des lignées. C’est aussi une période de guerre entre les plus grandes
familles. La troisième période commence avec le contact avec l’empire terrien
qui pendant ce temps n’avait pas cessé sa croissance tandis que la civilisation
ténébreuse déclinait : à force de mariages consanguins, le sang noble s’est
tari. Les Tours, temples de la magie, ont fermé les unes après les autres.
C’est l’époque de la lutte politique contre l’empire terrien pour sauvegarder
ce qui peut l’être.
*
Que
tirer de cette liste ? “Ténébreuse” occupe, en compagnie de la “Geste
des Princes-démons” de Jack Vance, de sa tétralogie de “Tschaï”, du
vaste cycle de la “Ligue de Tous les Mondes” d’Ursula LeGuin, une frontière
entre livre-univers, science fantasy et romance ethnologique. C’est surtout la
multiplicité des romans qui s’y rattachent (dix-huit romans pour la “Romance
de Ténébreuse”, sans compter les Chroniques de Ténébreuse) qui leur
assure une place dans le genre. Il faut également citer, dans un ton et un
cadre tout aussi désuets, la tétralogie des “Villes nomades” de James
Blish[464] et certains romans de Carolyn J. Cherryh. Avec
ces cycles, nous sommes là en face d’une mitoyenneté compliquée d’évidents phénomènes
d’osmose. Le “Fleuve de l’éternité” se passe presque complètement de
biosphère, qui compte tant dans le développement de cette étude ; on ne le
reniera pas pour autant. L’appartenance ou non au domaine du livre-univers est
aussi, est surtout, affaire d’appréciation personnelle.
Ainsi,
prenons l’exemple du “Fleuve de l’éternité” de Farmer. Ce livre-univers
a le mérite de partir d’une idée typique et d’éléments simples. La population
est l’humanité toute entière. L’environnement se compose d’un fleuve de seize
millions de kilomètres. Les bâtisseurs de cette terre très originale ont fait
en sorte qu’il soit impossible de couper la spirale. C’est un monde linéaire,
unidimensionnel. L’absence totale de métal conduit à l’absence de technologie,
et ce n’est que très tardivement que l’on voit poindre le canon d’un laser. Les
graals, champignons synthétisant la nourriture à partir d’énergie de façon
comparable à l’autocuisine du vaisseau de L’Anneau-Monde [465], et des animaux amphibies, non
comestibles, faisant office de récupérateurs de déchets court-circuitent la chaîne
écologique. Le Monde du Fleuve présente, de prime abord, une utopie
anarchisante : les gens ne vieillissent pas, leurs tares physiques ont été
effacées, ils sont virtuellement immortels car à chaque fois qu’ils meurent,
ils sont réincarnés ailleurs sur le Fleuve. Malgré la référence explicite à la
religion chrétienne (les “ lazares ”), ce principe rappelle d’évidence la
doctrine brahmanique de la métempsycose, similitude confirmée par l’explication
de la raison ayant gouverné la création de la planète : chaque ressuscité,
pour passer “ de l’autre côté ”, doit progresser moralement.
C’est
le dispositif de distribution qui va tisser les liens sociaux entre les êtres
et façonner les communautés. Chaque personne se voit nantie à son réveil d’un
cylindre qui, inséré dans un des graals parsemant les berges, lui fournit le nécessaire
pour survivre. Ce qui détermine les rapports de force est la possession de ce
cylindre dispensateur de provende. Des micro-sociétés féodales surgissent, le
plus fort confisquant au plus faible son seul moyen de subsistance, en échange
de services.
Il
s’agit donc bien d’un système, l’environnement modelant les comportements, mais
d’un système extrêmement resserré sur l’humain. L’environnement volontairement
simplifié fait l’objet d’altérations parfois radicales : la panne subite
des graals, sur l’une des deux rives du fleuve, déclenche la famine, puis des
guerres sanglantes ; la découverte de fer, sur ce monde sans métal, bouleverse
les rapports de force en transgressant une règle implicite. Mais la biosphère réduite
à sa portion congrue car le projet est mystique : la quête de soi et de Dieu.
Cette “ vaste symphonie ” se place sous le double signe du mythe religieux et
du mythe historique. S’y inscrivent des considérations purement systémiques, liées
au devenir de l’homme et à l’origine des mondes des deux cycles : les Seigneurs
et les Éthiques, dieux invisibles qui ont conçu leurs mondes comme des champs
d’expérience de grandeur cosmique / Kickaha et Frigate, représentants fantasmés
de Farmer considéré comme créateur ultime mais piégé au même titre que les
autres personnages : symboles des créateurs de livres-univers, prisonniers du développement
de leur système-monde.
Ce qui
amène à la question religieuse. Dans le Monde du Fleuve, toutes les religions
sont présentes, ce qui conduit à un relativisme tempéré par les hantises chrétiennes
de l’auteur (nouvelle sur le Christ dans Les Dieux du Fleuve (t. V), mais aussi rapports entre sexualité et dogme chrétien, etc.), que
l’on retrouve dans la plupart de ses œuvres. Cette fois, le livre-univers
permet à l’auteur de se mettre dans la peau du Créateur. Le versant théologique
de Farmer le fait pencher vers les religions orientales : polythéisme grec
(conflits opposants les dieux), métempsycose, recherche de l’identité
individuelle au soi universel ou absolu tel qu’il apparaît dans le bouddhisme…
La dénomination des extraterrestres à l’origine de cette expérience grandeur
nature lève toute ambiguïté quant aux intentions de l’auteur : les “Éthiques”.
Farmer, en philosophe, fait l’examen des questions religieuses classiques, sur
la divinité, l’apurement moral, l’âme en tant que substance.
Des
livres-univers se dégagent plus que d’autres de l’ancêtre space opera, ou de
celui de la romance planétaire. Dans “Inexistence” (Neverness, 1988) de
David Zindell, le space opera ne sert que de toile de fond à une quête de la vérité.
On terminera avec le cycle hard science de l’“Élévation” (“Uplift”) de
David Brin, commencé avec Marée stellaire (Startide Rising, 1983).
ANNEXE
II/ NÉOLOGISMES
A) Tableau des néologismes dans Noô
Tous
types confondus, les néologismes, ou mots-fiction, sont au nombre de quatre
cents dans Noô. Le classement ci-dessous est thématique. Il comprend :
1°.
les néologismes relatifs au vivant
a) faune, b) flore, c) termes noôzômiques,
d) mycoses, e) autres
2°.
les objets et usages propres aux mondes d’Hélios
a)
objets et lieux, b) termes alimentaires et culinaires, c) autres
3°.
autres néologismes techniques
a) termes géologiques, b) termes mathématiques,
c) termes politiques et religieux, d) termes écobernétiques et psychobernétiques,
e) autres termes scientifiques
4°.
les faux dialectalismes, argots et faits de langue
a) faits de langue, b) autres
5°.
les artifices stylistiques et poétiques
Le
relevé des néologismes à l’intérieur des divisions thématiques est
chronologique. Les néologismes peuvent être lexicaux (ex. : kélide, télontie),
ou sémantiques (ex. : kiosque, plainte). Sont exclus les noms propres, les éléments
dépourvus d’identité lexicale, telles les “… structures végétales évoquant de
gigantesques chardons ” (Noô, II-98), ou les “… longues truites à
gueule de bouledogue, dont le ventre en velours blanc semblait léopardé de
caractères gothiques ” (Noô, II-110). Sont également exclus les
adjectifs renvoyant aux noms de planètes ou de continents (“ imerin ”,
“ candidien ”, etc.), les variétés (“ camélides argentées ”…).
1°.
LES NÉOLOGISMES RELATIFS AU VIVANT
a) Faune : camélide, I-45 / houngo (races), I-46 / planaire, I-53 / kihas, I-61 / anthropornites, I-79 / polurgoptères, I-79 / oiseau quatre-ailes, I-95 / paracamélidés, I-96 / mangues de mer, I-98 / bouves, I-101 / cynosaures, I-101 / élaphe rouge,
I-126 / polysome, II-131 / singes-castors,
I-141 / crapauds-éponges, I-152 / vaures, I-173 / cyclope, I-206 / poisson-cyclope,
I-209 / carabe du
hallebardier, I-222 / souris des sables, I-228 / aspic à fourrure,
I-228 / plumeux, I-238 / geckos-guimbardes,
I-241 / gnomes, I-242 / bacille térébrant,
I-261 / cynoseires, II-34 / nabots, II-36 / fnedol, II-131 / nedol, II-132 / loutres d’estuaires, II-134 / phalacres, II-145
Figure 15. — Carabe.
Chiasognathus Granti pouvant atteindre une longueur de
70mm. Il est brun cuivré et a un reflet métallique vert. A inspiré le carabe du
hallebardier (Noô, I-222).
Source : V.J. Stanek : Encyclopédie
illustrée des insectes. Gründ, Paris, 1973 (5e éd., 1978), p. 261.
b) Flore : fougères-renards, I-48 / morch, I-49 / dendroïde, I-93 / gorgo, I-93 / bois-chique, I-98 / thym-miel, I-101 / dré, I-125 / plante-boa, I-125 / D.V., I-129 / palmiers-daims,
I-138 / thé-poivre, I-149 / lianes-prenantes,
I-217 /
corolles-tueuses, I-217 / cactus-hallebardes, I-222 / hallebardiers,
I-223 /
arbres-bouteilles, I-223 / capucinier, I-231 / melons palmistes,
I-231 / gueularde, I-243 / iris-diables,
I-243 /
yeuses-lavandes, I-259 / lanigère, II-35 / quinteraves, II-38 / bois-d’épices, II-38 / oreilles de singe,
II-38 / pains d’ours, II-38 / lactifères, II-83 / arbolifans, II-97 / péloris, II-101 / thurifères, II-109 / hougenêt, II-134 / corymbiers, II-134 / séviers rouges,
II-168 / viburnum
odoriferum, II-240
c) Termes relatifs au noôzôme : noômologie, I-46 / noômiser, I-82 / psychol, I-104 / noôzôme, I-108 / noôzômique, I-108 / énervites, I-161 / févrière, I-161 / polynoôns, I-179 / sub-noôns, I-179 / noônique, I-179 / noôns, I-179 / surcombinés (noôns),
I-179 / noô-actif, I-179 / noôfères, I-180 / noôtropisme, I-180 / noôflux, I-180 / noômètre, I-180 ; ~ à noctiluques, II-239 / noômisation, I-181 / noôgrammes, I-182 / noôtoxie, I-182 / noô, I-182 / cratique (phase), I-185 / machique (phase),
I-185 / Uas, I-185 / mini-o, I-185 / noôrafale, I-223 / surtoxie, I-226 / Uam, I-227 / Ua, I-230 / surnoômise[r], II-54 / noô-effluves,
II-133 / piézonoônique
(modulateur), II-205 / pseudo-peptides, II-215 / noôgène, II-217 / néozôme, II-220 / noôthèque, II-220 / protozôme, II-220 / phobozôme, II-220 / psychobiologiques (résidus), II-220 / parapsychogènes (propriétés), II-221 / neuropoïétiques (propriétés), II-221 / stato-panique (phase), II-223 / noôcharge, II-227 / noôréceptivité,
II-227 / Uah, II-229 / pseudo-organique,
II-230 / noôintensité, II-230 / allo-recharge,
II-232 / zôme, II-232 / auto-recharge,
II-232 /
protopsychismes, II-235 / sympsychisme, II-235 / multi-noôns,
II-236 / noô-assimilation, II-238 / noôécologie,
II-239 / N-rrhée, II-239 / noôcryptologues,
II-240 / noô-ensemencés, II-240 / noôlobotomie,
II-240.
d) Termes relatifs aux mycoses :
carbohémique (n.m.), I-103 / femmes-lézardes, I-123 / hommes-lions,
I-123 / nessique
(accident), I-132 / vêtoses, I-131 / myces, I-132 / mycetose arlecchine, I-198 / bryomycétique,
I-198 / mycose
arlequine, I-199 / arlequins, I-202 / lèpre creuse,
I-233 / épithélio-invagination
bacillaire, I-263 / T-bacillose, I-264 / homme-tricot,
I-265 / hommes-lézards, II-29 / pnéomycoses, II-29 / paléochlorelle, II-30 / spatiomycète alpha,
II-30 / spirophyte, II-32 / hypercarbonate,
II-32 /
coqueluche iodique, II-32 / mycose marbrée, II-32 / iodoseison, II-32
/ érythrochlorellase, II-32 / mycose B, II-68 / mycose argentée, II-71 / mycose rouge,
II-86 / érythro, II-86 / érythrochlorelle,
II-86 / virus de Tchen, II-86 / pigments aureux,
II-87 / anguillules, II-87 / mycose candidienne,
II-93 / érythrose, II-97 / chlorelle, II-98 / méso, II-120 / méso-chlorelle,
II-120 / hommes-pies, II-142 / dermo-eutrophique,
II-190 / mycose
iodique, II-200 / néochicine, II-229.
e) Autres : euphorine, I-54 / fâvd (adj.), I-65, fâvds (subst.), I-66 / fâvdologie, I-166 / fâvdologues, II-162 / fièvre tierce,
II-141.
2°. Les objets et usages propres aux mondes d’Hélios
a) Objets et lieux : repteuse, I-47 / repteur, I-48 / flécheur, I-48 / fidèle, I-96 / kélides, I-97 / donne-savon, I-111 / vecteur, I-120 / curseurs, I-121 / télontie, I-134 / phonosomes, I-146 / otosomes, I-144 ; otosomiques, I-150 / laringue, I-155 / bateau-vanne, I-201 / ptoï, I-215 / garants-papiers, I-246 / tiares, I-246 / stations-terrasses, II-69 / spatio-port, II-70 (graphies : II-77, II-149) / coche, II-97 / Surcastel, II-100.
b) Termes
alimentaires et culinaires : pains-en-sac, I-57 / skann, I-192 / tourtels, II-38 / bière de câpre, II-39 / alcool de melon, I-233 ou melonnade, I-256.
c) Autres usages : tong-tà, I-68 / quinconce, I-172 / trachéolalie, I-239 / reine-saoule, II-45.
3°. autres nÉologismes techniques
a) Termes géologiques : ère
clysmique, I-78 / ère dendrienne, I-164 / hypopélagique,
I-164 / Fjordisme, I-164 / bas-tertiaire,
I-164 / trias uxaelien, I-182 / terrasses-jardins,
II-13 / combur, II-109 / effondrement diaclysmique, II-115.
b) Termes mathématiques :
multifides, I-63 / bêt, I-82 / alfante, I-117 / Néodékal, I-135 ; néodékale (comptabilité), I-122 /
scoliotisme mathématique, I-135 / alf, I-136 / bêtante, I-136 / système mensique, I-143 / sous-millimétriques,
I-149 / crypto-millésimales, II-176.
c) Termes politiques et religieux :
(zone) sous-prolétarienne, I-123 ; sous-plébéienne, I-159 / les Purs, I-151 / magistre, I-154 / réal, I-158 / sabaothienne, I-168 / semi-domanial,
I-209 / ampès, I-232 / surcitoyens, I-236 / Cénacle, I-236 / surorganiser,
I-247 / contre-adjoint, I-255 / super-privilèges,
I-260 / néocarolingiens, II-23 / mérilisme, II-37 ; mériliennes, II-28 ; jouvienne, II-45, antimérilisme, II-63 / Princes-prélats,
II-38 / Prévomisme, II-43, Prévomérilisme,
II-63 / sub-éligible, II-71 / prêtre changiste,
II-84 / Prudes, II-88 / colonel-majordome,
II-144.
d) Termes “écobernétiques” et “psychobernétiques”
: pansynergopte, I-106 / endos, I-131 / endogrammes, I-143 / mots-thèmes, I-145 / multiconnexés, I-145 / Psychobernétique, I-146, psycho-bernétique (adj.), II-157 / olocratiques, I-157 / isocratiques, I-157 / hiérarchisme, I-159 / goniométrise, I-162 / pré-amortissement, I-162 / écobernétique, I-163, ère pré-écobernétique, II-157 / exogrammes, I-178 [— dysmorphe, II-145 ; — dyschrone, II-145] / exo-endogrammes, II-91 / photosomes, I-151 / écrans physiognonomiques, I-149 / ultra-conscient, I-179 / infra-conscient, II-236 / endosocial, I-234 / démosome, I-234 / phobarchie, I-234 / cleptocrate, I-234 / (circulation) extracorporéale, I-236 / néotérisme, II-24 / suréquilibre, II-48 (dérivés : II-47,
II-196) /
super-religion, II-55 / crypto-événements, II-78 / groupes-verbes,
II-90 / groupes-noms, II-90 / (déséquilibres) exographiques, II-148 / surcomplexe,
II-155 / super-logique, II-155 / cryptopropriétés,
II-158 /
surcombinaisons, II-202 / phrase-thème, II-205 / surlecteurs,
II-240.
e) Autres termes et images
scientifiques divers : calendrier statomatique, I-88 / égyptomancie, I-94 / atlantidienne, I-94 / télégardés, I-97 / polygénome, I-129 / chronobase, I-130 / hered, I-135 / dysarithmie, I-136 / cyclologie, I-140 / anti-anthropique,
I-193 / effet catoptre, I-208 / chondroïdo-implants,
II-52 / (cercles)
exocentriques, II-126 / endognose, II-132 / intrapolations,
II-148 / néo-démotique
fâvdien, II-205 / mitostase, II-229.
4°. les faux dialectalismes, argots, et faits de langue
a) Faits de langue : ethnomaniaque, I-94 / néod, I-136 / sauce, I-184 / diapédèse, I-210
/ kayel, karil, I-240 / mâchouaire, II-108 / empêche, II-110 / satis-faction, an-esthésie, II-135.
b) Autres : glossé, I-77 / soirente, I-77 / loges, I-111 / fresque, I-112 / fâvd !, I-113 / téléglosse, télopsie, I-118 / schak, I-124 / buve, I-124 / escholier, I-126 / synergiale, I-128 / sixaine, I-130 / magister, I-130 / vêtoses, I-131 / Fâvdieu !, I-131 / modard, I-131 / stat, I-131 / desport, I-132 / labores, I-132 / gal, I-132, cercle ludique,
I-133 / stud, I-154 / plainte, I-156 / stase, I-175 / prod, I-179 / kiosque, I-192 / nacelles, I-219 / troueurs, I-232 / castel, I-242 / estams, II-81 / nonantium, II-85 / hospice, II-97 / senestre, II-104 / dextre, II-109 / baladin, II-126.
5°. les artifices stylistiques et poÉtiques (comprenant
les mots-valises issus du délire noôzômique de brice)
archidémentielle, I-93 / Scenicrailway, I-117 / vertécailleuses (dermatoses), I-123 / hyperdioramas,
I-127 / Niagaras, I-137 / spéléologies,
I-141 / kamasoutrales, I-142 / tactilités, I-187 / prépoconjonction, inhors, exavec, I-187 / dédinductifs,
I-188 /
impliquexclusions, I-188 / strideurs, I-193 / sibéridoniennes,
I-225 /
hiboux-notaires, I-239 / chiens-shérifs, I-239 / plicploquant,
I-243 / gigantomanie, II-19 / conchybistournée,
II-19 / surbavent, II-26 / surilluminées,
II-64 / maelströme, II-69 / opiums, II-71 / puzzlée, II-95 / grinçouille, II-97 / clap-clopions, II-100 / poétifier, II-105 / garçouilles, II-105 / épouvantabilité,
II-108 / pataugis, II-139 / (démiurgies) surcohérentes, II-158 /
trou-duc, II-165.
B. Lexique de Dune
Les
néologismes sont tirés du Lexique de Dune, tome I, situé après les
appendices (Dune, I**-389 &
suiv.). Le classement
ci-dessous est thématique. Il comprend :
1°.
les néologismes relatifs au vivant (sauf le ver des sables)
a) faune, b) flore
2.°
les objets et usages
a) objets, lieux, vêtements et armes, b)
usages, coutumes c) expressions communes d) nourriture et drogues e) titres
militaires et nobiliaires
3°.
termes relatifs aux vers des sables (objets, coutumes, expressions dialectales…)
4.°
religion
a) expressions dialectales b) titres c)
autres
5°.
autres
Le
relevé des néologismes à l’intérieur des divisions thématiques est alphabétique.
Les néologismes peuvent être lexicaux ou sémantiques. Sont exclus les noms
propres (notamment topographiques), les noms génériques (ex. “langage de
bataille”), les forces politiques (ex. “Bene Gesserit”) et les événements
historiques.
1°.
Les néologismes relatifs à la cosmosphère
a) astronautique, géologie : Al-Lat
/ bled / tempête de Coriolis / creux / cuvette / el-sayal / erg / gare / marée
de sable / sables-tambours / sillon
b) faune : cielago / kulon /
muad’dib, souris-kangourou / schlag
c) flore (plantes et culture) :
akarso / huluf / mish-mish / pleniscenta / portyguls / riz pundi / narvi
narviium / sondagi / vinencre
2°.
Les objets et usages
a) outils et jeux, lieux, vêtements,
armes… : aba / Assemblée / balisette / pistolet baramark / bobine /
Bouclier / bourka / brilleur / carte des Creux / cheops / chercheur-tueur /
collecteurs, précipitateurs de rosée / cône de silence / cristacier / distille
/ distrans / ego-simule / éperonneur / fanemétal / pilier de feu / filtre / frégate
/ fremkit / gom jabbar / goûte-poison / hiereg / effet Holtzman / jolitre /
jubba / kindjal / kiswa / fibre de krimskell, vigne-étrangleuse / krys / Manuel
des Assassins / marteleur / pistolet maula / mesures d’eau / métaglass / film
minimic / monitor / mouchoir nezhoni /
mushtamal / objectifs à huile / opaflamme / ornithoptère, orni /
paracompas / pentabouclier, porte de prudence / piège à vent / qanat / recycles
/ repkit / sceau de porte / index de sélection / serrure à main / servok /
shigavrille / sietch / solido / suspenseur / taillerays / vidangeur / yali
b) usages, coutumes, disciplines :
adab / A.G. / amtal / ayat / prana bindu / suspension bindu / burhan /
conditionnement impérial, conscience pyrétique / dictum familia / discipline de
l’eau / art étrange / fai / fardeau de l’eau / faufreluches / guerre des
Assassins / hajr / istislah / lancette / marcheur des sables / mashad / mihna /
naib / porteur d’eau / ramasseurs de rosée / rétribution / sonder le sable /
tahaddi / taqwa / tau / transe de vérité / umma / la Voix
c) expressions communes, jargon :
Cherem / ghafla / ghanima / hal yawm / hors freyn / ichwan bedwine /
ikhut-eigh!, soo-soo sook! / Kull Wahad! / la, la, la / misr / mu zein wallah!
/ sihaya / subakh ul kuhar / subakh un nar / wali / ya hya chouhada / ya! ya!
yaum!
d) nourriture et drogues : aumas,
chaumas X / baklawa / chaumurky / elacca / liban / musky / rachag / sapho / sémuta
/ vérité
e) titres militaires, nobiliaires…
: Arbitre du Changement / bashar / burseg / caid / Fedaykin / lecteur de temps
/ maula / mentat / na / noukkers / pyons / sardaukar / shadout
3°.
Termes relatifs aux vers des sables
a) expressions dialectales : ach /
derch / geyrat / haiiii-yoh!
b) autres : cavalier des sables /
hommes des dunes / Eau de Vie / épice / conducteur d’épice / usine à épiçage /
faiseur / plan gridex / guetteurs / hameçons à faiseur / yeux de l’ibad / maître
de sable / masse d’épice / mélange / moissonneuse, chenille / petit faiseur / Shai-Hulud
/ ver des sables
4°.
Religion
a) expressions dialectales : Bi-al
kaifa / Choses sombres / Giudichar / ibn qirtaiba / lisan al-Gaib
b) titres : Bakka / baraka /
Diseuse de vérité / esprit ruh / Kwisatz Haderach / Mahdi / quizara tafwid /
rectrice / Révérende Mère / sadus / ulema / usul
c) rites et autres : Alam-al-Mithal
/ aql / canto et respondu / fiqh / hajj / hajra / ijaz / ilm / jihad / karama /
khala / kitab al-ibar / Manière / mantène / panoplia propheticus / sarfa /
sayyadina / Shaitan / shari-a / sirat
5°.
Divers
bhotani-jib
/ galach / solari / uroshnor
ANNEXE
III
DOCUMENTS
I —
Carnets de notes pour Noô (idées et extraits)
1. Page de notes : idées diverses
13 notes. Certaines notes (sur les Fâvds, sur
l’animal-montagne) ont été utilisées, après transformation, dans le roman.
2. Notes diverses
11 notes. Kihas = Indiens. Notes politiques.
Note 8 = maladie candidienne (non traitée dans Noô)
3. Page de notes concernant Aequalis
Notations physico-chimiques, ayant abouti à l’idée du “combur”,
que l’on trouve dans Noô, II-109 & suiv. Dans ses carnets de notes,
Wul a eu souvent recours à ce genre de notations.
4. Candida : données
Quatre colonnes : flore, faune, géologie, divisions
politiques. Seuls les éléments géologiques ont servi.
5. Tableau de fréquence des départs de vaisseaux Terre-Hélios
Non utilisé dans le roman. En dessous, “Résumé du précédent
millénaire” non repris dans Noô. On notera qu’Hélios (le soleil de Soror
et Candida) porte son nom original terrien : Procyon.
6. Tableau et annotations sur les mycoses respiratoires
5 colonnes. Ce tableau traite plus particulièrement du
spatiomycète. Les mycoses combinables (en bas à droite) n’ont pas été
explicitement utilisés dans Noô.
7. Notes sur le noôzôme (1)
L’usage du noôzôme par les Kihas n’a pas été exploité
dans le roman. Certaines idées se retrouvent dans l’annexe à la fin de Noô
: le catalogue des “facultés supranormales” (page de droite) a notamment servi
de base à la liste, II-241.
8. Notes sur le noôzôme (2)
Page de gauche : 4 notes. Page de droite : “Usages du
noôzôme” par les Kihas — idées non exploitées dans le roman malgré leur
richesse d’imagination.
9. Notes sur le noôzôme (3)
8 notes sur la noôactivité — analogie évidente avec la
radioactivité : dans la note 4, un corps noômisé devient noôactif (ce qui n’est
pas le cas dans le roman).
10. Notes sur le noôzôme (4)
Page de gauche : effet du noôzôme sur les sens. Page
de droite : essai de plan, et définition du noôzôme telle qu’elle apparaît au début
de l’annexe post-roman.
II —
Cartes tirées des carnets de notes
1. Système d’Hélios
“Hadès” ne figure pas dans le roman. Les “Jumelles” (Gémelles) sont Candida et
Clara — description in Noô, I-164
2a. Soror, brouillon dessiné par Stefan Wul
Seule la face gauche servira réellement ; l’Azame est
mal placée ; “Ixæl” et “Sibral” donnent respectivement “Uxael” et “Subral”.
2b. Soror, carte refaite
Le continent de droite de la carte précédente (qui
n’existe plus dans le roman) a été supprimé. Le Chaos central s’étend jusqu’en
Uxael.
La forme du continent évoque sans ambiguïté les deux
Amériques. Afin d’accroître la lisibilité, les océans ont été grisés.
3a. Candida, brouillon par S. Wul
Candida : une seule face, constamment ensoleillée. La
face cachée est un continent de glace, évoquée dans Noô à propos des
fnedols. Aequalis est une carte d’Europe déformée (les Skandes = la
Scandinavie) ; carte très peu utilisée (seuls les noms de Sikov et Nude
figurent dans le roman).
3b. Aequalis, brouillon par Stefan Wul
Aequalis est une carte d’Europe occidentale déformée
(Skandes = Scandinavie, Fre = France, Lite = Italie, Balkes = les
Balkans) ; carte très peu utilisée.
3c. Candida et Aequalis, cartes refaites
D.
John Clute : “ Planetary romance ”
Article
original tiré de The Encyclopedia of Science Fiction, op. cit., 1995.
[§ 1] Any SF tale whose primary venue
(excluding contemporary or near-future versions of Earth) is a planet, and
whose plot turns to a significant degree upon the nature of that venue, can be
described as a planetary romance. For the term to apply properly, however, it
is not enough that a tale simply be set on a world : James Blish’s A Case of
Conscience (1958), for instance, has a planet as a primary venue yet cannot
be called a planetary romance because the nature or description of this world
has little bearing on the story being told. Nor can the term profitably be used
for a tale set upon a planet whose mysteries are solvable in hard-SF terms :
Hal Clement’s Mission of Gravity (1954) and Robert L. Forward’s Rocheworld
(1990), for instance, are typical hard-SF novels in that the worlds on which
they are set amount to little more than the sum of the problems which they
illustrate, and in that their protagonists successfully explain (or solve)
those worlds. In the true planetary romance, the world itself encompasses — and
generally survives — the tale which fitfully illuminates it.
[§ 2] Though the term is recent, the
form is coeval with space opera. Most of Edgar Rice Burroughs’s SF sequences —
like the John Carter tales set on Barsoom — fit the description, and were soon
being referred to as “interplanetary romances”, a term Gary K. Wolfe defines in
his useful Critical Terms for Science Fiction and Fantasy (1986) as “
broadly, an adventure tale set on another, usually primitive, planet ”. Wolfe,
properly restricting the use of the term to work done before WWII, considers
other important contributors to the form to include Ralph Milne Farley, Homer
Eon Flint and Otis Adelbert Kline. Unfortunately, however, few of the tales
described as interplanetary romances show more than minimal interest in
interplanetary travel, and the term is used only occasionally in this
encyclopedia, generally within Wolfe’s critical context.
[§ 3] When we come to more
sophisticated writers, for whom the sword-and-sorcery simplicities of Burroughs
seemed inadequate to exploit the venue he had created, we must abandon the
earlier formulation. The ornate and decadent tales of Clark Ashton Smith —
which were also instrumental in the creation of the subgenre science fantasy —
are the first planetary romances (if one puts aside the work of E.R. Eddison as
being entirely fantasy, and David Lindsay’s A Voyage to Arcturus (1920)
as being too confusing in its use of various genres to work as a clear
example). By substituting temporal displacements for the early (and
inconsequential) spatial shifts of Burroughs and his followers, Smith created
the venue most favourable for the growth of the form : a far-future-style
planet on which magic and science intertwine, inhabited by richly variegated
races whose re-creation of the feudalisms and baroque rituals of our own
history is generally knowing and often a form of art. Though her work for Planet
Stories tended to be ostensibly set on Mars or Venus, the superb planetary
romances of Leigh Brackett dwelt in versions of those planets so displaced from
our common history that they seem natural descendants of Smith’s work.
[§ 4] Brackett held back, however, from
a complete exploitation of the venues hinted at by Smith, and the first full-fledged
modern planetary romance is therefore probably Jack Vance’s The Dying Earth
(coll of linked stories 1950), a book which successfully incorporates into the
subgenre our own planet — but sufficiently near the end of time for magic to
seem plausible. Vance’s treatment of his far-future Earth as a kind of
entranced, doomed, topiary paradise, in which primitivism and decadence mix and
merge, soon became a trademark for his work and influenced a large number of
writers, including Gene Wolfe, whose The Book of the New Sun (1980-83)
is of course in part a planetary romance. But The Dying Earth lacks any
very convincing SF rationale, and it was another Vance title that supplied SF
writers with a model to exploit. Big Planet (1952 Startling Stories
; cut 1957 ; further cut 1958 ; full text restored 1978), together with
its sequel, Showboat World (1975 ; vt The Magnificent Showboats of
the Lower Vissel River Lune XXIII South, Big Planet 1983), is set in a
space opera galaxy on a huge though Earthlike world whose landmass is vast
enough to provide realistic venues for a wide range of social systems, and
which is significantly low in heavy-metal resources (this both explains its
relatively low gravity and permits a wide range of low-tech societies to
flourish). Into this rich environment — in a fashion not dissimilar to the
entrance of visitors to the typical utopia — Vance introduces off-world
protagonists whose need to travel across the planet provides a quest plot and a
rationale for the lessons in anthropology and sociology so common to the form.
The pattern would be repeated often over the next several decades, and remains
one of the central models for romantic SF.
[§ 5] In his cogent introduction to a
1978 reprint of Philip Jose Farmer’s The Green Odyssey (1957) Russell
Letson argues strongly for the use of the term “planetary romance” — he should
be credited for establishing it — to describe novels whose basic settings
derive from Burroughs, whose plots often make use of the chase-and-quest
conventions of adventure fiction, and whose protagonists frequently turn out to
be high-tech men (or women) “ stranded among pretechnological natives ”.
Because Farmer is a more active plotter than Vance, The Green Odyssey
itself might well serve as a model for the transformation of the Big Planet
into story : its sophisticated play with anachronisms, and its active use of
contrasts between different levels of technology (reminiscent in this of the
work of Poul Anderson) begins to demonstrate the range of uses to which the
basic model might be put. From these three models — The Dying Earth, Big
Planet and The Green Odyssey — can be seen to derive, after the
fashion of SF at its creative best, most of the numerous planetary romances of
recent decades. (Although J.R.R. Tolkien might be seen, through his creation of
Middle-Earth, to have granted an oceanic imprimatur for the building of
heavily mapped world-sized venues, it is probable that fantasy and science
fantasy should be distinguished from one another precisely by the fact that,
while the latter are usually set on planets, the former are usually set in
landscapes, which may well be interminable. Middle-Earth is a
landscape.)
[§ 6] Authors early and importantly
associated with the planetary romance include Marion Zimmer Bradley, with her Darkover
novels, L. Sprague de Camp, some of the volumes of whose Viagens
Interplanetarias sequence are crossovers from fantasy, and Frank Herbert,
whose Dune sequence incorporates some features from the planetary
romance into its complex mix. More recently, examples have appeared from a very
large number of authors : the Helliconia trilogy by Brian W. Aldiss, A
Woman of the Iron People (1991) by Eleanor Arnason, Hegira (1979) by
Greg Bear, many of the novels of C.J. Cherryh, the Song of Earth novels
by Michael G. Coney, The Warriors of Dawn (1975) by M.A. Foster, Golden
Witchbreed (1983) and Ancient Light (1987) by Mary Gentle, Saraband
of Lost Time (1985) and its sequels by Richard Grant, Courtship Rite
(1982) by Donald Kingsbury, the Pern novels by Anne McCaffrey, Pennterra
(1987) by Judith Moffett, the Starbridge Chronicles by Paul Park, Lord
Valentine’s Castle (1980) and its sequels and The Face of the Waters
(1991) by Robert Silverberg, and parts of Neverness (1988) by David
Zindell. There are many more.
ANNEXE
BIBLIOGRAPHIE NON EXHAUSTIVE
A.
Corpus
1)
Stefan Wul : Noô
Denoël
“PdF” nos 236-237, Paris, 1977. 272 & 248
pages.
2)
Frank Herbert : Dune
1. Dune (Dune World et The
Prophet of Dune, 1963-1965 [466]) et 2. Le
Messie de Dune (Dune Messiah, 1969). Robert Laffont “A&D”, Paris, 1972.
747 pages. PP n°5069 (Dune *, 349 pages) & n°5070 (Dune **,
410 pages), n°5073 (Le Messie de Dune, 316 pages), trad. fr. Michel
Demuth.
3. Les Enfants de Dune. “A&D”,
Paris, 1978. 420 pages. PP n°5167, 539 pages, trad. fr. M.
Demuth (The Children of Dune, 1976)
4. L’Empereur-Dieu de Dune. “A&D”, Paris, 1982. 425 pages.
PP n°5245, 601 pages, trad. fr. Guy Abadia (God Emperor of Dune, 1981)
5. Les Hérétiques de Dune. “A&D”,
Paris, 1985. 492 pages. PP n°5322, 492 pages, trad. fr. Guy Abadia (Heretics
of Dune, 1984)
6. La Maison des mères.
Postface de Gérard Klein. “A&D”,
Paris, 1986. 507 pages. PP n°5387, 666 pages, trad. fr. Guy Abadia (Chapterhouse
: Dune, 1985)
3)
G.-J. Arnaud : La Compagnie
des glaces
Fleuve
Noir “Anti” jusqu’au n°36. 190 pages, sauf les n°2 et 51, 224 pages. La série
est en cours de réédition chez Fleuve Noir, coll. “La Compagnie des glaces”,
chaque tome réunissant quatre volumes.
(1980)
1. La Compagnie des glaces, n°997 / (1981) 2. Le Sanctuaire des glaces, n°1038 / 3. Le Peuple des glaces, n°1056 / 4. Les
Chasseurs des glaces, n°1077 / 5. L’Enfant des glaces, n°1104
/ (1982) 6. Les Otages des glaces, n°1116
/ 7. Le Gnome halluciné, n°1122 / 8. La Compagnie de la Banquise, n°1139 / 9. Le Réseau de Patagonie, n°1157 / 10. Les Voiliers du soleil, n°1180 / (1983) 11. Les Fous du soleil, n°1198 / 12. Network-cancer,
n°1207 / 13. Station-Fantôme, n°1224 / 14. Les Hommes-Jonas, n°1249 / 15. Terminus Amertume, n°1267 /
(1984) 16. Les Brûleurs de banquise, n°1271
/ 17. Le Gouffre aux Garous, n°1286 / 18. Le Dirigeable sacrilège, n°1303 / 19. Liensun,
n°1321 / 20. Les Éboueurs de la vie éternelle,
n°1333 / (1985) 21. Les Trains-cimetières, n°1351
/ 22. Les Fils de Lien Rag, n°1364 / 23. Voyageuse Yeuse, n°1388 / 24. L’Ampoule de cendres, n°1405
/ (1986) 25. Sun Company, n°1431 / 26. Les Sibériens, n°1449 / 27. Le Clochard ferroviaire, n°1460
/ 28. Les Wagons-mémoires, n°1477 / 29. Mausolée pour une locomotive, n°1490 / 30. Dans le ventre d’une légende, n°1503 / 31. Les Échafaudages d’épouvante, n°1516 / (1987) 32. Les Montagnes affamées, n°1541 / 33. La Prodigieuse agonie, n°1552 / 34. On
m’appelait Lien Rag, n°1571
/ 35. Train spécial pénitentiaire 34, n°1581 / 36. Les Hallucinés de la Voie Oblique, n°1596 / (Fleuve Noir “Anticipation-La
Compagnie des glaces”, 1988) 37. L’Abominable Postulat / 38. Le Sang des Ragus / 39. La Caste des Aiguilleurs /
40. Les Exilés du ciel croûteux / 41. Exode barbare / 42. La Chair des étoiles / 43. L’Aube cruelle d’un temps nouveau / (1989) 44. Les Canyons du Pacifique / 45. Les Vagabonds des brumes
/ 46. La Banquise déchiquetée / 47. Soleil blême / 48. L’Huile des morts / 49. Les Oubliés de Chimère / (1990) 50. Les Cargos-dirigeables du soleil / 51. La Guilde des sanguinaires / 52. La Croix
pirate / 53. Le Pays de Djoug / 54. La Banquise de bois / (1991) 55. Iceberg Ship / 56. Lacustra City / 57. L’Héritage du Bulb / 58. Les Millénaires perdus / 59. La Guerre du Peuple du Froid / 60. Les
Tombeaux de l’Antarctique / (1992) 61. La
Charogne céleste / 62. Il était une fois la Compagnie
des glaces.
Les
Rails d’incertitude (“Chroniques glaciaires” — 1). Fleuve Noir “Anticipation-Métal” n°1995,
Paris, 1996. 252 pages.
4)
Brian Aldiss : Helliconia
1. Le Printemps d’Helliconia. “A&D”,
Paris, 1984. 443 pages. LdP n°7104, Paris. 575 pages, trad. fr. Jacques Chambon
(Helliconia Spring, 1982)
2. Helliconia, l’été. “A&D”,
1986. 447 pages. LdP n°7108, Paris, 1989. 575 pages, trad. fr. Jacques Chambon
(Helliconia Summer, 1983)
3. L’Hiver d’Helliconia. “A&D”,
Paris, 1988. 339 pages. LdP n°7128, Paris, 1990. 509 pages, trad. fr. Jacques
Chambon et Hélène Collon (Helliconia Winter, 1985)
5)
Dan Simmons : Hypérion
a)
2 tomes chez “A&D” : 1. Hypérion, 1991. 492 pages,
trad. fr. Guy Abadia / 2. La Chute d’Hypérion, 1992.
564 pages, trad. fr. idem.
b)
4 tomes chez PP (nos 5578 à 5581), Paris, 1995, réunis
sous le titre générique Les Cantos d’Hypérion.
c) Endymion.
“A&D”, Paris, 1996. 566 pages, trad. fr. idem.
B. Principaux cycles, romans et
anthologies cités
1)
Asimov Isaac : Cycle unifié de
la Fondation et des Robots
1. Les Robots. J’lu n°453,
Paris, 1972. 370 pages, trad. fr. Pierre Billon. Un défilé de robots. J’lu
n°542, Paris, 1974, trad. fr. idem. 247 pages (The Complete Robot, 1982)
2. Les Cavernes d’acier. J’lu
n°404, Paris, 1971. 373 pages, trad. fr. Jacques Brécard (The
Caves of Steel, 1954)
3. Face aux feux du soleil. J’lu
n°468, Paris, 1973. 311 pages, trad. fr. André-Yves Richard (The Naked Sun,
1957)
4. Les Robots de l’aube. J’lu n°1602-1603,
Paris, 1984. 278 & 254 pages, trad. fr. Marie-France Watkins (The Robots
of Dawn, 1983)
5. Les Robots et l’Empire.
J’lu n°1996-1997, Paris, 1986. 287 & 283 pages, trad. fr. Jean-Paul Martin
(Robots and Empire, 1985)
6. Les Courants de l’espace.
PP n°5373, Paris, 1984. 222 pages, trad. fr. Michel
Deutsch (The Currents of Space, 1952)
7. Tyrann. J’lu n°484, Paris,
1973. 313 pages, trad. fr. Franck Straschitz (The Stars, Like Dust,
1951)
8. Cailloux dans le ciel. J’lu
n°552, Paris, 1974. 249 pages, trad. fr. Michel Deutsch (Pebble in
the Sky, 1950)
9. Prélude à Fondation.
Presses de la Cité “Univers sans limites”, Paris, 1989. 344 pages, trad. fr.
Jean Bonnefoy (Prelude to Foundation, 1988)
10. L’Aube de Fondation.
Presses de la Cité, Paris, 1993. 454 pages, trad. fr. Jean Bonnefoy (Forward
the Foundation, 1993)
11. Fondation. (I) “PdF” n°89,
Paris, 1966. 236 pages, trad. fr. Jean Rosenthal (Foundation, 1951)
12. Fondation et Empire. (II) “PdF”
n°92, Paris, 1966. 250 pages, trad. fr. Jean Rosenthal (Foundation and
Empire, 1952)
13. Seconde Fondation. (III) “PdF”
n°94, Paris, 1966. 256 pages, trad. fr. Pierre Billon (Second Foundation,
1953)
14. Fondation foudroyée. (IV) “PdF”
n°357, Paris, 1983. 508 pages, trad. fr. Jean Bonnefoy (Foundation's
Edge, 1982)
15. Terre et Fondation. (V) “PdF” n°438, Paris, 1987. 503
pages, trad. fr. Jean Bonnefoy (Foundation and Earth, 1986)
2)
Banks Iain M. : La Culture
1. Une forme de guerre. “A&D”,
Paris, 1993. 480 pages, trad. fr. Hélène Collon (Consider Phlebas, 1987)
2. L’Homme des jeux. “A&D”,
Paris, 1992. 393 pages, trad. fr. idem (The Player of Games,
1988)
3. L’Usage des armes. “A&D”,
Paris, 1992. 416 pages, trad. fr. idem (Use of Weapons,
1990).
1., 2. et 3. réédités chez
LdP (n°7199, 7185, 7189).
4. L’État des arts. DLM éditions, Pézilla, 1996. 125
pages, trad. fr. Noé Gaillard et Valérie Denis (“ The State of the Art ”, 1989)
5. Excession, 1996, non
traduit.
3)
Farmer Philip José : Fleuve de
l’éternité
1. Le Monde du Fleuve. J’lu n°1575,
Paris, 1983. 252 pages, trad. fr. Guy Abadia (To Your Scattered
Bodies Go, 1965-71)
2. Le Bateau fabuleux. J’lu n°1589,
Paris, 1984. 311 pages, trad. fr. idem (The Fabulous Riverboat,
1967-71)
(1. & 2. traduits ensemble sous le titre Le Fleuve de l’éternité,
“A&D”, Paris, 1979. 432 pages, trad. fr. idem)
3. Le Noir dessein. J’lu n°2074,
Paris, 1986. 538 pages, trad. fr. idem (The Dark Design,
1977)
4. Le Labyrinthe magique. J’lu
n°2088, Paris, 1987. 509 pages, trad. fr. Charles Canet (The Magic Labyrinth,
1980)
5. Les Dieux du Fleuve. J’lu n°2536,
Paris, 1989. 541 pages, trad. fr. Charles Canet (Gods of Riverworld,
1983)
4)
Silverberg Robert : Majipoor
1. Le Château de Lord Valentin.
“A&D”, Paris, 1980. 492 pages, trad. fr. Patrick
Berthon (Lord Valentine’s Castle, 1980)
2. Chroniques de Majipoor. “A&D”,
Paris, 1983. 314 pages, trad. fr. idem (The Majipoor Chronicles, 1982)
3. Valentin de Majipoor. “A&D”,
Paris, 1985. 364 pages, trad. fr. Patrick Berthon et Marie-Laure Tourlourat (Valentine
Pontifex, 1983)
4. Les Montagnes de Majipoor. “A&D”,
Paris, 1995. 211 pages, trad. fr. Patrick Berthon (The Mountains
of Majipoor, 1995)
5. The Sorcerers of Majipoor (non
traduit, 1996)
5)
Sterling Bruce : La
Schismatrice
1. La Schismatrice. “PdF”,
Paris, 1986. 412 pages, trad. fr. William Desmond (Schismatrix, 1985)
2. Cristal express. “PdF”,
Paris, 1991. 318 pages, trad. fr. Jean Bonnefoy (Crystal Express, 1989)
6)
Autres romans :
Collectif, présenté par Isaac Asimov : Les Fils de Fondation.
PP n°5583, Paris, 1993. 512 pages, trad. fr. Jacques Martinache (Foundation’s
Friends, 1989)
Abbott Edwin A. : Flatland, une
aventure à plusieurs dimensions. “PdF” n°110, Paris,
1968-1984. 190 pages, trad. fr. Elisabeth Gille (Flatland, a romance of many
dimensions, 1884)
Aldiss Brian W : Le Monde vert.
J’lu n°520, Paris, 1974. 303 pages, trad. fr. Michel Deutsch (Hot House,
en nouvelles dans F & SF, fév. à déc. 1961, en vol. 1962)
Aldiss Brian W : Soldat, lève-toi…,
ou les nouvelles aventures d’un petit garçon élevé à la main. Éditions
Henri Veyrier, Paris, 1978. 258 pages, trad. fr. Jean-Pierre Carasso (A
Soldier Erect or Further Adventures of a Hand-Reared Boy, 1971)
Livre d’or : Brian W. Aldiss. PP n°5150, Paris, 1982. Préface de
l’anthologie Maxim Jakubowski, 350 pages.
Attanasio Alfred A. : Radix. “A&D”,
Paris, 1983. 471 pages, trad. fr. Jean-Pierre Carasso (Radix, 1981)
Bass Thomas J. : Humanité et demie. LdP n°7042, Paris, 1987. 416
pages, trad. fr. Françoise Maillet (Half past human, 1971)
Borges Jorge Luis : L’Aleph.
Gallimard “Croix du Sud”, Paris, 1967. 218 pages, trad. fr. Roger Caillois et
René Durand (El aleph, 1949)
Clarke Arthur C. : Avant l’Eden
(anthologie). J’lu n°830, Paris, 1978. 283 pages.
Harrison Harry : Le Monde de la mort.
J’lu, Paris, 1979. 185 pages, trad. fr. François Lourbet (Deathworld,
1960)
Harrison Harry : Le Livre d’or de la
science-fiction : Harry Harrison. PP n°5205, Paris, 1985. Préface de
l’anthologie George Barlow, 289 pages.
Herbert Frank : Le Preneur d’âmes.
Seghers, Paris, 1981. 258 pages, trad. fr. Patrick Berthon (Soul Catcher,
1972)
Herbert Frank : Champ mental. PP
n°5262, Paris, 1987. 255 pages, trad. fr. Claire Fargeot.
Herbert Frank : Les Prêtres du Psi.
PP n°5198, Paris, 1985. 222 pages, trad. fr. Dominique Haas.
Herbert Frank : Le Prophète des
Sables. PP “Le Grand Temple de la SF” n°5018, Paris, 1989. Préface de Gérard
Klein, 407 pages (= version actualisée de Frank Herbert, PP “Le
Livre d’or”, 1978)
Lem Stanislas : Solaris. “PdF” n°90,
Paris, 1966. 251 pages, trad. fr. Jean-Michel Jasienko (Solaris, 1961).
Renard Maurice : Romans et contes
fantastiques. Robert Laffont “Bouquins”, Paris, 1990. Préface de l’omnibus
Francis Lacassin, 1271 pages.
Resnick Mike : “L’Infernale comédie : chronique de trois planètes
lointaines” : Paradis. “PdF” n°559, Paris, 1995. 347 pages, trad. fr. Luc
Carissimo (A Chronicle of a Distant World : Paradise, 1989); Purgatoire.
“PdF” n°560, Paris, 1995. 344 pages, trad. fr. Luc Carissimo (Purgatory,
1993) ; Enfer. “PdF” n°561, Paris, 1995. 251 pages, trad. fr. Luc
Carissimo (Inferno, 1993)
Sternberg Jacques : La Sortie est au
fond de l’espace. “PdF” n°15, Paris, 1956. 252 pages.
Silverberg Robert : La Face des eaux.
“A&D”, Paris, 1991. 360 pages, trad. fr. Patrick Berthon (The Face
of the Waters, 1991)
Strougatski A. et B. : Les Vagues éteignent
le vent. “PdF” n°502, Paris, 1989. 218 pages, trad. fr. Svetlana Delmotte (Volny
gasiat veter, 1985)
Vance Jack : La Planète géante.
PP n°5027, Paris, 1978. 185 pages, trad. fr. Arlette Rosenblum (Big Planet,
1952)
Vance Jack : Les Langages de Pao.
“PdF” n°83, Paris, 1965. 220 pages, trad. fr. Elisabeth Gille (The Languages
of Pao, 1958)
van Vogt A.E. : Les Joueurs du À. J’lu n°397, Paris, 1974. 305
pages, trad. fr. Boris Vian (The Players of À, 1956)
Wul Stefan : Œuvres complètes,
tome I. Claude Lefrancq “Volumes”, Bruxelles, 1996. Préface Laurent Genefort,
1026 pages.
Wul Stefan : Œuvres complètes,
tome II. Claude Lefrancq “Volumes”, Bruxelles, 1997. Préface L. Genefort, 1187
pages.[467]
C. Principales études citées et
divers
1)
Études liées à la SF :
Collectif, sous la direction de Brian Ash : Encyclopédie visuelle de la
science-fiction. Albin Michel, Paris, 1979. 352
pages, trad. fr. J.-P. Galante (The Visual Encyclopedia of Science Fiction,
1977)
Coll., introduction de Roger Asselineau : Du Fantastique à la
science-fiction américaine, études anglaises n°50. Marcel Didier “Association
Française d’Études Américaines”, Paris, 1973. 133 pages.
Coll., sous la direction de Gilbert Hottois : Science-fiction et fiction
spéculative. Éditions de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, 1985. 295
pages.
Coll. : Saint James Guide to Science
Fiction Writers. Saint James Press, Detroit (USA), 1996 (4e éd.). 1175 pages.
Aldiss
Brian & David Wingrove : Trillion
Year Spree, the History of Science Fiction. Victor Gollancz Ltd, London (UK), 1986. 511 pages,
non traduit.
Asimov Isaac : Moi, Asimov. Denoël
“Présences”, Paris, 1996. 610 pages, trad. fr. Hélène
Collon (I, Asimov, 1994)
Asimov
Isaac : Asimov’s Galaxy, Reflections on Science Fiction. Doubleday, New
York (USA), 1989, 320 pages. Certains articles ont été traduits dans :
Asimov Isaac : Mais le docteur est
d’or (nouvelles et articles). PP n°5621, Paris, 1996. 412 pages.
Aziza Claude & Jacques Goimard : Encyclopédie de poche de la
science-fiction, guide de lecture. PP n°5237, Paris, 1986. 573 pages.
Barets Stan : Le Science-fictionnaire
(2 tomes). “PdF” n° 548-549, Paris, 1994. 457 & 325 pages.
Baudin Henri : La Science-fiction, un
univers en expansion. Bordas, Paris, 1971. 160 pages.
Bogdanoff Igor & Grichka : Effet
science-fiction (L’), à la recherche d’une définition. Robert
Laffont “A&D/Essais”, Paris, 1979. 424 pages.
Card
Orson Scott : How to write Science Fiction and Fantasy. Writer’s Digest
Books, Cincinnati (USA), 1990. 140 pages, non traduit.
Clute
John & Peter Nicholls : The
Encyclopedia of Science Fiction. Saint Martin’s Griffin, New York (USA),
1995. 1386 pages, non traduit.
Clute
John : Science Fiction, The Illustrated Encyclopedia. Dorling Kindersley, Londres, 1995.
312 pages.
Cordesse Gérard : La Nouvelle
science-fiction américaine. Aubier Montaigne, Paris, 1984. 222 pages.
Gouanvic Jean-Marc : La
Science-fiction française au XXe
siècle (1900-1968), essai de socio-poétique d’un genre en émergence. Rodopi B.V., Amsterdam-Atlanta,
1994. 292 pages.
Grenier Christian : La
Science-fiction, lectures d’avenir ?
Presses Universitaires de Nancy, Nancy, 1994. 171 pages.
Guiot Denis, Andrevon
Jean-Pierre & Barlow George : La Science-fiction. MA éditions,
Paris, 1987. 285 pages.
Holdstock Robert & Edwards Malcolm : Ultramondes.
Alexander Mosley Publications (AMP), Paris, 1980. 116 pages, trad. fr. William
Desmond (Alien Landscape, 1979).
Jean Georges : Voyages en utopie.
Gallimard “Découvertes”, Paris, 1994. 176 pages.
Lardreau Guy : Fictions
philosophiques et science-fiction. Actes sud, Arles, 1988. 284 pages.
Lebailly Monique : La Science-fiction
avant la SF, anthologie de l’imaginaire scientifique français du romantisme à
la pataphysique. Éditions de l’Instant “Griffures”, Paris, 1989. 228 pages.
Lecaye Alexis : Les Pirates du
paradis, essai sur la science-fiction. Denoël-Gonthier,
Paris, 1981. 251 pages.
Moskowitz
Sam : Explorers of the Infinite : Shapers of Science Fiction. World
publishing Company, Cleveland, 1963. (L’édition de 1974 d’Hyperion Press,
Westport, U.S.A., comporte 353 pages.)
Mouralis Bernard : Les Contre-littératures.
P.U.F., Paris, 1975. 206 pages.
Murail Lorris : Les Maîtres de la
science-fiction. Bordas “Les Compacts” n°35, Paris, 1993. 256
pages.
O’Reilly
Timothy : Frank Herbert. Frederick Ungar Publishing Co, New York (USA),
1981. 216 pages.
Patrouch
Joseph F. : The Science Fiction of Isaac Asimov. Doubleday, New York
(USA), 1974, 283 pages.
Suvin Darko : Pour une poétique de la
science-fiction. Université du Québec, Montréal, 1977. 228 pages.
Todorov Tzvetan : Introduction à la
littérature fantastique. Seuil, Paris, 1970. 188 pages.
van Herp Jacques : Fantastique et mythologies modernes.
Recto-verso, Bruxelles, 1985. 242 pages.
Versins Pierre : Encyclopédie de
l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction. L’Age
d’Homme, Lausanne, 1972. 1037 pages.
McNelly
Willis & al. : The Dune Encyclopedia. Berkley, New York (USA), 1984.
526 pages.
Wollheim Donald : Les Faiseurs
d’univers, la science-fiction aujourd’hui. Robert Laffont “A&D/Essais”,
Paris, 1974. 205 pages, trad. fr. Pierre Versins (The Universe Makers,
1971).
2)
Études non SF :
Coll. : Le Problème de la vie. Éditions
de La Baconnière, coll. “Etre et penser” n°32, Neuchatel (Suisse), juil. 1951.
Barthes Roland : Essais critiques.
Seuil “Tel quel”, Paris, 1964. 278 pages.
Bateson Gregory : La Nature et la
Pensée. Seuil, Paris, 1984. 250 pages, trad. fr. A. Cardoën,
M.-C. Chiarieri, J.-L. Giribone (Mind and Nature. A Necessary Unity, 1979).
Blondin Denis : Les Deux espèces
humaines, autopsie du racisme ordinaire. L’Harmattan, Paris, 1995. 266
pages.
Butor Michel : L’Utilité poétique.
Circé, Saulxures, 1995. 128 pages.
Deléage Jean-Paul : Une histoire de
l’écologie. La Découverte “Points Sciences”, Paris, 1991. 330 pages.
Fabre Jean : Le Miroir de sorcière.
José Corti, Paris, 1992. 485 pages.
Feyerabend Paul : Contre la Méthode,
esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance. Seuil, Paris, 1979.
350 pages, trad. fr. Baudouin Jurdan et Agnès Schlumberger (Against Method,
1975)
Flaubert Gustave : Correspondance
(1847-1852). Louis Conard, Paris, 1926. 485 pages.
Genette Gérard : Figures II.
Seuil, Paris, 1969. 297 pages.
Gheerbrant Alain : Expédition Orénoque-Amazone
: 1948-1950. Gallimard, Paris, 1952.
406 pages.
Laborit Henri : Biologie et
structure. Gallimard “Idées”, Paris, 1968. 192 pages.
Monod Jacques : Le Hasard et la nécessité,
essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne. Seuil, Paris,
1970. 221 pages.
Moreau Jean-Luc : La Nouvelle
fiction. Critérion, Paris, 1992. 541 pages (anthologie-manifeste, choisie
et présentée par l’auteur)
Nietzsche Friedrich : Crépuscule des
idoles. Mercure de France, Paris, 1952. 284 pages, trad. fr. Henri Albert.
Piaget Jean : Le Structuralisme.
P.U.F. “Que sais-je ?”, Paris, 1992. 128 pages.
Prigogine Ilya : La Fin des
certitudes, Temps, Chaos et les Lois de la Nature. Éditions Odile Jacob,
Paris, 1996. 225 pages.
Revel Jean-François : Descartes
inutile et incertain. Stock, Paris, 1976. 125 pages. Également reproduit
dans le Discours de la méthode paru chez LdP (n°2593, 1984, 228 pages)
Rodari Gianni : Grammaire de
l’imagination : introduction à l’art d’inventer des histoires. Les Éditeurs
Français Réunis, Paris, 1979. 251 pages, trad. fr. et préface de Roger Salomon.
Rosnay Joël de : Le Macroscope, vers une vision globale. Seuil “Points-Essais”,
Paris, 1977. 351 pages.
Rousset Jean : Littérature de l’âge
baroque en France, Circé et le paon. José Corti, Paris, 1985. 316 pages.
Roy Jean : L’Imagination selon
Descartes. Gallimard, Paris, 1944. 206 pages.
Stevenson Robert Louis : Essais sur
l’art de la fiction. La Table Ronde, Paris, 1988. 440 pages, trad. fr.
France-Marie Watkins et Michel Le Bris (Essays on the art of writing,
recueil d’articles publiés dans les années 1870 à 1890).
Tadié Jean-Yves : Le Récit poétique.
P.U.F. “Écriture”, Paris, 1978. 208 pages.
Wunenburger Jean-Jacques : L’Imagination.
P.U.F. “Que sais-je ?” n°649, Paris, éd. de 1991. 128 pages.
D. Principales revues citées
Fiction n°378, sept. 1986. 192 pages.
Galaxie n°80, jan. 1971. 160 pages.
Iblis,
Cahiers d’étude des arts et littératures de l’étrange, n°2 : “ Le Bestiaire de Van Vogt ”,
mai-juin 1971, dirigé par Pierre Giuliani.
88 pages.
Science
& Avenir n°579,
mai 1995. 106 pages.
Science-fiction n°1. Denoël, jan. 1984. 255 pages.
Science-fiction n°4. Denoël, 1985. 255 pages.
Science-fiction n°6. Denoël, 1986. 255 pages.
Univers
n°13. J’lu n°837,
Paris, juin 1978. 160 pages.
Univers
n°15. J’lu n°887, déc.
1978. 160 pages.
Univers
1980. J’lu n°1093,
1980. 381 pages.
Univers
1990. J’lu n°2780,
1990. 381 pages.
Yellow Submarine
n°120, Lyon, été 1996. 90
pages.
PRÉPARATION À
LA SOUTENANCE ORALE (DÉC. 1997)
LAURENT
GENEFORT
I. Genèse
II. Choix du corpus
III. Problèmes
rencontrés
IV. Démarche générale
I. La genèse de
la thèse :
• Elle se trouve
d’abord dans les lectures d’enfance qui ont été un choix intime (je
lisais environ un livre par jour), puis dans le désir de devenir un acteur dans
la science-fiction, de restituer sous d’autres formes ce que j’ai reçu — en
particulier ce que j’ai reçu de deux œuvres, Noô et Dune. Cela
pouvait consister à écrire des scénarios de bande dessinée ou de films, des
romans, à mettre en chantier des publications amateures, etc. Le côté encyclopédique
de toutes les études SF m’impressionnaient beaucoup, je me disais qu’un jour je
ferais quelque chose de ce genre.
• L’analyse
littéraire est une voie parallèle : en maîtrise de Lettres Modernes, j’ai fait
une présentation de l’œuvre de Maurice Renard, à l’université Paris XII-Créteil
sous la direction de M. Chevrier.
• Mais le début réel
de la recherche qui m’a mené jusqu’à Nice a été le mémoire de D.E.A., réalisé
à Paris III-Censier, sous la direction effective de Mme Auffret-Boucé. Ce mémoire
avait pour sujet les néologismes de Noô touchant au vivant, et devait
introduire une étude plus approfondie sur Noô, dans le cadre d’une thèse.
• Mme Auffret-Boucé
prenant sa retraite, elle m’a dirigé vers Mme Terrel. Il serait injuste
de ne pas la remercier ici d’avoir orienté ma recherche vers un élargissement
théorique, plus proche de la littérature comparée[468]. Elle a également dissipé certaines frayeurs à
m’attaquer à des œuvres d’un tel poids. Cela m’a conduit à envisager de
comparer Noô à d’autres romans et cycles qui pouvaient s’en approcher.
Je suis alors entré sur un territoire presque vierge… ce qui a soulevé quelques
problèmes.
II. Choix du
corpus :
Tous, pour des
raisons passionnelles
• Noô. Livre
de chevet, comme je l’ai mentionné dans la thèse. Stefan Wul : j’entretiens une
correspondance régulière avec l’auteur depuis plusieurs années.
• Dune. C’est
un cycle qui a meublé mes années de collège. Je devais avoir treize ans quand
je l’ai lu, et je l’ai repris plusieurs fois. Mais je ne pensais pas l’étudier
un jour. Cela m’a fait beaucoup plaisir, car il y a au sujet de Dune un
malentendu, qui veut qu’il s’agisse d’un roman religieux, parce qu’il y a un
souffle épique. Alors que le discours est exactement inverse : c’est un roman
non pas religieux, mais sur la religion.
• Helliconia :
Je dois à Mme Terrel l’introduction d’Helliconia dans mon corpus. Je
n’ai pu contacter Brian Aldiss que cette année, par Internet. Il a répondu à
deux questionnaires.
• Hypérion :
J’ai décidé d’adjoindre Hypérion, en dépit du fait que le cycle complet
n’est pas terminé. D’abord par son retentissement, ensuite parce qu’il se présente
lui-même comme un livre-univers : Dan Simmons est peut-être le premier auteur à
avoir consciemment réalisé un travail textuel que les autres ont fait
inconsciemment. J’ai essayé de contacter Dan Simmons, par la poste et par
Internet. Il n’a jamais répondu.
• La Cie des
glaces. G.-J. Arnaud est le plus atypique. Il est davantage la
transcription populaire d’un livre-univers, qu’un livre-univers à part entière.
Il se situe aux frontières. J’ai contacté G.-J. Arnaud par téléphone, puis par
lettre. Il a répondu à un questionnaire.
III. Les problèmes
rencontrés :
• D’abord, la problématique
s’est élaborée à la relecture des œuvres du corpus, au cours de la première année.
Je suis parti pour ainsi dire “sans biscuits” théoriques.
• Ensuite, le terrain
multidisciplinaire sur lequel je me suis engagé m’a amené à parler de
champs de connaissances que je ne maîtrisais pas, ou de façon très
superficielle car je n’ai pas de formation scientifique, ni philosophique.
Cette thèse résulte de beaucoup de compromis, et le plus souvent je suis resté “en
surface” des sujets abordés. C’est l’une des difficultés de l’approche systémique.
• Cela m’a également
conduit à insister sur les dangers du formalisme. Récemment, un ouvrage
intitulé Impostures intellectuelles de Alan Sokal et Jean Bricmont, a dénoncé
l’abus institutionnalisé dans les sciences humaines de terminologie scientifique.
Il s’agissait pour eux de dénoncer le postmodernisme et son relativisme
cognitif, et plus généralement la confusion des sciences exactes et de
constructions idéologiques. Ce problème m’étant apparu avant la parution du
livre, j’ai insisté à plusieurs reprises sur le fait que toute ma construction
n’est qu’un regard sur des œuvres, et ne les contraint pas à entrer dans un
moule.
• la traduction
: Je voudrais justifier la stratégie d’étudier les œuvres anglo-saxonnes dans
leur traduction, dans une volonté d’honnêteté : j’ai lu pour la première fois
ces œuvres en français, et j’ai voulu conserver le sens qu’elles ont en français.
Mon point de vue est local, et l’étude des textes français, en parallèle aux
textes anglais et américains, a pour but de le souligner.
• aspect catalogue,
surtout dans la 3e partie : il s’agissait de ne pas tomber dans l’insistance
sur le formalisme logique aux dépends du contenu physique du texte. Je voulais
rester près du texte. D’où un aspect catalogue, et les nombreux appendices. Ce
qui m’amène à la démarche générale.
IV. Démarche générale
et plan :
• comment lire, sans
atomiser, des œuvres de complexité narrative élevée?
• Ma “résolution” du
livre-univers relève d’une démarche heuristique = une méthode de résolution
qui emprunte des voies non déterministes et dont le succès n’est pas garanti
mais qui, lorsqu’elle “marche”, permet souvent une économie de temps de calcul.
• il ne faudrait pas
penser que le livre-univers est une structure fermée (aucune œuvre ne l’est,
parce qu’aucun de ses éléments n’est entièrement déterminé)
• Je suis parti d’une
impossible définition SF —> Extrait La Recherche sept. 1997,
un articulet de Bruno Latour intitulé “ Des sujets récalcitrants : comment les
sciences humaines peuvent-elles devenir enfin dures? ” "Les objets théoriques
ou expérimentaux se caractérisent par leur récalcitrance. Leur chercheur peut
bien exiger une réponse par le montage d’une expérience ; l’objet lui ne se
sentira pas obligé de répondre dans les mêmes termes." Là où je veux en
venir : le problème avec les objets théoriques, c’est que notre culture nous a
conditionnés à les manipuler comme des choses matérielles. Dans la plupart des
cas, la SF n’échappe pas à ce travers. L’important, à mon sens, n’est pas de définir
: l’important est de tenir un discours scientifique — même au prix d’un certain
taux d’incertitude. Quand une définition est impossible, s’acharner à vouloir
en produire une ne relève plus de la science, même “molle”. —> S’est posé le
problème de la définition du livre-univers.
“ Indéfinissable,
disait Valéry de la poésie, entre dans la définition. ”
[1] L’annexe I fournit un résumé complet de ces cinq œuvres, ainsi qu’une liste exhaustive de livres-univers.
[2] Voir l’Avertissement, p.3, au sujet du système de notation.
[3] B. Aldiss : Trillion Year Spree, Gollancz, 1986, p.20.
[4] Références in Bibliographie, p.liv, note 11.
[5] L. Murail : Les Maîtres de la science-fiction, Bordas, 1993, p.127.
[6] Mini-cycle qui comprend L’Étoile et le Fouet (Whipping Stars, 1970) et Dosadi (The Dosadi Experiment, 1977). Le “Programme Conscience” (“Pandora” sequence, 1978-1988), comprend quatre romans dont trois ont été écrits en collaboration avec Bill Ransom.
[7] “ Imposture et naïveté ”, Science-fiction n°6. Denoël, 1986, p.164-170.
[8] Parue chez “Anti”, elle comprend : Les Croisés de Mara (1971), Les Monarques de Bi (1972) et Lazaret 3 (1973).
[9] 1973, révisé avec D. Wingrove sous le titre Trillion Year Spree, op. cit.
[10] M. Jakubowski : Livre d’or : Brian W. Aldiss. PP n°5150, 1982, p.22. L’encyclopédie évoquée ne verra jamais le jour.
[11] Voir infra, 3e partie, figure 7, p.294.
[12] L. Murail : Les Maîtres de la science-fiction, op. cit., p.163.
[13] De l’écrivain Geoffrey Chaucer (G.B., 1343-1400), qui s’est inspiré du procédé de récit personnel relaté à tour de rôle par des compagnons d’occasion dans le Décaméron de Boccace. Les narrateurs des Canterbury Tales (1387) sont les pèlerins du tombeau de Thomas Becket, à Canterbury ; ceux d’Hypérion vont aux Tombeaux du Temps. Dan Simmons ne cache pas ses sources puisqu’il cite l’ouvrage, I-31.
[14] Le mot de paralittérature appelle un commentaire. Notre représentation de la littérature semble opposer deux catégories d’écrits : la littérature, et la paralittérature, a priori vouée à une consommation éphémère, en tout cas indigne de figurer dans les livres de classes ou tout autre support chargé de transmettre la culture. La paralittérature regroupe en réalité des littératures extrêmement hétérogènes : séries et romans-feuilletons, western romanesque, roman d’espionnage, roman rose, roman pornographique, roman policier et “polar”… et bien sûr la science-fiction. La SF américaine moderne est née dans les pulps, ces périodiques de petite taille et bon marché, imprimés sur du papier de mauvaise qualité. Le n°1 de Weird Tales parut en mars 1923 avec, en couverture, une pieuvre monstrueuse enserrant une jeune femme dans ses tentacules. La reconnaissance même relative d’auteurs de romans policiers, tels Dashiell Hammett, William Irish ou Raymond Chandler, n’a jamais eu lieu en SF, laquelle demeure toujours une paralittérature au plein sens du mot.
[15] Isaac Asimov : “ The Kiss of death ? ”, Asimov’s Galaxy, Reflections on Science Fiction, Doubleday, 1989, p.26.
[16] Quatrième de couverture de la première trad. de L’Image de pierre, de Dino Buzzati (Robert Laffont, 1961, trad. fr. Michel Breitman). L’ignorance peut être réciproque. Robert Merle refuse que l’on appose sur Malevil (1972) l’étiquette infamante. Même réaction de la part d’Orwell pour son roman dystopique 1984 (écrit en 1949).
[17] Quatrième de couverture de Soldat, lève-toi… Henri Veyrier, 1978.
[18] I. et G. Bogdanoff : L’Effet science-fiction, Laffont, 1979, p.160.
[19] La masse de textes de SF est évaluée par Jacques Sadoul, dans son Histoire de la science-fiction moderne, domaine anglo-saxon (Albin Michel, tome 1, 1975 pour l’édition augmentée par l’auteur, p.11), à “ trente mille nouvelles ou romans ” simplement dans les pays anglo-saxons et dans la période 1925-1975. Au cours d’une conférence datant de 1997, Gérard Klein a estimé leur nombre à près de cent mille.
[20] S. Moskowitz : Explorers of the Infinite, 1963, p.11.
[21] C. Grenier : La Science-fiction, lectures d’avenir ? Presses Universitaires de Nancy, 1994.
[22] En français “Fiction spéculative”, qui semble davantage s’appliquer aux œuvres de la seconde moitié du XXe siècle. Pierre Versins, quant à lui, a proposé le terme de “Conjecture romanesque rationnelle”, qui met l’accent sur les processus discursifs. On profitera de cette note pour saluer le terme forgé par les Italiens, fantascienza, qui, outre l’accent mis sur l’imagination (sens de fantasia), a le mérite d’être beaucoup plus poétique que science-fiction, bel exemple de barbarisme franglais.
[23] Aziza-Goimard : Encyclopédie de poche de la science-fiction, PP, 1986, p.13.
[24] J.-M. Gouanvic : La Science-fiction française au XXe siècle (1900-1968), éd. Rodopi, 1994, p.7 à 25. Il convient en outre de prendre en compte les rubriques des revues de genre, et les préfaces d’anthologies.
[25] Radix (1981) : premier roman d’A.A. Attanasio, et seul volume traduit en français d’une tétralogie thématique, les autres romans ne s’inscrivant pas dans le cadre du même univers. L’œuvre partage de nombreux points communs avec le livre-univers tel que, on va le voir, cette étude l’appréhende : complexité, démesure, ambition intellectuelle, messianisme…, et jusqu’aux douze pages d’appendices (chronologie, biographies factices, lexique : l’auteur fait fructifier sa formation de linguiste) qui révèlent un abondant travail préparatoire. Radix retrace l’itinéraire de Sumner Kagan, voyou obèse et névrosé, à travers une Terre postcataclysmique hantée par des mutants et des créatures télépathes, les Voors, et de sa transformation en un être mythique.
[26] Ian McDonald (G.B.), 1989. Desolation Road est
le nom donné à un village martien par son créateur, le docteur Alimantado.
Cette chronique baroque, ajoute au modèle de Cent ans de solitude des thèmes
science-fictionnels, tel le voyage temporel. Elle retrace l’histoire de
familles de pionniers, de la naissance de la ville jusqu’à sa destruction.
Sur le livre-univers en tant que roman-fleuve de la science-fiction, voir infra, 4e partie, p.396.
[27] “ De l’univers des galaxies aux livres-univers ”, Univers 1990, J’lu, 1990, p.293.
[28] C. Aziza, in Encyclopédie de poche de la science-fiction, op. cit.
[29] D. Warfa, in Fiction n°354, 1984.
[30] G. K. Wolfe, in Saint James Guide to Science Fiction Writers, 1996, p.10 ; c’est moi qui traduit.
[31] J.-P. Andrevon, in Alerte ! n°2, 1978, p.160.
[32] Du Canadien John Clute et de l’Australien Peter Nicholls, Saint Martin’s Griffin, 1995. L’article est de J. Clute (p.934-936). Le texte original figure in extenso dans l’annexe III-D, p.li. Le terme de “romance” est expliqué infra, p.72.
[33] Red Mars, puis Green Mars et Blue Mars, 1992, 1993, 1994. Les deux premiers tomes ont été traduits sous le titre : Mars la rouge, et Mars la verte.
[34] “ Mars se joint à la race humaine ”, in Yellow Submarine n°104, oct. 1993, p.6, trad. fr. M. Lemosquet.
[35] Dans l’entrée clichés, S. Barets reconnaît volontiers son dû envers le modèle anglais. À propos de la “Romance de Ténébreuse” (Science-fictionnaire, I-90), Barets revient sur le terme : le cycle de Darkover “ constitue ce que les Américains appellent une “planetary romance”, un vaste panorama divisé en sous-cycles pouvant le plus souvent se lire séparément ”.
[36] Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction (L’Age d’Homme, 1972), p.824. Soap operas : feuilletons radiophoniques d’avant-guerre souvent larmoyants, financés, à des fins publicitaires, par des marques de lessive. Le terme Space opera a été créé en 1941 par l’écrivain de science-fiction américain Wilson Tucker.
[37] R. Escarpit : “ Science-fiction stricto sensu ”, Science-fiction et fiction spéculative (1985), p.190-191.
[38] À preuve de ce succès même au cœur de son déclin, lire l’interview de Donald A. Wollheim, Galaxie n°94, mars 1972, p.147-148. Il faut néanmoins noter que le space opera moderne n’a que peu de rapports avec celui de son âge classique.
[39] Entretien de Robert Sheckley réalisé par Charles Platt : “ Rencontre d’un autre type ”, Science-fiction n°4, Denoël, 1985, p.47-48, trad. fr. William Desmond. (Parution originale in Dream Makers. Berkley Books, New York (USA), 1980.)
[40] Deathworld, prépublié en 3 épisodes dans Astounding, à partir de jan 1960. Le Monde de la mort, J’lu, 1979. Publié dix ans plus tôt chez Albin Michel sous le titre Les Trois solutions. Sans doute inspiré d’une nouvelle de Philip E. High, “ The Meek Shall Inherit ” (non traduit, 1957 dans la même revue), dans laquelle des colons sont exterminés jusqu’à ce qu’on découvre qu’une variété végétale est sensible à la haine et à l’agressivité.
[41] Écosystème : ensemble des êtres vivants et des éléments non vivants, aux nombreuses interactions, d’un milieu naturel. Défini en 1935 par Arthur G. Tansley, il est devenu une notion clé de l’écologie, science qui étudie les relations entre les êtres vivants et le milieu où ils vivent.
[42] D. Guiot, J.-P. Andrevon et G. Barlow : La Science-fiction. MA éditions, 1987, p.19.
[43] Dans son Encyclopédie, op. cit., entrée burroughs, p.135.
[44] L’entrée correspondant à ce terme (p.1061) précise que la science fantasy ne contient pas nécessairement de créatures surnaturelles, de magie ou de mythologie. Elle mélange des éléments de SF et de fantasy. En réalité, ce qu’il y a de scientifique dans ce genre se réduit à un vague alibi. Beaucoup de science fantasies sont aussi des romances planétaires. Peter Nicholls cite un ouvrage de Brian Attebery, Dictionary of Literary Biography (vol. 8, 1981), qui place Marion Zimmer Bradley, E.R. Burroughs, Anne McCaffrey et Jack Vance comme auteurs de science fantasy.
[45] David Lindsay (1878-1945, GB). A voyage to Arcturus (1920) décrit le voyage d’un homme à bord d’un vaisseau de cristal et la découverte de la planète Tormance, autour de l’étoile double d’Arcturus.
[46] Préface de G. Klein à Ian McDonald : Desolation Road, 1989, p.7.
[47] R. Bradbury : The Martian Chronicles, 1950 ; revu en 1951, sous le titre The Silver Locusts.
[48] En français : La Planète géante (Opta 1972, puis PP 1978), et Les Baladins de la planète géante (PP, 1986) ; titre de la version originale de 1983 : The Magnificent Showboats of the Lower Vissel River Lune XXIII South, Big Planet.
[49] Trois tomes, appartenant au cycle de Zeï des “Viagens Interplanetarias” qui en comptent une dizaine, ont été traduits aux éditions Opta, puis au Masque : Zeï, 1971 (The Search for Zei, 1962), La Main de Zeï, 1973 (The Hand of Zei, 1963), et Chasse cosmique, 1976 (Cosmic Manhunt, 1954).
[50] La saga “Song of Earth” compte cinq volumes : La Grande course de char à voile (Cat Karina, 1982), La Locomotive à vapeur céleste (The Celestial Steam Locomotive, 1983), Les Dieux du grand-loin (The Gods of the Greataway, 1984), Le Gnome (Fang, the Gnome, 1988) et Le Roi de l’île au sceptre (King of the Scepter’s Isle, 1989), publiés chez Robert Laffont, puis chez LdP.
[51] Saga qui compte huit volumes traduits en français chez PP : Le Vol du dragon (Dragonflight, 1968), La Quête du dragon (Dragonquest, 1971), Le Dragon blanc (The White Dragon, 1978), La Dame aux dragons (Moreta, Dragonlady of Pern, 1983), L’Aube des dragons (Dragonsdawn, 1988), Histoire de Nerilka (Nerilka’s Story, 1986), Les Renégats de Pern (The Renegades of Pern, 1989), Tous les weyrs de Pern (All the Weyrs of Pern, 1991).
[52] Pour “Majipoor”, voir la liste des livres-univers, annexe I, p.xvi. La Face des eaux est une épopée se passant tout entier sur Hydros, monde-océan isolé ; un petit groupe d’humains, chassés d’une île flottante, cherche un continent mythique, “la Face des eaux”.
[53] Les périodes exactes de publication sont mentionnées dans J.F. Patrouch :The Science Fiction of Isaac Asimov, Doubleday, N.Y., 1974, p.59. La trilogie a été traduite en 1965 (“PdF” n° 89, 92 et 94). Le tome Ier s’étend, en cinq nouvelles, sur deux siècles d’histoire. Le 2e, en trois nouvelles, forme un épisode à part entière qui déborde sur le 3e tome.
[54] En 1955 est paru un tableau de l’histoire du futur d’Asimov, qui place la Fondation bien plus tard, entre l’an 47000 et 48000 ; ce tableau est reproduit dans l’Encyclopédie de P. Versins, op. cit., p.67-68.
[55] D. Wollheim : Les Faiseurs d’univers (The
Universe Makers, 1971), Laffont, 1974, p.72. L’auteur, confondant théorie
marxiste et pratique soviétique, néglige l’apport de la dialectique pour le
structuralisme. Le seldonisme tient de Hegel et surtout de Marx dans sa volonté
de mettre l’Histoire en équations, ainsi que de la prospective — dans
l’unification et la finalisation des sciences.
La psychohistoire est en outre une discipline bien réelle, née aux États-Unis dans les années cinquante comme la plupart des sciences interdisciplinaires, mais encore récente en France. Sa nature est heureusement toute différente de celle d’Asimov. Elle explore, selon une méthode héritée de la psychanalyse appliquée à des situations historiques, les processus psychiques, tant collectifs qu’individuels.
[56] I. Asimov : Moi, Asimov. Denoël “Présences”, 1996, p.505.
[57] Sur la convergence des deux cycles, se reporter à la préface de Jacques Goimard au tome Ier du Grand Livre des Robots (Presses de la Cité, 1990).
[58] The History of the Decline and Fall of the Roman Empire, dont le premier volume parut en 1776, les trois derniers en 1788 (six vol. au total) ; l’histoire traite de l’âge d’or des Antonnins, jusqu’à la Rome médiévale. (Traduction chez Laffont & Le Club Français du Livre, 1970, 1046 pages.) L’historien britannique perçut comme nul autre l’entité de l’Empire romain, et le souffle de son écriture inspira très certainement Isaac Asimov pour le traitement de son empire galactique, lui aussi perçu de façon holistique. Fondation a été influencé par A Study of History (1934) d’Arnold Toynbee, qui rencontra un grand succès aux États-Unis.
[59] “ Mother Earth ”, Astounding, mai 1949.
[60] Fondation, IV-101, trad. fr. J. Bonnefoy.
[61] Pierre Versins a proposé une origine au thème de la ville-planète dans la nouvelle “ Le Mur ” du recueil Le Portrait ovale (1922), de Gabriel de Lautrec (Encyclopédie de l’utopie et de la science fiction, op. cit., p.911).
[62] Op. cit., 1937.
[63] Les Derniers et les premiers (Last and first Men, 1930) fut publié sans grand succès aux États-Unis en 1931, mais Créateur d’étoiles dut attendre bien après la Deuxième Guerre mondiale. Le résumé (!) qui en est fait dans l’Encyclopédie de P. Versins, op. cit. p.829-834, vaut à lui seul d’être lu. À l’entrée cosmologies, Versins cite également World D (1935), de Hal P. Trevarthen, op. cit., p.208, et cela s’arrête là. Lire également ce qu’en dit D. Wollheim dans Les Faiseurs d’univers, op. cit., p.60-66, chapitre 7, intitulé : “ L’instant suprême du cosmos ”.
[64] La chronologie fournie en appendice de Aux hommes les étoiles, “PdF”, 1965 (They shall have Stars, 1957) va de 2012 à l’an 4004. Voir annexe I, note 9, pour la liste de la tétralogie de “Cities in Flight”.
[65] “ Life-Line ”, Astounding, août 1939.
[66] “ Des renvois, des rappels nous font comprendre qu’un lien existe, et c’est tout. ” L. Murail : Les Maîtres de la science-fiction, op. cit., p.166.
[67] Avec Histoire de quatre ans, 1997-2001 (1903) de Daniel Halévy. Cité dans l’Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction, op. cit., p.420. L’appellation d’Histoire du futur “ devrait, selon Pierre Versins (…), être réservée à des ouvrages qui présentent le dépouillement, la généralité propre à l’Histoire, sans les éléments anecdotiques, romanesques propres aux histoires. ” (La Science-fiction, op. cit., p.112) Signalons que p.Versins a entrepris depuis des années d’élaborer une fresque couvrant passé, présent et futur, non encore publiée.
[68] Utopie : du gr. ou-topos, “nulle part” et eu-topos, “lieu de bonheur”, mot forgé par Thomas More en 1516. “ Un nouveau genre littéraire : le récit d’utopie, qui décrit, dans un pays imaginaire, un idéal d’organisation politique de la communauté humaine. ” (Georges Jean : Voyages en utopie. Gallimard, 1994, p.13.) Lieu figé dans un bonheur perpétuel, l’utopie se crée en dehors de l’Histoire.
[69] B. Ash : Encyclopédie visuelle de la science-fiction. Albin Michel, 1979, p.110, trad. fr. J.-P. Galante.
[70] PP n°5092, 1980.
[71] Planet Stories, sept. 1952, non traduit.
[72] “ Final Encounter ”, Galaxy, avr. 1964 ; trad. fr. Histoires de la fin des temps, LdP, 1983.
[73] Se reporter à l’annexe I, p.xiv et xvii, pour les résumés de ces cycles de romans et de nouvelles, créés tous deux dans les années 80.
[74] L’agent secret du roman de Stefan Wul, ainsi que celui de Rayons pour Sidar (op. cit.), qui n’est pas sans évoquer l’agent de l’Empire terrien de Poul Anderson sans cependant en avoir l’attitude belliqueuse, porte le “fardeau de l’homme blanc”, le devoir du civilisé d’aider les races inférieures.
[75] Jacques Sadoul : Univers 1980, J’lu, p.9.
[76] “ The Hottest peace of real estate in the solar system ”, Vogue, nov. 1960, en vol. in The Nine Billion Names of God, 1974 — trad. fr. Avant l’Eden, J’lu, 1978.
[77] Le sense of wonder est le souffle
romanesque, adjoint à une imagination débridée, qui provoque un moment
d’exaltation poétique. Il n’a pas d’équivalent français.
Extrapolation : déduction ou association d’idées plus ou moins audacieuse à partir des connaissances acquises ou dans un domaine voisin ; à ne pas confondre avec l’anticipation, qui projette dans le futur les connaissances présentes, ou la prospective. Le théoricien Darko Suvin fait reposer l’extrapolation sur la chronologie ; son rôle est d’amplifier une ou plusieurs tendances repérables dans le présent. L’analogie, au contraire, rompt les amarres et construit des mondes possibles qui ont avec le nôtre un rapport de ressemblance et non de continuité chronologique comme pour l’extrapolation.
[78] N. Spinrad : “ Les Sciences souples ”, Univers n°15, déc. 1978, p. 122, trad. fr. J. Bonnefoy (“ The Rubber Sciences ”, The Craft of SF, 1976).
[79] “ Mimsy Were the Borogoves ”, Astounding fév.1943, trad. fr. Boris Vian.
[80] K.S. Robinson, op. cit.
[81] Profession exercée de 1952 à 1954. L’auteur fut abonné, tout au long de sa vie, à une dizaine de revues scientifiques, et fut membre de la Société Américaine pour le Développement de la Science.
[82] Cette assertion sera développée dans la deuxième partie, infra, sur l’imagination, et dans la troisième partie, sur les thèmes.
[83] Vision de Grand’Croix : Noô, I-122. Voir également la description du palais d’Imerine, II-16 à 21, sorte d’Angkor Vat à la puissance dix. Les justifications de son bâtisseur rejaillissent d’ailleurs jusque dans le domaine moral : “ Dieu aime les âmes excessives ” (II-20). Dans l’épilogue, Stefan Wul paraît rejoindre cet avis quand il compare les grands massacres héliens avec ceux de la Terre : “ Tout, même vos horreurs, me semble terriblement fade et sans intérêt sur cette planète où je suis né. ” (II-208) TC2, dans Hypérion, bien que de taille plus importante que Grand’Croix, ne bénéficie pas de telles descriptions. Le poète Silénus y voit, même dans sa décrépitude, un “ objet de beauté ” (III-37).
[84] Cette notion est détaillée dans la deuxième partie, infra, p.177.
[85] J.-Y. Tadié : Le Récit poétique. P.U.F., 1978, p.114.
[86] Voir l’exergue du chapitre xviii, Dune, II-192 ; également Helliconia, II-392. Mais l’homme-microcosme (optique baroque en faveur jusqu’au Moyen Âge) ne s’inscrit pas dans une démarche animiste, qui s’oppose au réalisme auquel aspirent les créateurs de livres-univers.
[87] Le Hasard et la nécessité, Seuil, 1970, p.181. Jacques Monod explique sa comparaison dans les phrases suivantes, qui semblent s’appliquer à merveille aux spéculations intellectuelles de la SF : “ Car si le Royaume abstrait transcende la biosphère plus encore que celle-ci l’univers non vivant, les idées ont conservé certaines des propriétés des organismes. Comme eux elles tendent à perpétuer leur structure et à la multiplier, comme eux elles peuvent fusionner, recombiner, ségréger leur contenu. ”
[88] Cybernétique : discipline ayant pour but principal l’étude des régulations et de la communication chez les organismes vivants et les machines construites par l’homme. C’est également une branche des mathématiques qui traite les questions de contrôle, de récurrence et d’information. Wiener s’est lui-même livré à l’écriture de nouvelles de SF pour exprimer certaines de ses idées.
[89] N. Wiener : God & Golem, Inc. : A Comment on Certain Points where Cybernetics Impinges on Religion (1964).
[90] Entretien réalisé par B. Blanc et Y. Frémion : “ Une rencontre avec Frank Herbert ”, Univers 1980, J’lu, p.372.
[91] Helliconia, I-552. On remarque l’idée de pluralité des mondes habités intimement associée à l’idée de système, dans un relativisme très poussé, mais non totalisant. La théorie systémique d’imbrication des sphères sera développée infra.
[92] De l’allemand signifiant “environnements”, ou champs de perception individuelle (au sens platonicien). Terme emprunté à J.T. Fraser auquel Brian Aldiss rend hommage dans ses remerciements, fin du tome III. À comparer avec la théorie gestaltique, également invoquée par Herbert (Dune, II-184, etc.).
[93] (À propos de la musique.) Helliconia, III-23.
[94] lire les premiers mots des Enfants de Dune, III-9.
[95] Littéralement “contrôle de soi”, du gr. autos (soi-même) et nomos (loi).
[96] Voir, pour cette thèse, Jean Fabre : Le Miroir de sorcière, Corti, 1992, p.171 & suiv. On notera cependant que si la distance matérialise la distanciation, le fonctionnement interne du système la diminue.
[97] Introduction à la littérature fantastique. Seuil, 1970, p.47.
[98] Même si cet usage souffre de multiples exceptions. Ainsi la trilogie de Mike Resnick intitulée “L’Infernale comédie : chronique de trois planètes lointaines” : Paradis (A Chronicle of a Distant World : Paradise, 1989), Purgatoire (Purgatory, 1993) et Enfer (Inferno, 1993). Série présentée sous la forme d’un space opera, mais dont le fondement est politique, la parabole trop claire avec l’histoire contemporaine pour permettre au monde imaginaire de s’imposer, de vivre sa propre vie. L’avant-propos lève du reste toute ambiguïté, l’auteur présentant une “fable” qui se veut une “transposition exotique de l’histoire du Zimbabwé” (trad. fr. Luc Carissimo).
[99] G. Cordesse : La Nouvelle science-fiction américaine, Aubier, 1984, p.115.
[100] Ce qui la distingue, par exemple, des romans de Marcel Aymé et de Boris Vian. L’essai de Jacques van Herp, Fantastique et mythologies modernes (Recto-verso, 1985) constitue une base de réflexion sur le sujet.
[101] Helliconia, II-48 & 233. À propos d’un bracelet-montre, témoin de la pluralité des mondes habités, et surtout de l’introduction d’un temps mécanique, réversible et uniforme qui n’est pas celui, cyclique et physiologique, d’Helliconia : “ Ce bracelet menace l’empire, la foi elle-même. Ses chiffres mobiles viennent d’un système qui nous détruirait… ”. Voir aussi II-216 & suiv., la confrontation de Billy Xiao Pin et de SartoriIrvrash ; voir enfin le dernier volet, où la Terre utopique du VIIe millénaire fait figure de fable (Helliconia, III-248…)
[102] Autre rationalisation dans la Cie, XXXIV-37 : “ Les ondes cérébrales connaissaient les mêmes difficultés que celles utilisées en radio ”. Les fils de Lien Rag préféreront se passer de ces pouvoirs (par exemple Cie, LVII-74). De la même manière, la Voix, qui permet la manipulation de l’inconscient individuel, est de moins en moins utilisée dans les tomes ultérieurs de Dune.
[103] I. Asimov : Fondation foudroyée (Foundation's Edge, 1982) : “PdF”, 1983, p.507-508, trad. fr. J. Bonnefoy.
[104] S. Wul : À propos recousus, in Œuvres complètes II, Lefrancq, 1997, p.1131-1132. Sur l’humour : p.32 & suiv. Par exemple : “ Je vois d’ici votre tête si je parle de Hâdiens ou d’hommes-lézards sans vous avoir préparés ” (Noô, II-29), ou : “ Je continue ou vous criez grâce ? ” (II-32)
[105] Définition du Larousse.
[106] Voir infra, p.230.
[107] In La Planète géante, op. cit., trad. fr. Arlette Rosenblum, p.113. Déjà cité comme l’une des premières romances planétaires.
[108] “ Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la seule force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet (…), si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière. ” (G. Flaubert : Correspondance (1847-1852). Louis Conard : 1926, II-345.)
[109] Noô, I-117. Voir aussi le passage de prose poétique : “ L’air de cendre mouillée avait saveur d’aphrodisiaque… ”, agrémenté d’images telle la “ flaque de bière du ciel ” (I-133). On peut comparer les descriptions jubilatoires qui font la chair de tout le chapitre consacré à Grand’Croix, avec celles de La Sortie est au fond de l’espace de Jacques Sternberg (1956, “PdF”, p.197), ou L’Aleph de J.-L. Borges (1967, Gall., p.23-24).
[110] Noô, I-129. Le parenchyme est le tissu fondamental des végétaux supérieurs. On retrouve ce type d’habitation plus loin, II-98 : “ Époustouflante forêt d’orgues habitables (…), robustes étages de tuyauteries qui s’épaulent vers le ciel, en jupettes de feuillage ”.
[111] J. Gleick : La Théorie du chaos, Flammarion, 1991, p.21.
[112] “ A Sound of Thunder ”, Colliers, juin 1952, en vol. in Golden Apples of the Sun, 1953.
[113] Première occurrence de ces néologismes dans Noô : pansynergopte (abrégé en synergopte), I-106. Mérilisme, II-37 ; antimérilisme, II-63. Psychobernétique, I-146 ; psycho-bernétique (adj.), II-157.
[114] Deuxième volet de la trilogie d’Aldiss. In Fiction n°378, 1986, p.166.
[115] Interview de G.-J. Arnaud. Casus Belli n°33, juillet 1986, p.15. Récemment, l’auteur est revenu, dans ses “Chroniques glaciaires”, à son monde favori, qu’il avoue n’avoir jamais quitté. Dans l’avant-propos des Dieux du Fleuve (Gods of Riverworld, 1983), P.J. Farmer, autre créateur de livre-univers, annonce qu’il ne renoncera pas à écrire d’autres variations. Voir aussi un des poèmes inspirés de Noô en exergue de la première partie de cette étude, p.18 ; voir enfin la présentation d’Helliconia, p.10.
[116] La notion d’homéostasie est connue depuis la fin du XIXe siècle. Le physiologiste français Claude Bernard avait observé que le milieu interne s’équilibre et s’autocorrige.
[117] La résistance au changement ne doit pas être confondue avec la stabilité (c’est le contraire), “état de changement” qui permet au funambule, par exemple, de rester sur son fil en corrigeant perpétuellement son déséquilibre.
[118] Ce néologisme a été repris à propos des réseaux informatiques de type Internet, dans le sens de : “ réseaux de communication intelligents (…), sorte de cerveau planétaire en cours de constitution, dont nous serions métaphoriquement les neurones. ” (J. de Rosnay : “ Égotique ou symbiotique, l’homme du futur ”, in Science & Avenir mai 95, p.72).
[119] La Biosphère, Moscou, 1926, traduit en français en 1929.
[120] Op. cit.
[121] Noô, II-53. Au sujet de la rencontre de Jouve et de l’“ espèce de grand curé auvergnat ” évoquée page suivante, Stefan Wul renvoie à la réalité historique : Teilhard de Chardin a fait partie du “groupe Chine” de la Croisière Jaune, qui traversa la Chine jusqu’au Turkestan russe, en passant par la Mongolie en 1931.
[122] Op. cit.
[123] “ The Star ”, Infinity, nov. 1955.
[124] Le Hasard et la nécessité, op. cit., p.44-45. De même que science-fiction n’est pas science. La tentative de Teilhard n’est pas la première : Gassendi, au XVIIe siècle, avait essayé de concilier l’atomisme avec la théologie chrétienne. Jacques Monod se méfie de la tentation du holisme ou de l’organicisme en science (J.-P. Deléage : Une histoire de l’écologie, Points, 1991, p.241), qui n’est qu’une fiction relevant d’une métaécologie, simple remaniement d’anciennes croyances cosmiques à la mode écologique du jour. L’organicisme de Stefan Wul ne tombe jamais dans la métaphysique, il reste toujours à un niveau opérationnel ou poétique. (La métaphore organiciste en écologie date du début du siècle.)
[125] La Nature et la Pensée, Seuil, 1984, p.99 (Mind and Nature. A Necessary Unity, 1979).
[126] Larry Niven : Ringworld, 1970. Cité dans la liste de livres-univers, annexe I, p.xiii.
[127] Carl von Linné : L’Équilibre de la nature. Vrin, 1972, p.57-58.
[128] “ Here there be tygers ”, en vol. in New Tales of Space and Time, 1951.
[129] Histoires de mondes étranges, LdP, 1984, p.135, trad. fr. A. Guillot-Coli.
[130] Vitalisme : doctrine d’après laquelle il existe en tout être vivant un principe vital distinct de l’âme comme de la matière. Au XIXe siècle, les critiques de Darwin, en particulier Samuel Butler, voulaient introduire dans la biosphère ce qu’ils appelaient “l’esprit”, c’est-à-dire une entéléchie surnaturelle.
[131] Écologie, du gr. oikos “maison”, apparaît dans l’ouvrage du biologiste allemand Ernst Haeckel : Generelle Morphologie der Organismen. Berlin : Reimer, 1866, t. I.
[132] “ Quand deux et deux ne font pas quatre : phénomènes non linéaires en écologie ” (“ When Two and Two Do not Make Four : Nonlinear Phenomena in Ecology ”, in The Crownian Lecture, 1985). Le problème traité est celui des fluctuations apparemment aléatoires de populations animales autour de valeurs moyennes qui semblent constantes, sur de très longues années. Au-delà de ce problème jamais résolu par l’écologie classique, se dessine un cadre théorique de lecture de la réalité, qui touche à toutes les sciences et à l’Art (en ce qu’il cherche lui aussi à cerner les lois qui gouvernent la réalité).
[133] Il ne faut cependant pas méconnaître la subversion qu’a constitué l’écologie, en remettant en cause le christianisme puis la foi dans le progrès et l’universalisme occidental ; force subversive qu’a sentie une SF française politisée, cherchant des appuis à sa contestation.
[134] Gérard Klein : Histoires écologiques, LdP, 1980, Préface, p.7.
[135] Ibid., p.9.
[136] Soylent Green, 1973, réal. Richard Fleisher, tiré de la novella de H. Harrison “ Make Room ! Make Room ! ”, I, août à oct. 1966.
[137] J. Clute : The Illustrated Encyclopedia. D. Kindersley, 1995, p.30, trad. fr. L. Genefort.
[138] Op. cit.
[139] Par exemple les D.V., Demeures Végétales : voir supra, note 110.
[140] Univers 1980, op. cit., p.373.
[141] Ibid., p.375.
[142] Correspondance du 17 sept. 96.
[143] Entretien réalisé par Jean Emelina, in Métaphores n°11. Université de Nice, fév. 1985, p.27.
[144] J.-P. Deléage : Une histoire de l’écologie. La Découverte “Points”, 1991, p.142.
[145] Thrilling Wonder Stories, déc. 1937, non traduit.
[146] Op. cit.
[147] Pantropie : adaptation biologique de l’homme à des conditions de vie hostiles, qui inverse le motif de la terraformation où c’est la planète qui doit être transformée. Terme inventé par James Blish dans Semailles humaines (The Seedling Stars, 1967). Des détails sur les pnéomycoses sont données infra, p.296, fig. 9.
[148] Se reporter à l’annexe II, 3°a - termes géologiques (p.xxv)
[149] Une liste exhaustive en est donnée dans l’annexe II, p.xxv & suiv.
[150] Thème détaillé infra, p.315.
[151] En méconnaissant le procédé de l’induction expérimentale à la base de la science moderne, Descartes a négligé le fait qu’une évidence peut être subjective en ayant les apparences de l’objectivité. C’est sur cette illusion qu’il a “prouvé” l’existence de Dieu sur lequel repose tout son système. Si le titre de la Troisième Méditation ne peut prêter à confusion : De Dieu ; qu’il existe, l’édition de 1641 des Méditations annonce sans ambiguïté les intentions théologiques de l’auteur : Méditations sur la philosophie première, dans laquelle est démontrée l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, titre qui est en soi un aveu de l’insuffisance du critère de l’évidence, Dieu créateur des vérités éternelles garantissant la véracité des principes.
[152] J.-F. Revel : Descartes inutile et incertain. Stock, 1976, p.86.
[153] Wonder Stories, avr. 1931, non traduit.
[154] D. Strogov, citation en exergue de Les Vagues étreignent le vent (Volny gasiat veter, 1985), de A. et B. Strougatski, “PdF”, 1989.
[155] Une variation des plus intéressantes est développée dans un épisode de la série télévisée Star Trek, the Next Generation, justement intitulé “ Cause And Effect ” (1992, réal. Jonathan Frakes) : par un tour de passe-passe scénaristique, les informations parviennent à franchir la barrière du temps et à éviter le désastre qui a provoqué la boucle temporelle.
[156] “ Rencontre avec Stefan Wul ”, Galaxie n°80, jan 1971, p.144-145. Interview réalisée par F. Truchaud.
[157] H. Peyre : Qu’est-ce que le romantisme ? PUF, 1979, p.207.
[158] J.-J. Wunenburger : L’Imagination, P.U.F. “Que sais-je?” 1991, p.5-7.
[159] Jean Roy : L’Imagination selon Descartes, Gallimard, 1944, p.195. Le songe dont il est question à la fin du paragraphe, qui marque le point de départ de la démarche cartésienne, est précisément daté du 10 novembre 1619.
[160] It “ delivers things otherwise than they are in Nature ”, in Characters and passages from notebooks, Cambridge, 1908, p.336.
[161] De la science en littérature à la science-fiction, éd. du CHTS, 1996, p.41-42.
[162] Furetière : Dictionnaire universel (1690), le Robert, 1984.
[163] J.-L. Moreau : La Nouvelle Fiction, Critérion, 1992.
[164] D. Lessing : “ La Division artificielle entre fiction réaliste et fiction non réaliste ”, in Actes du quatrième colloque international de science-fiction de Nice, t.I, Métaphores n°20-22, sept. 1992, trad. fr. D. Terrel, p.66.
[165] H. Baudin : La Science-fiction, Bordas, 1971, p.99.
[166] G. Rodari : Grammaire de l’imagination, Les Éditeurs Français Réunis, 1979, p.42.
[167] G. Cordesse : La Nouvelle science-fiction américaine, op. cit., p.131.
[168] H. Baudin : La Science-fiction, op. cit., p.152.
[169] A. Lecaye : Les Pirates du paradis, Denoël 1981, p.231-232.
[170] Op. cit.
[171] “ The Velt ”, Saturday Evening Post, 195O.
[172] R.L. Stevenson : Essais sur l’art de la fiction, La Table Ronde, 1988, p.216, trad. fr. Watkins & Le Bris.
[173] Voir première partie supra, p.79. “ Ce gigantisme est l’extrapolation imaginaire, étirée aux dimensions de l’univers, du terrain de jeu virtuel dans lequel se meuvent l’enfant, le névropathe… et l’écrivain de science-fiction. ” (A. Lecaye : Les Pirates du paradis, op. cit., p.233)
[174] Comme on le verra plus bas, il manque une donnée fondamentale qui rend cette conclusion provisoire : le statut de l’homme dans le système-monde / du monde dans le système-homme.
[175] Dune, VI-61. À comparer avec la vision élitiste du monde du Bene Gesserit, VI-77 : les règles du pouvoir sont ramenées au même étalon, en vigueur dans le jeu.
[176] B. Aldiss : correspondance du 3/5/1997, trad. fr. L. Genefort.
[177] On peut citer l’article de Damon Knight : “ Asimov et son empire ”, in Fiction n°97, déc. 1961, p.129 & suiv., trad. fr. P. Versins, extrait de son ouvrage critique In Search of Wonder (1956).
[178] “ Un après-midi à Oxford avec Brian Aldiss ”, Métaphores n°11, fév. 1985, p.20, interview réalisée par C. Bresson, trad. fr. D. Terrel.
[179] R. Barthes : Essais critiques, Seuil, 1964, p.214.
[180] E. Cooper : Encyclopédie visuelle de la science-fiction, Albin Michel 1979, p.253, trad. fr. J.-P. Galante.
[181] Les Pirates du paradis, op. cit., p.26.
[182] S. Wul : À propos recousus, op. cit., p.1140. Référence au héros de B.D. Flash Gordon (USA, 1934), créé par Alex Raymond : Noô, I-147. Malgré des apparences parfois lunatiques, Jouve est dépouillé du thème du savant fou, qu’on ne trouve plus qu’à l’état de fossile (mais encore au cinéma) dans la science-fiction.
[183] T. O’Reilly : Frank Herbert, F. Ungar Pub., 1981, p.216. C’est moi qui traduis. Voici ce que dit Paul, dans Le Messie de Dune : “ D’après une estimation statistique modérée, je dois avoir tué soixante et un milliards de personnes, stérilisé quatre-vingt dix planètes et totalement démoralisé cinq cents autres. J’ai également exterminé les fidèles de quelque quarante religions qui existaient depuis… ” (Dune, II-111).
[184] Héros de la science-fiction. éd. A. de Boek, Bruxelles, 1976, p.58.
[185] G. Lardreau : Fictions philosophiques et science-fiction, Actes Sud, 1988, p.198.
[186] Voir entre autre le chapitre des “ fourmis vingt-quatre ”, Noô, I-26. Le narrateur prend cependant toujours soin de relativiser son propre héroïsme.
[187] Le Jihad butlerien a banni les ordinateurs et les moyens de destruction massive fondée sur les technologies lourdes.
[188] A. Laglantine : “ Le Prof de l’angoisse ”, Télérama n°2421, 5 juin 1996.
[189] Dans la focalisation interne, ou “vision avec”, le narrateur ne rapporte que ce que perçoit l’un des personnages.
[190] Il est aisé de reconnaître un disciple de Jung dans son recours à l’inconscient collectif, par exemple le troisième exergue de Dune, II-26, ainsi que dans l’utilisation d’archétypes universels, comme le monstre des profondeurs, l’âge d’or…
[191] Les Pirates du Paradis, op. cit., p.9.
[192] Pierre Simon de Laplace : mathématicien et philosophe newtonien, l’un des grands “géomètres” du début du XIXe siècle. Une telle intelligence, un tel démon, écrit-il dans son Essai philosophique sur les probabilités (1814 — Bourgeois, Paris, 1986), embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. La conception chaotique interdit l’éventualité d’un tel démon.
[193] Cette problématique apparaît à plusieurs reprises dans Dune. Elle tient compte de la nature particulière de la prescience de l’épice : “ Comment quiconque n’ayant jamais connu la prescience de l’épice pouvait concevoir une forme de perception où l’espace-temps n’était pas localisé ? Une perception sans vecteur d’image personnel ni récepteurs sensoriels ? ” (Dune, II-59). On ajoutera que la détermination cartésienne est d’abord chrétienne : la cause première, c’est Dieu.
[194] Ilya Prigogine : La Fin des certitudes, Odile Jacob, 1996, p.43. L’asymétrie du temps trouve de multiples illustrations dans la réalité quotidienne : l’impossibilité absolue, par exemple, de faire revenir du blanc d’œuf cuit à son état antérieur.
[195] LdP, 1974-1985.
[196] Jules Verne a souffert de n’avoir jamais été reconnu par l’institution littéraire de son époque. Dès les années 1910, Maurice Renard avait remarqué que le roman d’hypothèse avait ses virulents détracteurs et ses amateurs forcenés.
[197] Sur les onze thèses consacrées à la SF, enregistrées au fichier des thèses de 1985 à 1993, six présentent une optique thématique.
[198] Novum : intérêt exclusif pour une nouveauté étrange. Darko Suvin : Pour une poétique de la science-fiction, Université du Québec, 1977, p.12.
[199] G. Cordesse : La Nouvelle science-fiction américaine, op. cit., p.131.
[200] Jean-François Lyotard : rêve, in Encyclopédie Universalis.
[201] Le fantastique moderne en a fait l’un de ses thèmes-clés. Quelques exemples de mythes anciens sont donnés par J.-F. Jamoul : “ La S-F et les grands mythes de l’humanité ”, Univers n°13, juin 1978, p.130 à 146.
[202] Dans la rubrique “ Contes des 1001 matins ” du journal Le Matin. Reproduite in Maurice Renard, Romans et contes fantastiques, Laffont “Bouquins”, 1990, p.1199.
[203] On citera, entre autres, le phagor d’Helliconia, issu du mythe grec du Minotaure, monstre hideux se nourrissant de chair humaine. Quelques-unes sont répertoriées dans l’Encyclopédie de Versins, op. cit., LÉGENDES RATIONALISÉES, p.522-523.
[204] Dune, I*-21. L’évocation du Jihad Butlerien se trouve également dans Dune, II-96, ainsi que dans tous les autres tomes de la série.
[205] Il ne faudrait pas réduire cela à la tendance américaine issue des théories sociobiologiques de Wilson, qui dénie toute importance à l’individu au profit du gène chromosomique, seul agent de progrès. Herbert connaît l’importance de la psychanalyse, et l’enseignement (le prana bindu des Révérendes Mères) joue un rôle au moins aussi important.
[206] A. Lecaye : Les Pirates du paradis, op. cit., p.172.
[207] Pour Rossum’s Universal Robots, 1921, représentée à la Comédie des Champs-Élysées en 1924. R.U.R. a été publié avec trois nouvelles d’autres auteurs, dans l’anthologie Quatre pas dans l’étrange, Hachette “Le Rayon fantastique” n°79, 1961.
[208] “ La République de l’avenir ”, Journal, 28 juil. 1848.
[209] “ Runaround ”, Astounding, mars 1942, reprise dans le recueil I, Robot, 1950.
[210] “ Final Command ”, Astounding, nov. 1949, reprise dans Monsters, 1965.
[211] “ La Quatrième loi de la robotique ” (“ The Fourth Law of Robotics ”, Foundation’s Friends, 1989), in Les Fils de Fondation, PP, 1993.
[212] “ Helen O’Loy ”, Astounding, déc. 1938.
[213] Nouvelle signée Don A. Stuart in Astounding, fév. 1935, non traduite.
[214] Fredric Brown : “ The Answer ”, in recueil du même nom, 1954.
[215] M. Shirow : Ghost in the Shell, 1989, in Young Magazine Kaizokuban, Tokyo ; 1991 en album, porté à l’écran par Mamoru Oshii, 1996.
[216] Op. cit.
[217] J.-P. Andrevon : article EXPLORATION DES PLANÈTES, in La Science-fiction, op. cit., p.81.
[218] Op. cit.
[219] Demètre Ioakimidis : Préface à Histoires d’extraterrestres, LdP, 1974, p.17. L’Allemand Kurd Lasswitz est l’auteur de Auf zwei Planeten (1897, non traduit), roman dans lequel le contact avec les extraterrestres, après une période de conflit, débouche sur la paix.
[220] Tel est le cas théorique dans l’Anneau-Monde et la Culture, mais le traitement est bien différent. Le plus poussé dans le sens du relativisme des normes humaines est “Majipoor” de Robert Silverberg. Voir infra, sur l’exotisme.
[221] Il nous faudrait remonter, pour une appréhension globale du sujet, au XVIIe siècle avec la séparation effective de l’Église et de la science — celle-ci n’ayant plus de compte à rendre à la théologie —, formalisée par le procès posthume de Copernic, ainsi que, dix-sept ans plus tard, par celui de Galilée.
[222] H. Baudin, à propos de Cette hideuse puissance (That Hideous Strength, 1945), in La Science-fiction, op. cit., p.63.
[223] R. Bradbury : “ The Man ”, Thrilling Wonder Stories, fév. 1949, reprise dans The Illustrated Man, 1951.
[224] Préface de Au cœur de la comète (Heart of the Comet, 1986) de G. Benford et D. Brin, LdP, p.8.
[225] M. Butor : L’Utilité poétique, Circé, 1995, p.59, chapitre intitulé : “ Poésie et science, ou de la Nature des Choses ”.
[226] Op. cit.
[227] À ce sujet, Dan Simmons parle d’“ espace eschérien ” : M.C. Escher n’est pas un physicien ou un mathématicien, mais un artiste dont l’œuvre graphique fut marquée par l’illusion d’optique. Artiste et scientifique sont placés sur un pied d’égalité, car ils nourrissent le même imaginaire.
[228] Voir supra, citation p.148.
[229] Contre la Méthode, Seuil, 1979, p.337.
[230] Métaphores n°11, 1985, p.26.
[231] Op. cit., 1985.
[232] Noô, I-140. Syncytium : masse de cytoplasme qui renferme plusieurs noyaux. Voir aussi Noô, II-21 à 27, II-53 à 58, II-80, II-234 à 237.
[233] J. Monod : Le Hasard et la nécessité, op. cit., préface, p.11.
[234] Isaac Asimov : introduction de ses Histoires mystérieuses (Asimov’s Mysteries, 1968), “PdF” n°118, 1969, p.9, trad. fr. M. Deutsch. La fonction d’élucidation fait l’objet d’une section entière infra, 4e partie.
[235] Ont été répertoriés un peu plus de 500 noms de lieux au total (en tenant compte des répétitions) dans Noô, ce qui fait une fréquence d’environ une occurrence toponymique par page, chiffre assez considérable.
[236] Aziza-Goimard : Encyclopédie de poche de la science-fiction, p.408.
[237] Yellow Submarine n°110, mai 1994, p.6. Entretien de Stefan Wul réalisé par T. Bauduret et L. Genefort. On retrouve cette opinion dans chacune de ses interviews, de Galaxie, jan. 1971 (revue citée), à Fantascienza, 1979.
[238] Littéralement non-lieu, le u d’utopie équivalent grec du a- privatif. Voir note 68.
[239] Op. cit.
[240] Voir infra, p.276. À noter qu’Aldiss ne s’est jamais déclaré très attiré par le “continent noir”.
[241] Voir la note 83. Le site de “la ville qui est un temple” vishnouïste comporte huit temples, s’étendant sur cinquante kilomètres, en grande partie enfouis sous la végétation. Il fut dégagé à la fin de la Première Guerre mondiale et reconstruit en partie dans les années 70, époque de rédaction de Noô.
[242] H. Baudin : La Science-fiction, un univers en expansion, Bordas 1971, p.97. L’un des discours principaux de Noô est de retranscrire, par le moyen de la poésie, l’infinie diversité du réel.
[243] Op. cit.
[244] Op. cit.
[245] R. Holdstock & M. Edwards : Ultramondes, op. cit., p.15. Voir l’apport de la hard science, supra, p.66 & suiv.
[246] Op. cit.
[247] Op. cit.
[248] Op. cit.
[249] Op. cit.
[250] Op. cit.
[251] J.-L. Trudel, Le Feu aux étoiles. Destination Crépuscule, Amiens, 1996, p.51. L’astronome américain Edwin Hubble a découvert la nature des galaxies en 1923.
[252] Michel Thiéry : “ Propos sur l’art de visiter les univers imaginaires ”, Du Fantastique à la science-fiction américaine, Didier, 1973, p.96.
[253] Première nouvelle de Stefan Wul, parue en juillet 1957 dans la revue Fiction n°43, rééditée dans le vol. omnibus Stefan Wul, Œuvres complètes 1, Claude Lefrancq, 1996, p.891.
[254] The Gates of Creation, 1966. Les villes flottantes de Philip José Farmer sont inspirées de Laputa, dans les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift (Gulliver’s Travels, 1726).
[255] Op. cit.
[256] “ [Leto II] était toujours surpris de constater que le désert inspirait des idées de religion. ” (Dune, IV-441)
[257] Les mots “désert” et “désertique” apparaissent 3 fois dans le tome I, 6 fois dans le t. II, 6 fois t. III, 1 fois t. IV, 1 fois t. V, 0 fois t. VI, 4 fois t. VII, 4 fois t. VIII, 4 fois t. IX, 2 fois t. X.
[258] Citons, pour les États-Unis, “ The Sixth Glacier ” (Amazing Stories, jan. 1929, non traduit) de Steve Benedict ; “ L’Arrivée des glaces ” (“ The Coming of the Ice ”, Amazing stories, juin 1926) de G. Peyton Wertenbaker. Dans cette nouvelle, le narrateur est devenu immortel à la suite d’une opération chirurgicale. Il assiste à l’apogée, puis au déclin de l’espèce humaine, que l’apparition de l’ère glaciaire balayera. Si cette nouvelle n’est pas la première déclinaison du genre, elle est typique des récits wellsiens de fin du monde qui a inspiré les auteurs les plus célèbres, ainsi “ Leçon d’histoire ” d’Arthur Clarke (“ History Lesson ”, Startling Stories, mai 1949), où des explorateurs vénusiens découvrent dans le futur une Terre gelée.
[259] Victor Segalen : “ Notes sur l’exotisme ”, Mercure de France n°1099, mars 1955, p.385.
[260] J. Morrow : L’Arbre à rêves, J’lu, 1995, p.16-17, trad. fr. Luc Carissimo.
[261] LdP n°2026, 1966, p.136.
[262] Noô, I-218. Voir aussi, I-217, l’extrait qui a inspiré le poème reproduit en exergue de la première partie.
[263] Correspondance S. Wul-L. Genefort, lettre du 25 juil. 1994.
[264] Les modifications d’écriture, à l’occasion de sa réédition chez Robert Laffont (Stefan Wul. Œuvres. “A&D Classiques”, 1970), sont allées dans le sens d’un enrichissement de ce motif.
[265] Termes relatifs à la jungle, en dehors des néologismes. Seule la première occurrence est prise en compte. Les noms propres ne figurent pas.
[266] Op. cit.
[267] Op. cit.
[268] 1969, J’lu, p.126 & suiv.
[269] “ The Ivy War ”, Amazing Stories, mai 1930.
[270] Voir les notes manuscrites de Wul sur la carte originale de Soror, annexe III, p.xliii.
[271] Essai sur l’exotisme : une esthétique du divers, notes, éd. complète Fata Morgana, 1978.
[272] Bernard Mouralis : Les Contre-littératures, P.U.F., 1975, p.66.
[273] P. Versins : COLONISATION INTERPLANÉTAIRE, in Encyclopédie de l’utopie et de la science fiction, op. cit., p.193.
[274] Gérard Klein, Préface à Stefan Wul. Œuvres, op. cit., p.13. C’est pourquoi on ne peut taxer le livre-univers d’encyclopédisme : l’encyclopédie n’admet comme vrai que ce qui a été démontré. Certains esprits, tels que Gœthe, ont été rebutés par ce qu’ils considéraient comme une pesante machinerie purement technique. C’est l’attitude généralement partagée par les auteurs de science-fiction quand il s’agit de science dans la fiction.
[275] Correspondance S. Wul-L. Genefort, lettre du 26 mars 1997.
[276] Sous le pseudonyme de Lionel Hudson, Stefan Wul a commis un roman d’espionnage, Poursuite vers Gao (éd. L’Arabesque, 1956), dont l’action se déroule à travers une Afrique coloniale.
[277] D. Blondin : Les Deux espèces humaines, autopsie du racisme ordinaire, L’Harmattan, 1995, p.38 & suiv.
[278] “ Arena ”, Astounding, juin 1944, reprise dans le recueil Honeymoon in Hell, 1958.
[279] “ The Liberation of Earth ”, Future Science Fiction, mai 1953.
[280] D. Terrel-Fauconnier : “ Impérialisme et colonialisme dans la littérature de science-fiction ”, in Du fantastique à la science-fiction américaine, op. cit., p.87.
[281] Richard Matheson a brillamment renversé ce motif dans un de ses romans, en faisant du dernier humain sur Terre un monstre, par rapport à la race qui lui succède, les vampires (Je suis une légende, op. cit.).
[282] S. Wul, entretien réalisé par F. Truchaud, in Galaxie n°80, revue citée, p.142.
[283] J. Chambon et J.-P. Fontana : “ Jacques Vance ou le faiseur d’univers ”, critique de Un monde d’azur de J. Vance, in Fiction n°201, sept. 1970, p.144. La critique de Michel Jeury d’une vision colonialiste de Noô, in Fiction n°283, sept. 1977, est représentative de la pensée de la “Nouvelle SF française” rapportant tout au message politique. Cette dernière avait voulu voir une intention politique, positive cette fois mais que l’auteur a toujours niée, dans le héros noir de Niourk.
[284] Freyr est le dieu de la Fécondité dans la mythologie scandinave, présidant à la clarté du soleil. Il fait partie du Panthéon germanique.
[285] Op. cit.
[286] Denise Terrel-Fauconnier, art. cit., p.93.
[287] L’empire galactique décadent condamne à l’exil sur Terminus une centaine de savants, et de ce petit peuple d’émigrés naîtra mille ans plus tard le Deuxième Empire galactique. La fréquence de ce thème, les émigrés bâtisseurs d’empires, est manifeste dans la science-fiction américaine.
[288] O.S. Card : Les Maîtres chanteurs, “PdF” 1982, p.210, trad. fr. J. Bonnefoy.
[289] Op. cit.
[290] Op. cit.
[291] Op. cit.
[292] Gallimard, 1952, p.9.
[293] Anthropornite : de racines grecques signifiant homme-oiseau ; Polurgoptère : dont les ailes ont plusieurs usages.
[294] Gnomes, t. I, 4e partie, chap. 6 : fourmis géantes intelligentes. Ils semblent inspirés, par leurs structures sociales et leur expansion, des fourmis Atta d’Amérique du Sud. C’est aussi un cliché issu des premiers temps de la science-fiction. Les Gnomes fournissent un autre exemple d’anthropomorphisme, par leur capacité de tenir debout à la manière des hommes.
[295] Denise Terrel : “ Au cœur du labyrinthe : le Phagor dans la trilogie de Helliconia de Brian Aldiss ”. In Études Anglaises, cahiers et documents — 10 : Science Fiction britannique. Paris : Didier, juil.-sept. 1988.
[296] Op. cit.
[297] La Mort de la Terre, 1912.
[298] P. Versins : Enclyclopédie…, op. cit., botanique, p.123. Voir en complément l’article zoologie. On se référera avec profit à la revue Iblis n°2, mai-juin 1971, consacré au bestiaire de van Vogt.
[299] En principe seulement. Déjà, dans le bestiaire médiéval, la frontière qui sépare les animaux réels des animaux fabuleux n’est pas clairement définie.
[300] “ Before Eden ”, Amazing Stories, juin 1961.
[301] Op. cit.
[302] S. Weinbaum : “ A Martian Odyssey ”, Wonder Stories, juil. 1934
[303] “ Qui perd gagne ”, Marginal n°1, nov. 1973, p.206, trad. fr. Bruno Martin de “ Winner lose all ”, Galaxy, déc. 1951.
[304] Voir à titre d’exemple le développement sur le yelk, Helliconia, I-26.
[305] Une liste exhaustive est donnée dans l’annexe II, p.xxiii-xxiv.
[306] S. Wul : À propos recousus, op. cit., p.1135.
[307] Op. cit.
[308] Univers n°16, mars 1979, J’lu, p.138-146. Citation ci-après, p.145.
[309] Op. cit.
[310] Encyclopédie de poche, op. cit., p.213. Dans la traduction latine, le Bene Gesserit est “ce qui aura été bien fait”. Christian Jambet en propose un étymon arabe dans Fictions philosophiques et science-fiction : Jasara veut dire “oser, être courageux”, et Bene (pl. de bint, fille) “descendantes de”. La signification littérale serait donc : “Les descendantes de celle qui a osé” (p.278) — mais l’étymon arabe, d’une grande pertinence en ce qui concerne les autres mots (par exemple Muad’Dib ou Mu’addib est “éducateur, guide”), est ici moins probable, d’autres appellations latines s’accolant au Bene Gesserit : “Missionaria Protectiva”, “Mater Felicissima ” (Dune, VI-348), “Extremis Progressiva” (VI-586), etc.
[311] Jouve : Noô, I-165. Ce trait est une constante du livre-univers : la plupart des protagonistes de la Cie sont, ou deviennent des personnalités politiques. Valentin, dans la saga de Majipoor de Silverberg, est appelé à retrouver son trône perdu. Mieux : les personnages du “Fleuve de l’éternité” sont des personnages puisés dans notre Histoire.
[312] George Barlow, article RELIGION in La Science-fiction, op. cit., p.186.
[313] Op. cit.
[314] “ The Streets of Ashkelon ”, New Worlds, sept. 1962.
[315] George Barlow citant Harrison, dans la présentation de la nouvelle, in Le Livre d’or de la science-fiction consacré à l’auteur, PP, 1985, p.59. Prépubliée dans New Worlds, “ The Streets of Ashkelon ” sera retenue par Brian Aldiss pour l’anthologie More Penguin Science Fiction (1963, sous le titre “ An Alien Agony ”).
[316] “ For I am a Jealous People ”, Star Short Stories, 1954.
[317] In Asimov’s (nov. 1983, non traduit). Le messie de cette nouvelle est un extraterrestre, à l’allure de mante religieuse géante, femelle de surcroît. L’anecdote est relatée dans l’article “ Science-fiction et religion ”, in Mais le docteur est d’or, PP, 1996, p.282.
[318] “ Reason ”, Astounding, avr. 1941.
[319] Op. cit.
[320] Op. cit.
[321] Op. cit.
[322] Op. cit.
[323] Moi, Asimov, op. cit., p.370.
[324] D. Simmons : “ … je ne suis pas croyant, je n’ai pas la foi — je ne crois ni à l’Église, ni aux ovnis, ni aux fantômes… ” (Galaxies n°2, automne 1996, p.127).
[325] Op. cit.
[326] Op. cit.
[327] Les Langages de Pao, “PdF”, p.115, trad. fr. E. Gille. “ Certes Vance n’innove pas en utilisant cette idée de la linguistique moderne que les signes composant un langage entretiennent des rapports étroits avec un certain nombre de structures sociales, intellectuelles, psychologiques, morales, et qu’il suffit d’agir sur un système pour influer sur l’autre. Orwell, van Vogt et Heinlein l’ont précédé dans cette voie. ” (J. Chambon et J.-P. Fontana : “ Jack Vance ou le faiseur d’univers-1 ”, in Fiction n°200, août 1970, p.144)
[328] Mercure de France, Paris, 1952, p.106, trad. fr. Henri Albert.
[329] H. Laborit : Biologie et structure, Gallimard, 1968.
[330] Citons seulement l’uchronie Pavane (Pavane, 1968) de Keith Roberts, une série de nouvelles liées qui dépeint, sur plusieurs époques, une Europe contemporaine sous l’autorité du Vatican après que l’invincible Armada eut triomphé des Anglais.
[331] Noô, II-43. Jouve parle d’ailleurs de son “ Livre ” (II-192), traduction du grec biblos.
[332] Le Problème de la vie, collectif, La Baconnière, Neuchatel, juil. 1951, p.45.
[333] J. Vance : “ Quatre cents merles ” (“ Four Hundred Blackbirds ”, Future Science Fiction, juin 1953), in Châteaux en espace, PP, 1993, p.188, trad. fr. E. Meistermann. La question reste d’actualité, puisqu’on en trouve une trace vivace dans un article récent : “ La Communication des bactéries ”, par Richard Losick et Dale Kaiser, Pour la science n°234, avr. 1997, p.77.
[334] Se reporter à l’Encyclopédie de poche, op. cit., p.164-170 ; et sur la parabole historique, à l’article de J. Chambon : “ Le Super-Styx de Philip José Farmer ”, Orbites n°3, sept. 1982.
[335] Jean Piaget : Le Structuralisme, P.U.F., 1992, p.121.
[336] Galaxie n°80, revue citée, p.141.
[337] Une saison en enfer, Alchimie du verbe : “ Au soleil des Hespérides ”. Dans Noô, I-39, Wul rend explicitement hommage à Une saison en enfer, ainsi qu’à son auteur (“ Ma mère pianote sur son clavier muet en psalmodiant des poèmes de Rimbaud… ”, I-19), et : “ …en embarquant sur tous les bateaux ivres, quitte un jour à subir une conversion rimbaldienne… ”, II-73.
[338] Noô, I-119. A. Rimbaud : “ J’inventai la couleur des voyelles ! — A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert ”, in Saison en Enfer. Délire II — Alchimie du verbe, § 5. Citons encore Noô, II-162 : “ Un ahurissant S majuscule… ”
[339] À propos recousus, op. cit., p.1151.
Respectivement dans :
1°) Noô, I-184. Référence à
Charles Baudelaire, Correspondances :
“ L’homme y passe à travers des forêts
de symboles
“ Qui l’observent avec des regards
familiers. ” (1ère strophe) ;
2°) Noô, II-104. Référence à
Baudelaire, La Beauté (in Les
Fleurs du mal. LdP, 1972, p.32) :
“ Je hais le mouvement qui déplace
les lignes,
“ Et jamais je ne pleure et jamais
je ne ris. ”
3°) Noô, II-145. Référence à Stéphane Mallarmé. 1er vers du poème Brise marine : “ La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres. ” (Mallarmé. Poésies, LdP, 1977, p.24).
[340] Les Fleurs du Mal (“ Spleen et idéal ”), Correspondances, v.8.
[341] In Orphée Noir, texte servant d’introduction à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Léopold Sédar Senghor. Quadrige/P.U.F., 1948 (3ème éd. 1972, p.XXXIII).
[342] Les plats géants (II-37) rappellent le festin de Trimalcion, dans le Satiricon de Sénèque, bien que Stefan Wul ne se souvienne pas de cette influence. Influence renforcée par un autre détail : “ Chaque plat s’accompagnait d’un poème chanté… ” (Noô, I-138, et II-154)
[343] Op. cit.
[344] Le mot “ surréalisme ” et dérivés dans Noô : I-71, I-129…, II-15, II-19…
[345] Noô, I-187, bien qu’il se dissimule des hémistiches. Voir infra, p.388.
[346] Voir note 182.
Sont mentionnés Ming et le Prince Barin, in Noô, I-159.
[347] Il est bien sûr malaisé, et peut-être tendancieux, de systématiser la recherche en paternité des idées. Dans ce cas précis, Wul a reconnu l’influence : sa T-bacillose opère à la manière d’un hommage. Les symptômes de cette lèpre se trouvent généralisés dans un roman américain, écrit à la même époque : il s’agit de la “ pourriture organique ” affectant l’humanité entière, in Shadrak dans la fournaise (Shadrach in the Furnace, 1976) de Robert Silverberg. Un extrait permet de saisir l’étonnante proximité des images que l’idée suscite : “ Ce vieillard pourrait pourrait être l’un d’eux, mais il semble qu’il n’attendra plus longtemps. Tous les rouages internes doivent être brûlés et corrodés ; l’homme n’est sans doute plus qu’une grappe de trous tenus ensemble par quelques fragiles liens de chair vivante ; la prochaine ulcération, où qu’elle se produise, sera sûrement fatale. ” (LdP n°7160, 1981, p.285)
[348] Pantagruel — le Quart Livre (1548-1552), chap. LVI : “ Alors il nous jeta sur le tillac, à pleines mains, des paroles gelées, qui ressemblaient à des dragées perlées de diverses couleurs. Nous y vîmes des mots de gueules, des mots de sinople, des mots d’azur, des mots de sable, des mots dorés. ” (Verviers : Marabout, 1963, p.369.) Dans Noô : “ Je pense aux “paroles gelées” du Pantagruel (…). Les conteurs d’autrefois connaissaient-ils le noôzôme ? ” (II-204). Les géants Gargantua et Pantagruel sont aussi évoqués dans l’image d’un “ être aux dimensions continentales ” (Noô, I-79), de même que les adjectifs qu’il ont suscité (I-16, I-39…).
[349] Op. cit., écrit seize ans auparavant.
[350] “PdF” 1966, p.25 à 36, 202 & suiv.
[351] “Anti” n°109, 1958, p.118. Lefrancq, 1996, p.854.
[352] Odyssée sous contrôle, 1959. Fleuve Noir, coll. “Lendemains retrouvés”, 1979, p.177.
[353] Op. cit.
[354] “ Under Pressure ”, Astounding, 1955-56 — devenu en vol. The Dragon in the Sea, 1956.
[355] Op. cit.
[356] Opta-LdP, 1972. On y retrouve les “ baleines de terre ”, ainsi que la fin annoncée de l’ère glaciaire.
[357] Figaro Grandes Écoles, 9 août 1996 : “ Dan Simmons, le prisonnier d’Hypérion ”, entretien réalisé par Guillaume Bouilleux. En ce qui concerne les références littéraires de Simmons, voir entre autres les interviews de Télérama n°2421 du 5 juin 1996, et de New York Review of Science Fiction n°22, juin 1990.
[358] La Schismatrice, op. cit., donne un aperçu des thèmes principaux de ce mouvement, qui s’est développé au milieu des années 80.
[359] D. Warfa : “ Le Poète, le divin et l’humanité : Hypérion ”, Galaxies n°2, revue citée, p.119.
[360] Op. cit.
[361] Op. cit.
[362] Katsushiro Otomo : Akira, in Young Magazine, Tokyo, 1982 ; 1984 en vol., trad. fr. Glénat, 1990.
[363] Dans Les Feux de l’Éden (Fires of Eden, 1994) de Dan Simmons, le personnage de Marc Twain fait partie de l’histoire — procédé utilisé dans Hypérion avec Keats.
[364] “ Imposture et naïveté ”, art. cit., p.170. Lecture indispensable pour connaître les conditions de la création littéraire d’un monde glaciaire au lieu du monde lagunaire originel, des Roux, etc.
[365] Entretien, in Univers 1980, J’lu, p.376. L’idée finale de Dune est venue en 1957.
[366] Exemples supra, p.364.
[367] B. Aldiss : correspondance du 3 mai 1997, trad. fr. L. Genefort.
[368] S. Wul : À propos recousus, op. cit., p.1130. Souligné par moi.
[369] Note intitulée USAGES PAR L’HOMME, voir annexe III, doc. 7 (p.xxxviii).
[370] A. Gheerbrant : Expédition Orénoque-Amazone : 1948-1950, Gallimard, 1952.
[371] Ibid., p.344, photo p.320. Une scène similaire est relatée dans Jean Raspail : Qui se souvient des Hommes…, Laffont, 1986, p.104 : “ Accroupies au fond des canots, les femelles, avec des paquets de chair jaune, leurs bébés, serrés entre leurs mamelles pendantes. L’une d’elles donne le sein à un chiot, offrant un spectacle répugnant. ” On notera que chez Wul, le merveilleux exotique ôte à la scène tout caractère répugnant.
[372] G. Levène : La Dermatologie, Maloine, Paris, 1959, 6e éd.
[373] S. Wul : À propos recousus, op. cit., p.1170. Le fleuve de cadavres apparaît dans Noô, II-200. Les deux références sont : 1°) P. Druillet : Les Six voyages de Lone Sloane, Dargaud, Paris, 1972 (2e voyage : Les Iles du vent sauvage, Druillet rendant hommage à Wul au terme du dernier voyage). 2°) Jacques-Yves Le Toumelin, Kurun aux Antilles, Flammarion, Paris, 1957, 258 pages.
[374] P.U.F. “Que sais-je ?” n°457, éd. de 1970.
[375] P.U.F. “Que sais-je ?” n°1409, éd. de 1970. Pages annotées : 19 à 21, 25, 31, 43, 56, 72-73, 77, 80-81, 106.
[376] P.U.F. “Que sais-je ?” n°1369, éd. de 1970. Passages annotés : p.18, 66, 110, 112. On peut encore citer, au nombre des sources bibliographiques avérées de l’Abrégé de noômologie mais aussi des expériences effectuées au Centre de Noômologie du t. I, La Psychothérapie de Guy Palmade (n°480, éd. de 1969) ; L’Utilisation des microbes de Paul Manil (n°1322, 1968), et La Radioprotection de Paul Bonét-Maury (n°1347, 1969).
[377] Op. cit., p.38.
[378] Voir supra, exergue de la première partie.
[379] Avant-propos du Noir dessein, vol. III de la série (J’lu n°2074, p.7).
[380] O.S. Card : How to write Science Fiction and Fantasy, Digest, 1990, p.9-10.
[381] Par exemple The Dune Encyclopedia, op. cit.
[382] The Notebook of Frank Herbert’s Dune, 1988, éd. Brian Herbert, non traduit.
[383] Op. cit.
[384] Il faut également citer la nouvelle “ Tout smouale étaient les borogoves ”, op. cit. Voir l’article de Peter Nicholls LINGUISTICS, dans The Encyclopedia of Science Fiction (op. cit.), p.723 & suiv.
[385] “ Try to remember ”, 1961, trad. fr. in Champ mental, anthologie citée.
[386] Revue Science Fiction n°1, jan. 1984, Denoël. Opinion déjà exprimée dans une autre interview, in Univers 08, mars 1977, J’lu (“ Nous vivons l’ère des réalismes imaginaires ”, entretien réalisé par Stan Barets, p.158-159).
[387] J. Verne : Vingt mille lieues sous les mers, I-XV, 1869-70.
[388] “ Flowers for Algernon ”, Magazine of Fantasy and Science Fiction, avr. 1959. D. Keyes en a tiré un roman, qui porte le même titre.
[389] Voir l’annexe II-B, notamment les usages et expressions dialectales, p.xxviii-xxix.
[390] Eliane Pons & Marcel Thaon : “ Frank Herbert ou le démiurge mystifié par sa création ”, Fiction n°220, avr. 1972, p.135.
[391] S. Wul : entretien, in Fantascienza n°1 (fanzine), 1980, p.65.
[392] À propos recousus, op. cit., p.1130.
[393] Wul utilise beaucoup le procédé d’amplification tel qu’il est décrit dans Figures II de G. Genette, Seuil “Point”, 1969, p.195, ou Gradus de B. Dupriez, “10/18”, 1984, p.41.
[394] Interview de Stefan Wul réalisée par L. Genefort, diffusée en juillet 1992 par la radio F.M. TSF.
[395] Noô, I-188. L’ua est une mesure du flux noônique. Le mouvement brownien est un terme physique définissant la turbulence. L’hyperesthésie est un terme neurologique définissant l’exagération de la sensibilité tendant à transformer les sensations ordinaires en sensations douloureuses.
[396] Wul : À propos recousus, op. cit., p.1132.
[397] Respectivement au nombre de 9, 2 et 5 pour chaque volet. Le nom d’un air de musique sert à baptiser le village d’Oldorando. On trouve en outre une dizaine de néologismes ayant trait à la musique, notamment des instruments : vrach, fluggel, piite, baranbouim, clavicorde…
[398] Un lexique figure à la fin de Fictions philosophiques et science-fiction (note 185), qui étudie l’étymologie de chaque mot issu de l’arabe : voir supra, note 310.
[399] Hypérion, II-304 & suiv. : voir infra, exergue de la conclusion.
[400] Quelques célébrités de notre siècle et du précédent ont illustré le genre avec Victor Hugo, Lamartine, Leconte de Lisle, Verlaine et Apollinaire… ainsi le poème Avenir, d’Henri Michaux. Mais les poèmes conjecturaux ne sont que des singularités dans leur œuvre. Il faut enfin citer l’œuvre de Parnassiens tel L. Bouilhet. On peut se reporter à l’anthologie de Monique Lebailly : La Science-fiction avant la SF, éd. de l’Instant, 1989.
[401] Satellite n°4, oct. 1958.
[402] L’esthétique de cette SF a des accents du décadentisme de la fin du XIXe siècle, en tant que recherche désespérée du nouveau, du rare, de l’artificiel, du bizarre. C’est le cas par exemple de l’étrange et somptueuse Forêt de cristal (op. cit.) de J.G. Ballard. Elle se traduit par un éclatement du récit, un fractionnement de la subjectivité, l’abandon de la troisième personne, un choix de titres qui ne renvoient plus directement à la SF telle qu’elle se signale par ses thèmes ou son iconographie traditionnelle.
[403] “Anti” n°78, 1956, p.104 ; Œuvres complètes - 1, Lefrancq, 1996, p.103.
[404] Encyclopédie…, op. cit., p.680.
[405] J. Rousset : Littérature de l’âge baroque en France, Corti, 1985.
[406] Figures II, op. cit., p.58.
[407] Voir la référence au Douanier Rousseau dans Noô, I-243. Pour ce qui est de l’ornementation, une autre figure vient à l’esprit concernant Noô : le Facteur Cheval.
[408] M. Angenot : “ Le Paradigme absent ”, Poétique, fév. 1978, p.76.
[409] Le baroquisme ne doit pas être confondu avec le baroque. Il consiste dans la recherche des idées, des figures et des mots les plus rares, les plus surprenants, les plus curieux (B. Dupriez, Gradus, op. cit., p.90).
[410] Ne sont pas retenus dans ce décompte les dérivés, fondés par exemple sur le mot “noô”, ou “mycose”.
[411] R. Barone : Le Fanzine d’Or consacré à Stefan Wul, 1992, chapitre intitulé : “ La création linguistique par la SF ”, p.5. Il en va de même pour la création du Phagor : on y trouve certes la racine “phag-”, mais la raison première de ce choix est que le mot “ sonne bien ” (Aldiss : correspondance du 3/5/1997). La part poétique reste prépondérante, l’emportant sur le politique.
[412] Stefan Wul, in Yellow Submarine n°110, entretien cité, p.7.
[413] Encyclopédie de poche de la science-fiction, op. cit., p.169.
[414] Les six premières scènes du 1er tome évoquent bien le théâtre, où les personnages ont l’impression de pénétrer sur une scène : scène I, Paul-Jessica-la Révérende Mère ; scène II, Paul seul ; scène III, Paul-Jessica ; scène IV, Paul-Jessica-la Révérende Mère ; scène V, Paul-la Révérende Mère ; scène VI, Paul-la Révérende Mère-Jessica. La longueur même du chapitre est celle d’un acte dans une tragédie classique.
[415] Op. cit.
[416] F. Marceau : Le Roman en liberté, Gallimard, 1978, p.135.
[417] J. Goimard : “ Roman-fresque et science-fiction : Dune ou le fleuve du désert ”, Protée, été 1982, vol.10 n°2, p.53.
[418] Voir supra, histoire de l’écologie, deuxième partie, p.132.
[419] Cité dans La Recherche n°295, fév. 1997, p.95.
[420] J.-F. Jamoul : “ La S-F et les grands mythes de l’humanité ”, art. cit. p.130.
[421] Fictions philosophiques et science-fiction, Actes Sud, 1988, p.95.
[422] Ibid., p.180.
[423] A. Lecaye : Les Pirates du paradis, Denoël-Gonthier, 1981, p.16.
[424] B. Stableford : “ Un créateur de la science-fiction : John Brunner ”, Yellow Submarine n°120, 1996, p.10-11, trad. fr. A.-F. Ruaud & J. Altairac.
[425] Préface de Gérard Klein à l’éd. du LdP n°7185 de L’Homme des jeux (The Player of Games, 1988), 1996, p.17.
[426] Encyclopédie de poche de la science-fiction, op. cit., p.53.
[427] Op. cit. Les Yeux d’Heisenberg (The Eyes of Heisenberg, 1966) est une autre dystopie basée sur l’ingénierie génétique, qui a produit cette fois non pas des fourmis humaines, mais des immortels.
[428] Op. cit.
[429] Cie, XLII-48. Liensun sera le premier à entreprendre cette conversion, au point que Jdrien et Lien Rag passent au second plan sur plusieurs volumes. Le pirate Kurts échouera d’abord dans cette reconversion pacifique, en tentant de négocier avec la Guilde des Harponneurs (Cie, LIV) puis en devenant mercenaire (LVI).
[430] R. Gary : Pour Sganarelle, Gallimard, 1965, 480 pages, p.22.
[431] Fontenelle : Entretiens sur la pluralité des mondes, Didier, 1966, éd. critique par A. Calame, p.17.
[432] Pascal : Pensées, éd. Lafuma, Seuil, frag. 40.
[433] R. Barthes : Essais critiques, op. cit., p.215.
[434] Simulation : nouveau type d’activité scientifique rendu possible par l’accroissement extraordinaire des performances des ordinateurs, qui fournit un cadre expérimental et les conditions d’apparition de faits donnés plutôt qu’il ne les représente.
[435] P. Quéau : Éloge de la simulation, Champ Vallon, 1986, p.235.
[436] Les sciences cognitives traitent de l’information et des systèmes de traitement de l’information par le cerveau. L’importance de la cognition est une part essentielle de la thématique générale de Frank Herbert, puisqu’elle définit la prescience. Voir supra sur ce thème (p.189), ainsi que le livre-univers comme jeu métaphorique du réel et l’activité structuraliste, p.169 & suiv.
[437] J. Rosnay : Le Macroscope, Seuil, 1970, p.221-222.
[438] T. O’Reilly : Frank Herbert, op. cit., p.50, trad. fr. L. Genefort.
[439] G. Klein : préface à Frank Herbert, le Prophète des sables, PP, 1978, p.15.
[440] Gina McDonald : Herbert, in Saint James Guide to SF Writers, 1996, p.436, trad. fr. L. Genefort.
[441] Ainsi que la réaction d’un Pierre-Paul Grassé contre le déterminisme qui semblait en résulter, par l’affirmation de la nature humaine.
[442] De la biologie à la culture, Flammarion 1976.
[443] Op. cit.
[444] Les Faiseurs d’univers, op. cit., p.196.
[445] Ce passage aurait pu avoir été écrit par Gregory Bateson : “ [L’exploration interstellaire] apporta cependant une transformation dans l’esprit humain. Une approche plus intégrée de la vie signifiait que les gens ne cherchaient plus à exiger plus que leur juste part d’un système général de production désormais mieux compris et mieux contrôlé. De fait, les relations interpersonnelles prirent une sorte de caractère sacré ” (Helliconia, II-112).
[446] Le principe idéologique classique, encore en vigueur aujourd’hui, selon lequel l’homme est le dernier maillon de la chaîne alimentaire a ses effets pervers car il s’inscrit dans un ordre non circulaire, d’où l’on peut tirer une hiérarchie des valeurs biologiques. Il devient naturel que l’homme dispose de tous les autres êtres, et cette notion n’est pas si éloignée de — ni sans soubassements religieux communs avec — la téléologie d’un Bernardin de Saint-Pierre, pour lequel si les potirons poussent en terre, c’est pour ne pas assommer les passants en tombant, ou si les oranges ont des quartiers, c’est pour la commodité de distribution familiale. La philosophie qui se dégage de Dune comme des autres livres-univers, se situe aux antipodes de cette conception.
[447] D. Terrel : “ Au cœur du labyrinthe : le Phagor dans la trilogie de Helliconia de Brian Aldiss ”, art. cit., p.317.
[448] Voir supra la citation d’Helliconia, III-476.
[449] Elisabeth Vonarburg : “ Les Créateurs d’univers ”, in Requiem (fanzine canadien), mars 1978.
[450] J.-L. Moreau : La Nouvelle fiction, op. cit., p.27.
[451] Questions de poétique, Seuil, 1976, p.15.
[452] Op. cit.
[453] Philip K. Dick : “ How to build a universe that doesn’t fall apart two days later ”, texte d’une conférence célèbre qui a donné lieu à une adaptation théâtrale au festival d’Avignon 93, reproduit dans Le Crâne (“PdF” n°428).
[454] Voir supra, “autour” du livre-univers, p.363.
[455] L. Murail : critique de Radix, in Science-fiction n°1, Denoël jan. 1984, p.246.
[456] La fille donnée par Jessica devait s’unir à Feyd Rautha, fils du Baron Harkonnen, et par le mélange des gènes Harkonnen et Atréides engendrer un kwisatz haderach. Dame Jessica étant en fait la fille du Baron, les gènes Harkonnen sont en Paul. Celui-ci termine donc le programme Bene Gesserit ; seulement, il est “ né hors de son temps ” (II-138), et les Sœurs se trouvent prises dans le filet qu’elles ont elles-mêmes tissé.
[457] IV-12 (Les Chasseurs des glaces)
[458] Dominique Warfa. Critique d’Helliconia, l’été, in Fiction n°378, 1986, p.166.
[459] Artefact : ce mot, qui désigne le plus souvent des objets ou architectures extraterrestres, est entré dans le vocabulaire courant de la science-fiction.
[460] Foundation’s Fear (1996), premier roman d’une série, de Gregory Benford. Philip José Farmer a dirigé, chez Warner Books, les anthologies Tales of Riverworld (1992) et Quest to Riverworld (1993). L’auteur de la “Romance de Ténébreuse” a également recours à ce procédé.
[461] “ Ainsi meurt toute chair ” (“ I Owe for the Flesh ”, 1983) accolée au dernier tome de la série. Elle met en scène un personnage qui brillait jusque-là par son absence — ce que n’a pas manqué de souligner Farmer : Jésus Christ. On signalera que l’auteur a développé parallèlement un autre cycle très ambitieux : “La Saga des Hommes-Dieux” (1965-1993), qui compte six volumes. La “Saga des Hommes-Dieux” part du thème des univers parallèles. Chaque univers, aux lois physiques différentes de notre univers, a été construit par des Seigneurs disparus aux pouvoirs illimités, pour leur plaisir. Des “ portes ” permettent de sauter d’un monde à l’autre. La Terre elle-même fait partie d’un monde factice ne dépassant pas les frontières du système solaire. Des Seigneurs paranoïaques et dégénérés se disputent ces univers de poche qui sont autant de royaumes, et c’est la quête de l’un d’eux, Jadawin, que le lecteur est invité à suivre, en parallèle avec les aventures de Kickaha, avatar de Farmer et support vivant d’une réflexion sur les “faiseurs d’univers”. Mais ici, les références aux mythes de la paralittérature et à la mythologie classique sont omniprésents (témoin la reconstitution de la planète Mars invraisemblable de Burroughs, t. III), alors que le Monde du Fleuve — bien que tout aussi artificiel et combinant les mêmes éléments d’aventure et de quête des origines — a une cohérence bien à lui, qui se suffit à elle-même.
[462] Seule la deuxième partie de ce recueil de nouvelles, intitulée “ Fenêtres sur un futur lointain ”, appartient au cycle de la Schismatrice. Elle comprend cinq nouvelles.
[463] L’adaptation artificielle de l’homme à l’environnement étranger trouve son origine dans la “ pantropie ” selon le mot-fiction de James Blish (Semailles humaines — The Seedling Stars, 1967)
[464] “Cities in Flight” contient, par ordre d’écriture : 1. La Terre est une idée. “PdF” n°103, 1967, 319 pages, trad. fr. Michel Deutsch (Earthman, Come Home, 1955) ; 2. Aux hommes les étoiles, “PdF” n°80, 1965, 245 pages, trad. fr. Michel Chrétien (They shall have Stars, 1956) ; 3. Un coup de cymbales, “PdF” n°106, 1968, 224 pages, trad. fr. M. Deutsch (A Clash of Cymbals, 1958) ; 4. Les Villes nomades, “PdF” n°99, 1967, 203 pages, trad. fr. M. Deutsch (A life for the Stars, 1962)
[465] Op. cit.
[466] Dune world, a été prépublié dans Analog science fact - science fiction, déc. 1963, jan. et fév. 1964. La deuxième partie, The Prophet of Dune, est paru de jan. à mai 1965 dans la même revue. Le tome suivant, Dune Messiah, est sorti en cinq épisodes dans Galaxy, de juil. à nov. 1969. Pour plus de détails, voir bibliographie, in Frank Herbert : Le Prophète des sables, PP “Le Grand temple de la science-fiction” n°5018, 1988.
[467] Ce tome contient Noô, et À propos recousus, prépublié dans L. Genefort : Les Mots et mondes étranges de Stefan Wul dans Noô, mémoire de D.E.A., Université Paris III-Censier, sous la direction de H. Auffret-Boucé, 1993, vol. d’annexe.
[468] La littérature comparée a la vocation de s’ouvrir aux cultures les plus diverses, les plus exotiques ; la SF en est une — ce qui peut paraître paradoxal tant elle s’ancre, par ses thèmes et son traitement, dans la société occidentale. Il est donc tout à fait légitime d’étudier dans ce cadre la SF, qui se trouve de fait aux frontières du littéraire (au moins dans son statut de paralittérature).